CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Posée dès 1753 par Buffon, constamment citée avec le respect qu’on accorde aux évidences ayant pignon sur rue, la formule célèbre – « le style est l’homme même » – semble, une fois lancée, faire consensus et poser une vérité immobile. C’est à relativiser une telle apparence et à historiser cette formule, mais surtout le paysage littéraire mouvant dans lequel elle se décline qu’est consacrée la présente étude. L’individuation du style est en effet un événement qu’on gagne à comprendre en observant les mutations globales d’un espace littéraire où d’autres grandes révolutions concomitantes ont lieu : sacre de l’écrivain, autonomisation de la littérature, mise en cause de la notion de genre, redéfinition de l’« originalité », sans oublier le processus d’ensemble qui concerne au plus près la question : individuation de l’écrivain, biographisation de la littérature [1]. Car ce n’est pas seulement le style qui s’individualise : c’est aussi l’écrivain. C’est l’homme, désormais, instance nouvelle (et non plus tant l’auteur…), qui est le principe créateur – et donc aussi le point d’origine auquel se doit de remonter toute véritable compréhension critique.

2 Quelle est donc la part du style dans l’individuation de l’auteur en cette période de biographisation tous azimuts de l’expérience esthétique ? Comment la réflexion sur le style s’inscrit-elle dans les mutations d’ensemble qui ont lieu ? Se concentre-t-elle de manière constante sur la problématique de Buffon ?

PROGRÈS EN INDIVIDUATION UN PEU LENTS : LA BARRIÈRE DES GENRES

3 On le sait, la formule de Buffon ne veut pas dire dans le texte ce qu’on va lui faire dire ensuite. Le paysage mental dans lequel elle s’inscrit est loin d’avoir rompu avec l’épistémè classique. Quand on a en vue son contexte, il n’y est pas question de valoriser l’originalité du style, liée à l’idiosyncrasie du sujet écrivant. Tout au contraire presque, l’accent est mis sur l’idée qu’il faut surveiller son style, le faire aussi « noble », plein de « majesté » qu’il se puisse, pour ne pas risquer de donner une mauvaise image de soi. Le style apparaît bien comme marque individuante, mais d’une manière négative et policière : afin d’inviter l’écrivain à bien se tenir en langue s’il veut que ses ouvrages deviennent immortels. Ainsi l’écrivain n’est pas libre de se laisser aller à son penchant stylistique, loin de là. Son style le met à nu. Le lecteur surveille l’auteur ; et il est bon qu’il se sente surveillé. L’instance jugeante reste le public roi, non l’intime appréciation du scripteur. Dans ces conditions, pas question de prôner le laisser-aller : Buffon conseille à l’écrivain « la défiance pour son premier mouvement ». Pas question non plus de se contenter de soigner son style : car il faut que l’ouvrage soit d’avance pensé, composé, avant le passage à l’écriture. L’elocutio n’est ici que la perfection de la dispositio. Ainsi chez Buffon point du tout d’autonomisation du style ; et point non plus d’individuation stylistique autre que négative.

4 Buffon s’inscrit ainsi dans un paysage que confirment les ordinaires définitions du style qui ont cours. Pour que commence à se faire un lien, ténu, entre style et personne, il faut attendre l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie française [2]. Quant à l’Encyclopédie, nulle trace dans sa définition originelle (1765) d’individuation du style. Jaucourt n’y traite pas tant du style que des styles : et les styles sont définis selon le niveau de langue (simple, tempéré, sublime) ; puis selon la division prose/ poésie ; enfin, à l’intérieur de ces deux empires, en fonction des genres : épique, dramatique, lyrique, bucolique, d’une part ; style périodique, style coupé, style épistolaire de l’autre. De même le Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764), à l’article intitulé (de façon symptomatique) « genre de style », pose que le style dépend du genre. Voltaire a d’ailleurs tendance à pousser sa réduction des « genres de style » jusqu’à n’en retenir que deux :

5

[…] chaque genre d’écrire a son style propre en prose et en vers. On sait assez […] que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode […]. Chaque genre a ses nuances différentes : on peut, au fond, les réduire à deux, le simple et le relevé.

6 Ce n’est que dans la partie confiée à Marmontel du Supplément de l’Encyclopédie (1776-1777), reprise dans l’Encyclopédie méthodique (1786) et dans les Éléments de littérature (1787), que l’idée d’un style personnel fait une entrée discrète : à titre de variable parmi d’autres du style, mais non la première ni la plus importante. Défini comme étant le « caractère de la diction », le style est « modifié » d’abord par le « génie de la langue » ; en second lieu seulement par les « qualités de l’esprit et de l’âme de l’écrivain » ; en troisième lieu, « par le genre dans lequel il s’exerce, par le sujet qu’il traite, par les mœurs ou la situation du personnage qu’il fait parler, ou de celui qu’il revêt lui-même, enfin par la nature des choses qu’il exprime  [3] ». Le bref développement sur l’influence de l’« esprit » et du « caractère  [4] » est ainsi encadré par un long préambule sur l’influence du « génie » des langues, puis par un exposé substantiel sur l’influence des genres : influence d’autant plus importante que le genre-roi est pour l’instant le genre dramatique, ce qui fait que l’imitation du « caractère » des personnages passe avant l’expression stylistique de l’auteur. Certes, tout comme Marivaux (1734) Marmontel a recours à la notion de « manière » pour en référer à la part de ce qui, dans le style, est sous l’influence du « caractère » (et passe après l’influence de l’« esprit ») :

7

Le caractère de l’écrivain se communique aussi à ses écrits ; ses pensées en sont imbues, son expression en est teinte ; et l’énergie ou la faiblesse, la hardiesse ou la timidité, la langueur ou la véhémence du style, dépendent plus des qualités de l’âme que des facultés de l’esprit. Mais de la tournure habituelle de son esprit, comme des affections habituelles de son âme, résulte encore, dans le style de l’écrivain, un caractère particulier, que nous appelons sa manière.

8 Pourtant, la poétique de Marmontel reste, comme celle de La Harpe (1799), une poétique normative des genres. Et elle se méfie de la manière. Car les « singularités qu’ [on] se donne par affectation, décèlent toujours l’artifice ; et l’écrivain qui croit avoir une manière à soi n’est que maniéré, n’a que de la manière ».

9 Situation semblable dans un traité versifié sur le style que publie l’abbé Cournand en 1781 [5]. Certes, la préface met l’accent sur ce qui dans le style provient du « génie de l’Auteur » : mais à égalité avec ce qui provient du « genre de l’ouvrage ». Et si un autre passage insiste sur l’intérêt qu’il y a à connaître la vie privée des « grands hommes », c’est pour comprendre le genre qu’ils ont choisi  [6]. Décidément, le genre prime le style. Ce que confirme le plan du traité, qui distingue quatre grands styles : le simple, le gracieux, le sublime et enfin le sombre (innovation préromantique).

LE STYLE COMME « EMPREINTE »

10 Pour que l’idée d’une individuation du style progresse, il faudra donc que l’édifice poéticien des genres faiblisse. Ce dont on commence à avoir quelques signes à la fin du XVIIIe siècle, dans l’orbite du préromantisme. Ainsi dans la manière qu’a Suard de mettre le « style épistolaire » hors genres et préceptes, tout comme dans la critique adressée par Mercier au « style des hommes de Cour », à tort vanté pour être « simple  [7] ». Le premier pose que « le style épistolaire est celui qui convient à la personne qui écrit et aux choses qu’elle écrit », tout en s’insurgeant contre « ces distinctions de genres et de tons qu’on est parvenu à introduire dans la littérature  [8] ». Et de conclure : « On n’a véritablement un style que lorsqu’on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu’on éprouve en écrivant. » Chez le second, l’éloge de « l’innovateur en fait de style  [9] » s’assortit d’une mise en relief de l’individuation stylistique bien plus nette que chez Buffon : « Le style est l’empreinte de l’âme », « il ne s’apprend point, […] ne s’imite point  [10]. » De là, aux antipodes de Buffon, une insistance sur le naturel, qui valorise « l’Auteur qui s’abandonne au vrai mouvement de son âme », et a donc « un idiome » à lui  [11]. De là aussi une conception positive de l’originalité, absente chez Buffon, et qui file la métaphore de l’empreinte : « Les mêmes talens ne peuvent précisément se reproduire, parce que quand la Nature forme une tête, elle lui donne une empreinte particulière, et le cachet est à jamais brisé  [12]. »

11 Mme de Staël elle aussi remarque que « le style des ouvrages est comme le caractère d’un homme  [13] ». Elle aussi valorise le « style de l’âme  [14] ». Mais elle n’en reste pas moins paradoxalement proche de Buffon, qu’elle critique souvent  [15]. Chez elle aussi, que le style soit un révélateur de l’homme, cela entraîne l’obligation de le surveiller. Et comme elle est en quête du style convenant « à des écrivains philosophes, chez une nation libre », elle attend d’eux non l’abandon au naturel, mais « cette hauteur d’esprit et d’âme qui fait reconnaître le caractère de l’homme dans l’écrivain  [16] ». Pourtant elle aussi a recours à la métaphore de l’empreinte lorsqu’elle affirme que « cette sorte de style » n’est point « un art que l’on puisse acquérir avec de l’esprit, c’est soi, c’est l’empreinte de soi  [17] ». Métaphore qui hante la notion de « caractère », si importante dans la psychologie naissante, et qu’on retrouve chez l’analyste le plus aigu alors du « style d’auteur », Joubert :

12

Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière. Il s’affectionne à des mots d’un certain son, d’une certaine couleur, d’une certaine forme, et à des tournures de style, à des coupes de phrase où l’on reconnaît sa main, et dont il s’est fait une habitude. […] On reconnaît souvent un excellent auteur, quoi qu’il dise, au mouvement de sa phrase et à l’allure de son style, comme on peut reconnaître un homme bien élevé à sa démarche, quelque part qu’il aille  [18].

13 Mais qu’on prenne garde aux limites que Joubert pose aussitôt. Qui veut être lu doit effacer ses empreintes : « Quand votre phrase est faite, il faut lui ôter avec soin les coins et les autres empreintes de votre calibre particulier. Il faut l’arrondir, afin qu’elle puisse entrer facilement dans les autres esprits. » Et si sa condamnation du « style livrier [19] » s’inscrit dans l’esprit du préromantisme ambiant, il estime que « le style tempéré seul est classique  [20] ».

14 Désormais, si la formule de Buffon a force de loi, c’est selon la réinterprétation préromantique qu’en ont imposée Mercier, Joubert et Mme de Staël, et qu’on retrouve jusque chez Bonald (1806). L’idée que le style est empreinte est partout. Un professeur d’éloquence tel qu’Andrieux se joint lui-même au chœur. Acquiesçant à Buffon, il se plaint qu’il y ait « peu même d’écrivains de profession dont on puisse dire qu'ils aient un style ! » Et il ajoute : « Cependant, pour être regardé comme un bon écrivain, ne faut-il pas joindre au talent de bien écrire, celui d'avoir, en écrivant, sa manière propre, son cachet et comme sa physionomie  [21] ! » La notion de « cachet » file ici la métaphore de l’« empreinte », tandis que celle de « physionomie » creuse le sillon physiologie – qu’indiquait chez Joubert la notion de « démarche », et qu’on retrouve dans telle formule du Globe sur le style comme « corps de la pensée  [22] ». Pourtant, ni Andrieux, ni Lemercier, ni Boiste n’en ont fini avec l’idée que le style dépend surtout du genre. C’est donc là l’un des premiers fronts que devra ouvrir la révolution romantique.

CONTRE LE « STYLE-MODÈLE »

15 Dès 1827, Hugo dénonce « l’arbitraire distinction des genres  [23] ». Vigny confirme : « Le germe de la grandeur d’une œuvre est dans l’ensemble des idées et des sentiments d’un homme, et non pas dans le genre qui leur sert de forme  [24]. » Hippolyte Fortoul conclut : « Il n’y a pas de genres, il n’y a que des hommes  [25]. » Si ces formules sont des slogans, pas toujours suivis d’effet, l’espace littéraire qu’elles redéfinissent ouvre néanmoins une bien plus grande liberté au style. Délivré de la clôture des genres, il sera le cachet sui generis que chaque écrivain novateur appose sur la langue commune.

16 Dès lors, quelles seront les inflexions nouvelles que l’école romantique va apporter en matière de style ? Preuve que le consensus quant à son individuation est loin d’être évident, le geste initial consiste dans la dénonciation des normes stylistiques des « rhéteurs ». On s’en prend à l’idée qu’il existe un seul « style ». C’est là un front commun du combat des romantiques contre les classiques. S’y retrouvent, en 1827-1829, les trois théoriciens du second Cénacle : Sainte-Beuve, Hugo, Deschamps. À ceux qui font du style de Racine un style-modèle, Sainte-Beuve rétorque :

17

[…] ce style est le produit d’une organisation rare et flexible, modifiée par une éducation continuelle et par une multitude de circonstances sociales qui ont pour jamais disparu ; il est, autant qu’aucun autre, […] marqué au coin d’une individualité distincte […]. D’où il résulte […] que vouloir ériger ce style en style-modèle […], y rapporter toutes les autres manières comme à un type invariable, c’est bien peu le comprendre [26] […].

18 Et Sainte-Beuve d’opposer le style de Régnier  [27], voire celui de Boileau, qui a « une couleur, une texture », à celui de Jean-Baptiste Rousseau qui « ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame ». Conclusion : « Le style de Rousseau n’existe pas  [28]. »

19 Dans la Préface de Cromwell, même dénonciation du style que prône la muse bégueule des néo-classiques, « accoutumée qu’elle est aux caresses de la périphrase » :

20

Rien de trouvé, rien d’imaginé, rien d’inventé dans ce style. Ce qu’on a vu partout, rhétorique, lieux communs, fleurs de collège, poésie de vers latins. Des idées d’emprunt vêtues d’images de pacotille. Les poètes de cette école sont élégants à la manière des princes et des princesses de théâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du magasin manteaux et couronnes de similor  [29] […].

21 D’où requête que le style se fasse inventif. Tenant « en laisse la grammaire », le créateur véritable « peut oser, hasarder, créer, inventer son style », il « en a le droit  [30] ». Ce qui conduit Hugo à opposer le style classique, périphrastique et sobre d’images jusqu’à l’abstinence, au style romantique, adepte du mot propre et de la métaphore. Antithèse sans cesse reprise ensuite, mais que dès 1829 confirme un grand article sur le « style symbolique » de Pierre Leroux. Posant que « poésie et métaphore sont une même chose », Leroux met en lumière l’importance nodale de la métaphore et de ses dérivés dans la « révolution dans le style » opérée par la « nouvelle école  [31] ».

22 Même combat chez Émile Deschamps en 1828. Lui aussi s’en prend à l’idée qui a cours chez les « gens du monde » selon laquelle « écrire sa langue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose ». « Il y a une manière de très mal écrire littérairement ; c’est d’écrire comme tout le monde. » Le style est « cette qualité sans laquelle les ouvrages sont comme s’ils n’étaient pas  [32] ». Si Deschamps s’abrite sous l’autorité de Buffon, son paysage mental suppose en fait une tout autre notion du style, bien plus « stylicienne » déjà, plus attentive à la palette de formes que mobilise un style d’auteur : « C’est l’ordre des idées, la grâce ou la sublimité des expressions, l’originalité des tours, le mouvement et la couleur, l’individualité du langage, qui composent le style  [33]. » Ce qui concorde avec l’insistance de Sainte-Beuve sur le « rythme » et la « facture [34] », comme avec celle de Deschamps sur la « partie artiste de la poésie », opposée à sa « partie intellectuelle et littéraire ». Et Deschamps d’inviter Villemain à appliquer « son étonnante sagacité à l’étude approfondie du rythme, de l’harmonie, de la fabrication du vers ou de la strophe, enfin de tout le matériel poétique  [35] ». Leçon que, trop rhéteur à l’ancienne, il est bien incapable de mettre en application…

UN MATÉRIALISME STYLISTIQUE : PORTRAIT DU POÈTE-ARTISTE EN « HOMME DE STYLE »

23 Le Cénacle rompt ainsi avec l’antiformalisme affiché du tout premier romantisme, celui de Lamartine  [36] mais aussi du Hugo des Odes (1822), dont la préface affirmait : « La poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes  [37]. » Désormais, une nouvelle figure auctoriale se dégage : le « poète-artiste  [38] », « homme de style », attentif à la « forme », tout en étant ouvert à la diversité esthétique du monde. Le débat sur le style concerne certes le drame, avec l’opposition bien connue de Hugo et de Stendhal quant au vers (qui, selon Hugo, « rend plus solide et plus fin le tissu du style  [39] »). Mais il concerne de plus en plus la poésie. Alors que Buffon avait formulé sa conception du style en homme de lettres et de science, dans une espace épistémique non encore clivé par l’autonomisation de la littérature, désormais le débat sur le style concerne au premier chef le genre qui la manifeste le mieux. Le droit qu’a le poète de frapper la langue « à sa marque » commence à être admis. Observant la poésie contemporaine, c’est ce que constate le timide Magnin : « Chacun parle sa langue ; car, à titre de poètes, chacun a la sienne. » Et s’il n’approuve pas sans réserves « cette sorte de souveraineté sur le langage, ce droit de le refrapper à sa marque », il est bien forcé d’admettre que ce droit est pris « d’autorité par la poésie ». Et de détailler les marques stylistiques qui constituent le « cachet de la nouvelle école » : « figures, allégories, paraboles », « césure mobile, richesse de rimes, épithètes chromatiques, et numériques, mètres savants et variés », sonnet  [40]. Remise au goût du jour de ce que le XVIIIe siècle appelait la « poésie du style ».

24 Il y a là une révolution stylistique, que complète une révolution esthétique qui donne plus de matérialité sensible, plus d’aesthesis au langage poétique. Car voici parallèlement la poésie définie non plus comme « un genre de littérature », mais comme « un art, par son harmonie, ses couleurs et ses images  [41] ». Ainsi, la ruine de la poétique, fondée sur la hiérarchie des genres, dégage à terme la possibilité d’une stylistique, ayant pris acte de l’infinité idiosyncrasique des styles. Mais elle permet aussi l’émergence parallèle de l’esthétique, où la poésie-art est destinée à jouer un rôle fondamental  [42].

25 Le débat sur le style change ainsi de pivot : la question de son individuation reste centrale, mais elle se lie désormais à celle de sa matérialité formelle. Dès lors, la revendication de la liberté individuée du style s’accompagne d’une prise en considération plus nette des variables formelles qui constituent un style d’auteur. Question plus importante encore pour la poésie. En effet, bien avant Mallarmé, Deschamps sait qu’elle est « l’art le moins palpable, […] celui enfin qui a le grand désavantage sur les autres arts de n’avoir pas une langue à part et d’être obligé de s’exprimer avec les mêmes signes qu’un exploit d’huissier  [43] ». Son démarquage stylistique est donc plus essentiel que pour les autres genres.

26 En 1834, dans Littérature et philosophie mêlées, Hugo poursuit ces deux combats désormais liés : insistance sur la liberté individuelle du style, affirmation de l’importance de la forme. Ce nouveau manifeste met la « forme » au centre de la création  [44] :

27

La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absolue qu’on ne pense. C’est une erreur de croire […] qu’une même pensée peut s’écrire de plusieurs manières, qu’une même idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n’a jamais qu’une forme, qui lui est propre […]. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l’idée. […] Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme, de langage et de style  [45].

28 Après cette magnification de la forme, Hugo dénonce une fois encore les conventions stylistiques impersonnelles qu’une langue ancienne propose et dont se contentent ses usagers routiniers :

29

Quand une langue a déjà eu, comme la nôtre, plusieurs siècles de littérature, qu’elle a été créée et perfectionnée, maniée et torturée, qu’elle est faite à presque tous les styles, pliée à presque tous les genres, […] il s’échappe, comme une écume, de l’ensemble des ouvrages qui composent sa richesse littéraire, […] une certaine masse flottante de phrases convenues, d’hémistiches plus ou moins insignifiants,
Qui sont à tout le monde et ne sont à personne [46].

30 Se faisant historien de la langue, Hugo met en perspective la liberté stylistique conquise par le romantisme, qui avait besoin d’inventer une « langue poétique » :

31

C’est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu, les poëtes de nos jours, […] ont soumis la langue à cette élaboration radicale […] qui a été prise d’abord pour une levée en masse de tous les solécismes et de tous les barbarismes possibles, […]. Il fallait d’abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur  [47].

32 Définissant les assouplissements et enrichissements stylistiques auxquels a dû procéder la nouvelle littérature, Hugo proclame : « L’avenir […] n’appartient qu’aux hommes de style  [48] ». D’où l’éloge camarade fait d’Émile Deschamps : « […] il y a dans M. Deschamps, non seulement un poète, ce qui est peu de chose, mais encore un grammairien et un prosodiste. […] l’abondance des images, l’invention pittoresque des détails, l’ordonnance habile des compositions, la richesse des couleurs. C’est là, la part des poètes  [49]. »

« LE STYLE POUR LE STYLE »

33 Une telle idéologie littéraire engendre des résistances. Ses adversaires dénoncent un « matérialisme » qui accorde une prééminence indue à la forme. Un critique proclassique félicite Daru de ce que sa poésie ne consiste pas dans cet « inutile assemblage de mots dont la vaine harmonie fait de la poésie actuelle une sorte de musique sans paroles  [50] ». Au Globe, on n’aime pas la poésie des Orientales : poésie pour les yeux, où se manifeste un pur « génie du style », signe d’un « matérialisme nouveau [51] ». Jusque dans les colonnes de L’Artiste, on se plaint de ce « matérialisme » stylistique qui « s’est emparé de l’art », les écrivains ayant cru à tort « qu’on refaisait le fond par la forme  [52] ». Et de dénoncer d’un même geste un tel matérialisme et la tendance à l’originalité outrancière : « Sous ce déluge d’originalités, notez que le lecteur est assourdi ; on l’accable d’extraordinaire. C’est un style qui hurle comme une trompette ; des panoramas à user des bottes de sept lieues  [53] […]. »

34 On retrouve de telles résistances chez certains écrivains romantiques, et d’abord chez un membre en rupture de Cénacle : Musset. Tant il veut se démarquer de cette « école rimeuse » qu’un critique en vient à dire à son propos : « Quant à la forme, c’est du dandisme pur  [54]. » Dans ce même esprit dandy, son frère Paul fait de la surenchère : « Le style est le moindre de mes soucis  [55]. »

35 Il arrive même qu’un écrivain aussi soucieux de style que Balzac éprouve le besoin de se distancier des « phraséologues », à l’originalité artificielle : « Avec votre permission, messieurs les phraséologues, je trouve ce genre de narration beaucoup trop fatigant, et je voudrais bien substituer à ce style, mon cher J. Janin, quelque chose de plus naturel, de moins étudié  [56] ». Le Globe [57] et Sainte-Beuve ironisent sur le style de Janin, en passe de devenir un nouveau code : « piquant, pétillant, servi à la minute  [58] », mais fabriqué, poseur. Jusque dans la revue L’Artiste, certains raillent ce Deburau de la langue : ce n’est qu’un « styleur [59] » !

36 Mais c’est surtout dans le camp antiromantique que la résistance est vive. Côté humanitaire, l’opposition contre « l’art pour l’art » est une résistance contre le « style pour le style ». Fortoul, Saint-Chéron, à Leroux y contribuent, mais c’est Proudhon qui l’exprime avec le plus de virulence : « Le style pour le style a produit de nos jours la littérature expéditive, et l’improvisation sans idées ; l’amour pour l’amour conduit à la pédérastie, à l’onanisme et à la prostitution ; l’art pour l’art aboutit aux chinoiseries, à la caricature, au culte du laid  [60]. »

37 Même combat réactionnaire à la Revue des Deux Mondes et dans ses parages. En 1851, Montégut dénonce Hugo en tant que pur « homme de style », qui a pourtant la prétention de faire la leçon aux politiques  [61]. Louis Reynaud se moque de la déconvenue des « hommes de style », aux « existences froissées » par 48  [62]. Mais c’est Nisard qui, face au style de Chateaubriand, manifeste la plus nette conscience de la révolution qu’est l’autonomisation du style : « […] le style [est] devenu un but ; il y [a] des penseurs et des hommes de style ; distinction […] qui n’eût pas été comprise de nos ancêtres, mais qui est un fait de ce temps-ci, dont il n’est pas permis de ne point tenir compte […]. » Avec une lucidité historique dont il faut lui savoir gré, Nisard réalise que cette « époque du règne absolu du style » est à des années-lumière de Buffon :

38

Encore n’est-ce plus même le style, comme le définissait le grand écrivain Buffon, dont le discours sur le style est premièrement un discours sur l’art de concevoir et de disposer un sujet ; c’est le style séparé de ce qui en est la matière, le style existant par lui-même, le style au mot le mot, le style pour le style.

39 De ce travers moderne, Chateaubriand lui-même n’est pas indemne. L’occasion pour Nisard de mieux mesurer la distance qui sépare Buffon de l’autonomisation contemporaine du style :

40

Je n’ai pas besoin de dire que je place M. de Chateaubriand avant cette époque du règne absolu du style, […] mais toutefois à une époque déjà de déclin, quand l’équilibre entre l’instinct et l’extrême culture menace de se rompre, que l’art d’écrire glisse vers le style, qu’on prend pour une définition cette belle parole de Buffon, qui n’est en soi qu’une conclusion : « Le style, c’est l’homme [63] » […].

41 Soutenant l’école intime contre l’école artiste, la Revue des Deux Mondes combat une telle conception du style, plus encore lorsque Gautier et Banville la radicalisent. Charles Labitte et Alfred Crampon dénoncent les outrances des « jeunes matamores de l’art pour l’art » : « […] ce ne sont que bleus froids, violets glacés, gris souris. – Zébré, nacré, chamarré, strié, écaillé, truculent, voilà les épithètes ». S’ensuit une déploration de la décadence qui affecte ce bijou national, la prose française :

42

Tel est le style contre lequel on a échangé la prose que Montesquieu avait animée d’un si vif esprit, Buffon d’une si haute majesté, et Rousseau de tant d’éloquence et de feu ! Était-elle donc réellement impuissante, cette prose des maîtres, à rendre les conceptions de M. Gautier  [64] ?

43 Même réquisitoire chez Labitte :

44

Le vocabulaire est pour M. Th. Gautier un véritable sérail où il commande en maître. Par malheur, cet amour aveugle et véhément de la forme fait rejeter l’idée sur le second plan ; le sentiment n’est plus qu’un vassal de cette langue opulente et expressive qui s’enivre d’elle-même et se contemple comme Narcisse. […]. Chez M. Gautier, c’est le langage qui a le pas […].

45 Tout en condamnant la « domination de l’image » et la « suprématie de l’expression », ce critique débouche sur un paradoxe : plus un style est personnel, plus il est aisément imitable. Plus donc il y a risque qu’il ne devienne commun :

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Voilà l’inconvénient d’avoir une manière, un parti pris, et des habitudes invétérées dans le style. C’est un pli qui ne vous quitte plus et comme une senteur qui vous trahit tout d’abord. Ajoutez qu’une certaine uniformité se glisse ainsi à la longue, et que la nécessité oblige, pour varier et se rajeunir, d’exagérer encore le procédé dont on est l’esclave  [65].

IDIOSYNCRASIES À L’EMPORTE-PIÈCE

47 Cette idée que le style moderne est un style gravé, où l’empreinte se fait marque infamante, est un thème cher à Sainte-Beuve selon qui les grands écrivains sont, depuis Rousseau, des « perturbateurs d’atticisme  [66] ». De quoi retrouver du charme à la « parole unie » :

48

Byron dit du style d’Hazzlit qu’il ressemblait à une éruption de petite vérole. Presque tous les styles modernes sont dans ce cas, plus ou moins gravés. La parole lisse, unie, polie, quand on la retrouve, en tire du charme [67].

49 Lisant Gautier, Sainte-Beuve craint que « l’excessif ragoût de style [n’] engendre vite le dégoût  [68] ». Car la conséquence paradoxale du mouvement concomitant d’individuation et de matérialisation du style, c’est la codification de ces individuations à outrance, et donc aussi le repérage aisé des formes qui les manifestent : épithètes rutilantes, mots rares, métaphores, phrases coupées, rejets, etc. Voici donc les critiques soumis à une double tentation : dénoncer l’individualisme accrocheur qui caractérise les styles modernes, ou en montrer les effets d’école.

50 Sainte-Beuve condamne l’individualité outrée du style, à une époque où elle se fait crûment physiologique :

51

Les poésies, les romans sont arrivés à un tel degré d’individualité, comme on dit, à un tel déshabillé […] ; le style, à force d’être tout l’homme, est tellement devenu non plus l’âme, mais le tempérament même, qu’il est à peu près impossible de faire de la critique vive et vraie […], sans faire presque de la physiologie à nu sur l’auteur ou parfois de la chirurgie secrète  [69] […].

52 Quant à penser que ce style outrancièrement personnel finit très vite par avoir son code, que loin d’être une particularité propre à tel ou tel écrivain, il devient style d’école, c’est là une idée qui court depuis la fin de la Restauration. Dès février 1830, Duvergier de Hauranne dénonce le « code romantique », tout en donnant acte à Musset d’avoir renoncé aux « longues énumérations descriptives qui [en] sont devenues comme une des lois  [70] » : un nouveau « canon » n’a pas tardé à remplacer l’autre… Magnin se plaint, en revanche, que Vigny soit resté fidèle à la « césure mobile », qui est « la cocarde du bataillon sacré [71] ». En 1835, un critique trouve que Les Chants du crépuscule emblématisent toute « l’économie du style de l’école romantique », telle que l’a bien décrite… Joseph Delorme [72]. Mais, à cette époque, le second Sainte-Beuve dénonce lui-même les ravages d’une telle stéréotypie. Elle conduit entre autres à un style uniformément colorisé : « La forme et le style poétiques sont […] tombés, en quelque sorte, dans le domaine public ; il coule devant chaque seuil un ruisseau de couleurs, il suffit de sortir et de tremper  [73]. »

53 Mais c’est aussi Gautier en personne, destiné à subir les foudres de la Revue des Deux Mondes pour cause d’individualité stylistique trop voyante, qui grossit le camp des sceptiques. Vendant la mèche, il se moque de la facilité qu’il y a à « faire » les « différents styles » : « l’artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu » et « en y prenant des noms de peintres en i ou en o […] ; le dantesque au moyen de l’emploi fréquent de donc, de si, de or, de parce que, de c’est pourquoi ; le fatal, en fourrant, à toutes les lignes, ah ! anathème ! malédiction ! enfer ! ainsi de suite  [74] […] ». Gautier est donc très tôt sensible à la part de sociolecte qui, par renversement paradoxal, est l’ordinaire conséquence d’une idiolectalisation trop systématique. Le premier, il parle de poncif (mot de rapin). Et il joue à se prendre lui-même sur le fait : une fois, en commençant une description d’orgie avec sabbats et sorcières à la clé, avant de se raviser : « Pouah ! pouah ! voilà un commencement fétide, c’est le poncif de 1829  [75] » ; une autre, en lançant une autre description d’orgie, avant de se raviser : « […] cette forme de phrase, qui florissait la semaine passée, n’est plus déjà de mise dans celle-ci  [76] […] ».

54 La crainte que ces idiosyncrasies à l’emporte-pièce ne se retournent en stéréotypies invite Sainte-Beuve à rêver pour le critique un style peu marqué, voire un non-style [77]. De même, Émile Souvestre applaudit George Sand de ne pas succomber au style romanesque à la mode. Elle n’a ni « le prosaïque parlage des anciens romanciers ni les chatoyantes arabesques en vogue de nos jours ». « Sans contrastes heurtés, sans boutades fantasques », son style est « dépouillé de cette phraséologie redondante, espèce de brodage à la mécanique qui défigure toute pensée par ses vulgaires ornements  [78] ». S’ensuit la condamnation des styles à cachet :

55

Ce que l’on appelle le cachet d’un écrivain en fait de style est rarement autre chose que la monotonie d’une forme. On reconnaît au milieu de toutes ses originalités prétendues la même note résonnant comme le bourdon qui accompagne la musette pastorale, et ces âmes, pareilles aux timbres d’horloge, semblent n’avoir qu’un seul côté qui retentisse  [79].

« LE STYLE EST ENTRAILLES »

56 Mais c’est loin d’être là la pensée dominante. Tout au contraire, Sand est régulièrement accusée par la critique de ne pas avoir de style. Granier de Cassagnac le démontre. Voici d’abord sa définition du style :

57

Le style, c’est la manière dont ceux qui se servent d’une langue utilisent individuellement les matériaux qu’elle fournit : le style, c’est donc une méthode, un procédé, un art. Tout art a ses données générales, ses règles. […] Ce style, c’est sa personnalité esthétique ; ce style, c’est lui ; c’est l’homme, comme a dit Buffon. L’écrivain doit se reconnaître au style, comme l’homme au visage  [80].

58 Puis vient le jugement sans appel : « […] Mme Sand n’a pas de style. »

59 À son tour, Esquiros le répète, Sand n’a pas le pouvoir de marquer la langue à « son effigie » : « Sa phrase manque de ce caractère personnel auquel on reconnaît tout de suite les grands écrivains comme les anciens chevaliers à leur blason  [81]. » Et Esquiros de saluer, en revanche, les « hommes de style », en filant la métaphore de la monnaie : « Rien ne ressemble moins à un homme de style, quand on y regarde de près, qu’un autre homme de style. Ce sont deux pièces d’argent frappées à une image toute différente. » Et de condamner Sand, « création de la Revue des Deux Mondes », ayant suivi les directives de Planche, et perméable aux styles masculins dont elle subit l’attraction, comme l’a dit le Vicomte de Launay  [82]. En antithèse, Esquiros annonce une « seconde génération littéraire pleine de promesses à laquelle appartient l’avenir » : Nerval, Gautier, Ourliac, Frémy : « Plusieurs parmi eux sont des hommes de style. » Mais, paradoxe : sans que ce Messie se joigne aux sectateurs de « l’art pour l’art »…

60 Si bien des critiques – Sainte-Beuve, Planche, Nisard… – ont pris le pli de déprécier les styles marqués (comme de stigmates honteux), la norme romantique n’en reste pas moins longtemps tout autre : valorisation de l’individuation stylistique, et prise en compte de ses procédés formels. C’est en fonction d’elle qu’un critique apprécie dans La Peau de chagrin « l’individualisme original d’un auteur favori du public ». Ainsi Balzac se démarque de « notre jeune école littéraire, qui n’est pas encore aussi hardie avec le dictionnaire qu’avec la pensée » : « Son style a en effet un caractère. Ce n’est pas le style de ses émules, de ses rivaux : il lui est propre, il lui appartient  [83]. » C’est là aussi la norme que Hugo pousse à outrance dans les marges de William Shakespeare (1864). De manière testamentaire, il y donne une version flamboyante de la pensée de Buffon :

61

Le style […] jaillit de tout l’écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien que des profondeurs de son intelligence. […] Le style est âme et sang ; il provient de ce lieu profond de l’homme où l’organisme aime ; le style est entrailles.

62 Reste à concilier la nécessité ombilicale du style avec la liberté du créateur. Ce que Hugo opère en usant des pouvoirs de l’oxymore. Totus in antithesi :

63

Le style a une chaîne, l’idiosyncrasie, ce cordon ombilical […]. À cette attache près, qui est sa source de vie, il est libre. Il traverse en pleine liberté tous les alambics de la grammaire […]. De là, au point de vue absolu, cette surprenante élasticité du style […]. Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le même homme […].

VERS LE STYLE IMPERSONNEL

64 Pour que s’atténue un peu ce dialogue de sourds entre critique prude et derniers feux du romantisme, il faut attendre l’époque suivante. Non que le dogme de l’impersonnalité s’applique uniformément au style. Car pour Zola, Barbey, Remy de Gourmont, il reste affaire de tempérament. Pour les Goncourt, « l’épithète rare » est « la griffe de l’écrivain  [84] » ; et ils admirent le style de Michelet, « autographe d’une pensée  [85] ». Quant à Vapereau, il admet à contrecœur que « la formule de Buffon, avec sa légère modification, a été prise pour la devise d’une théorie individualiste à laquelle il n’avait pas songé, mais qui n’en a pas moins sa part de vérité  [86] ».

65 Mais on entre tout de même dans un autre monde. Celui où, par réaction, gagne le gros « style Revue des Deux Mondes [87] », le style doctrinaire, certifié sans images, dont se moque Hugo  [88]. Celui où Nachette-Scholl, ce farceur qui désossait la langue française, et avait inventé, en fait de style, le « flamboyant cocasse », émonde ses « erreurs coloristes » et se fait un style insipide façon Geoffroy  [89]. Mais aussi le monde Baudelaire-Flaubert…

66 En Poe, « le premier Américain qui […] ait fait de son style un outil  [90] », ce n’est pas l’empreinte stylistique de l’homme que Baudelaire admire, mais son « style serré, concaténé [91] ». En Buffon, c’est plutôt le chantre de la patience que Flaubert estime, plutôt que l’autre, le persistant symbole de l’individuation stylistique. La nécessité de la valeur travail (Barthes) fait que l’empreinte naturelle du style n’est plus valorisée. Ni facile à reconnaître après l’épreuve du gueuloir. Le style enfin délivré de l’individualité : non plus « moule particulier », mais substance absolue. Ce dont Maupassant rend hommage à Flaubert :

67

Il n’imaginait pas des styles, comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain, et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité. Le style devait donc être impersonnel, et n’emprunter ses qualités, qu’à la qualité de la pensée, à la puissance de la vision  [92].

68 Voici la piste. Quant à la suite de l’enquête, ce sera pour une autre fois.

Notes

  • [1]
    Ce travail complète une étude de ces mutations plus amples : L’Homme et l’œuvre. La biographisation de la littérature, Paris, PUF, coll. « Les Littéraires », 2010.
  • [2]
    « On dit d'Un Écrivain, qu'Il n'a point de style, pour dire, qu'Il n'a point une manière d'écrire qui soit à lui […] », Dictionnaire de l'Académie française, 5e éd. (1798).
  • [3]
    Encyclopédie méthodique. Grammaire et littérature, Paris, Panckoucke, t. III, 1786, p. 417.
  • [4]
    Jaucourt, article « Style », Encyclopédie, Neuchâtel, Fauche, s.d., t. XV, 1765, p. 551-552.
  • [5]
    Les Styles, poëme en quatre chants, Paris, Duchesne, 1781.
  • [6]
    « Nous n'étudions point assez la vie des grands hommes […] ; il faudroit les suivre dans les détails de leur vie privée, nous y trouverions peut-être la cause de leurs succès, nous verrions pourquoi ils ont réussi dans un genre plutôt que dans un autre », ibid., p. XII-XIII.
  • [7]
    Louis-Sébastien Mercier, De la littérature et des littérateurs, Yverdon, 1778, p. 54.
  • [8]
    « Du style épistolaire et de Mme de Sévigné », Mercure de France, 1778, repris dans Éléments de littérature, publiés par J.B.A. Suard, Paris, Dentu, 1803, t. III, p. 232.
  • [9]
    Op. cit., p. 37.
  • [10]
    Ibid., p. 54.
  • [11]
    Ibid., p. 87-88.
  • [12]
    Ibid., p. 1-2.
  • [13]
    Ibid., p. 380.
  • [14]
    De la littérature considéré dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), éd. A. Blaeschke, Paris, Garnier, 1998, p. 392.
  • [15]
    En l’accusant de s’être « complu dans l’art d’écrire » (ibid, p. 279) ou en l’opposant à Rousseau : « M. de Buffon colore son style par l’imagination : Rousseau l’anime par son caractère ; l’un choisit ses expressions, elles échappent à l’autre », Lettres sur les écrits et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, s. l., 1788, p. 4.
  • [16]
    De la littérature…, op. cit., p. 390.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Pensées de Joubert : précédées de sa correspondance et d'une notice par Paul Raynal, 4e éd., Paris, Didier, 1866, t. II, p. 85-86.
  • [19]
    « Il est un style livrier, qui sent le papier et non le monde, les auteurs et non le fond des choses », ibid., t. II, p. 292.
  • [20]
    Ibid., t. II, p. 290.
  • [21]
    Fr. Andrieux, « Cours de grammaire et de belles-lettres », Journal de l’école polytechnique, t. IV, 1810, p. 197.
  • [22]
    « Le style pour quelques critiques n’est que l’art d’écrire correctement et avec un élégance convenue. Pour M. Delécluze et pour nous, c’est bien autre chose. Le style est le corps de la pensée », « Littérature. À l’éditeur du Globe », Le Globe, 18 octobre 1827, t. V, p. 451.
  • [23]
    Préface de Cromwell (1827), Œuvres complètes, éd. J. Massin, Le Club français du livre, 1970 [désormais OCH], t. III, p. 62.
  • [24]
    « Réflexions sur la vérité dans l’art » [1829], préface de Cinq-Mars, Œuvres complètes, éd. Baldensperger, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1965, p. 20.
  • [25]
    « Littérature. – De l’art actuel », Revue encyclopédique, juillet-août 1833 [paru en 1834], t. LIX, p. 112.
  • [26]
    « Racine », Revue de Paris, 17 janvier 1830, Portraits littéraires, Œuvres, éd. M. Leroy, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » [désormais PL], t. I, p. 758.
  • [27]
    « Mathurin Régnier et André Chénier », Revue de Paris, 16 août 1829, PL, p. 811.
  • [28]
    « Jean-Baptiste Rousseau », Revue de Paris, 7 juin 1829, PL, t. I, p. 784.
  • [29]
    Préface de Cromwell, OCH, t. III, p. 73.
  • [30]
    Ibid., p. 76.
  • [31]
    Le Globe, 8 avril 1829, p. 220-223.
  • [32]
    Émile Deschamps, Études françaises et étrangères (1828), 5e éd., Paris, Levavasseur et Canel, 1831, p. LIII.
  • [33]
    Mais Deschamps n’est pas conscient lui-même de ces différences. Sans avoir manifestement relu Buffon, il affirme, après cette énumération de ce qui compose le style – aux antipodes de la pensée de Buffon : « C’est après une peinture éloquente de ces qualités que Buffon a dit : Le style est l’homme même », ibid.
  • [34]
    « […] l’école nouvelle en France a continué l’école du XVIe siècle sous le rapport de la facture et du rythme », Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle (1828), Paris, Fasquelle, Bibliothèque-Charpentier, s. d., p. 283.
  • [35]
    Op. cit., p. XXV.
  • [36]
    Voir son aveu à Hugo le 23 décembre 1824 : « Quel homme qui dans deux strophes fait deux fautes d’orthographe ! Mon principe est cependant qu’il en faut faire en vers, sans cela la grammaire écrase la poésie » (OCH, t. II, p. 1458).
  • [37]
    Préface des Odes et poésies diverses, juin 1822, OCH, t. II, p. 5.
  • [38]
    Cette nouvelle figure est, selon Gérald Antoine, en partie une création du Joseph Delorme. Sainte-Beuve y « prend place au rang des poëtes-artistes – c’est son mot, et il le répète – c’est-à-dire de la génération poétique la plus moderne […]. De ses Pensées sortira une génération de poètes-artistes, attentifs à doubler les puissances de l’inspiration par les sortilèges calculés de la forme, à la fois peinture, harmonie et rythme » (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829, éd. G. Antoine, Paris, Nouvelles éditions latines, 1956, p. LXXXVII).
  • [39]
    Préface de Cromwell, OCH, t. III, p. 74.
  • [40]
    « Poésie. Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme », Le Globe, 11 avril 1829, t. VII, p. 228-229.
  • [41]
    Préface des Études françaises et étrangères, op. cit., p. XVII-XVIII.
  • [42]
    Voir mon étude : « L’invention de “l’Art”, ou De la poétique à l’esthétique (1800-1850), actes du IIe Congrès de la Société des études romantiques : L’Esthétique en acte, Nanterre, Presses de Paris X, p. 2009, p. 27-47.
  • [43]
    Op. cit., p. XVIII.
  • [44]
    Manifeste que Hugo attiédit lorsque, se retournant sur son passé, il soutient qu’il n’a jamais formulé le slogan de « l’art pour l’art » (William Shakespeare, OCH, t. XII, p. 283). Vrai de l’énoncé précis, c’est moins vrai de l’idéologie qui le sous-tend.
  • [45]
    OCH, t. V, p. 30.
  • [46]
    Ibid., p. 95. Ce texte reprend un article de 1822 (OCH, t. II, p. 46).
  • [47]
    Ibid., p. 33.
  • [48]
    Ibid., p. 35.
  • [49]
    « Études françaises et étrangères, par Émile Deschamps », L’Album, 20 décembre 1828, OCH, t. III, p. 1081.
  • [50]
    « Institut royal de France. Séance annuelle des quatre académies, le 24 avril », Mercure de France, 1824, t. X, p. 158.
  • [51]
    « Littérature. Au rédacteur du Globe, 15 avril 1829, t. VII, p. 238.
  • [52]
    Anon., « Notre-Dame de Paris, par M. Victor Hugo », L’Artiste, 27 mars 1831, t. I, p. 104.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    [Duvergier de Hauranne], « Poésie. Contes d’Espagne et d’Italie, par M.A. de Musset », 17 février 1830, p. 10.
  • [55]
    Paul de Musset, Samuel, Paris, 1833, p. X.
  • [56]
    Les Deux amis (1830), Œuvres diverses, éd. R. Chollet et R. Guise, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 682.
  • [57]
    15 avril 1830, t. VIII, p. 240.
  • [58]
    Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 13 mai 1850, t. II, p. 83.
  • [59]
    Janin est « ce jeune styleur à visage joyeux », un « Janus qui […] bouleverse les règles qu’il a établies […] », « Contes fantastiques et littéraires, par M. Jules Janin », La France littéraire, octobre 1832, p. 219. Le mot revient dans la même revue en 1833, à propos d’un auteur de théâtre, « Anicet-Bourgeois, le grand faiseur et non le bon styleur », « Théâtres », La France littéraire, 1833, t. V, p. 213.
  • [60]
    Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, Paris, Librairie internationale, 1867, t. I, p. 182.
  • [61]
    « Quel devoir s'impose, quel but s'assigne M. Hugo, lorsqu'il monte à la tribune ? […] il ne remplit d'autre devoir que celui d'homme de style et d'écrivain », « De la vie littéraire depuis la fin du XVIIIe siècle », Revue des Deux Mondes, 1er avril 1851, p. 102.
  • [62]
    Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques, 2e éd., Paris, Michel Lévy, 1861, p. 198.
  • [63]
    « Du dernier ouvrage de M. de Chateaubriand », Revue de Paris, octobre 1836, Paris, t. XXXIV, p. 160-161.
  • [64]
    Alfred Crampon, « Critique littéraire. – Les Fantaisistes », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1852, t. IV, p. 590.
  • [65]
    Charles Labitte, « Simples essais d’histoire littéraire. VII. Le grotesque en littérature », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1844, t. VIII, p. 508.
  • [66]
    « La marquise de Crequi. Fin », 6 octobre 1856, Causeries du lundi, Paris, Garnier, s. d., t. XII, p. 484-485.
  • [67]
    « Pensées et fragments », Portraits contemporains [désormais PC], t. III, p. 209.
  • [68]
    « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1838, t. XV, p. 869.
  • [69]
    « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1838, t. XVI, p. 365. Repris dans « Pensées et fragments », PC, t. II, p. 529.
  • [70]
    [Duvergier de Hauranne], « Poésie. Contes d’Espagne et d’Italie, par M.A. de Musset », 17 février 1830, t. VIII, p. 11.
  • [71]
    Charles Magnin, « Poésies, par M. le comte Alfred de Vigny, auteur de Cinq-Mars », Le Globe, 9 mai 1829, t. VII, p. 294.
  • [72]
    « “L'insouciance et la profusion qui donnent une allure si particulière aux larges périodes de notre poète, dit Joseph Delorme, cette foule de participes présens quittés et repris, ces phrases incidentes jetées adverbialement, ces énumérations sans fin qui passent flot à flot, ces si, ces quand éternellement reproduits […], tout cela n'est-il donc rien pour caractériser une manière ?” Ajoutez les enjambemens et la richesse de la rime, il serait difficile de mieux résumer toute l'économie du style de l'école romantique […] », A. R Bouzenot, « Bulletin littéraire. Les Chants du crépuscule, par M. Victor Hugo », Revue de Paris, 1835, t. XII, p. 56-57.
  • [73]
    Sainte-Beuve, « Pensées et fragments », PC, t. II, p. 531.
  • [74]
    Théophile Gautier, Les Jeunes-France, romans goguenards (1833), Paris, Charpentier, s.d., p. 89.
  • [75]
    Ibid., p. 230.
  • [76]
    Ibid., p. 231.
  • [77]
    « Une des conditions du génie critique […], c'est de n'avoir pas d'art à soi, de style », « Du génie critique et de Bayle », Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1835, Portraits littéraires, op. cit., t. I, p. 989.
  • [78]
    Étienne Souvestre, « Du roman », Revue de Paris, octobre 1836, t. XXXIV, p. 127-128.
  • [79]
    Ibid, p. 128.
  • [80]
    Granier de Cassagnac, « Jacques, par George Sand », Revue de Paris, 12 octobre 1834, t. X, p. 88-89. Le même auteur reprend cette formule de « personnalité esthétique » dans un article sur Janin où il affirme que seuls deux écrivains contemporains ont un style, Hugo et Janin (« Bulletin littéraire. Littérature. Romans, contes et nouvelles », Revue de Paris, 12 octobre 1834, t. X, p. 151).
  • [81]
    Alphonse Esquiros, « Les littérateurs contemporains », La France littéraire, 1840, nouv. série, t. I, p. 15.
  • [82]
    « C’est surtout à propos des ouvrages de femmes que l’on peut s’écrier avec M. de Buffon : “Le style est l’homme” », « Lettres parisiennes », La Presse, 8 mars 1837.
  • [83]
    [Anon.], « La Peau de chagrin, par M. de Balzac », Revue de Paris, 14 août 1831, t. XXIX, p. 130.
  • [84]
    Journal, 25 février 1866, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. II, p. 11.
  • [85]
    Ibid., 5 novembre 1864, t. I, p. 1118.
  • [86]
    G. Vapereau, Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1876, p. 1922.
  • [87]
    Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes. Les philosophes et les écrivains religieux, Paris, Amyot, 1860, p. 58.
  • [88]
    « On dirait, aux réclamations et clameurs de l’école doctrinaire, que c’est elle qui est chargée de fournir à ses frais à toute la consommation d’images et de figures que peuvent faire les poètes », William Shakespeare, OCH, t. XII, p. 228.
  • [89]
    Les Hommes de lettres, Paris, Dentu, 1860, p. 213.
  • [90]
    « Edgar Poe, sa vie et ses ouvrages » (1852), Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 19, p. 274.
  • [91]
    Ibid., p. 283.
  • [92]
    Guy de Maupassant, « Gustave Flaubert dans sa vie intime », La Nouvelle Revue, 1er janvier 1881.
Français

L’individuation du style est considérée sur le temps long comme une révolution qu’on comprend mieux en tenant compte des mutations globales d’un espace littéraire où d’autres mutations concomitantes ont lieu : biographisation de la littérature, sacre de l’écrivain, autonomisation de la littérature, mise en cause de la notion de genre, etc. Il s’agit ainsi d’historiciser la formule de Buffon. L’étude suit les diverses phases de l’individuation du style, depuis l’Encyclopédie, jusqu’au William Shakespeare de Hugo, en passant par Marmontel, Mercier, Mme de Staël, les théoriciens du Second Cénacle, et en montrant que cette individuation s’accompagne après 1830 d’une prise en considération plus technique des variables formelles qui constituent un style d’auteur, mais aussi d’une critique des idiosyncrasies stylistiques trop systématiques.

English

Differentiation and singularity of style are considered, over the long run, to be a revolution better understood by taking into account the global changes of a literary space in which other concomitant mutations take place : the biographical marking of literature, the anointing of the writer, the autonomous empowerment of literature, the questioning of genre and form, and so forth. Thus it is a question of considering Buffon’s remark through a historical lens. This study follows the different phases of the differentiation and singularity of style, from the Encyclopedia up to Hugo’s William Shakespeare, and includes Marmontel, Mercier, Mme de Staël, and the theoreticians of the Second Cenacle. This study will show that, after 1830, this differentiation and singularity are seconded by a more technical consideration of the formal variables that constitute an author’s style, but also by a critique of stylistic idiosyncrasies that are too systematic.

José Luis DIAZ
(Université Paris-7)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/06/2010
https://doi.org/10.3917/rom.148.0045
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