CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Alors que s’ouvre une « crise des valeurs symbolistes [1] » et que se développe un imaginaire de l’énergie, la biologie institue un cadre épistémique auquel la littérature ou la philosophie ne cessent de se confronter. Deux repères nous serviront de bornes temporelles. Zola, en 1893, dans Le Docteur Pascal, en lisant Déjerine [2], prend connaissance des thèses défendues par Darwin, Haeckel, Galton. En 1907, mais dans une tout autre optique, Bergson dans L’Évolution créatrice, se confronte, lui aussi, aux savoirs de son temps. Il se réfère également aux travaux de Weismann, s’interroge sur la notion de mutation telle que l’a définie de Vries, tout en ayant en ligne de mire le « système » de Spencer. Cependant la « ferveur » de Gide, dans Les Nourritures terrestres, n’implique aucune référence aux savoirs de l’époque et les « naturistes », qui célèbrent toujours la vie, ne se réclament pas du darwinisme, mais de Zola ou de Verhaeren : la littérature s’invente souvent à partir d’elle-même. Pour autant, on ne négligera pas les œuvres de ces écrivains parce que les images qu’elles développent participent d’une métaphorisation du vivant qui assure le lien des textes littéraires et scientifiques. Enfin, il arrive qu’un motif biologique se déploie, se transforme, se métamorphose, perde sa couleur première en circulant d’un écrit médical à un écrit philosophique ou littéraire [3].

2 Il faudrait, sur la période que nous envisageons, se mettre à l’écoute de ces glissements métaphoriques, génériques et disciplinaires, et plus généralement lier ensemble tous les discours sur la vie, même si la référence biologique en est parfois absente. Si ce devoir d’exhaustivité est irréalisable, nous entendons cependant suggérer que tout s’ajointe, se relie, s’oppose, se dissocie, et finalement tient ensemble dans une relation de ressemblance, de différence, d’antithèse. Les écrits que nous invoquons forment donc une structure. Il serait prétentieux de vouloir la considérer dans toute son extension. Nous nous bornerons donc à repérer quelques carrefours et quelques tensions en prenant appui sur des œuvres marquantes. Toute réflexion sur le vivant, qu’il s’agisse de rapporter cette notion à un organisme particulier, d’y voir une qualité, un état, un devenir, engage une dialectique du continu et du discontinu, cette dialectique sera au cœur de notre propos. Tout comme sera centrale une axiologie qui invoque la vie comme valeur, soit qu’il s’agisse d’en faire un concept polémique contre les confinements « fin-de-siècle », soit que l’on envisage de définir une morale et une esthétique. Enfin, si le rapport du vivant à la vie est celui de l’ici à un en deçà, il est aussi ouverture à un avenir indéterminé, quand il ne renvoie pas à l’intuition d’une durée, d’une évolution créatrice qui exige de l’individu qu’en lui la conscience de la vie devienne acte.

Cadre notionnel et cadre rhétorique

3 Toute approche biologique tend à déployer un registre temporel interne à un organisme, registre que celui-ci contient, déplie, accomplit et qui le dépasse néanmoins en l’articulant à ce qui n’est pas lui. Cette ouverture d’un être vivant à ce qui l’excède nécessairement est le point de départ d’un double réseau analogique, l’un qui met en relation organisation biologique, organisation sociale, et milieu de vie, l’autre qui tend à corréler mémoire de l’espèce et mémoire individuelle. On sait combien les déclics de l’analogie sont essentiels au darwinisme. C’est la sélection des espèces par les éleveurs qui autorise à songer à la sélection naturelle. C’est Malthus et les thèses qu’il défend sur la surpopulation qui incitent Darwin à donner un rôle essentiel à l’alimentation dans la lutte pour la vie. C’est la concurrence économique qui fournit un modèle à la concurrence des individus au sein des espèces et des espèces entre elles. Le social est rabattu sur le biologique. Marx constatait que « Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise, avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, “les inventions” et la “lutte pour la vie” de Malthus [4] ». Symétriquement, Clémence Royer, en préfaçant sa traduction de L’Origine des espèces, faisait de la sélection, de la concurrence, de l’inégalité, un impératif social et stigmatisait par comparaison la charité chrétienne qui trahit les lois de la nature. Léon Dumont, l’introducteur de Haeckel en France, estimait que le darwinisme inégalitaire, fondé sur la sélection du plus apte, excluait « complètement le socialisme dont toutes les formes ont pour caractère commun d’être hostiles à l’hérédité [5] ». Spencer, conscient que l’on ne peut confondre le social et l’organique, intitulait cependant l’un des chapitres des Principes de sociologie : « La société est un organisme ». Non moins significativement, il donnait pour titre, à un article publié en 1860, puis recueilli dans Problèmes de morale et de sociologie, « L’organisme social ». Ce que l’on pourrait appeler, avec Patrick Tort, « un déni de métaphoricité [6] » fait sens dans la construction de doctrines englobantes qui ressortissent à des « idéologies scientifiques [7] ». Spencer considérait ainsi que les mêmes lois éclairent l’évolution des organismes vivants et celle des sociétés : conservation de la force, passage du simple au complexe, de l’homogène à l’hétérogène, concurrence et sélection des plus aptes, individuation. L’articulation de la sociologie spencérienne et de la biologie présupposait un continuum, celui de l’évolution finalisée par le progrès, idée étrangère à Darwin.

4 Si Spencer superpose les champs de la biologie et de la sociologie en créant ainsi un monisme méthodologique à proportion même de son organicisme et de son panbiologisme, Haeckel « psychologise » en partie la biologie. Rappelons tout d’abord que pour ce savant l’ontogénèse (l’évolution embryologique) est « une courte et rapide récapitulation de l’évolution paléontologique [8] », c’est-à-dire de la phylogenèse. C’est postuler, d’une part que l’on peut remonter jusqu’aux premiers balbutiements de la vie et, d’autre part, que l’hérédité fonctionne comme une mémoire. La forme la plus élémentaire du vivant, le biologiste croit la repérer dans les plastidules, molécules d’une substance organique découverte par Huxley, et rebaptisée par Haeckel : « le plasson ». Ces plastidules seraient animées d’un mouvement (la périgénèse), en partie subordonné aux actions externes qui le modifient. Vecteurs de l’hérédité, elles seraient également dotées, comme le rappelle André Pichot, d’une sorte de proto-psychisme [9] qui est lui-même la résultante des affinités ou des attractions des atomes dont elles sont constituées. En raison de cette réactivité, mais aussi parce qu’elles sont « mémoire », elles donneraient la clé de la transmission des caractères acquis. On pourrait donc découvrir dans les plastidules le chiffre de l’hérédité, mais aussi le point de départ d’une évolution psychique qui accompagnerait l’évolution des organismes vivants. Si, dans une perspective plus générale, l’ontogénèse reproduit dans un temps contracté la phylogénèse, on peut en déduire, selon Haeckel que « le graduel développement de l’âme humaine, dans chaque individu, a un même développement graduel de l’âme humaine dans le genre humain tout entier et dans les vertébrés [10] ». Vie, matière, psyché sont ainsi liés dans un monisme matérialiste.

5 Or, c’est tout à la fois contre Spencer et contre Haeckel que Bergson se dresse dans L’Évolution créatrice. Le premier, en raison même de son organicisme, élaborerait un système a priori : il trouverait par avance, par le jeu des dérives métaphoriques, ce qu’il conviendrait de chercher à penser. Le « tout fait » systématique ignore le « tout faisant » de la vie. Le second conjoint ce que Bergson entend dissocier, la matière et la conscience. Or, si Haeckel est en quelque sorte incompatible avec Bergson, le philosophe se réfère à Weismann en accréditant l’existence de ce que ce biologiste appelle le plasma germinatif. Cette particule de matière assure la mémoire de l’hérédité. Localisée d’abord par le savant allemand dans la cellule tout entière, puis dans le noyau, assimilée enfin aux chromosomes (on doit à Waldeyer, en 1888, cette expression), elle ne transmet pas les caractères acquis. Il existe enfin pour Weismann un partage radical du soma et du germen. Chez les animaux multicellulaires, « la reproduction est liée à des cellules particulières, qu’on peut et qu’on doit opposer comme cellules germinatives à celles qui forment le corps lui-même [...]. Elles n’ont pas d’importance pour la vie de celui qui les porte (c’est-à-dire pour la conservation de sa vie), mais elles seules conservent l’espèce, car chacune d’elles, dans certaines circonstances, peut de nouveau se développer en organisme complet, de la même espèce que celui de ses parents, présentant plus ou moins toutes les particularités individuelles de ceux-ci [11] ». Les cellules germinatives sont en quelque sorte immortelles, cependant que le corps, le soma est voué à périr.

6 On voit bien pourquoi Bergson peut faire siennes, mais en partie seulement, les hypothèses de Weismann. D’une part, celui-ci est le premier à théoriser la mémoire biologique en la rendant indépendante de la mémoire psychique. D’autre part, en différenciant le soma et le germen, il introduit dans la matière une dualité que Bergson, penseur de la dissociation, peut transposer dans sa propre philosophie biologique. Le soma est voué à la mort comme l’est, pour ce philosophe, la matière ; celle-ci « descend » nécessairement (on introduit dans la représentation du vivant les lois de l’énergie), cependant que la vie monte [12]. Bergson réécrit donc Weismann à sa manière, ou plutôt le désécrit pour mieux faire apparaître la continuité de la poussée créatrice, par-delà la vie temporaire des êtres vivants. Un temps organique peut alors se substituer à une temporalité mécanique.

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Envisagée de ce point de vue, la vie apparaît comme un courant qui va d’un germe à un germe par l’intermédiaire d’un organisme développé. Tout se passe comme si l’organisme lui-même n’était qu’une excroissance, un bourgeon que fait saillir le germe travaillant à se continuer en germe nouveau. L’essentiel est la continuité de progrès qui se poursuit indéfiniment, progrès invisible sur lequel chaque organisme visible chevauche pendant le court intervalle de temps qui lui est donné de vivre [13].

8 Si le philosophe prend ainsi appui sur le néo-darwinisme de Weismann comme pour mieux le contourner, il se sépare également d’Hugo de Vries, sans oublier les apports du botaniste hollandais. Celui-ci, en introduisant le concept de mutation, présupposait que la nature était susceptible de faire un saut. Certes, ce n’est pas l’introduction du discontinu dans l’évolution qui rend Bergson perplexe, car elle ne contredit pas la continuité souterraine d’un courant de vie, mais le philosophe s’interroge sur les changements simultanés survenus au cours d’une mutation : la convergence de ces métamorphoses lui semble comme une sorte d’impensé. Il est significatif que pour Bergson les mutations signalent au sein d’une espèce, après une longue période, « une tendance à changer [14] ». Cette « tendance » implique-t-elle un finalisme ? La vie est mouvement, mais celui-ci n’est pas préorienté par une fin, l’avenir est de l’ordre de l’imprévisible et l’évolution est à la fois inventive, exploratrice et créatrice. On ne peut en déterminer par avance le parcours, si l’on peut constater l’élan qui emporte tous les êtres. La seule fin, si l’on peut dire, c’est le commencement, c’est lui qui programme l’épanouissement d’un courant de vie transcendant l’individu et les espèces.

9 Ce parcours à quatre figures avait pour but de fixer un cadre épistémique mais aussi, simultanément, un cadre rhétorique. À la continuité de la vie à travers les formes évolutives du vivant, au gradualisme de Darwin vient souvent faire pendant une autre forme de continuité : elle procède de l’exploitation de la polysémie des mots ou de la portée métaphorique qu’on leur donne. Sélection artificielle, sélection naturelle sont parfois les répondants l’une de l’autre, la concurrence vaut pour les individus et les espèces sur le plan biologique mais aussi, pour Spencer, sur le plan social. Parfois cette guerre de tous par tous fait sens pour métaphoriser la psyché. Le moi pour Taine est un polypier d’images et celles-ci sont en lutte pour s’imposer à la conscience. Parfois encore on assimile les individus dont une nation est composée à des cellules qu’il convient de fédérer ou de hiérarchiser. Autre glissement : en se référant au troisième chapitre de la Descendance de l’homme, on induit des sociétés animales l’existence d’un instinct social qui prélude au comportement moral, en amorçant ainsi une généalogie empirique du devoir dont la philosophie de Jean-Marie Guyau porte l’empreinte. Et Bergson dira-t-on ? Il se tient certes à l’écart de ces dérives, de ces confusions qui tendent à faire des notions empruntées à la biologie des clés opératoires pour toutes les sciences de l’homme et dont l’ouvrage de Jean Izoulet, La Cité moderne et la métaphysique de la sociologie [1895] constitue un exemple caricatural. Si Bergson pense l’évolution créatrice à partir du darwinisme ou du néo-darwinisme, il en contrarie constamment le mécanicisme supposé. Mais c’est peut-être au risque d’une autre analogie. L’odyssée de la vie se présente souvent pour ce philosophe comme une odyssée de la conscience. La seconde lui semble « coextensive » de la première, ce qui ne signifie pas cependant que l’une et l’autre soient identiques. On est, toutefois, toujours sur le point de voir se brouiller les frontières du psychique et du vital. Tout se passe, en effet, comme si pour Bergson l’intuition individuelle retrouvait un courant universel de vie, comme si la compréhension existentielle de la durée nous articulait à une chevauchée fantastique dont il trace admirablement le tableau :

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Tous les vivants se tiennent, et tous cèdent à la même formidable poussée. L’animal prend son point d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances, de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort [15].

11 Cet élan toujours continué, la considération objective du visible nous le rend sensible, mais seule l’intuition permet de le saisir, tandis que le discours philosophique objective en métaphores filées la plongée intuitive dans le courant vital.

12 S’il nous a paru nécessaire de considérer un ensemble d’images sans les différencier selon leur portée heuristique (elles tiennent parfois d’une rhétorique vide dont la secondarité dénote la pauvreté, parfois elles sont les matrices des concepts), c’est parce qu’elles devenaient pour nous les marqueurs d’une structure. En partant du gradualisme darwinien, en passant par le monisme de Haeckel, puis en allant jusqu’à Bergson, on a vu se développer un discours sur la continuité de la vie, sur la poussée du passé dans le présent, sur son débordement vers un futur, sur le fait que tout être vivant est un récapitulatif, une synthèse provisoire, qui produit à son tour de la vie. Ce discours, repris par les écrivains dans les années 1890-1910, alimente des fictions sur l’énergie qui se proposent de faire contrepoids aux mythologies de la dégénérescence et de la décadence. La vie devient alors l’institutrice des valeurs parce qu’elle semble trouver sa finalité dans son épanouissement même ou dans le passé qu’elle transmet comme un héritage qu’il faut prolonger. La double continuité que nous avons voulu mettre en relief, l’une rhétorique, l’autre temporelle, fournit ainsi un cadre à des écrits parfois autoritaires, exhortatifs ou lyriques qui, dans les années 1890-1900, appellent au sursaut individuel ou collectif, tandis que métaphoriquement ces ouvrages sont peuplés d’arbres et de forêts.

De l’hérédité pathologique à la fécondité du vivant

13 Le Docteur Pascal est l’un de ces écrits. Il figure à la fois une fin et un commencement. D’une part, Zola laisse au personnage éponyme le soin de résumer toute la série des Rougon-Macquart, ce qui revient à déployer les legs héréditaires. D’autre part, le dernier roman de la série s’ouvre à l’indéterminé. Ce déplacement illustre une nouvelle manière de considérer la relation du vivant à la maladie et à la mort. Lorsqu’en 1878 Zola demanda à Félix Régamey de figurer l’hérédité des Rougon-Macquart, le dessinateur la symbolisa sous la forme d’un arbre. Tout se passe comme si cette représentation résultait de la fusion de deux images, l’une traditionnelle – elle hiérarchise les degrés d’une parenté au sein d’une même famille – l’autre qui provient de Moreau de Tours. L’aliéniste, à la fin de sa Psychologie morbide, avait déployé en arborescence les formes diverses de « l’état nerveux héréditaire idiosyncrasique [16] ». Dans le dessin de Régamey, la généalogie de l’hérédité implique un originaire. Il y a un point de départ, un propriétaire premier du legs. En 1893, l’origine se dissémine. C’est ce que suggère Zola, dans une note qu’il ajoute, au niveau des racines, à l’arbre généalogique de 1878, dans le dossier préparatoire du Docteur Pascal. « L’inconnu derrière elle », écrit-il à propos de tante Dide. Une note symétrique, toujours de la main de l’écrivain, précise, en haut des frondaisons, « l’enfant inconnu », pour désigner le fils de Pascal et de Clotilde. L’être vivant est donc pris entre deux inconnus qui font trembler les déterminismes de l’hérédité pour les ouvrir au hasard. Le docteur Pascal, en commentant l’arbre généalogique des Rougon-Macquart, disait à Clotilde : « vois ». Il voulait lui donner une leçon de choses, en désignant les espèces morbides et en situant leur origine à Plassans. Il n’y aurait pas de « trou », l’arbre serait complet [17]. Or la taxonomie, lorsqu’elle ressortit à une botanique du morbide, fait mauvais ménage avec l’énergie. La clinique est débordée par la poussée vitale, par la génération sans fin des êtres vivants et cette poussée n’a pas de commencement assignable. Comme plus tard Bergson, mais dans une tout autre optique, car tout dualisme de la matière et de la vie est étranger à Zola, le héros éponyme fait état d’un mouvement dégénératif, descendant, entropique, compensé, sinon débordé, par un mouvement ascendant qui produit toujours de nouvelles feuilles. Tout comme Weismann, le personnage évoque en fait la transmission éternelle du germen, et la mort du soma. En empruntant au vocabulaire de Galton, il estime que la dégénérescence, qui est écart, est annulée par le retour à un type moyen, qui est santé. En faisant droit à des remarques de Georges Pouchet, Pascal remarque, en effet, que la famille des Rougon-Macquart est singulière, car enfin, l’atavisme devrait être effacé au bout de trois ou quatre générations par les apports des mariages : « Les brèches sont réparées, les tares s’effacent, un équilibre fatal se rétablit, et c’est l’homme moyen qui finit toujours par en sortir, l’humanité vague, obstinée à son labeur mystérieux, en marche vers son but ignoré [18]. » Une pensée du poids et du contrepoids laisse encore apercevoir une machine simple, la balance ; celle-ci se profile dans le lointain du discours comme un souvenir de Prosper Lucas. Mais la parole de Pascal la convoque pour mieux la faire disparaître en essayant de dire la vie qui court toujours au-delà des tares et des héritages. L’arbre généalogique se perd alors au sein de la « forêt humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chênes séculaires [19] ». Et cette forêt, à son tour, est englobée dans une vision cosmique qui présuppose une sorte d’omnitemporalité : Pascal-Zola rêve de convoquer, en même temps que toutes les familles, les espèces animales. Il faudrait donc substituer à l’arbre généalogique des Rougon-Macquart, si l’on allait au bout de la logique des images, l’arbre qui dans la Generelle Morphologie des Organismen, publiée par Haeckel en 1866, partait des monères pour aller aux races humaines.

14 On sait que Lucas dénommait innéité le fait qu’un individu s’affirme radicalement autre en échappant aux lois de l’imitation. Ce schéma reparaît dans Le Docteur Pascal : le héros de roman estime, en effet, qu’il n’appartient pas à la famille. Or, on ne peut à la fois invoquer Lucas et se réclamer implicitement du darwinisme, prêter au héros du roman l’intuition du plasma germinatif, situer la fécondation sous le signe du hasard et de la nécessité, et se réclamer avec constance d’un traité de l’hérédité reposant sur un fixisme implicite. Pascal hérite de Prosper Lucas une thèse que le darwinisme contredit, il prolonge Haeckel et Spencer et, nous voudrions le montrer, à terme, il s’en écarte.

15 Que signifie le geste impérieux de Pascal lorsqu’il impose à sa nièce Clotilde de voir se dérouler la généalogie des maladies qui affectent les Rougon-Macquart ? Le désir de la désillusionner, de lui rendre sensibles les lois de l’hérédité et « la continuelle lutte de la vie » ou plutôt, car elle les « voit », de les lui faire reconnaître. Ce geste de dévoilement tue l’idylle. La vérité serait âpre. L’illusion, tout scientisme le proclame, ne doit pas avoir d’avenir. « En quelque coin de la nature que vous portiez votre regard, déclarait Haeckel, vous ne rencontrerez cette paix idyllique chantée par les poètes ; partout, au contraire, vous verrez la guerre, l’effort pour exterminer le plus proche voisin, l’antagonisme immédiat. Passion et égoïsme, voilà, que l’on en ait ou non conscience, le ressort de la vie [20]. » Ce débat se répercute dans le chapitre IV du Docteur Pascal. On y voit le héros, dans un dialogue avec Clotilde, glisser du combat pour l’existence à un darwinisme social qui se dépasse à son tour dans un organicisme généralisé. Il est alors significatif que la notion de nature se substitue à la notion de vie :

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[...] l’égalité n’existe pas. Une société que l’on baserait sur elle, ne pourrait vivre. Pendant des siècles, on a cru remédier au mal par la charité. Mais le monde a craqué ; et, aujourd’hui, on propose la justice. La nature est-elle juste ? Je la crois plutôt logique. La logique est peut-être une justice naturelle et supérieure, allant droit à la somme du travail commun, au grand labeur final [21].

17 Si les catégories du juste et de l’injuste sont inadéquates, c’est parce qu’elles impliquent du mesurable et du normatif. Or, la vie trouve sa fin en elle-même, par-delà les maladies, la mort, le bien et le mal. Tout ce qui est devait être. Vivre est par soi-même un bien. La somme des douleurs n’empêche pas l’humanité de persévérer à vouloir vivre. Le geste impérieux de Pascal est donc d’abord une invite à reconnaître la nécessité. Mais, si le vivant éprouve le deuil, subit les tares, les maladies, la vie est toujours en souffrance d’êtres nouveaux. Un seul devoir s’impose, il faut aider la vie à accoucher la vie. On dépasse alors le consentement à la nécessité pour privilégier une adhésion dionysiaque à l’énergie vitale, qui est joie.

18 Tournons-nous vers le premier roman du cycle des Évangiles zoliens, Fécondité. On y voit se développer l’image d’une sorte de panspermie. Si le globe terrestre, « les entrailles soulevées, tressaillantes, comme celles d’une femme enceinte, déborde de semences [22] », il convient aussi que le couple humain fructifie et se répande en s’accordant ainsi à la générosité cosmique. Or, se reproduire c’est aussi produire, l’expansion biologique n’est pas dissociable de l’expansion démographique, laquelle détermine l’expansion économique. Celle-ci implique à son tour un productivisme qui ne doit pas laisser en friches un seul coin de ce qu’on appelle aujourd’hui, avec un accent religieux, la planète. Et cette expansion sans fin légitime la colonisation. Le point de départ ce n’est plus Dide, c’est le couple Marianne-Mathieu, c’est l’acte sexuel. L’hérédité disparaît de l’horizon du roman. Et l’on récuse Spencer et son malthusianisme supposé [23]. L’imagination de l’entropie est désormais hors champ. Certes, les graines se perdent, les vents, les tempêtes les dispersent. Mais elles avaient été produites en excès. Le trop prévoyait la perte, pour déterminer l’assez. En ce contexte, il revient à l’homme, en qui la vie prend conscience d’elle-même, de faire en sorte que sa propre semence ne soit pas répandue en vain. Il lui faut veiller, si l’on peut dire, au grain et ensemencer autant qu’il le peut. Si le trop est un bien, un mal se trouve alors désigné, la stérilité volontaire. Un devoir se trouve fixé, celui-là même qu’indiquait le docteur Pascal : participer à la poussée vitale en travaillant et en procréant. Zola n’annule pas la concurrence, mais seuls les oisifs, les improductifs, ceux qui trompent la vie par des fraudes, figurent les êtres victimés de ce premier Évangile. La sélection a changé de signe. Mieux, elle est appelée à disparaître dans l’utopie d’une procréation débordante.

19 Zola n’est pas le seul à avoir exalté la fécondité. Jean-Marie Guyau ne se bornait pas à voir dans « la tendance à persévérer dans la vie [24] » la loi de la vie même, il estimait qu’elle « ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre [25] ». D’où l’éloge de la fécondité, sous la triple forme de la fécondité sexuelle, de la fécondité de l’émotion et de la sensibilité, de la fécondité intellectuelle. On bascule ainsi sans cesse du biologique au psychologique et du psychologique à la morale. Car la vie règle la vie, son énergie fait de la surabondance un fait de nature, mais aussi une fin vers laquelle on doit tendre. Ce débordement renvoie à du quantitatif, à de l’intensif, il figure aussi une qualité fixant, quoi qu’en dise Guyau, un horizon normatif, lorsque « vie » devient « existence » : « Vie, c’est fécondité, et réciproquement, la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence [26]. » Ce qui est de l’ordre du fonctionnel ou du pulsionnel dicte une éthique. La surabondance vitale exige le don, la générosité. Notons enfin que le poète naturiste Saint-Georges de Bouhélier qui, dans La Plume, avait rendu compte élogieusement du premier évangile zolien, écrivait en 1902, un poème dont le titre laisse rêveur : « Inscription afin que l’idée de la race préside à tous les actes de l’amour » : « Conservez donc présent, en vous, cette pensée/Dites-vous que toujours/Un vaste enfantement doit sortir de l’amour [27]. »

L’art et la vie

20 Si l’on a jusqu’ici privilégié un continuum, il importe également de voir que la pensée esthétique invoque, elle aussi, la vie comme valeur fondatrice, non point seulement parce que, conformément aux postulats de la mimésis réaliste, la première qualité de l’œuvre d’art serait d’être vivante, mais parce que l’art, contrairement à ce qu’affirmerait une vulgate décadente ou symboliste, loin d’être séparation, prolongerait la vie, l’accomplirait. Il ne serait plus névrose, mais santé, il ne serait plus dissidence, mais ferment d’harmonie. Il ne serait plus « jeu », il serait, comme le disent conjointement Guyau et Tarde, sérieux comme la vie. La « crise des valeurs symbolistes » est en quelque sorte précédée par un double courant philosophique, l’un qui, parti des morales utilitaires, fonde l’esthétique sur les sensations, les fonctions organiques, l’incarnation, l’autre qui, avec Gabriel Séailles, dépassant Schopenhauer et se souvenant de Ravaisson et de Schelling, aperçoit dans l’art et dans la puissance inconsciente et créatrice qui s’y fait jour, un désir de l’harmonie qui préside à toutes les démarches de l’esprit [28]. L’ontogénèse (comprenons ici la venue au monde d’une œuvre géniale) reproduirait, dans l’esprit de l’individu les aventures de la conscience ou de l’inconscient créateurs dans le long cours de l’évolution de l’humanité.

21 Pour Guyau la sensation interne de l’énergie vitale participe d’une émotion esthétique : « le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout jusqu’au fond de l’être, la sensation du sang qui court chaud dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, – tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui, en elle-même, a sa beauté [...] [29]. » Or ce « chant » que l’on entend au fond de soi est comme l’hymne souterrain qui sourd des fonctions organiques lorsqu’elles s’exercent dans la pleine santé de l’individu. Respirer, se nourrir, se mouvoir, se reproduire, autant d’actes sur lesquels peut se greffer une émotion esthétique, et dont dérivent peut-être les diverses formes de l’art. Ultérieurement, Remy de Gourmont, dans Physique de l’amour, situera l’esthétique sous le signe de la luxure, de la dépense [30]. L’idée de luxuriance n’est certes pas étrangère à J.-M. Guyau qui invoque toujours la plénitude et la fécondité du vivant. Toutefois, si ce philosophe postule que « considérer le sentiment esthétique indépendamment de l’instinct sexuel et de son évolution » est aussi superficiel que de considérer le sentiment moral à part des instincts sympathiques [31] », c’est pour rapporter l’acte créateur à une érotique qui serait ferment d’harmonie sociale. Le sentiment du beau est analysé de manière empirique comme le produit d’une évolution ; au même titre que la morale, il constitue un lien social, une solidarité. La générosité de la vie, chez l’artiste créateur, semble se retourner sur elle-même, comme pour lui permettre de saisir l’harmonie du jeu des organes, de transmuer l’énergie en désir de plénitude, tandis qu’il découvre dans le mouvement des corps et dans les gestes aisés des travailleurs l’évidence de la grâce, une eurythmie. L’émotion esthétique, telle que la conçoit Guyau, présuppose ainsi une double diffraction. La première consiste « dans une sorte de résonance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté. C’est un accord, une harmonie, entre les sensations, les pensées, les sentiments [32] ». La seconde part de l’individu créateur, double la vie réelle par la vie d’imagination et vient toucher le destinataire de l’œuvre. Participant d’une énergétique, conscience du vivant dans toute sa plénitude, l’art a ainsi une dimension sociologique. Si « la solidarité et la sympathie des diverses parties du moi » représentent « le premier degré de l’émotion esthétique [33] », vient leur correspondre une autre forme de sympathie et d’harmonie : l’art suscite « un agrandissement de la vie individuelle » en la faisant se « confondre avec la vie universelle » et en favorisant l’interpénétration des consciences individuelles [34] ».

22 Rien ne prouve que les écrivains naturistes aient eu une quelconque connaissance des thèses de Guyau. Mais ils le retrouvent dans l’exaltation de la vie féconde et débordante. Les jeunes gens qui, dans les années 1890, se regroupèrent autour de Saint-Georges de Bouhélier ne se bornaient pas à dénoncer les déliquescences fin-de-siècle et les œuvres qui se plaisent au miroir, ils exaltaient l’énergie, la force. Si les poètes de la génération précédente sont « morts de littérature [35] », si Mallarmé est censé avoir préféré « aux créatures vivantes » « la construction esthétique », si cet écrivain serait pour beaucoup, comme le dit Maurice Le Blond, dans « l’actuel divorce de l’Art et de la Vie [36] », un mot d’ordre s’impose par contrecoup : celui de « vivre avec beauté, avidement, moralement [37] ». C’est donc « l’énorme vie ambiante » qu’il s’agit d’exprimer en célébrant son « ruissellement perpétuel [38] ». Parce que vivre, c’est vivre avec, l’esthétique semble indissociable d’une éthique et d’une politique. La profération poétique doit dire l’individu et son milieu, l’homme au travail, le retrouver dans les actes simples de la vie quotidienne, célébrer ses gestes eurythmiques. D’un côté, un panthéisme, une sorte de culte païen du vivant, une ferveur, un hymne aux forces vitales qui explique l’apologie de Whitman [39] ; de l’autre, un retour au simple, au primitif, au naïf, comme antidote aux confinements fin-de-siècle. L’art est en quelque sorte intéressé à la vie, et doit l’être pour devenir intéressant, il n’ignore pas l’impudeur car il est, par nature, panique et érotique, il ne méconnaît pas la grâce, qui est déjà essentielle aux gestes du faucheur ou du laboureur transmués en « hommes fonctions [40] ». Si la célébration de la vie instaure une communion, participe d’une religion, elle ne néglige, chez les naturistes, ni l’enracinement dans la nation, ni une sorte de culte civique des héros, ni l’appel à une Renaissance nationale (Manifeste du Figaro, 10 janvier 1897). Toutefois, on ne rejoint ni Barrès, ni Maurras. Point de nostalgie d’un ordre ancien : la participation à l’élan vital est promesse pour le futur d’une absolue présence à soi-même. Les hommes dans la plénitude de leur énergie sont appelés à devenir des dieux. On le voit, l’invocation de la vie, vaut à la fois pour le présent immédiat – il faut être pleinement vivant –, et en même temps, elle présuppose une énergie toujours ouverte vers un devenir, énergie qui finaliserait l’action humaine dont elle serait en même temps le moteur. Le vrai, le beau, le bien, l’utile, que tout le dix-neuvième siècle n’avait manqué de dissocier, se concilient parfois sous l’auspice équivoque de la santé, qui est la conscience organique et joyeuse du vivant. Le narcissisme change alors de signe, il n’est plus contemplation de soi au miroir de la mélancolie, mais reconnaissance en soi d’une force. Comme le dit Jean Viollis : « la jeunesse se sent éprise d’énergie et vigoureuse de santé [41]. » Les normes sont ainsi tout à la fois données immédiatement – on s’éprouve sainement vivant – et en même temps à inventer, tandis que l’œuvre d’art doit s’imprégner de son objet. Si dire la vie, c’est tenter de donner la qualité du vivant à l’écrit, la similitude du dire et du dit tient soit d’une asymptote rêvée, soit d’un saut métaphorique dénié. On ne s’étonnera pas en ce contexte que les écrits naturistes soient souvent injonctifs, ils tendent vers une performativité impossible (« Vivons [42] », s’exclame Eugène Monfort), tout en faisant de la ferveur la manifestation d’une morale et un acte lyrique. Elle énonce l’émerveillement d’être en symbiose avec la nature : « Toute l’éthique que je puis prêcher, si précieuse, si profonde qu’elle demeure, déclare Saint-Georges de Bouhélier, ne vaut pas l’odeur des menthes mûres [43]. »

23 On comprend que Gide, au moment de la publication des Nourritures terrestres, ait pu se sentir proche de cet écrivain, et que Léon Blum, non sans malignité, dans La Revue blanche, le 1er juillet 1897, ait déclaré que cet ouvrage était un livre naturiste, le meilleur que ce mouvement littéraire ait produit. Les Nourritures participent d’une célébration de l’immédiat, elles sont dirigées contre les héritages, les livres, les enseignements. Le titre lui-même est un défi jeté à la Bible. L’exaltation de la vie, « l’unique bien », fait d’abord table rase d’un monde ancien parce qu’être vivant, c’est conjuguer son existence au présent, « se retremper dans le neuf [44] ». La « sagesse de la vie [45] », la seule qui mérite d’être enseignée, est donc constamment inaugurale. La disponibilité implique une jouissance de chaque instant, dont l’écrivain souligne « la nouveauté irressemblable [46] » et la profondeur infinie. On tourne ainsi le dos au romantique recueillement. On congédie la solitude : « Je ne comprends plus le mot : solitude ; être seul en moi, c’est n’être plus personne ; je suis peuplé [47]. » On est toujours ouvert aux circonstances, on célèbre « la faim [48] » comme attente du plaisir, comme désir du désir, on postule que ce manque sera nécessairement comblé, car le besoin crée la circonstance, car la faim invente la nourriture, car le désir crée la fonction qui permettra l’assouvissement. Les Nourritures sont ainsi célébration de la présence au monde, célébration d’une saisie hédoniste de l’instant, célébration de l’imminence de ce qui va poindre en harmonie avec le besoin. Se trouve ainsi détruit le paradigme qui tendait à penser la vie en termes de continuum, de transmission, de racine. Il ne s’agit plus de consentir à la nécessité, mais d’être. L’exaltation de la vie, c’est donc l’exaltation d’une puissance susceptible en chaque individu de s’actualiser dans une rencontre, dans une exploration de ses possibles. « Toute chose vient en son temps, Nathanaël ; chacune naît de son besoin, et n’est pour ainsi dire qu’un besoin extériorisé ». La métaphore de l’arbre prend un tout autre sens : il est raciné dans le désir. « J’avais besoin d’un poumon m’a dit l’arbre : alors ma sève est devenue feuille, afin d’y pouvoir respirer [49]. » On mesure à ces quelques rappels d’un texte bien connu ce qui le différencie des écrits naturistes. Point de solidarisme implicite, point de culte des héros, point d’horizon politique et social. On voit aussi ce qui le distingue des essais de Guyau. Certes, ce philosophe mettait l’accent sur l’incarnation en identifiant le beau au « désirable [50] ». On pourrait même rappeler que l’apologie de la vie, chez Guyau, a pour corollaire l’exaltation du risque, de l’anomie, et que la morale gidienne est une morale sans obligation ni sanction, mais le parallèle est trompeur. Guyau ne rompt pas avec un modèle biologique, il pense toujours en terme de filiation, de continuité. L’anomie est un terme, le fruit d’une évolution de l’esprit qui consacre la loi spencérienne du passage progressif de l’homogène à l’hétérogène, dont on a vu qu’elle s’appliquait, selon l’essayiste anglais, aussi bien à l’histoire des êtres vivants qu’au devenir des sociétés. En revanche, on voit se profiler dans le culte que Gide rend à la vie une double rupture, l’une avec un modèle biologique, l’autre avec un gradualisme, puisqu’aussi bien il s’agit toujours d’exalter le présent, le futur immédiat, l’instant, l’apparaître. Parallèlement, on se rapproche de Nietzsche que Gide, à cette époque, connaissait à peine, on invite à « agir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise », à « aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal [51] ». En réalité, le véritable poète naturiste, c’est Verhaeren, non pas tant l’auteur des Villes hallucinées, célébré par Maurice Le Blond, que le poète des Forces tumultueuses, de La Multiple splendeur, des Visages de la vie. L’écrivain belge incite à « se mêler à l’infini du monde », à défaire « son être en des millions d’êtres [52] », à « se plonger à s’y perdre dans la vie contradictoire et enivrante [53] », à se sentir exister « en tout ce qui agit, lutte et tressaille ». Mais se mêler à la vie, c’est aussi se mêler aux foules, répondre « au sauvage appel des forces unanimes [54] ». On fait alors écho à Jules Romains, si on ne l’anticipe.

24 Nous étions partis d’un modèle biologique et de sa réappropriation dans les écrits littéraires, philosophiques, et sociologiques. Mais en même temps, nous voulions saisir des différences et des variations. Nous avons pris en compte les œuvres où ce modèle était prégnant, parce que, comme dans Le Docteur Pascal, le héros de roman propose sa propre conception de la vie et l’énonce en invoquant un savoir scientifique. Il arrive aussi qu’une pensée esthétique trouve son plein développement en recourant à un organicisme (Séailles) qui l’aide à énoncer l’autonomie spirituelle de l’œuvre d’art. Dans les écrits que nous avons analysés se trouvait presque toujours soulignée la continuité de la vie, tandis que l’individu participait à un élan, à une force remontée du plus profond des temps, tout en figurant lui-même un récapitulatif. Seuls Gide et les naturistes semblaient célébrer l’instant. Pour autant, et c’était l’enjeu de cet article, la vie s’imposait toujours comme l’institutrice des valeurs. Donnée immédiate, elle est invoquée contre les normes ou, à l’inverse, fixe un horizon normatif, tantôt négativement, lorsque se trouve désigné ce qui lui est contraire, tantôt positivement : elle est féconde, elle figure une réserve d’énergie, elle est signe d’une virtuelle harmonie dont chaque individu a un aperçu dans le concert fonctionnel de ses organes, ou que le génie semble inventer en prolongeant l’élan vital par la création d’une œuvre d’art. C’est peut-être un trait d’époque que, si l’on excepte la mélancolie barrésienne, et encore ne faudrait-il pas oublier les frondaisons heureuses du platane cher à M. Taine, la vie soit toujours accordée avec la joie. Au dramatisme de la sélection des espèces, au pathos de la concurrence, à la blessure narcissique qu’était censé infliger le darwinisme, semble succéder, dans les années 1890, l’émerveillement du vivant, de la fusion avec les forces vitales. Les images de la concurrence, de la sélection sont contrebalancées par celles de la solidarité, de la fécondité. Il ne s’agit plus de mettre à mal les visions fausses de l’idylle (il reste des traces de ce geste négatif dans Le Docteur Pascal), mais d’écouter le chant de la vie, d’énoncer l’extase de la vie, de dire la beauté d’être vivant. Enfin, se profile chez Bergson, chez Péguy, ou chez Gide, l’idée que la vie est toujours nouveauté, et dans ce sens, elle est joie. Nul ne l’a peut-être mieux dit que Bergson dans un passage célèbre :

25

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie : il n’indique pas où la vie est lancée. Mais la joie indique toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire ; toute grande joie a un accent triomphal [55].

26 En cela, les années 1890 constituent vraiment une rupture. Parti d’un modèle darwinien qui nous fournissait un cadre notionnel et rhétorique, nous l’avions complété en nous référant à Bergson qui s’opposait à Spencer et à Haeckel. C’était par avance rendre sensible une différence et une ressemblance, une tension et un écart que nous avons essayé d’appréhender en faisant apparaître les grandes lignes d’une formation discursive toute centrée sur l’exaltation du vivant, de l’être en vie.

Notes

  • [1]
    On fait ici allusion au titre de la thèse de Michel DÉCAUDIN, La Crise des valeurs symbolistes, Toulouse, Privat, 1960, qui constitue l’arrière-plan de ce travail, avec la thèse, tout aussi capitale de Pierre CITTI, Contre la décadence, Histoire de l’imagination française dans le roman 1890-1914, Paris, PUF, 1987. On est également grandement redevable à Judith SCHLANGER et à sa Critique des totalités organiques, Paris, Vrin, 1971.
  • [2]
    Zola a résumé, dans le dossier préparatoire du Docteur Pascal, les premiers chapitres de la thèse de Jules DÉJERINE, L’Hérédité dans les maladies du système nerveux, Paris, Asselin, Houzeau, 1886.
  • [3]
    Voir sur ce point le motif de l’encroûtement ou de l’incrustation. Bergson, dans L’Évolution créatrice, emprunte à Félix Le Dantec pour évoquer l’encroûtement qui résulterait de « la quantité de substances résiduelles non excrétées » et qui caractériserait la vieillesse (L’Évolution créatrice, édition critique, sous la direction de Frédéric WORMS, Paris, PUF, 2009, p. 18). Mais en se souvenant de Bergson, Péguy fait reparaître cette image, comme le montre Pierre Citti (ouvr. cité, p. 330), pour suggérer la transformation du tissu vivant « en bois mort », en croûte morte, sous l’effet de l’habitude.
  • [4]
    Lettre de Marx à Engels du 18 juin 1862, dans Karl MARX et Friedrich ENGELS, Lettres sur le capital, Paris, éditions sociales, 1964, p. 119.
  • [5]
    Léon DUMONT, Haeckel et la théorie de l’évolution en Allemagne, Paris, Germer Baillière, 1873, p. 9.
  • [6]
    Patrick TORT, La Pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, « Résonances », 1983, p. 94.
  • [7]
    Sur la définition des idéologies scientifiques, voir Georges CANGUILHEM, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 44.
  • [8]
    Ernst HAECKEL, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, Paris, Reinwald, 1874, t. I, p. 672.
  • [9]
    André PICHOT, Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, Paris, Flammarion, « Bibliothèque des savoirs », 2008, p. 226. Significativement, E. Haeckel donne pour titre à l’un de ses ouvrages, Psychologie cellulaire.
  • [10]
    Ernst HAECKEL, ouvr. cité, t. I, p. 644.
  • [11]
    August WEISMANN, Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, Reinwald et Cie, Paris, 1892, p. 124.
  • [12]
    Henri BERGSON, L’Évolution créatrice, éd. citée, p. 246 : « Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. »
  • [13]
    Ibid., p. 27.
  • [14]
    Ibid., p. 86.
  • [15]
    Ibid., p. 271.
  • [16]
    Jacques-Joseph MOREAU DE TOURS, La Psychologie morbide, Paris, Masson, 1859, p. 593.
  • [17]
    Émile ZOLA, Le Docteur Pascal, O.C., Paris, Cercle du livre précieux, 1967, t. VI, p. 1232.
  • [18]
    Ibid., p. 1242. Zola a résumé une partie des informations que lui avait communiquées G. Pouchet (BnF, NAF, Ms 10295, Fos 202-205). L’article que ce biologiste avait consacré à la pièce de Daudet, L’Obstacle, est inséré dans le dossier. Il s’y montrait réservé sur l’atavisme, et Zola reprend ces réserves en les prêtant à Pascal. Par ailleurs, la notion « d’homme moyen », renvoie à Galton, qui présuppose que les parents exceptionnels (dans tous les sens du terme) ont des enfants qui tendent à se rapprocher de la moyenne et à se conformer à un type qui traverse les générations.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ernst HAECKEL, ouvr. cité, t. I, p. 18-19.
  • [21]
    Émile ZOLA, Le Docteur Pascal, éd. citée, p. 1222.
  • [22]
    Émile ZOLA, Fécondité, Paris, Fasquelle, 1899, p. 77.
  • [23]
    Zola met en cause Spencer au nom de son malthusianisme supposé (voir Fécondité, éd. citée, p. 55).
  • [24]
    Jean-Marie GUYAU, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction [1885], Paris, Alcan, 1921, p. 88.
  • [25]
    Ibid., p. 107.
  • [26]
    Ibid., p. 101.
  • [27]
    SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER, Les Chants de la vie ardente, Paris, Fasquelle, 1902, p. 51.
  • [28]
    Gabriel SÉAILLES, Essai sur le génie dans l’art, Paris, Alcan, 1883. Ce livre essentiel parle le langage de l’époque, pense en termes tainiens la concurrence des images au sein de l’esprit, évoque « l’idée maîtresse » à laquelle vient se suspendre l’œuvre de génie, la formation progressive de cette idée qui, souvent inaperçue du créateur, émerge progressivement des tréfonds de la mémoire et de l’inconscient. Si Séailles recourt sans cesse à des métaphores biologiques, s’il conçoit l’œuvre d’art comme une totalité organique, c’est pour mieux postuler son autonomie spirituelle. On sait ce que Proust lui doit. Nous n’avons pas ici déroulé ce fil, parce qu’il l’a été bien souvent. Séailles et Guyau sont antithétiques l’un de l’autre sur le plan esthétique, ils ont en commun une même conception du politique et affirment tous deux la fonction transnarcissique de l’œuvre d’art.
  • [29]
    Jean-Marie GUYAU, Les Problèmes de l’esthétique contemporaine [1884], Paris, Alcan, 1891, p. 21.
  • [30]
    Remy DE GOURMONT, Physique de l’amour dans La Culture des idées, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2008, p. 380. Mais la luxure, pour Rémy de Gourmont est un artifice créateur, une manière de diversifier « la besogne fatale ». On est donc loin de Guyau.
  • [31]
    Jean-Marie GUYAU, ouvr. cité, p. 23.
  • [32]
    Ibid., p. 73.
  • [33]
    Jean-Marie GUYAU, L’Art au point de vue sociologique, Paris, Alcan, 1889, p. 13.
  • [34]
    Ibid., p. 21.
  • [35]
    Eugène MONFORT, Revue naturiste, septembre 1897, p. 22.
  • [36]
    Maurice LE BLOND, Documents sur le naturisme, janvier 1896, p. 66.
  • [37]
    Eugène MONFORT, Revue naturiste, septembre 1897, p. 23.
  • [38]
    Maurice LE BLOND, Documents sur le naturisme, mai-juin 1896, p. 108.
  • [39]
    Maurice LE BLOND, Essai sur le naturisme, Paris, Mercure de France, 1896, p. 105.
  • [40]
    Ibid., p. 146.
  • [41]
    Jean VIOLLIS, Revue naturiste, avril 1897, p. 130.
  • [42]
    Eugène MONFORT, Revue naturiste, septembre 1897 : « Ne séparons plus notre vie de notre art. Vivons. »
  • [43]
    SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER, Le Rêve et l’idée, novembre 1895, p. 4.
  • [44]
    André GIDE, Les Nourritures terrestres [1897], Paris, Gallimard, « folio », p. 27.
  • [45]
    Ibid., p. 43.
  • [46]
    Ibid., p. 39.
  • [47]
    Ibid., p. 152.
  • [48]
    Ibid., p. 38 : « Ce que j’ai connu de plus beau sur la terre, /Ah !, Nathanaël, c’est ma faim. »
  • [49]
    Ibid., p. 43.
  • [50]
    Jean-Marie GUYAU, Les Problèmes de l’esthétique contemporaine, ouvr. cité, p. 80.
  • [51]
    André GIDE, ouvr. cité, p. 21.
  • [52]
    Émile VERHAEREN, « La Joie », « La Forêt », Les Visages de la vie [1908], Paris, Mercure de France, 1916, p. 15, p. 28.
  • [53]
    Émile VERHAEREN, Les Forces tumultueuses, Paris, Mercure de France, 1902, p. 11.
  • [54]
    Émile VERHAEREN, « Les Foules », Les Visages de la vie, éd. citée, p. 40.
  • [55]
    Henri BERGSON, La Conscience et la vie, Paris, PUF, 2001, édition critique, sous la direction de Frédéric WORMS, texte présenté et annoté par Arnaud FRANÇOIS, p. 22.
Français

Le darwinisme et le néo-darwinisme ont imposé un cadre notionnel dont Bergson hérite même s’il conteste le monisme de Haëckel et le « système » spencérien. La vie se perpétue et s’accroît à travers les formes évolutives du vivant, tandis que l’individu est à la fois un récapitulatif et un individu nouveau, un bourgeon en qui se manifeste la poussée vitale, mais aussi un être pour la mort. À ce gradualisme semblent correspondre sur le plan rhétorique des réseaux métaphoriques qui lient le biologique et le social, le psychique et le biologique. Dans les dix dernières années du siècle, la vie s’impose comme l’institutrice des valeurs. Elle est fécondité, elle en appelle à la productivité économique, à l’expansion des races civilisées. Donnée immédiate, socle premier, elle est aussi l’horizon final d’une éthique dans le roman de Zola, Le Docteur Pascal, comme dans les essais de Jean-Marie Guyau. Il faut réconcilier l’art et la vie, estiment, à l’instar de ce philosophe, les écrivains naturistes que Gide semble prolonger dans Les Nourritures terrestres. En réalité, il s’en distingue par l’abandon de tout solidarisme et rompt avec le gradualisme biologique. Plus généralement, les dix dernières années du siècle s’éloignent du pathos, du dramatisme dont le darwinisme s’était parfois auréolé. L’apologie de l’être en vie, c’est aussi celle de la joie dont Bergson se fait le chantre.

English

Darwinism and Neo-Darwinism have imposed a conceptual system which Bergson inherits even if he contests Haeckel’s monism and the Spencerian “system”. Life perpetuates itself and spreads through life forms arrived at by evolution, while each specific individual is both an epitome and a new individual, a bud burgeoning with vitalist drive and a being given over to death. The metaphorical networks which link the biological and the social, the psychological and the biological, seem to be this gradualism’s counterpart on the rhetorical plane. During the last ten years of the century, life affirms itself as the creator of value. Life is fecundity, it points to economic productivity, to the expansion of the civilised races. Immediate, foundational, life is also the final word of an ethical system in Zola’s novel Le Docteur Pascal (Doctor Pascal) or in the essays of Jean-Marie Guyau. Art and life must be reconciled, judge, as does this philosopher, the naturist writers whom Gide seems to be emulating with Les Nourritures terrestres (The Fruits of the Earth). In reality, he differentiates himself from this current by abandoning any form of solidaristic thinking, and breaks with biological gradualism. More generally, the last ten years of the century move away from the pathos and the drama with which Darwinism had at times glorified itself. The eulogy of the living being is also that of that joy Bergson sings of.

Jean-Louis Cabanès
(Université Paris X)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/01/2012
https://doi.org/10.3917/rom.154.0105
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