CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous avons pu, avec ces deux numéros de Relations internationales consacrés à l’évolution de la négociation internationale depuis 1945, ouvrir de nombreuses pistes. La typologie annoncée en introduction a été confirmée. Les négociations multilatérales interétatiques de type classique, notre premier grand objet d’étude, continuent après 1945, comme à la Conférence de Genève sur l’Asie en 1954. Laurent Cesari montre bien que, d’un certain point de vue, on peut avoir l’impression d’être dans la lignée des grandes conférences internationales depuis le XIXe siècle. Certains d’ailleurs, comme Churchill avec son idée d’un nouveau Locarno, ou l’ambassadeur à Berne Jean Chauvel, pensent qu’après la mort de Staline on peut revenir à une diplomatie classique. Mais en fait bien sûr les méthodes de la Conférence de Genève sont marquées par l’idéologie, qui impose malgré tout à l’est ses solidarités, et par la problématique particulière des luttes coloniales. En même temps, l’Occident n’est pas un bloc : la Grande-Bretagne et la France, les Européens en général, se refusent à chausser les mêmes lunettes idéologiques que les États-Unis pour apprécier la situation en Asie. Chauvel nota en avril 1954 une formule de Max Petitpierre, chef du Département politique fédéral, que beaucoup auraient volontiers reprise à leur compte à l’époque : « Aujourd’hui les Russes passent de l’idéologie à la diplomatie, les Américains faisant le chemin contraire. » [1] Paris et Londres jouent pleinement le jeu diplomatique à Genève, Washington à moitié seulement.

2Même constatation que le système de Westphalie n’est pas mort après 1945, avec la négociation de l’accord quadripartite sur Berlin de 1971. En même temps, le système international évolue. Matthieu Osmond montre bien les deux plans sur lesquels se déroulent les pourparlers : celui des diplomates proprement dits, qui se réunissent et échangent force notes comme on le pratiquait depuis Munster en 1648, et celui des circuits parallèles, les fameux back-channels, qui transcendent les difficultés car ces négociateurs secrets peuvent échanger leurs idées dans le cadre de non-negotiations, en dehors des « positions juridiques » que les diplomates ne peuvent pas se permettre d’abandonner. (Un tel modus operandi à deux niveaux était déjà perceptible à Genève.) Mais au prix d’une certaine opacité : encore aujourd’hui, les historiens peinent à savoir ce qui a été le plus important en 1971 : les contacts secrets Kissinger-Fallin-Bahr (les intéressés ont la faiblesse de le penser...) ou la percée conceptuelle et juridique réalisée par les diplomates, en particulier par les diplomates français ? D’autre part, les deux plans, diplomatie officielle et diplomatie secrète, s’aident-ils mutuellement ou se court-cicuitent-ils ?

3Autre exemple d’une négociation internationale de type classique, mais modernisée : celle qu’a décrite l’ambassadeur Blaise Godet et qui a conduit à la création du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Cet exemple est particulièrement intéressant pour les politologues, car il peut illustrer le problème du passage du système mondial au régime « postnational » que croient observer certains. Mais il peut souligner aussi la coexistence désormais entre l’international, le transnational et le postnational, comme le pensent d’autres, à mon avis à plus juste titre. Du point de vue des méthodes, ce cas a vu coexister la diplomatie classique des États et les méthodes nouvelles des organisations non gouvernementales. Mais la diplomatie classique garde ses droits, en s’adaptant : la traditionnelle recherche du mot, de l’expression, du concept qui débloque la situation a joué une fois de plus ; l’insistance sur l’ « universalité », soulignée par M. Godet, et qui figurait au centre de la feuille de route confiée par Mme Calmy-Rey aux experts, a permis (comme dès 1948 le pressentait René Cassin, qui fit adopter par l’ONU le titre de « Déclaration universelle des droits de l’homme » au lieu de « Déclaration internationale ») de poser une barrière face au relativisme multiculturel au nom duquel certains États veulent remettre en cause une vision considérée comme trop occidentale des droits de l’homme, en en contestant justement l’universalité.

4Deuxième objet de nos travaux : l’évolution des méthodes de négociation dans les ensembles en formation, avec l’exemple du Conseil de l’Atlantique Nord, dont on constate qu’il reste fondamentalement dans le cadre interétatique, malgré la tentation récurrente des États-Unis de faire de l’Alliance atlantique une « communauté de civilisation » (John Foster Dulles en 1954) au-delà d’une simple alliance militaire, comme le montre François David. La situation n’est pas radicalement différente avec l’affaire de la Zone de libre-échange racontée par Laurent Warlouzet, même si on constate que très tôt la France a su faire bon usage du nouveau forum qu’offrait la CEE, en combinant les échanges bilatéraux avec la RFA et les négociations multilatérales communautaires pour bloquer les projets britanniques de Zone de libre-échange.

5Ajoutons ici qu’il faudra se pencher un jour sur la façon dont la Ve République a théorisé la notion de « bilatéral multiple » pour tenir compte des réalités internationales nouvelles sans se laisser engluer dans un multilatéral à arrière-pensées parfois intégrationnistes, ou redoutées par Paris comme telles, que ce soit au niveau atlantique ou au niveau européen. Notons cependant que Paris fut très favorable à la Coopération politique européenne, telle que proposée par le Rapport Davignon en 1970, mais en veillant à ce qu’elle reste rigoureusement interétatique. Malgré tout, comme interface entre les diplomaties nationales et une diplomatie européenne en gestation, le rôle de la CPE mérite d’être davantage étudié par les historiens [2]. Il a été plus important qu’on ne le pense en général, et a permis de faire travailler ensembles les diplomates des différents pays membres et de les amener à confronter et à rapprocher leurs méthodes.

6Il est d’ailleurs clair qu’avec la construction européenne la frontière entre l’intérieur et l’extérieur (à la base de la diplomatie classique) devient poreuse. On le voit bien avec les négociations d’élargissement de l’Union européenne, décrites par Katrin Milzow. Le Conseil européen constitue là une interface entre le nouveau et le classique (y compris par la prise en compte des opinions publiques). On constate, dans cet ensemble européen en gestation, le poids du discours, de l’appel aux « normes européennes », parfois instrumentalisées pour faire accepter l’élargissement par les opinions les plus réticentes. En même temps, les intérêts nationaux les plus classiques restent à l’ordre du jour (arrière-pensées d’équilibre, compensations non avouées entre élargissements supposés favorables à la RFA, vers l’Europe centrale, et profitables à la France, vers la Roumanie, et bien sûr les grands classiques, comme la PAC...). Plus que jamais, l’Union reste une affaire des États.

7Autre exemple d’ambiguïté, d’entre-deux : le passage à l’indépendance des ex-pays colonisés, avec le bel exemple de l’Afrique « française » décrit par Frédéric Turpin. On passe de la brève Communauté à un système de relations bilatérales entre la France et ses anciennes colonies. Celles-ci sont réputées entrer dans le « système de Westphalie », mais on constate que Paris, bien sûr, maintient des relations très privilégiées, et n’hésite pas parfois à revenir à certaines des formes de multilatéralisme qu’avait prévues la Communauté, en fonction des intérêts du moment. La clarté de ces relations n’est pas améliorée par la coexistence, pour ne pas dire la rivalité, de trois instances : le Quai d’Orsay, mais aussi le ministère de la Coopération et le secrétariat général de la présidence de la République pour les Affaires africaines et malgaches. En même temps les méthodes de négociation, en l’occurrence, ne pouvaient pas suivre le modèle classique. Du moins pas tout de suite. Cette réalité, et la question de savoir s’il ne convenait pas de la faire évoluer, fit l’objet pendant des années d’importants débats à Paris, qui permettent d’appréhender de l’intérieur l’évolution du cadre et des méthodes de négociation dans un domaine précis : du postcolonialisme à la volonté de normalisation dans un cadre interétatique classique, puis par la suite à l’internationalisation croissante de la politique française en Afrique en relation avec l’OUA, l’ONU et l’UE.

8Mais enfin le système international évolue. On s’éloigne de Westphalie dès les années 1950, on voit croître le rôle des organisations privées transnationales. L’exemple du Comité Monnet expliqué par Gilles Grin est caractéristique, mais encore plus peut-être celui de l’accord international sur la transparence des revenus pétroliers (Gilles Carbonnier), qui fait intervenir à la fois États, ONG et sociétés privées, et illustre admirablement la complexité de l’actuel système mondial (le mot « international » ne suffit plus pour le décrire).

9En même temps on est heureux de constater que dans ce nouveau système il existe toujours des potentats, qui décident par eux-mêmes et sont capables de négocier sans devoir se plier aux règles et usages et normes du nouvel environnement international, celui de la démocratie universelle, et en suivant les méthodes les plus traditionnelles, qu’un Bismarck ne désavouerait pas, celles qui faisaient les grandes heures de la vieille histoire diplomatique. Ils ne sont pas en effet gênés par une opinion publique récalcitrante, par une presse trop curieuse, par des tribunaux trop entreprenants. Soyons réalistes : ils peuvent réussir, car ils peuvent trancher, ils peuvent sortir de situations apparemment inextricables (à condition bien sûr d’en avoir l’intelligence et la volonté). On pense à Sadate à Camp David, décrit par Pascal de Crousaz, à Hassan II ou Sékou Touré, évoqués dans différentes circonstances par l’ambassadeur André Lewin. Évidemment il y a des contre-exemples, et on pense ici à Yasser Arafat, dont Riccardo Bocco et Jalal Al-Husseini ont montré qu’il se trouvait certes dans une situation beaucoup plus difficile, mais qu’il n’avait peut-être pas exploité pleinement le fait qu’il pouvait décider, alors que ses partenaires-adversaires étaient obligés de se mettre d’accord entre eux, et de négocier au sein de leur propre camp, en tenant compte de leur opinion publique ?

10Bien entendu, il y a aussi des situations insolubles, même si un diplomate ne doit jamais dire « jamais ». On pense à la « diplomatie de la navette » de Henry Kissinger au Moyen-Orient (Antoine Coppolani) ou autres diplomaties des « petits pas » ou « processus de paix ». Bien entendu, on peut se demander si Kissinger ne servait pas plus les intérêts des États-Unis que ceux de la paix au Moyen-Orient. Néanmoins, à l’époque, ses efforts étaient plutôt salués, et finalement ont abouti aux Accords de Camp David, difficilement envisageables sans son travail de défrichement. Mais on peut retenir de cette méthode qu’elle fait sauter les cadres administratifs et temporels classiques depuis le XIXe siècle (négociations menées selon un ordre du jour et un calendrier précis) au profit de méthodes nouvelles (objet de la négociation défini très progressivement, en fonction des progrès accomplis, et abandon de la notion de délais). On retrouve là, notons-le au passage, certaines réalités des négociations diplomatique d’avant le XIXe siècle [3].

11Bien entendu, on notera, pour parodier Staline, que le diplomate reste le capital le plus précieux. On a vu, en particulier avec Matthieu Osmond et André Lewin, que la souplesse du vocabulaire, la culture juridique et historique, l’ouverture aux autres, l’astuce pour trouver des solutions, la pratique de l’ambiguïté constructive restent à l’ordre du jour, et même plus que jamais dans une société internationale plus ouverte, où, à côté de l’international, se développe de plus en plus le transnational, dans un contexte de plus en plus « multiculturel ». Mais attention : plus que de changements dans les méthodes de négociation, il faut parler d’évolution et de sophistication. On n’hésite pas à faire sauter les cadres traditionnels, mais on sait aussi les utiliser. Jean Monnet lui-même savait très bien jouer sur les différents registres : réseaux d’influence transnationaux, groupes d’influence informels, mais aussi, quand c’était nécessaire, la diplomatie la plus classique des États, qu’il savait très bien mettre en branle quand cela lui paraissait nécessaire.

12En même temps, on constate un risque de dérive : le diplomate professionnel est laissé de moins en moins libre d’agir de façon décisive, et ses méthodes sont de plus en plus contournées. Pas seulement par l’intrusion dans la négociation des responsables politiques, avec des rencontres directes et grâce au développement des moyens de communication instantanés (phénomène évident depuis 1919), mais avec la montée des Back-channels, des officieux en tous genres. Et avec la médiatisation forcenée, qui s’accompagne d’une volonté de déconstruction de la négociation, où rien n’est formalisé, rien n’est réglé, où l’on entretient un flou voulu (Camp David II en fut un bel exemple) afin de s’échapper d’un cadre juridique international jugé trop contraignant – et peut-être, disons-le, d’imposer sous couvert de négociations ouvertes, sans préalables, la volonté du plus puissant ? Ne regrettera-t-on pas un jour le système de Westphalie, et M. de Norpois ?

Notes

  • [1]
    Georges-Henri Soutou, « La France et la neutralité helvétique de 1945 à 1955 », étude à paraître.
  • [2]
    Le travail a commencé : un colloque sur la CPE a réuni à Münster, en avril 2008, historiens, juristes internationaux et politologues. Ce colloque était dirigé par les Prs Ahmann et Schulze.
  • [3]
    Lucien Bély, L’art de la paix en Europe. Naissance de la diplomatie moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2007.
Georges-Henri Soutou
Professeur émérite de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/01/2009
https://doi.org/10.3917/ri.136.0115
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