CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Pro captu lectoris
Habent sua fata libelli.

1 Proust, prolongateur inconscient de Humboldt, soulignait la dimension holistique de l’objet, en rappelant que « le style n’est pas une affaire de technique mais de vision »  [1] ; Jules Renard, pour sa part, notait dans son Journal : « Le style, c’est l’oubli de tous les styles » (7 avril 1891). Dépassant le seul cadre littéraire pour atteindre la dimension générale de l’esthétique, André Malraux résolvait enfin la difficulté dans Les Voix du silence : « Le style ne nous apparaît plus seulement comme un caractère commun aux œuvres d’une école, d’une époque – conséquence ou ornement d’une vision – il nous apparaît comme l’objet de la recherche fondamentale de l’art, dont les formes vivantes ne sont que la matière première. Et à la question : – Qu’est-ce que l’art ?, nous sommes portés à répondre : – Ce par quoi les formes deviennent style [2]. » Entre ces postulations, existent également des conceptions magnétiquement orientées par un leurre technicien, particulièrement prégnant aujourd’hui sous l’effet des technologies de la linguistique et de la communication.

2 Je voudrais montrer ici – sur l’exemple et par l’intermédiaire du XIXe siècle – que cet aboutissement instrumentalisant est le point ultime de développement d’une reformulation devenue très vite fautive du célèbre aphorisme proféré par Buffon dans son « immortel et magnifique [3] » Discours de réception à l’Académie, du 25 août 1753 : Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées  [4].Produit qui conjugue dans l’écriture trois impératifs catégoriques, trois injonctions déontologiques : bien penser, bien sentir et bien rendre… Mais produit qui implique également une certaine représentation de la personne de l’auteur à l’époque où l’on passe, non sans ambiguïtés voulues ou consenties, du génie de la langue au génie des écrivains.

3 Sous cette triple tutelle, la notion de style se présente alors dotée d’un contenu holistique, et d’un caractère massif, qui dissimulent les difficultés de son analyse critique et ne laissent paraître que son aptitude à être modalisée par une large série de prédicats évaluatifs. Ici encore, ce qu’on croit savoir du style masque ce que l’on en ignore. À quoi servent les prédicats qu’il est d’usage d’accoler à ce terme depuis l’âge classique et néo-classique, si ce n’est à oblitérer sa nature et à occulter ses spécificités, à générer des clichés ou engendrer des stéréotypes : burlesque, comique, poétique, fleuri, simple, sublime, clair, correct, digne, élégant, pur, harmonieux, vieilli, vieux, énergique, hardi, pompeux, triste, vif, plaisant [5]

4 Le style est bien plus qu’un Janus. Attesté dès le XIIIe siècle au sens de « manière de parler », le terme stile s’impose au XVIe siècle puis au XVIIe siècle, au témoignage de la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise, pour désigner la manière d’écrire et de composer. L’orthographe style étant alors jugée plutôt archaïque, elle devient ordinaire à partir de l’édition de 1762 tandis que la définition reste la même, aux exemples et caractérisants près, jusqu’à nos jours. Balançant entre la linguistique anthropologique et psychologique allemande (Humboldt), l’herméneutique romantique (Schleiermacher) ; les surgeons de la rhétorique classique de Dumarsais et Beauzée chez Fontanier pour l’hypertrophie taxinomique du signifiant, et le prolongement de cette dernière chez Condillac, pour l’extrospection du signifié, la notion de style, dès le passage du XVIIIe au XIXe siècle, s’est progressivement perdue à force de se chercher dans ce qui n’est pas lui [6]. Et encore ne faisons-nous pas ici un sort aux dérivés stylistique (substantif) entré dans la langue en 1872, comme Littré le révèle, sous l’impulsion de la philologie germanique : « connaissance pratique des particularités caractéristiques d’une langue donnée et particulièrement des idiotismes », puis banalisé en 1905 par Bally : « étude scientifique des procédés de style que permet une langue », lequel introduit, la même année, l’adjectif stylistique, pour caractériser les faits d’expressivité dont une langue est capable. Tous faits qui viennent par surcroît compliquer le problème en posant sur un objet labile une étiquette que la doxa fixe arbitrairement dans un rapport ambigu de la langue à l’écriture, vécu tout autant par… l’auteur que par son lecteur !

STYLE, LANGAGE ET ESTHÉTIQUE

5 À l’époque moderne, les notions d’auteur, de lecteur, de norme, d’exemple, de modèle, de valeur sociale trouvent à s’articuler dans une théorie générale du langage nouant étroitement les dimensions éthique, esthétique, pragmatique et politique de la langue. Mais ces dernières en tant que valeurs sont par principe variables à travers la double histoire du médium langagier lui-même et de sa conceptualisation (méta-) linguistique. Histoire de la langue au sens banal du terme, ou histoire des pratiques discursives, certes, mais insérée dans l’évolution d’une histoire des idées linguistiques ou des sciences du langage. Il m’apparaît ainsi impossible de dissocier ces deux ordres de transformations, dont il faut aujourd’hui – à distance historique – retrouver les légitimités internes et externes. Avec justesse, Brigitte Schlieben-Lange caractérisait en termes oppositifs la dynamique du XVIIIe siècle et le tournant de l’époque révolutionnaire :

6

On a l’impression, quant à l’histoire du concept de style, que deux tendances définitionnelles se succèdent sous le semblant d’une exclusion mutuelle. Les styles font d’abord l’objet d’une classification en nombre fini ; dans cette conception, deux aspects sont déterminants ; la distinctivité (sociale et esthétique) et la possibilité de choix. Nous trouvons en opposition à cette première notion, celle de style en tant que principe d’organisation uniformisant. […] L’Encyclopédie propose une classification des styles en nombre fini, à laquelle Condillac oppose un nombre infini de styles organisant chacun une œuvre individuelle. Au moment où l’on abandonne le nombre fini de styles en tant que possibilité de choix et de distinction, le rôle du style en tant que principe d’organisation interne et uniformisant apparaît au premier plan  [7].

7 Référée à l’existence d’un sujet créateur – comme L.-S. Mercier en ces années-là le revendique hautement – la notion de style acquiert alors une complexité, et une densité qui font encore pour nous aujourd’hui, toute son opacité. Les ouvrages d’esthétique de la langue, de linguistique, les grammaires et essais sur le langage, tous travaux de science du XIXe siècle convainquent aisément de ce que la conception originelle en France de l’objet style, et ses prolongements jusqu’à nos jours, ne peuvent s’affranchir d’une insidieuse dépendance à l’endroit des théories de l’écart, notamment en ce lieu où celui-ci est le plus facile à détecter : le lexique, et, subsidiairement, la syntaxe pour laquelle, à l’heure de la suprématie de l’ordre naturel, toute inversion devient procédé expressif.

8 Avec le XIXe siècle est effectivement arrivé le règne du mot, supplantant celui de la construction et de l’élocution. Victor Hugo a certes mis le bonnet rouge au dictionnaire mais il s’exclame paix à la syntaxe. D’autant que le XVIIIe siècle, par son insistance à travailler la distinction de la syntaxe et de la construction, a complètement focalisé l’attention des théoriciens de l’écriture sur la fixation des figures – dont celles de construction – à laquelle a procédé la rhétorique taxinomique, car cette fixation autorisait en elle-même à normaliser les effets de déviance, sinon de dévoiement syntaxique, dont témoignent les faits d’inversion, de parallélisme, d’anacoluthe, d’asyndète ou d’ellipse. Après avoir publié en 1849 une Lexicologie des écoles primaires, Pierre Larousse compose en 1851 un Traité élémentaire d’analyse grammaticale, qu’il fait immédiatement suivre d’un Cours lexicologique de style. Et la folie dictionnaire du XIXe siècle ne cesse d’avouer l’irrésistible séduction exercée par une extension maximale du lexique, pourvu que cette dernière se réalise dans les cadres morphologiques et sémantiques de la langue. Comme si – le signe étant réduit à sa forme la plus répandue – la matière de l’item lexical était plus qu’une représentation, un modèle même du langage. Il faudra attendre Mallarmé pour que cette spécificité d’un style d’auteur ose questionner les formes de la syntaxe commune.

9 Dans un ouvrage récent, traitant de Baudelaire, mais sans qu’il paraisse en avoir eu conscience, un linguiste revient en termes déguisés à cette conception d’une suprématie du lexique, dans un contexte où figurent également la notion d’auteur et le terme infiniment problématique de Stylistique :

10

Les vocables sont parmi les unités récurrentes de niveau microlocal, dont les relations dessinent des réseaux non linéaires, qui prennent valeur dans une saisie plus globale que celle des occurrences particulières ; c’est ce que nous désignerons comme l’objet de la macro-analyse des microstructurations, sous le terme de stylistique. – Pourquoi stylistique ? [parce qu’] il s’agit à la fois de mettre en doute les vestiges de la vieille stylistique fondée sur le relief subjectif de l’instance auctoriale (le style de Baudelaire), et de donner un nom à l’analyse des reliefs dynamiques qui font d’un ensemble verbal plus et autre chose que la somme ou le produit des valeurs des unités qui le composent : un complexe unique de relations de tous niveaux, un texte. Reliefs dynamiques, contrastes au sens où l’entend Riffaterre, écarts, mais à une norme qui ne peut en aucun cas être exogène et qui sera toujours étroitement dépendante du profil du contexte  [8].

11 Prenons acte de l’endogénie du marquage distinctif ; mais notons aussi que ni l’épistémologie générale, ni l’axiologie n’ont au fond changé par rapport aux premières approches du phénomène style perçu comme écart scriptural, éthique, esthétique, et conséquemment politique, si, comme Barthes, on conçoit toute langue comme fasciste, il n’est pas sans risque de s’affranchir du faisceau et de la fascination du prêt à parler qu’est le prêt à penser. S’en écarter signe nécessairement un dévoiement sinon une déviance. Et même si les méthodologies d’approche du style, désormais dites « stylistiques », ont aujourd’hui été modifiées par des algorithmes, des modèles de fréquence et de distribution, il demeure impossible de discerner dans les faits une réelle transformation de la problématique générale : le mot reste toujours au centre du débat, reléguant à un second plan les faits de syntaxe, pourtant porteurs d’informations logico-grammaticales, et ceux de composition générale. Tout se passe alors comme si le signifiant pouvait être – au choix, et selon les occurrences – escamotable, escamoté ou maintenu, tandis que le signifié deviendrait en quelque sorte le tout du texte. Ce qui condamne la notion de style à désigner indéfiniment le contenu d’un objet dont la conceptualisation lui demeure inaccessible.

12 On comprend dans ces conditions que l’oubli de l’ordre et du mouvement dans les pensées, qui réfèrent explicitement à la construction dans son opposition à la syntaxe, revendiqués par Buffon ait pu conduire à une réinterprétation fausse de son aphorisme : « Le style est l’homme même. » Car si la syntaxe est la règle, la construction peut en constituer la transgression et s’affirmer comme valeur expressive. Alors, l’individu seul devient peu à peu la mesure de son expression et s’institue garant de son vocabulaire comme de sa grammaire. Dans la mesure où le vocabulaire – vêture et ornement d’une syntaxe qui devrait être avant tout obéissance aux principes de la grammaire – constitue l’essentiel du style, il n’y a donc pas trahison à passer d’une phrase attributive synthétisante : Le style est l’homme même à une phrase clivée : Le style, c’est l’homme. Dédoublement et clivage qui voudraient affirmer la simplicité d’une nature transparente aux signes, et qui ne font que graver malignement dans la conscience et la mémoire la complexité d’une culture opacifiée par les signes.

13 Il s’agit alors de détourner conjoncturalement l’aphorisme de Buffon dans le sens d’une affirmation de la psychologisation de l’écriture, comme il y aura, plus tard dans le siècle, une linguistique à base psychologique. Au moment où l’un s’écrie : « Ego Hugo », quand l’autre affirme « C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ; / Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi », et qu’un troisième revendique : « Quelquefois seulement, quand mon âme oppressée/Sent en rythmes nombreux déborder ma pensée/Au souffle inspirateur du soir dans les déserts/Ma lyre abandonnée exhale encore des vers », il est aussi naturel de concevoir cet objet nouveau du style comme le produit d’une attitude typique de réaction à l’encontre des règles grammaticales classiques et des exemples littéraires néo-classiques, que de voir cet objet s’instituer en modèle général légitimé de la dérogation esthétique, éthique, politique et même sociale. En cet instant du siècle est arrivé le moment où l’homme paraît se projeter tout entier dans le style, et où le style semble refléter intégralement les idiosyncrasies de l’auteur : que l’on songe, par exemple, à la bohème, aux bousingots et autres « artistes », pour qui le terme de style peut s’appliquer aussi et tout autant à une manière de vivre, d’aimer, de manger, boire, dormir, écrire, contester…

14 Modèle valorisé et reconnu, le style devient peu à peu l’exemple même de la dérogation en langue, acceptée ou dénoncée au motif d’arguments axiologiques qui lui sont étrangers. Car, en dépit de toutes les incohérences attachées à l’objet, c’est dans la grammaire que vocabulaire, syntaxe et construction se réconcilient sous la bannière de la règle – didactique, éthique, esthétique, politique. N’est-ce pas d’ailleurs là le sens du jugement qui aujourd’hui encore répute un ouvrage bien ou mal écrit ? Prenant le dévoiement pour sa nouvelle règle esthétique, d’Arlincourt, autour de 1820, y gagne son surnom de « Vicomte inversif », héraut en quelque sorte de la contradiction qui tend à faire de l’inversion le modèle grammatical de construction prenant le pas sur l’ordre naturel sujet-verbe-complément de la syntaxe !… La question débattue se déplace alors et devient bien une question relevant de l’anthropologie du langage, et plus spécialement d’une anthropologie historique de ce dernier. Dans ce cadre, il est impossible de penser l’articulation de l’éthique et du politique en dehors – précisément – de l’historicité du langage.

STYLE, LANGUE ET POLITIQUE

15 Les règles grammaticales tendent en effet à définir en compréhension une norme applicable à la langue ; mais ce prescriptivisme a surtout pour finalité d’ordonner le fonctionnement des axiologies sociales sous un impératif d’esthétique de la langue, qui dissimule mal le dessein et les intérêts éthiques de cette régulation des mots et des mœurs. Les exemples littéraires, quant à eux, avouent l’incapacité à fonder autrement qu’en extension la puissance contraignante des principes allégués, non point tant d’ailleurs sous l’aspect de leur régularité ou de leur conformité linguistique, que sous celui de leur puissance à être institués en modèles éthiques, c’est-à-dire en exemples valorisés et exposés dans un but didactique.

16 Il résulte de cette contradiction une survalorisation de la notion de style dont on peut alors trouver de multiples traces. Philarète Chasles, préfacier de la Grammaire nationale de Bescherelle note qu'« en fait de style et de langage, comme en politique et en philosophie, la lutte est entre la liberté d’une part et d’une autre la puissance d’ordre et d’organisation » (1834). Émile Deschamps, l’auteur des Études françaises et étrangères (1828) avançait déjà :

17

Il est temps de dire un mot du style, cette qualité sans laquelle les ouvrages sont comme s’ils n’étaient pas. On se figure assez généralement parmi les gens du monde, qu’écrire sa langue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose. Non : l’absence de fautes ne constitue pas plus le style que l’absence des vices ne fait la vertu. C’est l’ordre des idées, la grâce ou la sublimité des expressions, l’originalité des tours, le mouvement et la couleur, l’individualité du langage, qui composent le style. […] Ainsi on n’a point de style pour écrire correctement des choses communes, et on peut avoir un style et un très beau style en donnant prise à la critique par quelques endroits. […] On corrige quelques détails dans son style ; on ne le change pas. Autant d’hommes de lettres, autant de styles !

18 On ne saurait guère être plus clair, tandis que le professeur d’écriture, de grammaire et de style, Raynaud, dans un Traité du style rédigé en 1827  [9] – reprenant la tradition d’Aristote et de Quintilien – écrivait également :

19

Le style et le bon ton se lient dans le monde, comme le style et le bon goût doivent être inséparables en littérature. […] Soit que l’on se destine à la haute mission d’écrivain, soit que l’on veuille resserrer son avenir dans le cercle borné de la vie ; en un mot, que l’on veuille parler ou que l’on veuille écrire, une des premières conditions, c’est de travailler son style ; les faveurs de la nature et de la fortune perdent de leur éclat si l’on ne sait pas parler, comme le génie lui-même est un inutile présent du ciel pour l’écrivain, s’il ignore l’art de le faire valoir par le style, […] quant aux auteurs, leur vraie physionomie c’est le style ; c’est la physionomie qu’ils auront dans la postérité, s’ils y parviennent.

20 Cette survalorisation du style conduit à une surévaluation de la nature des sujets individuels auxquels renvoie cet objet et tend à détourner l’auctoritas du créateur en langage à ses critiques, herméneutes ou exégètes dont les discours réifient l’énergie d’une écriture… Le statut central du style, comme valeur esthétique indissociable de la transmission de certaines valeurs éthiques et politiques, justifie à l’époque moderne l’interposition de ces médiateurs, chargés de promouvoir la représentativité d’un objet singulier, discriminant, par principe, et insensiblement converti en modèle de langue, quoiqu’il se réalise dans l’unicité exemplaire de la parole de l’individu. Et il y a décidément là un paradoxe à éclaircir.

21 Au regard d’une théorie du style, je poserai donc la distinction de l’individuation et de l’individualisation en langage :

22

  1. L’individuation en langage renvoie à une conception de l’individu, insécable, indivis historique d’une société et d’une culture, spécimen langagier en soi d’une collectivité plurielle, comme Molière appartient au XVIIe siècle ou Barthes à une portion spécifique du XXe siècle français. L’objet du style y paraît comme une donnée du langage résultant de la capacité de l’individu à s’inscrire dans l’univers du monde par la langue. Sa langue : la langue à laquelle renvoie son ipséité, et qui le constitue en sujet régi par la parole collective. Qui lui assigne une place et lui donne une voix au sein du chœur.
  2. L’individualisation renvoie, quant à elle, à la perspective oblique ouverte par l’individuel, sujet sécant, historicisé par le système des formes sémiologiques d’une société et des valeurs de sa culture, qui tend à se faire reconnaître d’autrui comme être unique, idiosyncratique, instance singulière aux marges de la collectivité « espèce » comme on l’aurait péjorativement dénommé encore à l’époque de Diderot. Elle envisage un nouveau sujet surgissant de la voix anonyme de son siècle, qu’il module avec un ton singulier, en agent responsable de sa propre représentation. Celle qui le détache en soliste. La langue de Lamennais, Vigny, Nerval…

23 Sous les noms d’auteurs retenus au panthéon de l’histoire littéraire alors en cours d’édification, les mouvements successifs du romantisme, du réalisme, du naturalisme, du Symbolisme, chacun avec leurs instruments verbaux propres et distincts, ainsi que leur esthétique, n’ont jamais cessé d’exposer au frontispice de leurs productions cette revendication provocante : l’existence d’un, ou plutôt du style comme forme spécifique d’individuation et d’identification des subjectivités ; asymptote idéale de l’individualisation en langage démentie par les contraintes collectives de la langue, qui constitue une limite – certes virtuelle – de toute énonciation littéraire, mais qui engage néanmoins sans réserve sur la voie d’une réévaluation globale des idéologies d’époque. Et l’on retrouverait ici, dans le premier tiers du XXe siècle, une pensée que Lanson et Bally, de façon contradictoire, voulurent didactiquement théoriser, et que Charles Bruneau consacra en la pétrifiant dans le couple célèbre : la langue et le style de

TÉMOIGNAGES GRAMMATICAUX, LINGUISTIQUES ET ESTHÉTIQUES DU XIXE SIÈCLE : LEMARE ET RAYNAUD

24 Je voudrais prendre désormais quelques exemples de mises en perspective de la grammaire, du lexique, de la littérature, de l’esthétique, de l’éthique et du style, tels que nous les présentent certains textes de l’époque. Ces témoignages renseignent sur l’entourage socio-culturel à l’intérieur duquel les signes accèdent à la valeur et à la signifiance. Ils sont des auxiliaires indispensables de la double recontextualisation sémiologique à laquelle conduit le statut de l’œuvre littéraire, forme stable ou stabilisée en langue de transmission d’un contenu, mais aussi résultat d’une transaction de langage qui l’institue en texte(s).

25 Premier témoin : Pierre-Alexandre Lemare (1766-1835)  [10], auteur en 1805 d’un Cours théorique et pratique de langue française […], ouvrage utile à l’âge tendre […], qui ne fut publié qu’en 1807. Ouvrage volumineux : 426 pages, dont la 3e édition, en 1835, modifie le titre et la composition : Cours de langue française en 9 parties (dont 3 nouvelles), toutes traitées d’après la méthode des faits. Les dates sont importantes : voici un ouvrage qui est initialement publié sous Napoléon Ier, qui traverse l’Empire, la première et la seconde Restauration, la révolution de 1830, et qui prolonge en mourant le mouvement amorcé par la loi Guizot sur l’instruction publique de 1833 ; un ouvrage qui embrasse l’espace de temps compris entre le Mémoire sur la décomposition de la pensée de Maine de Biran ou le René de Chateaubriand et Le Père Goriot de Balzac, le Chatterton de Vigny ou l’essai de Tocqueville De la démocratie en Amérique… Des univers esthétiques fort contrastés. Et, comme il faut s’y attendre, des modifications importantes, conduisant notamment à inclure dans la dernière édition les tropes, la versification et l’art étymologique ; ce qui est une manière de reconnaître la suprématie désormais acquise de l’usage littéraire dans les représentations du langage, et sa fonction exemplaire dans l’illustration des modèles de langue. Je ne m’attarderai pas sur le détail du contenu de l’ouvrage ; il suffit de rappeler le dessein d’ensemble.

26 En 1818, Marie-Joseph Chénier caractérisait les deux premières éditions du Cours théorique en soulignant l’importance du modèle métaphysique prôné alors par l’Idéologie. Lemare avoue très explicitement sa dette de reconnaissance à l’égard du XVIIIe siècle : « L’art de penser avec justesse est inséparable de l’art de parler avec exactitude. » Au nom de ce principe philosophique, Lemare s’autorise à sonder la littérature. Et c’est en ce lieu d’articulation de la grammaire, de l’analyse des pensées, de la littérature, et de la subjectivité des auteurs, que va désormais se nouer l’entreprise de promotion de l’individualité du style. Lemare, près de vingt-cinq ans après Girault-Duvivier, élargit à plus de cent quarante le nombre de ses garants littéraires  [11]. Et l’on comprendra du même coup son objectif : inculquer aux enfants une idée juste de la langue et de la grammaire, qui – dès 1835 – récuse les spéculations abstraites de la métaphysique et qui s’appuie sur le seul témoignage des grands écrivains, de Cicéron (en traduction) à Mme de Krüdener, voire Hugo, Lamartine, que le siècle institue progressivement en Mages de la société. Et ceci en période où la grammaire devient objet marchand, il est d’ailleurs significatif que Lemare s’en prenne sur ce sujet à ses plus proches contemporains, et, précisément à Girault-Duvivier :

27

Le public est en possession de la Grammaire des grammaires, ce procès-verbal des croyances grammaticales. C’est la Grammaire des Auteurs que nous venons lui présenter. Nous voulions pénétrer dans l’idéologie du langage. Étaient-ce les grammairiens que nous devions lire, c’est-à-dire ces recueils froids et arides de règles et d’abstractions, imaginées plutôt que trouvées, et si long-temps copiées sur parole ? Ou bien, nous élevant à la fonction de juré, ne devions-nous pas interroger le génie de la langue dans ses sources mêmes, porter des jugements d’après nos propres impressions, présenter à nos lecteurs les mêmes faits qui nous avaient déterminé, pour les mettre à portée de descendre aussi, d’après leurs propres impressions, à des généralités, et de se faire une grammaire particulière ?

28 L’idée n’est certes pas originale ; et l’on a depuis longtemps cherché à opposer le pédestrisme des règles grammaticales au lyrisme génial des grands écrivains et des poètes ; Lemare lui donne toutefois une formulation singulière, qui servira de base à tous ses successeurs, jusque et y compris Grevisse :

29

Mille autres règles pareilles, qui n’ont d’autre base que l’imagination raisonneuse d’hommes presque tous étrangers à l’art d’écrire, formulent en grande partie le symbole des grammairiens. Les vrais législateurs ont été négligés ; des juges, qui se sont institués eux-mêmes, ont usurpé l’autorité ; et à la place des lois, dont ils ne pouvaient être au plus que les organes, ils ont donné leur jurisprudence, c’est-à-dire leurs caprices, leurs visions.

30 La condamnation est fondamentale, et c’est ici que se renverse au profit d’une théorie générale inattendue de la grammaire une argumentation qui jusqu’alors plaidait plutôt en faveur des particularismes éclairés des auteurs. Lemare réinjecte alors dans sa critique l’imparable paramètre de l’esprit humain. Par où l’on voit poindre les premiers éléments qui justifieront l’irruption d’une conception singulière de la notion de style. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que Lemare s’approprie le célèbre aphorisme conclusif de Buffon, en modifie la forme, le sens, et intègre cette reconnaissance des idiosyncrasies à un dispositif mathématique destiné à faire apparaître une sorte de moyenne pouvant servir de repère stable pour l’édification d’une grammaire. Et j’emploie bien volontairement le terme d’édification, au double sens d’élaboration d’un monument et d’instruction morale :

31

Le style est tout l’homme, a dit Buffon. Nous avons donc pu reconnaître le cachet de chaque auteur en lisant et en analysant ses ouvrages. De ces différentes lectures et analyses, il est résulté pour nous autant de grammaires particulières, qui, comparées entre elles, ont donné naissance à des axiomes moyens, puis à des généralités plus vastes, mais dont les éléments ne cessent d’être sous les yeux. Ce sont ces collections de faits, d’axiomes et de règles que nous pourrions appeler Grammaire des Auteurs. La Fontaine nous a fourni plus de 1 200 exemples ; Voltaire plus de 600.

32 À partir de cet instant, sous couvert de style, la démarche du grammairien peut bien avouer sans fard son dessein didactique. Tout au long des pages de la grammaire de Lemare, la multiplication de la mise en parallèle sur deux colonnes des citations empruntées aux plus grands écrivains ne fait autre chose que clamer cette allégeance des faits de la langue à des impératifs sémiologiques et idéologiques d’un autre ordre. C’est ainsi que Lemare, à propos de l’accord des adjectifs après des substantifs collectifs, rend compte d’exemples contradictoires de Boileau, et La Rochefoucauld d’une part, de Molière et La Fontaine d’autre part. Il n’y a là rien de différent sur le fond de ce que proposent la jurisprudence dans le domaine juridique et la casuistique dans le domaine éthique… Lemare présente le cas typique d’une ambition descriptive louable, mais entravée par la géhenne d’un néologisme terminologique d’inspiration idéologique (casué, déclinatif, etc.) qui voudrait passer pour explicatif en termes généraux des variantes individuelles.

33 Second témoin : ce professeur d’écriture, de grammaire et de style, Raynaud, entrevu quelques pages plus haut. L’intérêt fondamental de son ouvrage réside dans le travail qu’il fait subir à la pensée du style développée par Buffon. Et ce n’est donc pas l’intégralité de son exposé qui me retiendra ici ; j’insisterai plutôt sur quelques points forts de son argumentation concernant successivement la position du Style à l’intérieur du champ de la Littérature, qui a désormais complètement supplanté celui des Belles Lettres ; puis le statut de la langue française ; et enfin l’originalité des Styles dans leur rapport à la valeur émergente de l’individualité.

34 La « Préface » annonce les intentions de Raynaud. En reprenant l’aphorisme de Buffon, même tronqué, l’auteur donne une définition de l’objet qui fait pleinement apparaître la dimension éthique : « Le style est l’homme, a dit un grand maître en l’art d’écrire. En effet, le style est comme le moule qui donne la forme et l’empreinte aux idées, et qui, les marquant d’un sceau particulier et caractéristique, individualise moralement ceux qui écrivent ou qui parlent. » Raynaud insiste d’ailleurs fortement sur la place centrale occupée par le style dans le dispositif social de son époque, et montre en quoi cet objet conditionne l’essentiel du jeu des relations inter-individuelles ; l’emploi du terme de Valeuren ce contexte est très significatif de la représentation dans laquelle s’engage désormais la pensée du style :

35

Soit que l’on se destine à la haute mission d’écrivain, soit que l’on veuille resserrer son avenir dans le cercle borné de la vie ; en un mot, que l’on veuille parler ou que l’on veuille écrire, une des premières conditions, c’est de travailler son style ; […] Ainsi, puisque notre existence dépend de notre manière de nous montrer, puisque dans ce monde comme dans le rouage d’une mécanique, nous n’avons de valeur que par rapport aux autres, quel soin ne devons-nous pas apporter aux manifestations de la pensée ! Quelle étude ne devons-nous pas faire du style, puisque nous ne serons jugés que sur ce que nous dirons.

36 On a le double aveu du style comme valeur socio-politique et comme processus de valorisation individuelle. En tant qu’instrument de transaction communicationnelle, le style se voit condamné à ne promouvoir en termes de valeur que des formes esthétiques fondées sur une stabilité avérée du fond éthique des individus. Ce par quoi éclatera – dans la seconde moitié du XIXe siècle – la crise même de la modernité. Ici encore, derrière la règle et la bonne pensée, le carcan s’impose, dicté par des considérations de nature plutôt philanthropiques.

37 Victor Hugo ayant officialisé autour de 1820 qu’il n’y avait plus aucun mérite à pécher contre la grammaire, on se rappellera certainement les lignes parfaitement conservatrices qu’une publication telle que le Journal grammatical laisse périodiquement échapper :

38

Savoir sa langue et la bien parler devient une obligation impérieuse en France ; aux riches, pour consolider la prépondérance que leur donne leur position sociale ; aux classes moyennes, pour soutenir leurs droits et leur influence ; aux artisans pour mériter la considération et répandre un certain lustre sur les professions industrielles ; à tout le monde, parce que parler est une nécessité de tous les instants, et que bien parler peut devenir une habitude sans déplacer les sources de la puissance, sans confondre les conditions.  [12]

39 Un Louis Platt, auteur en 1835 d’un Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux, écrit de même dans la tradition scolastique :

40

Le fond doit passer avant la forme. Le fond, c’est la chose même, c’est l’œuvre en un mot ; la forme n’est que la manière de la présenter. Mais qui pourra nier que cette espèce d’enveloppe n’exerce beaucoup d’influence sur le jugement des hommes, qui, en grande majorité, ne voient presque partout que la surface des choses. Attrayante, la forme fait passer un fond de peu de mérite ; désagréable, le fond le plus recommandable n’échappe qu’à grand-peine au dédain !

41 L’objet proprement dit est caché sous la trame des mots des grammairiens ; mais ni les uns ni les autres ne font encore apparaître le terme de Style comme Raynaud, quoique tous s’accordent à faire de ce signe en creux un instrument extraordinairement puissant de réussite individuelle ; c’est-à-dire d’intégration à la bourgeoisie alors dominante, à ses signes, à ses langages, à sa langue, à ses codes, à sa culture, et à leurs valeurs. Raynaud marque ainsi la complexité de la maîtrise véritable de cet objet massif qu’est le style, et en impute la difficulté à l’incapacité explicative dont témoigne la mécanique syntaxique et lexicale des langues :

42

[…] cette partie si importante de l’individualité manque de préceptes pour son perfectionnement, car ni la grammaire, ni la rhétorique ne forment le style. L’art dont il s’agit ici est entre la rhétorique et la grammaire ; il n’appartient pas plus à l’une qu’à l’autre. Je sais que le grammairien dira que les figures de pensées caractérisent les tours de phrase, et que les tours de phrase font partie de la grammaire ; le rhéteur dira aussi que le style entre dans l’élocution et qu’il est par conséquent un rameau de la rhétorique ; mais la contiguïté des choses en prouve l’identité tout aussi peu que la contiguïté des terres atteste qu’elles ne font qu’une seule propriété et qu’elles appartiennent toutes également à chacun de ceux qui en ont acquis une portion.

43 D’où l’intention de concentrer l’attention des élèves sur cet unique objet du style, dont la nature holistique interdit d’éclairer tous les aspects sémiologiques : « C’est à cause de ce manque de limites précises, que le style flotte au hasard en dehors des préceptes ; c’est à cause de ces démarcations indistinctes, que le style, qui suivant Buffon est tout l’homme et devrait par conséquent devenir l’objet d’une attention particulière, d’une étude suivie, est si imparfait chez tant de personnes. » S’imposent les termes de convenance et de congruence. Et l’on voit bien le dispositif légitimateur que Raynaud – récusant la grammaire comme répertoire prescriptif de règles et compendium orthodoxe de la langue – est paradoxalement en train de justifier et de mettre en place. Tandis que le droit fil de la chaîne tissée par les grammairiens – Girault-Duvivier et ses confrères – court d’un exemple de grand écrivain à un autre exemple de grand écrivain, pour valoriser la clarté, la précision, la pureté d’une expression supposée représenter toute la langue, Raynaud choisit d’insérer dans le sens de la trame les contre-exemples d’expressions non orthodoxes valorisées par un surcroît d’expressivité. Style a partie liée avec les conversions dont la notion de « Génie de la langue » est alors l’objet. Car elle aussi – dans le passage du XVIIIe au XIXe siècle – connaît la translation de l’objectif au subjectif, du général à l’individuel, et la dérive insensible conduisant d’un génie intrinsèque des langues, ou d’une langue particulière, à ces effets extrinsèques, consécutifs à l’application heureuse des caractéristiques de telle ou telle langue par tel ou tel auteur, qui ne peut être lui-même moins que génial…

44 Un peu plus loin, Raynaud écrit : « Le génie des langues influe beaucoup sur le style, et à tel point que cette influence en détermine le caractère. Les écrivains soumis au joug de telle ou telle langue, sont comme des soldats nés dans telle ou telle armée, qui doivent en suivre l’esprit sans s’embarrasser s’il vaut mieux ou moins que celui d’une autre. » Où trouver mieux qu’ici l’expression de la subjection de l’individu aux formes de la langue grâce auxquelles peut s’affirmer la subjectivité de chacun et se construire un sujet du langage et de l’écriture que les œuvres exposent dans leur style ?

45 De ce tissu langagier complexe de la chaîne et de la trame résultent des œuvres dont le texte ne cesse d’être traversé par les forces de la littérature, comme institution sociale révérée ; de la grammaire, comme pratique sociale discriminante ; et de la rhétorique, comme modèle avéré d’ornementation et d’argumentation : la critique littéraire de cette période peut ne reposer que sur l’examen des qualités ou des défauts de l’expression des auteurs ; des plus petits aux plus grands. Raynaud est sur ce sujet d’un irremplaçable témoignage, qui affirme que le style devient alors un signe de reconnaissance sociale entre individus. Fondement même de notre perspective sémiologique du style :

46

Ce luxe d’instruction, qui a pénétré jusque dans les classes subalternes, ces lumières qui se sont popularisées, font d’un traité de style un manuel indispensable à quiconque, ne voulant pas passer sa vie dans la solitude et loin de ses semblables, doit se préparer à entrer dans le monde avec tous les avantages nécessaires. Ce serait demeurer en arrière de ses contemporains, que de négliger une partie si importante de l’existence sociale ; ce que l’on en a dit jusqu’à présent est incomplet. La plupart des auteurs qui ont parlé de littérature, ont confondu les facultés de l’âme que le style exige en général dans l’écriture, avec les qualités particulières que le style doit avoir dans les écrits ; ce qui n’a pu qu’épaissir les ténèbres et multiplier les erreurs.

47 Se manifeste un socio-tropisme qui ne cessera plus jamais d’orienter la notion de Style. Mais c’est aussi là que s’affiche une ambiguïté dont les effets obscurcissants vont indéfiniment se répandre. En effet, il pourrait sembler toujours juste de parler du Style en soi, au sens où Buffon et sa tradition souhaitaient employer ce terme, comme expression d’une essence transcendante, pourvue d’une fonction holistique. Mais ce serait oublier le passage du siècle, et le fait que les contingences socio-historiques ont converti cette notion inanalysable en une forme de désignation d’un attribut esthétique, formellement perceptible et analysable dans ses effets textuels, parce qu’il est antérieurement lié dans la conscience de ses descripteurs à la présence d’un fait isolable dans le plan de la langue. Discrétion. Distinctivité. Marquage… procédures et procédés, faits et effets que prolongeront jusqu’à nous – désormais – les illusions techniciennes d’un mirage instrumentaliste : Le Style et ses techniques… Un peu plus avant dans le développement interviennent nommément les objets distingués en tant que tels comme ingrédients du style : pensées, ordre, liaisons, expressions et tours. Si, comme l’affirme également Raynaud, « le style résulte principalement de s’énoncer », il conviendrait, dès lors, de ne plus user du singulier mais bien du pluriel, susceptible de diversifier des formes spécifiques selon les idiosyncrasies de chaque auteur. Parler des styles plutôt que du Style… Or Raynaud continue à employer le singulier, ce qui lui permet d’abstraire de manière idéaliste la notion pluralisée par l’usage et par le relativisme axiologique, le Style, tout en justifiant de la confondre avec un concept logiquement fondé en raison :

48

En rendant au style tous ses droits, c’est-à-dire, en le prenant à part pour le considérer en lui-même, et en rechercher la nature, il est évident que l’on pourra plus facilement éviter tous les inconvénients dont nous avons parlé ; et, vu les progrès et les découvertes que l’esprit humain a faits dans l’étude des arts et du goût, nous avons lieu de présumer que l’on parviendra à nous donner un ouvrage complet, ou du moins plus satisfaisant, sur cet objet essentiel. Alors les rhétoriques et les poétiques seront débarrassées d’une infinité de discussions qui y jettent de la confusion et y produisent des longueurs fatigantes, en même temps qu’elles nous découvrent dans le lointain des lacunes qui découragent les esprits.

49 En théorie est donc posée l’existence d’une entité identifiable et identifiée, c’est là le pouvoir du nom, alors que l’observation des faits impose l’image d’un éclatement en identités distinctes. Il s’accomplit alors une réversion tout à fait significative des styles dans le Style, qui a ses conséquences lorsqu’il s’agit d’évaluer les qualités des auteurs :

50

Quant aux auteurs, leur vraie physionomie c’est le style : c’est la physionomie qu’ils auront dans la postérité, s’ils y parviennent. C’est une chose si importante, qu’il est peu de talens sur lesquels il soit plus ordinaire de se flatter, que sur le talent de bien écrire. […] Les efforts que fait chaque auteur pour persuader au public, ou du moins pour se persuader à lui-même qu’il n’a point à se plaindre du côté du style, sont une suite naturelle, quoique cachée, des raisons qui prouvent que le bon style doit être plus rare qu’on ne pense. On sent combien il est difficile d’acquérir un bon style, et combien il est avantageux de l’avoir acquis : on sent que le bon style est le résultat des dons les plus brillants de la nature, et en même temps le fruit le plus précieux du travail et de l’exercice ; on sent qu’il exige et qu’il prouve dans l’écrivain des réflexions profondes, un tact fin, la connaissance exacte des règles, et surtout un goût perfectionné par l’habitude des sentimens les plus épurés ; on sent, en un mot, que tout ce qui rend l’homme estimable du côté de l’esprit et du côté des mœurs, tient plus ou moins à ce talent si cher aux auteurs, le premier objet de leur ambition ou de leur coquetterie.

51 Tout se passe comme si était neutralisée la différence du singulier et du pluriel, et qu’en chaque auteur se réconciliaient harmonieusement les tensions contraires du général du Style, à valeur universel et de l’individuel des styles, à valeur spécifique. Comme si dans l’individu, le sujet de la langue, l’homme singulier trouvait à réaliser exemplairement les exigences de l’humain générique. Ou, comme si le modèle de l’auteur parvenait dans le Style à produire l’image idéale d’une société ayant réussi à concilier les composantes politiques, poétiques, esthétiques et éthiques par lesquelles s’opposent et se distinguent pourtant les individus la constituant. C’est d’ailleurs au cœur de l’ouvrage – les chapitres XIX, XX et XXI – que sont évoqués les points cruciaux d’une telle conception du style : l’originalité, l’individualité, le talent : « Tous les écrivains marquans de l’époque ont un style à part : ce sont des physionomies qui se dessinent en dehors du type ordinaire et commun de la figure humaine » précise Raynaud, avant de présenter les exemples les plus marquants du début du XIXe siècle : Chateaubriand, « plein d’une onction homérique », et dont les pages « laissent exhaler un parfum d’antiquité ». Lamartine, rapproché du poète anglais Thomas Moore. Ou Bernardin de Saint-Pierre dont « l’universalité de savoir donne à son style une teinte remarquable ». Tandis que Casimir Delavigne, le général Foy et Villemain se font proprement étriller ! Barante, pour sa part est accusé d’avoir gardé le style – simple, naïf et imparfait – des « chartriers », qui n’est « bon qu’à la peinture des vieux âges de la monarchie ». Quant à Mme de Staël, l’appréciation portée sur elle permet de prendre une nouvelle fois la mesure de la différence inscrite dès cette époque entre les formes de la langue et le style proprement dit : « Elle a transporté dans le français ces voiles nébuleux que la langue allemande doit à son mécanisme grammatical. On nous dira que ce n’est plus alors une imitation, mais une importation ; d’accord : mais il existe une foule de traducteurs de bons ouvrages anglais et allemands qui sont empreints de cette rêverie vaporeuse. »

52 Lorsque Raynaud aborde l’individualité proprement dite du style, conçue par lui comme la marque absolue de la valeur, et d’une valeur qui, d’éthique et esthétique peut devenir marchande, le professeur devient un impitoyable, quoique facile, critique :

53

Malgré l’inhospitalité du siècle pour les muses, il existe aujourd’hui une foule de poètes qui riment tout aussi bien que Boileau ; mais ils ne sont pas vendables, comme on dit en termes de librairie. Ces Orphées au rebut sont MM. de Braux, Dusillet, Alfred de Vigny, Mme Delphine Gay, MM. Saintine, Viennet, Baour-Lormian, Ancelot et autres, qui obtiennent bien des articles laudatifs dans Le Mercure, des analyses engageantes pour le public, mais la vogue se refuse à leurs productions ; ils en sont pour leur talent, et M. Ladvocat pour les articles qu’il commande au Mercure ; irrévocable est l’anathème, ils ne sont pas vendables. Pourquoi cette réprobation ? c’est parce qu’ils n’ont pas un style original, un style à eux.

54 Ne soyons donc pas stupidement idéalistes ou aveugles. Si une théorie de la valeur d’échange des signes se dégage peu à peu, elle se constitue d’abord dans les limites d’une économie politique à laquelle le livre et la littérature vont se soumettre au cours du XIXe siècle. On conviendra qu’en ce lieu la hauteur du débat théorique et critique sur la notion de Style dans ses rapports à celle d’Auteur a singulièrement baissé depuis le XVIIIe siècle… Mais c’est bien là aussi un des effets directs non négligeables de l’appropriation par le XIXe siècle de l’aphorisme de Buffon. En assignant au style les limites de l’homme, en réduisant le style à l’expression verbale d’irréductibles idiosyncrasies, la pensée du langage en cours de développement dans les deux premiers tiers du XIXe siècle rendait plus complexe et plus problématique un objet que les deux siècles précédents avaient rationalisé comme étant simplement la manière générale de composer et d’écrire.

55 Sous le règne de la psychologie, qui ira pendant un temps jusqu’à modeler l’épistémologie de la linguistique (Hermann Paul, 1880), on comprend mieux que l’adjectif stylistique, dès l’extension que lui concède Bally au début du XXe siècle, ne puisse plus caractériser que les marques grammaticales de l’expressivité d’une langue. Que cette langue soit nationale et d’état ou celle d’un individu particulier ayant choisi la littérature pour s’exprimer, c’est tout à la fois la même et une tout autre histoire.

56 Depuis cette époque, il ne saurait alors y avoir de style sans écart et singularité, de l’esthétique au politique en passant par l’éthique. Et, conséquemment, sans prise de risque à l’endroit des opinions courantes et des idées reçues. C’est ainsi que l’auteur est peu à peu devenu, au sens étymologique, une vedette de la littérature industrielle et un produit des idéologies, auquel la stylistique naissante concédait l’incertaine aura historique d’un art d’écrire. Et c’est également ainsi que les stylistiques littéraires surent comment prendre le moins de risques possibles dans l’investigation des textes, grâce aux terminologies et aux modes d’appréhension de la grammaire ou de la linguistique. En limitant leur objet à la mise en évidence de l’anormalité que représente l’auteur au sein de la communauté des usagers de la langue, ces stylistiques littéraires se condamnent nécessairement à répéter l’erreur classique qui consiste à dire que n’importe quel point de l’évolution des langues, des esthétiques et des idéologies, est nécessairement une décadence par rapport au temps – 1.

Notes

  • [1]
    In À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989, p. 474.
  • [2]
    Paris, Gallimard, 1952, p. 270.
  • [3]
    Ce sont là les épithètes utilisées par P. Larousse : Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. II, p. 1391a, et t. XIV p. 1159b.
  • [4]
    Sur tous ces aspects, voir D. Bouverot, « Et si nous relisions Buffon… », in Mélanges de langue et de littérature française offerts à Pierre Larthomas, Paris, Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles, n° 26, 1985, p. 61-66, ainsi qu’ici même l’étude de J. Dürrenmatt.
  • [5]
    J.-B. Levée, pour sa part, qui reprend intégralement en 1817 le Dictionnaire des épithètes françaises de Daire (1759), enregistre la liste suivante : « affreux, ajusté, ardent, aride, arrondi, asiatique, attendrissant, attique, bouffi, bourgeois, boursouflé, bref, bucolique, captivé, cavalier, cicéronien, concis, coupé, décousu, défectueux, dégagé, didactique, doucereux, égal, égayé, emporté, énervé, ennobli, épigrammatique, épistolaire, épuré, extraordinaire, fabuleux, fade, ferré, folâtre, formé, fougueux, frappant, galant, gothique, grammatical, grave, haché, hérissé, historique, immortel, impératif, impétueux, laconique, lapidaire, maigre, marotique, mauvais, médiocre, militaire, mince, moqueur, nerveux, nombreux, nouveau, oratoire, pédantesque, personnel, plaintif, plat, poétique, précipité, pressé, raboteux, rampant, borné, resserré, retranché, ridicule, romanesque, rompu, satirique, sentencieux, sévère, suppliant, tendu, timide, tragi-comique, tragique, traînant, triomphant, varié, verbeux, véridique, vieilli, violent, uniforme. Voyez : Diction, Discours, Élocution, Expression, Langage, Pinceau, Plume, Terme. »
  • [6]
    Voir B. Steiner, G. Moralès (éd.), Le Style, Structure et Symptômes. Entre esthétique et clinique, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et civilisations », 1997. La notion de style y est liée, en première observation, à une phénoménologie de l’expression qui témoigne des caractéristiques à la fois inimitables et répétitives d’une certaine manière d’être, de dire et de faire d’un individu ou d’un groupe, inscrits dans un espace et un temps spécifiques. On évoque ainsi le style d’une époque, d’une œuvre, dans un souci de reconnaissance historique. Les auteurs cherchent à expliquer ce qui incite le créateur à matérialiser, à rendre effectives ses modalités d’expression : en quoi consiste l’activité de codage, le choix des éléments qui préside à la combinaison formelle de l’œuvre.
  • [7]
    B. Schlieben-Lange, Idéologie, révolution et uniformité de la langue, Liège, Mardaga, 1996, p. 239.
  • [8]
    J.-M. Viprey, Dynamique du vocabulaire des Fleurs du Mal, Paris, Champion, 1997, p. 51-52.
  • [9]
    Déjà auteur d’un Mentor Littéraire, Paris, 1827, Raynaud intitule exactement son ouvrage : Le Manuel du style en 40 leçons, à l’usage des maisons d’éducation, et des gens du monde, Paris, 1827, de l’imprimerie de Mongie, chez l’auteur.
  • [10]
    Administrateur révolutionnaire, successivement hostile à Thermidor puis à Bonaparte, devenu pédagogue, professeur et principal du collège de Saint-Claude, puis à Paris, médecin à Montpellier et aide-major de la grande armée en Russie ; inventeur de la marmite autoclave et du caléfacteur Lemare. Conspirateur, impliqué en 1808 dans l’Affaire Malet, et condamné, il a néanmoins passé à la postérité plutôt comme auteur d’une méthode latine originale présentée dans plusieurs ouvrages : Panorama latin, aux amateurs de l’analyse, 1802 ; L’abréviateur latin, 1802 ; Cours de latinité, 4e éd., 1831, et d’un cours de langue française, qui – à travers plusieurs éditions – connut lui aussi divers avatars.
  • [11]
    Il donne en particulier une liste des auteurs qui ont fourni les faits ou exemples sur lesquels sont fondées toutes ses théories : Académie française, Amyot, Andrieux, Aragon [Mme d’– ], Arnauld [de Port-Royal], Arnault, Auger, Barthélemy, Bayard de la Vingtrie, Beaumarchais, Beauzée, Berbrugger, Bescher, Boblet [Sophie], Boileau, Boiste, Boniface, Bossuet, Bouhours, Boussi, Butet, Buffon, Campenon, Charrier-Boblet, Chénier, Collin d’Harleville, Corneille [Pierre], Corneille [Thomas], Coubard d’Aulnay, Crébillon, D’Aguesseau, D’Alembert, Darjou, Daru, De Gérando, Demoustier, Delille, Denne-Baron, De Saintange, Deshoulières, Desormery, Destutt de Tracy, Destouches, Diderot, Douin [Sophie], D’Olivet, Domergue, Dorat, Ducis, Duclos, Dumarsais, Dureau de la Malle, Daval, Étienne, Fénelon, Fléchier, Florian, Fontanes, Fontenelle, Fourdrin [J.-J.], Fourdrin [Mme] , François de Neufchâteau, Garat, Gilbert, Girard, Gresset, Helvétius, Hugo [Victor], Isabeau, Jaucourt, Jobez du Jura, Jouy, La Bruyère, Lacretelle, La Fontaine, La Harpe, Lamartine, Lanoue, Lavigne [Casimir de -], Lebrun, Legouvé, Le Maistre de Sacy, Lemercier, La Rochefoucault, Laromiguière, Lévi, Mably, Malherbe, Marmontel, Marrast, Martin, Massillon, Ménage, Miger, Mirault, Molière, Mollevault, Montaigne, Montémont, Montesquieu, Nicole, Nodier, Pacault, Paillet de Plombières, Palissot, Parny, Pâris, Perrier, Picard, Pipelet, Piron, Pons de Verdun, Quinault, Racine [Jean], Racine [fils], Raynouard, Régnard, Roger, Rollin, Rousseau [J.-B.], Rousseau [J.-J.], Royer-Collard, Royou, Scarron, Scudéry, Sédaine, Ségalas [Anaïs], Ségur, Sénécé, Sévigné, Sicard, Tercy, Thomas, Tissot, Valeray [jeune], Vaugelas, Vauvenargues, Vertot, Vien [Mme], Vigée, Voltaire. La liste est intéressante parce qu’elle mélange sans hésitation philosophes, remarqueurs du langage, essayistes, lexicographes et grammairiens proprement dits, petits et grands écrivains du passé, et quelques contemporains.
  • [12]
    1836, t. VIII, p. 24.
Français

En assignant au style les limites de l’homme, en réduisant le style à l’expression verbale d’irréductibles idiosyncrasies, la pensée du langage en cours de développement dans les deux premiers tiers du XIXe siècle a rendu plus complexe et plus problématique un objet que les deux siècles précédents avait rationalisé comme étant simplement la manière générale de composer et d’écrire. Depuis cette époque, il ne saurait y avoir de style sans écart et singularité, de l’esthétique au politique en passant par l’éthique. Et, conséquemment, sans prise de risque à l’endroit des opinions courantes et des idées reçues. C’est ainsi que l’auteur est peu à peu devenu, au sens étymologique, une vedette de la littérature industrielle et un produit des idéologies, auquel la stylistique naissante concédait l’incertaine aura historique d’un art d’écrire.

English

The two first thirds of the 19th century have made style a more complex and questionable notion that had ever been. While the two preceeding centuries had given a rational and rather formal solution to this question (i.e. : Buffon), the beginning of the romantic era is overwhelmed by subjectivism and egotism which lead writing to make use of many unconventional ways of language. The french language usually so tight and cautious upon prescriptive grammatical rules and rhetorical devices attempts to find new links between rhetoric, grammar and thoughts. From this time onwards style is observed and defined as the complex union of some psychological and linguistic features. No matter of the epistemological reason of this complex Independantly of the evolution of the language, this dubious association of inventio, dispositio and elocutio, that make the writing a technical question, is also the cause of the promotion of the autor in se and per se as a kind of wise leader.

Jacques-Philippe SAINT-GÉRAND
(Université de Limoges)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/06/2010
https://doi.org/10.3917/rom.148.0027
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