CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Par rapport à l’importance de la question allemande, l’ONU en soi était pour Paris certainement secondaire, et c’est bien par le côté du problème allemand qu’il faut aborder l’attitude de Paris par rapport à l’admission des deux Allemagne à l’ONU. En effet, c’était la question allemande qui était pour la France centrale. Elle présentait différentes facettes : un aspect franco-allemand (nécessité de garder un contrôle sur le développement du problème allemand mais aussi nécessité de maintenir l’ « entente élémentaire » avec Bonn) mais aussi un aspect « guerre froide » : face à l’URSS et à sa volonté de promouvoir le rôle international de la RDA et d’établir son influence sur la RFA, il fallait maintenir résolument les positions de droit définies depuis 1945 : les « droits originaires » issus de la capitulation allemande et de la déclaration des Quatre du 5 juin 1945, les droits contractuels issus de la Déclaration de Potsdam et développés par la suite, en particulier par l’accord quadripartite sur Berlin du 3 septembre 1971 [1].

2Cependant le problème de l’entrée des deux Allemagne dans l’organisation internationale réunissait étroitement, et de façon très visible, les deux aspects déjà soulignés, l’aspect franco-allemand et l’aspect guerre froide. En outre, les articles 53 et 107 de la Charte (autorisant les vainqueurs à prendre des mesures de sécurité ou à intervenir en Allemagne en dehors des règles de la Charte) touchaient directement les droits de la France dans la question allemande. D’autre part, les négociations liées à l’Ostpolitik depuis 1969, dont l’entrée des deux Allemagne à l’ONU constituait l’aboutissement, posaient en arrière-plan tout le problème d’une éventuelle réunification. Il ne fallait donc commettre aucune erreur, et l’affaire fut très soigneusement suivie par les responsables français. D’autre part, comme les Grands vainqueurs de 1945, la France jouissait à l’ONU d’une situation privilégiée, situation qui faisait partie des atouts internationaux de Paris et qu’il ne fallait pas risquer de laisser remettre en cause à l’occasion de l’événement important que constituait l’admission des deux Allemagne dans l’organisation mondiale. Dans cette affaire, l’ONU est sans doute surtout un instrument, mais placé au cœur des structures de la politique extérieure française de l’époque. Du reste, tout le monde était conscient à Paris de la dimension politique, psychologique et symbolique de l’entrée des deux Allemagne à l’ONU, comme le montre par exemple le télégramme élogieux, et même admiratif, consacré par Jean Sauvagnargues, l’ambassadeur à Bonn, au discours prononcé par Willy Brandt devant l’assemblée des Nations Unies le 26 septembre 1973 [2].

3L’entrée de la RFA à l’ONU était considérée comme théoriquement possible, du point de vue français, depuis que ce pays avait retrouvé sa souveraineté, en 1955 [3]. À ce moment-là, elle était d’ailleurs considérée par Paris comme normale et relativement facile. D’ailleurs la RFA, à la différence de la RDA, avait été admise sans problème, car, là, l’accord de la majorité de leurs membres suffisait, dans la plupart des institutions spécialisées de l’ONU. Mais l’évolution de la position soviétique sur l’Allemagne en 1955 et l’exigence de la reconnaissance de deux États allemands devaient évidemment tout de suite contredire cet optimisme. D’autre part, depuis 1945, sauf quelques épisodes secondaires, l’ONU avait été tenue soigneusement à l’écart de la question allemande, et il n’y avait donc pas alors d’interférence fâcheuse à craindre, du point de vue français, entre la problématique de l’organisation internationale et celle de la question allemande. Mais il en allait tout autrement depuis que le chancelier Willy Brandt avait lancé l’Ostpolitik en 1969, car il avait (par exemple dans le programme dit « Vingt points de Kassel ») étroitement uni les deux. Son objectif en effet (on ne peut pas insister ici, mais du point de vue allemand c’était le fond de l’affaire) était à la fois d’obtenir le maximum de reconnaissance internationale pour la RFA comme un État souverain et de maintenir la question allemande ouverte – ce qui posait de considérables problèmes juridiques qui touchaient de près, on va le voir, les intérêts français.

4L’Ostpolitik, à partir de 1969 et en particulier après la signature de l’accord quadripartite sur Berlin du 3 septembre 1971, avait en effet redonné une nouvelle actualité à la question. Le jour même de la signature définitive de l’accord sur Berlin, le 3 juin 1972, les Occidentaux proposaient aux Soviétiques d’entamer les négociations qui permettraient l’admission simultanée des deux États allemands à l’ONU. Celle-ci allait devenir le symbole de la normalisation et de la Détente. Pour Bonn, l’entrée des deux Allemagne à l’ONU marquerait le point final, l’aboutissement du processus de normalisation entre les deux États allemands. Cependant la question se posait dans le contexte de différents problèmes. Tout d’abord, les Soviétiques soutenaient que l’entrée des deux Allemagne à l’ONU n’annulerait pas les articles 53 et 107 de la Charte, qui donnaient aux vainqueurs un droit d’intervention en Allemagne, ce qui évidemment inquiétait les Allemands [4]. D’autre part, Bonn, au départ, ne voulait pas que les deux Allemagne entrent à l’ONU, ni que la RDA soit admise dans les organisations dépendant de celles-ci, avant le règlement de leurs relations (qui devait intervenir par le « traité fondamental » du 21 décembre 1972) [5]. En effet, le souhait de la RDA d’entrer à l’ONU afin de parachever sa reconnaissance internationale offrait à la RFA et aux Occidentaux la dernière occasion de lui imposer certaines concessions dans la question allemande. Mais, en même temps, la RFA attachait une grande importance à sa propre entrée à l’ONU comme reconnaissance de sa propre souveraineté et de la réhabilitation internationale du peuple allemand [6]. D’où, parfois, certaines contradictions ou un certain flottement dans l’attitude de Bonn, qui hésitait entre la volonté d’entrer à l’ONU le plus vite possible et le souci de n’y faire accepter la RDA qu’après que celle-ci ait fait des concessions sur la question interallemande [7]. En effet, le gouvernement de Willy Brandt tenait à ce que l’apogée de la reconnaissance internationale de la RDA au sein de l’ONU n’affaiblisse pas sa thèse, selon laquelle « les deux États allemands n’étaient pas étrangers l’un à l’autre », thèse qui avait à la fois pour but de maintenir la possibilité de la réunification un jour et de ménager la partie de l’opinion allemande qui restait très réticente à l’égard de l’Ostpolitik.

LES PROBLÈMES POSÉS À LA FRANCE

5Du côté français, l’entrée de la RFA à l’ONU ne posait pas de problème particulier (en dehors d’une réserve politico-juridique capitale sur laquelle on va revenir tout de suite). Plus problématique au départ était l’entrée de la RDA, considérée, encore du temps du général de Gaulle, comme un État illégitime [8]. Mais la présidence de Georges Pompidou avait introduit sur ce point une importante inflexion, et la reconnaissance de la RDA n’était plus considérée comme un tabou [9]. Tout de suite apparut le souci évident (exprimé jusque par Georges Pompidou lui-même) de ne pas être en retard dans l’évolution envers la RDA par rapport à Bonn. En même temps, on était parfaitement conscient du fait qu’il ne fallait pas paraître aux yeux de Bonn « anticiper sur l’évolution » qui conduisait de plus en plus irrésistiblement à l’entrée de la RDA dans les organisations internationales et à l’ONU [10]. En effet, il y avait une incontestable pression internationale (à laquelle on n’aurait pu s’opposer qu’au prix d’un coût politique croissant), non seulement de la part du bloc soviétique mais aussi des pays non alignés, en faveur de l’entrée de la RDA à l’ONU, et dans un premier temps dans les institutions spécialisées de celle-ci, où un vote à la majorité suffisait [11].

6Pour Paris, le vrai problème n’était pas l’accession des deux Allemagne à l’ONU en tant que telle, dont on ne contestait pas l’opportunité, mais se situait à deux niveaux : d’abord, la nécessité d’ajuster le rythme de façon à rester en accord avec Bonn et de n’être pas en avance, mais pas non plus en retard, par rapport à la RFA. Mais cet ajustement ne fut pas toujours aisé : au départ au moins, Bonn aurait voulu que l’entrée des deux États allemands à l’ONU n’entraînât pas la reconnaissance de la RDA par les alliés de la RFA, position qui paraissait à Paris intenable sur le plan international (et en outre, on va le voir, contraire aux intérêts français) [12]. Or les Français excipaient de cette souveraineté reconnue qu’impliquerait l’entrée de la RDA à l’ONU pour plaider (initialement contre l’avis Bonn) en faveur d’une reconnaissance internationale rapide de celle-ci ensuite. Une autre pierre d’achoppement était Berlin : Bonn souhaitait obtenir la représentation des secteurs occidentaux de la ville auprès de l’ONU (pour conforter sa thèse selon laquelle Berlin-Ouest faisait partie de la RFA), alors que Paris estimait qu’une telle revendication risquait de compromettre l’équilibre fragile sur lequel reposait l’accord du 3 septembre 1971 [13].

7Mais le problème essentiel se situait dans le contexte Est-Ouest de la question et la possible signification juridique de l’accession des deux Allemagne à l’ONU. En effet, le souci majeur de Paris était que l’entrée de la RFA et de la RDA ne fasse pas disparaître les « droits réservés des Quatre pour l’Allemagne dans son ensemble et pour Berlin » (en clair, le droit de regard de la France sur une éventuelle réunification), question juridiquement fort complexe, car l’entrée des deux Allemagne à l’ONU impliquait justement leur pleine souveraineté, quels que fussent les accords entre les Quatre limitant celle-ci (par la combinaison des articles 2 et 103, stipulant « l’égalité souveraine » des membres et la priorité de la Charte par rapport à toute obligation antérieure) [14]. Or, sur cette question aussi, il y eut parfois des divergences entre Paris et Bonn. En effet, les Allemands n’étaient pas des partisans enthousiastes des « droits réservés » qui limitaient leur souveraineté. En même temps, ils étaient bien obligés de reconnaître que le maintien de ceux-ci « était le meilleur moyen de maintenir ouverte la question allemande et d’éviter que l’entrée à l’ONU des deux États allemands ne soit interprétée comme une renonciation définitive au traité de paix » et donc à la possibilité de la réunification [15].

8Ajoutons, ce qui ne facilitait rien, que les « droits réservés » n’avaient pas la même signification pour tous les partenaires : pour la France, ils découlaient des « droits originaires » des Alliés à l’issue de la capitulation allemande, et étaient donc intangibles ; pour les Soviétiques, quand ils voulaient bien les admettre, ils découlaient de la Déclaration de Potsdam et n’étaient donc que contractuels et modifiables ; pour Bonn, ils découlaient du Deutschlandvertrag d’octobre 1954, qui les circonscrivait étroitement, mais dont les Russes ne voulaient pas entendre parler ; pour la RDA, il ne pouvait être question de droits réservés ; quant aux Anglo-Saxons, ils oscillaient entre la thèse française, l’incompréhension et l’agacement. C’est pourquoi l’ambassadeur à Bonn, Jean Sauvagnargues, avait fait triompher en 1971, à l’occasion de l’accord sur Berlin, une ligne qu’il allait rappeler constamment lors de la négociation concernant l’ONU : il fallait rappeler les « droits réservés », tout en se gardant bien de les définir [16]. (Notons au passage que pour les Français les négociations qui avaient conduit à l’accord sur Berlin constituaient la matrice juridique et méthodologique des procédures envisageables pour la question de l’ONU : c’est très important pour suivre leur position).

9En fait, l’entrée des deux Allemagne à l’ONU était certes inévitable, mais plutôt gênante pour les Français, sans qu’ils l’avouent, car il était bien difficile de concilier l’article 2 de la Charte concernant l’égalité souveraine des États et les « droits réservés », clé de voûte de la question allemande pour Paris, et les différentes méthodes envisagées pour concilier les deux n’étaient pas sans inconvénient. Certes les articles 53 et 107 pouvaient paraître apporter une garantie mais posaient des problèmes d’interprétation infinis dès lors que les deux Allemagne entreraient à l’ONU : seraient-ils toujours valables ensuite ? Les Soviétiques voulaient en être convaincus ; on était sur ce point, à Paris, divisé et incertain. En même temps, on ne pouvait pas ne rien faire, même si aujourd’hui toutes ces considérations politico-juridiques nous paraissent oiseuses : « Nous ne pouvons pas ignorer dans la question allemande la valeur attachée de part et d’autre à la répétition quasi rituelle des droits et positions de chaque camp [...]. L’expérience a prouvé qu’un droit qui n’était pas réaffirmé avec constance était menacé », notait le directeur politique, François Puaux [17].

LES DIFFÉRENTES ORIENTATIONS

10Cet ensemble complexe entraînait au sein même du Quai d’Orsay des positions divergentes, en particulier sur le point central suivant : certains pensaient que les articles 53 et 107 resteraient valides même après l’entrée des deux Allemagne (qui, par là même, les reconnaîtraient) et suffiraient donc à garantir les droits quadripartites ; d’autres (comme Sauvagnargues à Bonn) pensaient nécessaire de faire précéder l’entrée des deux Allemagne d’une déclaration des Quatre, maintenant leurs droits réservés, déclaration éventuellement même reprise dans la procédure d’admission des deux Allemagne par une résolution du Conseil de sécurité [18]. Dans l’ensemble, les services parisiens et l’ambassade à Bonn souhaitaient une déclaration quadripartite ; mais la direction des Affaires juridiques pensait que cette déclaration serait inutile et même nocive, et que les articles 53 et 107 suffiraient à garantir les droits réservés [19] ; quant au ministre, Maurice Schumann, il était fort réservé et estimait une déclaration peu souhaitable, sauf si Bonn la demandait. D’autre part, une considération importante était évidemment de rester d’accord avec Bonn, mais les difficultés croissantes du gouvernement Brandt en 1972 rendaient la position allemande fluctuante, ce qui compliquait encore les choses pour Paris [20]. À cela s’ajoutait une difficulté supplémentaire : si les articles 53 et 107 de la Charte paraissaient une garantie suffisante à certains responsables français, les Allemands les redoutaient, car ils y voyaient un prétexte éventuel permettant à l’URSS de s’immiscer ou d’intervenir unilatéralement dans leurs affaires [21].

11Dans ce débat politico-juridique complexe, qui dura près de deux ans et entraîna de vifs débats entre la direction des Affaires juridiques, d’une part, la direction des Affaires politiques et l’ambassade à Bonn, d’autre part, alors que le secrétaire général Hervé Alphand et le ministre Maurice Schumann s’acharnaient à réconcilier tout le monde, tout en imposant une ligne plus politique, moins juridique et diplomatique, allons à l’essentiel et distinguons les différents courants.

12a) Ceux qui, comme l’ambassade à Bonn et la Direction politique à Paris, souhaitaient le rappel des droits des Quatre à l’occasion de l’entrée des deux Allemagne à l’ONU et estimaient que les articles 53 et 107 ne suffiraient pas à préserver les droits réservés – ceux-là étaient avant tout préoccupés par le maintien en l’état du dispositif juridique quadripartite concernant la question allemande pour deux raisons : tout d’abord, ce groupe estimait, ce qui était la position centrale de Paris dans l’affaire allemande depuis les années 1950, que le maintien du quadripartisme était essentiel pour maintenir le contrôle de la France sur l’évolution de la question allemande. Bien entendu, les Allemands étaient conscients de cette arrière-pensée française et, au départ, n’étaient guère enthousiastes à l’idée de rappeler une fois de plus que leur souveraineté était limitée. Mais, au sein du « Groupe de Bonn » (les trois ambassadeurs occidentaux plus Franck, secrétaire d’État à l’Auswärtiges Amt), Sauvagnargues avait procédé à un Seelenmassage efficace et convaincu les Allemands qu’il était de leur intérêt de maintenir la responsabilité des Occidentaux dans la question de la réunification. Du coup, on s’était mis d’accord avec Bonn de la manière suivante : la déclaration envisagée ne se contenterait pas de rappeler les droits quadripartites mais soulignerait le caractère particulier des rapports entre les deux États allemands, qui n’étaient pas « étrangers l’un à l’autre » [22].

13Mais il y avait aussi dans l’attitude de ce groupe une composante « guerre froide » : il s’agissait de résister aux pressions soviétiques tendant à éroder le quadripartisme en faveur de la RDA (quadripartisme que l’on avait eu tant de mal à sauver lors de l’accord sur Berlin du 3 septembre 1971 : en fait, pour les diplomates français, l’affaire de l’entrée des deux Allemagne à l’ONU prolongeait en quelque sorte la séquence de l’accord sur Berlin, ce qui explique beaucoup de choses, en particulier leurs réflexes dans la négociation) ; on craignait en particulier que la RDA, une fois entrée, ne se prévale de l’égalité souveraine des États qui est à la base de l’ONU (art. 2) pour s’évader immédiatement des contraintes quadripartites, en particulier à propos des accès à Berlin [23]. D’où la nécessité de rappeler encore une fois le quadripartisme.

14b) Il y avait cependant aussi une variante : ceux qui souhaitaient le rappel du quadripartisme, mais pas tellement pour résister aux Soviétiques ; ceux-là nourrissaient plutôt, par le maintien sourcilleux du quadripartisme, l’arrière-pensée d’un discret accord franco-soviétique pour garder le contrôle de la question allemande face aux Anglo-Saxons, soupçonnés d’être plus laxistes. Dans un premier temps, les Soviétiques s’étaient montrés hostiles à l’idée d’une déclaration rappelant les droits réservés et avaient insisté sur la pleine souveraineté des deux États allemands, qui serait parachevée avec leur entrée à l’ONU ; à leurs yeux, les articles 53 et 107 suffisaient pour se prémunir contre toute résurgence d’un danger allemand, mais en même temps ils s’étaient gardés de fermer complètement la porte [24]. Et, dans un entretien le 15 juin 1972 avec le ministre-conseiller soviétique à Paris, Doubinine, le directeur d’Europe, Arnaud, insista sur l’intérêt commun qu’avaient la France et l’URSS à « conserver un droit de regard sur le devenir allemand », sans provoquer d’ailleurs de réaction négative chez son interlocuteur [25]. Arnaud ne faisait que reprendre là la ligne de discrète réassurance à Moscou sur la question allemande, poursuivie par Paris depuis les années 1950. On va voir que, d’après la chronologie, il n’est pas exclu que cette conversation ait contribué à amener l’URSS à changer de position et à accepter le principe d’une déclaration.

15c) Il y avait ceux qui, au contraire, n’étaient pas favorables au rappel des droits des Quatre à l’occasion de l’entrée à l’ONU, parce qu’ils estimaient ce rappel inutile, les articles 53 et 107 étant à leurs yeux une garantie suffisante, et parce qu’ils craignaient que la réaffirmation toujours délicate du quadripartisme (car l’URSS et même, par moments, la RFA y étaient hostiles) n’affaiblisse en fait celui-ci, alors que l’on avait réussi, mais avec quelles difficultés, à le sauver dans l’accord quadripartite sur Berlin du 3 septembre 1971. C’était en particulier la position de la direction des Affaires juridiques, mais aussi et surtout, tout au moins au départ, celle du secrétaire général, Hervé Alphand, et de Maurice Schumann lui-même, comme le montrent leurs annotations sur une note de la Direction politique du 15 novembre 1971, conseillant vivement une déclaration quadripartite [26] : « Pourquoi vouloir le redire ? N’est-ce pas en fait affaiblir notre position ? », notait Alphand ; et le ministre de répondre : « J’approuve votre thèse ».

16En même temps, le ministre notait que, si les Allemands la demandaient, il faudrait bien retenir la formule de la déclaration quadripartite. Et d’ailleurs le 3 juin 1972, à l’occasion de la signature à Berlin du protocole final de l’accord du 3 septembre 1971, les trois ministres occidentaux remirent à Gromyko un aide-mémoire, soulignant que la voie était désormais ouverte pour l’entrée des deux États allemands à l’ONU, mais que celle-ci devrait être précédée par l’accord entre les deux Allemagne et par une déclaration écrite des Quatre rappelant leurs droits et responsabilités en Allemagne. Et dans un entretien avec Gromyko, le 13 juin 1972, le ministre défendit le principe d’une déclaration sur les droits réservés [27]. En fait, Schumann était encore hésitant, d’autant plus que le débat au sein de la diplomatie française continuait : le 20 juillet 1972, Sauvagnargues prenait le contre-pied de l’argumentation de la direction des Affaires juridiques et rappelait ses arguments en faveur d’une déclaration quadripartite qui serait insérée dans la procédure d’admission [28]. Sinon l’entrée à l’ONU serait le « substitut du traité de paix », les « droits originaires » seraient perdus et la situation de Berlin compromise. Dès le lendemain, la direction des Affaires juridiques ripostait en mettant en pièces toute l’argumentation de Sauvagnargues et s’en tenait aux articles 53 et 107 comme suffisants [29]. Elle contestait, d’autre part, avec indignation la thèse de Sauvagnargues, selon laquelle ces articles seraient devenus en fait inopérants, les Soviétiques ayant reconnu par le traité germano-soviétique de Moscou que « toute possibilité d’intervention » appuyée sur eux était désormais écartée, et les Occidentaux, toujours selon Sauvagnargues, ayant déclaré la même chose. La Direction juridique « observait qu’elle n’avait pas été informée d’une telle déclaration » et s’étonnait au passage que l’on pût considérer comme « bien légitimes » les réserves allemandes au sujet de ces articles [30] ! Elle concluait pourtant en suggérant, « si l’on tient cependant, pour plus de sûreté, à un rappel des droits au moment de l’admission », de procéder à ce rappel « en marge de la procédure de l’ONU » et pas dans le cadre de celle-ci. Or cette formule de compromis allait rapidement triompher (elle avait d’ailleurs été suggérée quelques jours avant par les Soviétiques aux Américains) [31].

17d) Sauvagnargues revenant à la charge, ce débat atteint son sommet pendant la première semaine d’août 1972, et fut alors arbitré et tranché définitivement par Schumann. Le 1er août, la direction des Affaires juridiques réaffirma son opposition à la déclaration mais ajouta un argument nouveau : elle craignait qu’à l’occasion d’une discussion portant sur cette déclaration, si on voulait l’inclure dans la procédure d’admission, certains pays ne cherchent à remettre en cause à l’Assemblée l’ensemble les articles de la Charte qui consacraient encore d’une certaine façon la position privilégiée des vainqueurs (articles 53, 106 et 107) [32] ; on soulignait par là la difficulté de la position française, prise entre le souci de rappeler le quadripartisme pour garder un contrôle sur le problème allemand, et le danger de susciter ainsi une réaction de la part de certains membres de l’ONU remettant en cause, à travers les « droits réservés », le statut privilégié des Quatre et donc de la France. Le maintien du rang et du statut dans la question allemande risquait d’entrer en contradiction avec le maintien du rang et du statut de la France à l’ONU.

18Cet argument était certainement très fort aux yeux des responsables du Quai d’Orsay et ils allaient le reprendre. Et Maurice Schumann commença par annoter ainsi la note de la Direction juridique : « M. Alphand. Cette note doit être immédiatement adressée à Bonn avec la mention suivante : approuvée par le ministre, cette doctrine est désormais celle du Département. Il appartient à chacun de s’y conformer. »

19Mais le directeur des Affaires politiques, François Puaux, rappela le 4 août que la question n’était pas d’abord juridique, mais politique. Certes, on aurait pu envisager de ne pas soulever le problème, les droits originaires n’ayant jamais été abandonnés par les Quatre. Mais à partir du moment où les Alliés occidentaux avaient décidé de rappeler ces droits avant l’entrée des deux États allemands à l’ONU et l’avaient dit aux Russes (Schumann lui-même l’avait fait lors de son entretien avec Gromyko le 13 juin), il ne serait pas « sage » et même « dangereux » de changer d’avis et de décider maintenant de ne pas demander le rappel des droits réservés, au moment où la question allemande, « cet immense problème, chargé des virtualités les plus redoutables dans son évolution historique », allait être relancée par la reconnaissance de la RDA. En effet, les pays de l’Est, les Alliés et les neutres risqueraient d’en tirer la conclusion que la France ne s’intéressait plus à ces droits, ce qui serait fort dangereux. Et en fait, sur ce point, Moscou était sur la même longueur d’onde. Les contacts qu’avait eus le Quai d’Orsay sur ce point avec les Polonais et les Soviétiques (en particulier la conversation Arnaud-Doubinine, au cours de laquelle il avait été clairement expliqué que les Français n’avaient pas en tête une référence au Deutschlandvertrag, qu’auraient souhaitée les Allemands mais dont ne voulait pas Moscou, mais à la déclaration du 5 juin 1945) montraient leur intérêt pour les droits originaires de 1945 : « Moscou et Varsovie n’ont en effet nulle envie de voir les Quatre renoncer aux droits qu’ils détiennent de contrôler le “devenir allemand”. Ils savent parfaitement que la division de l’Allemagne est un état précaire, dont nul ne peut dire ce qu’il adviendra dans les prochaines décennies. » [33] Le directeur politique recommandait donc la négociation d’une déclaration, et même que les Quatre y fassent allusion dans leur recommandation au Conseil de sécurité préconisant l’admission des deux Allemagne.

20À partir de là, le principe d’une Déclaration des Quatre préalable fut admis à Paris ; la question porta désormais sur la question de savoir si cette déclaration serait incluse dans la procédure d’admission (ce que souhaitaient Sauvagnargues et la Direction politique pour bien serrer les choses) ou non, afin d’éviter qu’elle ne soit contestée éventuellement par les autres pays cherchant à remettre en cause la position privilégiée des Quatre, ce qui était la position de la Direction juridique. Du coup, Maurice Schumann trancha, en modifiant sa position par rapport à son annotation du 1er août, sans néanmoins suivre tout à fait François Puaux : le 7, il envoyait à Bonn des instructions qui autorisaient la préparation d’une déclaration, puisque Bonn y tenait. Mais il ne devrait pas en être fait état dans la procédure d’admission, afin d’éviter des « interférences » de la part d’États non concernés par la question allemande, ce qui reprenait l’argumentation de la Direction juridique [34]. L’Élysée fut tenu au courant de l’évolution de cette question (comme l’indique une annotation de Maurice Schumann le 1er août). Il semble que Georges Pompidou ne suivit la question que de loin, mais il nota tout de même, le 29 août : « Nous avons intérêt au rappel des droits quadripartites » (ce qui avait été sa position dans l’affaire de l’accord sur Berlin) [35].

21Incontestablement, dans cette affaire, Maurice Schumann avait hésité. Cette hésitation s’explique par le fait que l’on était là au croisement de différents axes de la politique française, pas toujours facilement conciliables : les relations privilégiées avec Bonn, mais aussi le souci de conserver le contrôle de la question allemande et de maintenir le lien avec Moscou, sans risquer de porter atteinte à la situation privilégiée de la France à l’ONU, élément du statut de grande puissance. D’autre part, les avis des différents services n’étaient pas parfois dépourvus d’arrière-pensées : à première lecture, Puaux pouvait paraître plus soucieux que la direction des Affaires juridiques, apparemment moins interventionniste, de maintenir un contrôle étroit sur la question allemande. En fait, le rappel constant par celle-ci des articles 53 et 107 étaient bien un moyen de souligner que la souveraineté allemande restait incomplète, et comme le notait Puaux, le 4 août, dans une petite pique à l’adresse de son collègue des Affaires juridiques, Lacharrière, « l’usage des articles 53 et 107 était pour le moins délicat pour les alliés de la RFA » ! Le ministre était soumis à de fortes pressions de la part des services et devait avoir parfois l’impression de ramer à contre-courant.

22e) En effet, il semble que Schumann voyait les choses de plus haut, qu’il n’était pas vraiment convaincu par la théorie des droits réservés comme moyen pour la France de conserver le contrôle de la question allemande, qu’il ne partageait pas certaines arrière-pensées des services. Il faisait partie de ceux qui estimaient que l’entrée des deux Allemagne à l’ONU conforterait la Détente, que le succès de l’Ostpolitik était dans l’intérêt bien compris de la France, et que la priorité était politique, pas juridique, et concernait avant tout le maintien de bonnes relations avec la RFA. Schumann aurait pu reprendre une annotation qu’il avait portée, le 11 mai 1971, sur une note suggérant le compromis qui allait permettre de contribuer à débloquer la négociation de l’accord sur Berlin : « L’esprit de ces instructions est encore plus important que la lettre. Chacun doit en être immédiatement pénétré. » [36] Il avait d’ailleurs noté, en juin 1970, alors que déjà certains au Quai d’Orsay insistaient pour faire rappeler les droits réservés dans le traité germano-soviétique alors en cours de négociation, que « les données juridiques, assurément importantes », ne constituaient pour lui « qu’un des éléments » de ses choix en la matière [37]. Ajoutons une remarque significative et très politique du ministre, dans sa réponse, le 6 octobre 1972, à une lettre d’un « Comité départemental pour les échanges franco-allemands » à Lille (comité en fait proche du Parti communiste) qui réclamait le resserrement des relations avec la RDA. Rappelant les négociations en cours, le ministre soulignait qu’il s’agissait, « pour parler net, d’aider le gouvernement de la République fédérale qui – suivant l’exemple du général de Gaulle – a eu le courage, d’abord de signer et de faire ratifier les traités de Moscou et de Varsovie, ensuite d’entreprendre la négociation d’un traité de caractère général entre les deux Allemagne ». Il s’agissait aussi, de toute évidence, d’aider le gouvernement Brandt dans une passe parlementaire très difficile, car sa politique (sinon ses arrière-pensées à long terme) convenait à Paris [38].

23Une étude de la presse et de l’opinion publique montrerait probablement que c’était un point de vue largement répandu, et que les discussions sur les aspects juridiques de la question, ainsi que toute la problématique des droits réservés, n’intéressaient guère en dehors des diplomates professionnels (à la différence de l’Allemagne, où ces problèmes suscitaient des débats passionnés, à cause desquels le gouvernement Brandt faillit sombrer en 1972).

24f) Nombreux sans doute enfin étaient ceux qui, comme le président Pompidou lui-même, refusaient d’accorder une importance excessive à toutes ces considérations juridiques et retenaient surtout que l’entrée de la RFA et de la RDA à l’ONU confortait la division de l’Allemagne, ce dont ils se consolaient facilement. On connaît la position générale de Georges Pompidou à l’égard de l’Ostpolitik (il l’approuvait, tout en se méfiant de ses arrière-pensées ultérieures possibles, car elle confortait la Détente mais aussi la division de l’Allemagne) [39]. À différentes reprises, le président avait souhaité que l’on améliore les relations avec la RDA, et que la France reconnaisse celle-ci aussi rapidement que possible, sans toutefois brusquer Bonn – mais sans non plus être en retard sur elle [40]. Quand, en mai 1972, les dirigeants ouest-allemands demandèrent soudain que l’on ne fît plus obstacle à l’entrée de la RDA dans les organisations spécialisées de l’ONU [41], le président nota, de façon significative (sa remarque fut transmise par l’Élysée à Schumann) : « Quelle comédie ! Allons donc de l’avant si la RFA le désire ! On cherche à faire porter aux Trois le chapeau de la rigueur, c’est se moquer des gens. » [42]

L’ACCORD

25Très négatifs encore en juin et début juillet 1972, les Russes acceptèrent brusquement d’aborder la question des droits quadripartites dans le contexte de l’entrée des deux Allemagne à l’ONU à la mi-juillet et suggérèrent alors aux diplomates américains une déclaration rappelant les droits et responsabilités des Quatre en Allemagne, qui précéderait l’admission des deux Allemagne à l’ONU [43]. Ce fut très probablement, outre peut-être le travail de persuasion mené par les Français (voir plus haut), l’un des résultats des tractations entre Washington et Moscou depuis le sommet de Moscou entre Nixon et Brejnev en mai 1972, les Soviétiques souhaitant des accords économiques et la reconnaissance de la parité entre les deux Grands, les Américains souhaitant un soutien au Vietnam.

26Finalement les Occidentaux se rallièrent au principe de la démarche proposée par Moscou, et Paris se mit d’accord avec les partenaires sur la formule d’une déclaration des Quatre maintenant les droits quadripartites sur la question allemande même après l’entrée des deux Allemagne à l’ONU, mais déclaration faite en marge de l’ONU et sans la faire reprendre dans la procédure d’adhésion, ce qui, du point de vue français, écartait les dangers soulignés plus haut et réconciliait les différentes positions décrites. (Rappelons que cette solution avait été indiquée par la direction des Affaires juridiques le 21 juillet 1972). [44] Ajoutons que Bonn souhaitait, elle aussi, un découplage entre la déclaration des Quatre sur les droits réservés et la procédure d’entrée à l’ONU, afin de ne pas risquer, si on liait les deux, de subir un recul de sa position juridique et de reconnaître à l’URSS des droits sur la question allemande, supérieurs à ceux qui étaient stipulés dans le traité germano-soviétique d’août 1970 [45]. Et Moscou ne voulait pas rappeler le quadripartisme au-delà du strict minimum nécessaire. La convergence brusque entre Paris, Moscou, Bonn et Washington dégageait le terrain.

27La négociation de cette Déclaration fut complexe dans le détail, le « groupe de Bonn » s’ingéniant à fignoler un chef-d’œuvre juridique, ce qui amena Hervé Alphand à intervenir une fois de plus pour que l’on ne complique pas inutilement les choses, au risque d’affaiblir la thèse occidentale selon laquelle les droits réservés étaient indiscutables, et pour « qu’on ramène la discussion sur un terrain plus réaliste » [46]. Mais Bonn était prise entre le désir d’être soutenue par les Trois Occidentaux et son refus tenace de tout acte qui l’amènerait à reconnaître explicitement les droits réservés ou qui mettrait ceux-ci en avant dans la procédure. En effet, pour elle, les droits réservés des Quatre s’appliquaient à « l’Allemagne dans son ensemble », expression qu’elle tenait à inclure, mais pas à la seule RFA, dont on affirmait à Bonn la totale souveraineté [47]. Cela conduisit à un projet occidental de déclaration assez alambiqué [48]. Les Soviétiques, au contraire, étaient partisans d’une déclaration très brève, ne parlant pas de « l’Allemagne dans son ensemble » (expression, à leurs yeux, vide de sens puisqu’il y avait deux États allemands souverains) et rappelant simplement que les conditions de l’admission de la RDA et de la RFA à l’ONU étaient réunies et que celle-ci n’affecterait pas les droits et responsabilités des quatre puissances « tels qu’ils ressortent des accords et décisions du temps de la guerre et de l’après-guerre » [49].

28Hervé Alphand fit savoir que le projet soviétique, qui correspondait à la sobriété et à la simplicité qu’il avait toujours défendue, était tout à fait acceptable, à deux modifications près qui en renforçaient la concision [50]. Et, le 4 novembre, l’accord était conclu avec les Soviétiques sur la formule suivante : « Cette admission n’affectera en aucune façon les droits et responsabilités des quatre puissances ni les accords, décisions et pratiques quadripartites correspondant, qui s’y rattachent. » [51] Les Occidentaux avaient pu sauver le terme « quadripartites », auxquels les Français tenaient particulièrement, et ajouter les « pratiques », ce qui couvrait en fait le statut complexe de Berlin.

29Cependant la satisfaction française n’était pas totale : le Quai d’Orsay s’inquiéta de l’évidente propension de Washington à se mettre d’accord avec Moscou par-dessus ses partenaires, car il était clair que la formule, qui permit finalement l’accord, avait été préparée directement entre Américains et Soviétiques, et que Washington avait fait d’importantes concessions aux thèses russes, sans doute dans l’espoir d’obtenir l’appui de Moscou pour ses négociations avec le Nord-Vietnam [52]. Ce qui ravivait la crainte d’un « condominium » américano-soviétique fréquemment évoquée à Paris à l’époque [53].

30Le 8 novembre 1972, le « Traité fondamental » entre les deux Allemagne était paraphé ; le 9 novembre, la Déclaration quadripartite était publiée ; le 18 juin 1973, les Quatre en transmettaient le texte au secrétaire général de l’ONU ; le 22 juin, le Conseil de sécurité recommandait l’admission de la RFA et de la RDA [54] ; le 19 septembre 1973, les deux Allemagne étaient admises à l’ONU ; cette chronologie avait été imposée par les Occidentaux, tandis que l’URSS et la RDA auraient voulu que les deux Allemagne entrent à l’ONU avant la conclusion du « Traité fondamental ». Il est clair que la chronologie finalement admise confortait les thèses de Bonn sur la question allemande (deux États, mais qui n’étaient pas étrangers l’un à l’autre) et aussi des Occidentaux sur le fait que l’entrée à l’ONU des deux Allemagne ne mettait pas fin au quadripartisme. Ajoutons que cette séquence n’avait pas joué un rôle secondaire dans le fait que, le 19 novembre 1972, la coalition socialiste-libérale à Bonn avait remporté les élections, ce qui en fait, on l’a vu, convenait à Paris même si on était conscient du fait que les Soviétiques avaient manipulé le calendrier pour favoriser Brandt, et que la CDU faisait porter une partie de la responsabilité de sa défaite électorale sur Paris [55].

31Dans l’ensemble, Paris se montra satisfait : « L’ensemble de ces documents donne satisfaction à la France. Nous nous étions depuis longtemps prononcés en faveur de la détente en Europe – autrement dit, du rapprochement des deux parties de l’Allemagne divisée. En outre, les textes agréés confirment le droit de contrôle que nous détenons sur les affaires allemandes à la suite de la victoire de 1945. » [56] Finalement, les Français avaient le sentiment d’avoir fait progresser leur conception de la Détente Est-Ouest, tout en maintenant un contact étroit avec Bonn, tout en maintenant les droits « originaires » de 1945 et le quadripartisme, donc un droit de regard sur la question allemande – et tout en favorisant indirectement la consolidation de la division de l’Allemagne ! Et le tout, sans faire courir le moindre risque à leur situation privilégiée à l’ONU. Et sans faire disparaître les articles 53 et 107 de la Charte, dont certains diplomates notaient avec satisfaction, encore sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, qu’ils subsistaient [57]. On est là au cœur de la position confortable dans la guerre froide que Paris sut s’aménager dans les années 1970, position où l’ONU avait sa part, une part commode du point de vue français, mais pas centrale.

Notes

  • [1]
    Sur la question allemande, cf. Pierre Guillen, La question allemande (1945-1995), Paris, Imprimerie nationale, 1996. Sur l’invention de la doctrine française en la matière, cf. Geneviève Maelstaf, Que faire de l’Allemagne ? Les responsables français, le statut international de l’Allemagne et le problème de l’unité allemande (1945-1955), Paris, Ministère des Affaires étrangères, 1999. Sur la question de l’accord sur Berlin du 3 septembre 1971, qui est largement la matrice de l’accord sur l’entrée des deux Allemagne à l’ONU, cf. Georges-Henri Soutou, « La France et l’accord quadripartite sur Berlin du 3 septembre 1971 », Revue d’histoire diplomatique, no 1, 2004.
  • [2]
    Ministère des Affaires étrangères (MAE), Europe 1971-1976, RFA, carton 2895.
  • [3]
    Note du secrétariat des Conférences du 25 avril 1955 (MAE), NUOI 1971-1976, carton 1145. Cette note faisait également le point sur les articles 53 et 107 de la Charte, qui autorisaient éventuellement une action ou intervention des vainqueurs de 1945 contre l’Allemagne en dehors des mécanismes de la Charte, c’est-à-dire sans un accord préalable du Conseil de sécurité.
  • [4]
    Télégramme de Sauvagnargues à Bonn du 24 mars 1971, MAE, Europe 1971-1976, RFA, carton 2985. Et cf. par exemple une conversation d’Egon Bahr avec les représentants occidentaux à Bonn, le 13 juin 1972, Akten zur Auswärtigen Politik der Bundesrepublik Deutschland, 1972, doc. no 169.
  • [5]
    Aide-mémoire allemand du 14 septembre 1971, MAE, Europe 1971-1976, RDA, carton 3082. Télégramme circulaire de Hervé Alphand le 21 septembre 1971, ibid.
  • [6]
    Note du 21 mars 1972 de la sous-direction d’Europe centrale, NUOI 1971-1976, vol. 1145.
  • [7]
    Ces flottements apparurent très clairement à l’occasion de la rencontre Brandt-Brejnev à Oreanda en septembre 1971 : télégrammes de Bonn des 21 et 22 septembre 1971, télégramme circulaire de Paris du 22 septembre, télégramme de Bonn du 26 octobre 1971, MAE, Europe 1971-1976, RDA, carton 3082. Ils réapparurent en mai 1972, quand, brusquement, Bonn demanda aux Alliés d’être plus souples à l’égard du souhait de la RDA d’être admise dans les organisations spécialisées de l’ONU, sans attendre le règlement des problèmes interallemands et l’entrée à l’ONU (télégrammes de Bonn du 29 mai et de Londres du 31 mai 1972, carton 3082).
  • [8]
    On constate d’ailleurs que le dossier essentiel sur cette affaire au Quai d’Orsay se trouve dans la série RDA, pas dans la série RFA.
  • [9]
    Georges-Henri Soutou, « Willy Brandt, Georges Pompidou et l’Ostpolitik », Horst Möller et Maurice Vaïsse (éd.), Willy Brandt und Frankreich, Munich, Oldenbourg, 2005.
  • [10]
    Dépêche de Maurice Schumann, ministre des Affaires étrangères, à Sauvagnargues, du 7 octobre 1971, MAE, Europe, 1971-1976, RDA, carton 3082.
  • [11]
    Note de Philippe de Commines, chargé d’affaires à Bonn, du 17 septembre 1971, et note de Jurgensen, directeur-adjoint des Affaires politiques, le 20 septembre, Europe, 1971-1976, RDA, carton 3082. Note de la direction des Nations Unies du 2 mars 1972, ibid.
  • [12]
    Télégramme de Bonn du 3 novembre 1971, carton 3082.
  • [13]
    Télégramme de Bonn du 10 novembre, carton 3082.
  • [14]
    Note de la direction d’Europe du 25 septembre 1971, Europe 1971-1976, RDA, carton 3082.
  • [15]
    Télégramme de Bonn du 3 novembre 1971, carton 3082.
  • [16]
    Comme il l’expliqua à ses collègues occidentaux à Bonn le 13 juin 1972, Akten zur Auswärtigen Politik der Bundesrepublik Deutschland, 1972, doc. no 169.
  • [17]
    Note du 4 août 1972, carton 3082.
  • [18]
    Note de la direction d’Europe du 25 septembre 1971, carton 3082.
  • [19]
    Note de la direction des Affaires juridiques pour la direction d’Europe du 5 novembre 1971, carton 3082.
  • [20]
    Sur l’interférence de la situation politique intérieure allemande sur la négociation, cf. par exemple un télégramme de Sauvagnargues du 28 février 1972, carton 3082.
  • [21]
    Sur cette question, cf. le télégramme de Sauvagnargues du 20 juillet 1972, carton 3082.
  • [22]
    Note de la sous-direction d’Europe centrale du 21 mars 1972, et télégramme de Sauvagnargues appuyant fermement le souci de Bonn de voir rappeler ce caractère interallemand particulier, du 5 mai 1972, carton 3082.
  • [23]
    Cf. un télégramme de Sauvagnargues, très caractéristique de ces différentes préoccupations, du 15 novembre 1971, carton 3082. Cf. également une note de la Direction politique du même jour, ibid.
  • [24]
    Télégrammes de Bonn du 6 juin 1972, carton 3082. Procès-verbal d’un entretien entre Schumann et Gromyko le 13 juin 1972, ibid.
  • [25]
    Note du 15 juin 1972, carton 3082.
  • [26]
    Carton 3082.
  • [27]
    Procès-verbal dans le carton 3082.
  • [28]
    Télégramme de Bonn, carton 3082.
  • [29]
    Note pour le ministre du 21 juillet 1972, carton 3082.
  • [30]
    Pourtant les Occidentaux avaient indirectement renoncé le 3 octobre 1954, dans la déclaration finale de la conférence de Londres, à une possibilité d’intervention sur la base des articles 53 et 107, dans la mesure où ils s’étaient engagés à établir leurs relations avec la RFA sur la base de l’article 2 de la Charte, qui postule l’égalité souveraine des États.
  • [31]
    Télégramme de Washington du 14 juillet, carton 3082 ; d’après la liste de distribution, il n’a pas été communiqué à la direction des Nations Unies, qui est probablement arrivée à cette suggestion dans la ligne de ses propres réflexions et indépendamment des Soviétiques.
  • [32]
    Note pour le secrétaire général du 1er août, carton 3082.
  • [33]
    Note du 4 août, carton 3082.
  • [34]
    Carton 3082.
  • [35]
    5AG2/1009.
  • [36]
    MAE, Europe, 1971-1976, Statut de l’Allemagne, carton 3109.
  • [37]
    Archives nationales, 5AG2, carton 1009.
  • [38]
    MAE, Europe 1971-1976, RDA, carton 3101.
  • [39]
    Georges-Henri Soutou, « Willy Brandt, Georges Pompidou et l’Ostpolitik », op. cit.
  • [40]
    Annotations des 4 août 1970, 14 mai 1971, 29 août, 26 septembre et 12 décembre 1972, 5AG2/1009.
  • [41]
    Télégrammes de Bonn du 29 mai et de Londres du 31 mai 1972, carton 3082.
  • [42]
    AN, 5AG2, carton 1009.
  • [43]
    Télégrammes de Washington du 14 juillet, de Bonn du 28 juillet, de Londres du 31 juillet 1972, carton 3082.
  • [44]
    Note déjà citée.
  • [45]
    Télégramme de Bonn du 31 juillet, carton 3082.
  • [46]
    Télégramme du 30 septembre 1972, carton 3082.
  • [47]
    Télégramme de Bonn du 13 août 1972 et de Washington du 20 septembre, carton 3082.
  • [48]
    Télégramme de Sauvagnargues avec ce projet, du 27 octobre 1972, carton 3082.
  • [49]
    Télégrammes de Sauvagnargues des 23 et 26 octobre 1972, carton 3082.
  • [50]
    Télégramme du 28 octobre 1972, carton 3082.
  • [51]
    Télégrammes de Sauvagnargues du 4 novembre 1972, carton 3082.
  • [52]
    Télégrammes de Sauvagnargues des 5 et 8 novembre 1972, télégramme de Washington du 7 novembre, de Moscou du 9 novembre, carton 3082.
  • [53]
    Georges-Henri Soutou, « Le président Pompidou et les relations entre les États-Unis et l’Europe », Journal of European Integration History / Revue d’histoire de l’intégration européenne, vol. 6, no 2, 2000.
  • [54]
    On notera que, malgré quelques hésitations finales, les représentants des Quatre ne firent pas mention des droits réservés lors de leur explication de vote du 22 juin : on s’en tint sur ce point à la réserve préconisée depuis le début par la direction des Affaires juridiques, par Hervé Alphand et par Maurice Schumann, pour ne pas risquer de laisser mettre en discussion les droits réservés (note de la sous-direction d’Europe centrale du 19 juin 1973, discours prévu par Guiringaud et corrections ordonnées par Paris le 21 juin, télégramme de Margerie, successeur d’Arnaud à la direction d’Europe, du 20 juin suggérant au contraire que l’on mentionne les droits quadripartites, carton 3082).
  • [55]
    Télégrammes de Seydoux à Moscou du 13 novembre, à la suite d’un entretien avec Gromyko, et de Sauvagnargues du 10 novembre, à la suite d’un entretien avec Barzel, le chef de la CDU, carton 3082.
  • [56]
    Notes de la sous-direction d’Europe centrale du 15 novembre 1972 et du 20 décembre, carton 3082.
  • [57]
    Note de la direction d’Europe du 14 octobre 1977, AN, 5AG3/826.
Français

La France et l’entrée des deux Allemagne aux Nations Unies

L’entrée des deux Allemagne à l’ONU concernait la France directement : elle souhaitait donner satisfaction à la RFA, son partenaire le plus proche, elle souhaitait favoriser ainsi l’Ostpolitik qui lui convenait (car ; en fait, elle entérinait la division de l’Allemagne). En même temps, il ne fallait pas concéder dans cette affaire un avantage à l’URSS, ni compromettre les « droits réservés des Quatre », pilier du contrôle que la France voulait conserver sur d’éventuels développements de la question allemande, ni affaiblir le rôle de la France à l’ONU. Sur ces différents points, la solution intervenue satisfaisait Paris et consolidait sa position confortable dans la guerre froide.

Georges-Henri Soutou
Université de Paris-Sorbonne - Paris IV.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/ri.127.0079
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