CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les courants actuels de l’histoire des relations internationales se portent volontiers vers les années 1960, et même 1970 et 1980, comme le montrent bien des colloques et ouvrages récents. Cela s’explique, bien sûr, par l’ouverture progressive des archives (après un délai de trente ans dans le monde civilisé, parfois moins, comme aux Pays-Bas). D’autre part, il est évidemment utile de profiter des témoins et acteurs tant qu’ils sont encore parmi nous. Et il est certain que la collaboration croissante avec les politologues pousse aussi les historiens à s’impliquer dans l’étude du temps présent, devenue une véritable discipline. Il est vrai également que les dernières années de la guerre froide et la fin de celle-ci ont suscité à juste titre beaucoup d’interrogations et une vaste remise en cause méthodologique de l’histoire des relations internationales depuis 1945. Mais il faut être conscient du fait que l’on est encore loin de disposer de l’ensemble des archives qui seraient nécessaires, et que l’on risque ainsi de surévaluer les propos des acteurs et témoins – acteurs, soucieux certes de témoigner de bonne foi, mais également de défendre leur bilan et leurs enjeux de mémoire, qui sont aussi pour eux des enjeux politiques.

2Il a semblé à Relations internationales que les années 1950, prises entre les tragiques années 1930 et 1940, fort heureusement de mieux en mieux étudiées et qui suscitent toujours un fort intérêt, et l’engouement actuel qui pousse vers le dernier tiers du XXe siècle, risquaient de tomber dans une sorte de trou noir historiographique. Or il y a de nombreuses raisons pour ne pas les négliger. D’une part, certaines archives ne sont vraiment ouvertes, et parfois depuis peu, que jusqu’à cette période. C’est le cas des archives soviétiques (et encore avec de fortes limites : en particulier, les archives du Politburo et du secrétaire général, dès le temps de Staline, ne sont qu’exceptionnellement accessibles). C’est le cas d’importantes archives américaines, comme celles qui concernent le renseignement, au sens large : celles qui décrivent le rôle des services américains pendant la guerre et immédiatement après la guerre auprès des mouvements de résistance et ensuite de certaines organisations pro-européennes ne sont ouvertes que depuis peu. Or elles ont essentielles [1]. D’autre part, les correspondances particulières, les papiers privés, ceux des associations, des entreprises ne sont souvent vraiment accessibles que pour cette période, pas au-delà sauf exception. Les années 1950 sont entrées dans le domaine propre de l’historien, celui pour lequel on peut considérer que l’essentiel des sources existantes a été repéré, et ouvert aux utilisateurs.

3D’autre part, et peut-être surtout, la pleine historisation des années 1950, que permet désormais un recul suffisant, ouvre de nouvelles questions, par la mise en perspective de cette période par rapport à celle qui l’a précédée et celle qui l’a suivie. Les articles rassemblés ici sont le reflet, ou l’annonce, de thèses récemment soutenues ou de thèses en cours, et illustrent bien les nouvelles orientations de la recherche. On retrouve à travers ces travaux l’horizon mental de l’époque : certes les facteurs nouveaux, comme la guerre froide, la décolonisation et le début de la construction européenne. Mais on y trouve aussi tout l’ancien monde d’avant la guerre froide et même parfois d’avant la Seconde Guerre mondiale : le vieux système européen et son obsession de l’équilibre, les empires comme moyen et manifestation d’un rang mondial, auquel ni la France ni la Grande-Bretagne ne veulent renoncer, et, bien sûr, le problème allemand, nœud politique, économique et conceptuel de l’époque. Et on y devine aussi déjà le monde futur : la nouvelle phase de mondialisation sous leadership américain, commencée en fait dès la Première Guerre mondiale, bloquée par la crise des années 1930 et par la politique hitlérienne (dont c’était d’ailleurs l’un des objectifs essentiels), et qui reprend après 1945, face à l’opposition soviétique. C’est cet entrecroisement et cette interaction des représentations et des politiques à différents niveaux qui constituent la trame du présent numéro.

4On voit ainsi avec Jenny Raflik que l’atlantisme, certes force essentielle des années 1950, reste finalement limité dans le cas français, étudié ici à la base, à partir de l’exemple très concret de l’installation physique de l’organisation en France. Le processus d’ « américanisation » rencontre des limites : le gouvernement français instrumentalise largement l’Alliance dans le contexte de sa politique intérieure, contre le communisme, et ajoutons aussi de sa politique coloniale, la population résiste aux charmes de l’American Way of Life. Ajoutons que dès 1952-1953, fort déçus de constater que l’Alliance ne serait pas ce directoire à trois, américano-anglo-français, que Paris appelait de ses vœux en fait depuis 1917, les dirigeants français souhaitaient déjà, de plus en plus, prendre plus de distance à l’égard de l’atlantisme et revenir à une politique d’indépendance nationale [2]. Si l’on ajoute que l’OTAN était considérée discrètement aussi comme une garantie contre l’Allemagne, ce qui est l’un des ressorts cachés de la CED, car l’essentiel pour Paris était que Bonn n’accède pas à l’Alliance, on voit à quel point l’atlantisme, vu par les Français, baignait encore dans des schémas classiques, qui n’étaient nullement ceux de Washington.

5Quant à la politique soviétique, elle fait l’objet d’une profonde réévaluation et de nouveaux débats. D’une part, personne, ou pratiquement personne, ne conteste plus le rôle majeur de l’idéologie marxiste-léniniste dans la formulation et les objectifs de la politique extérieure soviétique. En même temps, la question des responsabilités des uns et des autres dans les origines de la guerre froide, débat que l’on pouvait penser réglé après 1990, renaît une fois de plus : un ouvrage tout récent et fort documenté d’un spécialiste reconnu estime que Staline a été le vrai vainqueur d’Hitler, qu’il a tout de suite compris l’essentiel de la situation, qu’il a été un grand chef de guerre, beaucoup plus que Churchill ou Roosevelt, qu’il aurait souhaité poursuivre la coopération du temps de guerre avec Washington et Londres, et que c’est la politique des puissances anglo-saxonnes qui a causé la guerre froide [3]. Certes, d’autres ouvrages, tout aussi récents et tout aussi documentés, sont, eux, beaucoup plus critiques [4]. Étant donné que la politique soviétique, et stalinienne en particulier, a toujours comporté un volet défensif à côté d’une volonté offensive sur le long terme, dans une dialectique dont les deux pôles étaient la vision d’un monde capitaliste très dangereux, mais en même temps condamné par l’Histoire, ce débat-là n’est sans doute pas près de finir, d’autant plus que les autorités actuelles de la Russie s’y engagent à nouveau à fond [5].

6C’est pourquoi des approches nouvelles sont nécessaires pour sortir de ce qui commence à ressembler à un véritable manège de chevaux de bois. Un domaine prometteur est représenté par la politique européenne de l’URSS, appuyée sur la question centrale, l’Allemagne, et une question connexe, l’Autriche [6]. En effet, c’est sans doute là que l’on voit le mieux se former ce mélange si caractéristique entre idéologie, géopolitique, crainte sincère devant l’Allemagne et instrumentalisation de la peur inspirée par le problème allemand, instrumentalisation aussi de la nostalgie souvent éprouvée, en France en particulier, pour le vieil équilibre européen, avec la Russie contre l’Allemagne, sans les États-Unis. Instrumentalisation dialectique également du concept de neutralité, que l’on transforme volontiers à Moscou en « neutralisme », bien sûr « positif ». Tout est recyclé à cet effet : les souvenirs de Rapallo, des alliances franco-russes de 1894 et de 1944, de Locarno. Le thème très porteur est celui de la « sécurité en Europe », en clair d’un système européen de sécurité excluant les États-Unis et centré sur Moscou, soit que l’Allemagne y soit réunifiée et même réarmée, mais neutralisée (note Staline de 1952), soit qu’elle reste désarmée (propositions Molotov de 1954). On voit dans les études d’Emilia Robin Hivert et de Christian Wenkel à quel point l’URSS se préoccupe à sa manière d’équilibre européen, et de l’évolution du système européen, mais on voit aussi à quel point le poids de son idéologie, en particulier de sa vision d’un bloc occidental impérialiste, dans laquelle la nouvelle construction européenne n’est qu’un instrument de la politique américaine, la prive des possibilités bien réelles de manœuvre dont elle disposait vers Bonn et vers Paris. Mais ce qui est ici essentiel, c’est de comprendre que, pour les dirigeants soviétiques, comme d’ailleurs pour ceux de Paris et de Bonn, l’Histoire n’avait pas commencé en 1945. Pour tous les responsables, les précédents et leurs représentations pèsent de tout leur poids. En même temps se mettent en place, dans ces années 1950, des thématiques et orientations qui conditionneront la suite. C’est ainsi qu’aux conférences de Genève de 1955, les Occidentaux entérinèrent implicitement la thèse soviétique sur la priorité de la « sécurité en Europe » par rapport à la réunification allemande. Cela aboutirait un jour au processus d’Helsinki, en passant par l’Ostpolitik. Certes, en 1989-1990, les choses ne tournèrent pas comme l’avaient espéré les Soviétiques, mais, depuis 1988, ils préparaient leur propre reconversion, en admettant que leurs relations avec l’Occident n’étaient pas forcément un jeu à somme nulle, et en reconnaissant que la CEE avait une réalité par elle-même et n’était pas un instrument des États-Unis. Mais tout cela ne prend sa pleine signification (y compris la rémanence de projets européens encore ambitieux à Moscou jusqu’au début de 1990) qu’en remontant aux années 1950.

7Un autre champ qu’explore ici Gergely Fejèrdy, à propos de la Belgique face à la tragédie hongroise de 1956, est celui, très prometteur, du rôle spécifique des « petits pays » dans la guerre froide. On savait, en effet, bien sûr, que celui-ci avait été considérable dans les débuts de la construction européenne, mais on commence aussi à en prendre conscience pour la guerre froide, ce qui ouvre des perspectives sur une Europe qui reste complexe malgré une bipolarisation censée tout emporter durant ces années [7]. En effet, le rôle d’hommes politiques justement crédités de plus d’objectivité, car n’ayant que des intérêts nationaux moins envahissants à défendre, et ayant souvent, en fonction de la position de leur pays, une vision plus claire des nécessités nouvelles (cela s’applique parfaitement aux dirigeants du Benelux), a été souvent considérable au sein d’un monde occidental qui n’est pas un bloc monolithique.

8Un autre domaine où la recherche récente remet en cause certaines idées reçues et où la prise de distance par rapport aux modes intellectuelles et politiques modifie les points de vue est celui de la construction européenne. L’échec de la CED était vu, en général, comme le fait des Français, s’opposant aux Cinq unis, et inaugurant un long solipsisme gallican, des deux rejets de la candidature britannique à l’échec du traité constitutionnel en 2005 en passant par la crise de la Chaise vide en 1965. Or Valentina Vardabasso nous montre que les choses n’étaient pas si simples : De Gasperi s’est montré, en fait, lui aussi, fort prudent dans la procédure de ratification à Rome, devant tenir compte de sa situation intérieure et aussi du problème de Trieste – en clair, des intérêts nationaux italiens –, et tout cela en accord avec Bidault. La CED, on s’en rend compte, répondait bien à la définition qu’André Gide donnait du communisme : « le bonheur de tous au détriment de chacun ».

9D’autre part, le retour de la RFA à un statut souverain et la transformation du Haut Commissariat français en ambassade, qu’étudie Matthieu Osmont, est l’occasion de montrer comment les relations bilatérales restent fondamentales dans une Europe qui reste encore marquée par un système diplomatique traditionnel. On constate même que la véritable réconciliation franco-allemande ne commence au fond qu’à partir de là. Une fois de plus, il faut comprendre cette période comme une superposition entre représentations et problématiques issues de couches géologiques différentes.

10Il en est de même pour l’affaire de Suez, qui est finalement une césure fondamentale, où se retrouvent la fin de la puissance impériale de l’Europe, mais aussi la guerre froide, et les problèmes géopolitiques et économiques, comme l’a montré le Colloque international organisé par le Service historique de la Défense à la mi-octobre 2006. Cette manifestation a même permis de comprendre que, si les préoccupations « anciennes » (l’Algérie pour la France, l’héritage impérial au Moyen-Orient pour la Grande-Bretagne) ont surtout servi à justifier l’opération de Suez auprès des opinions britannique et française, en fait les préoccupations réelles des dirigeants (en particulier des Français) concernaient des questions nouvelles : le soutien à Israël, la résistance face à la pénétration soviétique au Moyen-Orient, les préoccupations géopolitiques et économiques liées aux voies maritimes et au pétrole. L’article de Caroline Piquet nous montre qu’une même dialectique entre préoccupations anciennes (que l’on met en avant pour les opinions) et orientations nouvelles beaucoup plus confidentielles est également à l’œuvre en ce qui concerne la Compagnie du canal de Suez, la grande oubliée de l’affaire jusqu’à maintenant. En effet, dès avant 1956, le statut du canal est menacé, et la Compagnie prépare déjà sa reconversion en société financière. Au fond, la nationalisation du canal a accéléré la transformation d’une société de type impérial en société mondialisée : très consciemment, les dirigeants de la Compagnie ont préparé le changement d’échelle.

11En effet, avec le recul, la force historique la plus importante de l’époque (et là aussi la crise de Suez est un révélateur) paraît bien être la reprise de la mondialisation libérale sous leadership américain. Les dirigeants américains de l’époque sont convaincus que la guerre froide ne sera qu’un épisode, et ils se projettent déjà au-delà (c’est l’une des raisons des incompréhensions profondes entre Américains et Européens à l’époque). La relecture de l’histoire du XXe siècle à la lumière du phénomène de la mondialisation libérale est un champ actuellement très fertile. Le livre important d’Adam Tooze, The Wages of Destruction. The Making and Breaking of the Nazi Economy, montre comment, au fond, Hitler était conscient de cette poussée mondiale des États-Unis et de leur modèle depuis avant 1914, et comment sa politique s’explique aussi par sa volonté de s’y opposer [8].

12Les travaux en cours d’un groupe international autour de Luciano Segreto et de Dominique Barjot montrent d’ailleurs que la guerre froide a aussi un aspect économique important : des deux côtés, on est conscient de l’importance du contrôle des matières premières, en particulier dans ce que l’on appelle à partir des années 1950 le Tiers Monde, et des transferts de technologie. Là aussi, les préoccupations actuelles autour du phénomène de la mondialisation permettent d’affiner les analyses.

13On ne s’étonnera pas dans ces conditions que Karl Marx soit à nouveau fréquemment cité par les historiens : ce revival s’explique par le fait que, par le Manifeste communiste, il a été l’un des premiers penseurs de la mondialisation, puisque « la bourgeoisie a donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation dans tous les pays, à partir de son exploitation du marché mondial ». Les années 1950 apparaissent désormais dans une lumière nouvelle : le poids des idéologies, mais aussi les rémanences de la vieille Europe, qui limitent la « construction européenne », et aussi le redémarrage de la mondialisation sous direction américaine, qui se place déjà au-delà de ce qui paraissait comme l’horizon à long terme de la période, c’est-à-dire la guerre froide.

Notes

  • [1]
    Cf. Robert Belot, Henri Frenay, de la Résistance à l’Europe, Paris, Le Seuil, 2003. Et la thèse (printemps 2007) de Veronika Heyde, De l’esprit de la Résistance à l’idée de l’Europe. Projets européens et américains pour l’Europe de l’après-guerre.
  • [2]
    Trois thèses récentes (automne 2006) convergent sur ce point : celle de Jenny Raflik sur la France et l’Alliance atlantique (Paris I), celle de Philippe Strub sur la reconstruction de la Marine française après 1945 (Paris I), celle de François David sur John Foster Dulles et la France (Paris IV).
  • [3]
    Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars : From World War to Cold War (1939-1953), New Haven, Yale UP, 2006.
  • [4]
    David E. Murphy, Ce que savait Staline. L’énigme de l’opération Barberousse, Paris, Stock, 2006.
  • [5]
    Cf. les propos du ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergei Lavrov, dans Rossiskaya Gazeta du 6 mars 2006, à l’occasion de l’anniversaire du discours de Fulton, selon lesquels ce sont Washington et Londres qui portent la responsabilité de la guerre froide.
  • [6]
    On consultera avec profit Jürgen Zarusky (éd.), Stalin und die Deutschen, Munich, Oldenbourg, 2006.En ligne
  • [7]
    Pour une période postérieure, cf. Vincent Dujardin, « Pierre Harmel, artisan belge d’une Ostpolitik ? », La Belgique et l’Europe, Annales d’études européennes de l’Université catholique de Louvain, vol. 5, 2001.
  • [8]
    Londres, Allen Lane, 2006.
Georges-Henri Soutou
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/ri.129.0003
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