CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Après le 11 septembre 2001, Colin Powell a annoncé « la fin de l’après-guerre froide ». Une phase historique s’achève, les historiens peuvent prendre la parole. D’autant plus que certains problèmes actuels des relations transatlantiques ou de la politique américaine ne sont pas nouveaux et sont apparus en fait bien avant la fin de la Guerre froide. Il en est ainsi des « malentendus transatlantiques ». A commencer par un fait : les États-Unis sont un, l’Europe est multiple, ce qui déjà introduit une dynamique particulière dans l’ensemble occidental. D’autre part de nombreuses contributions à ce colloque ont souligné les deux grandes contradictions internes du monde occidental pendant la Guerre froide : l’Europe souhaitait la protection américaine, mais voulait une Guerre froide ni trop accentuée (pour éviter d’aggraver les tensions avec Moscou) ni trop détendue (par peur d’un condominium américano-soviétique, peur que de Gaulle et surtout Pompidou ressentaient, mais aussi Adenauer et les Britanniques). L’Europe souhaitait une Guerre froide juste tiède, ce qui ne manquait pas de provoquer maintes discussions avec Washington à propos du souhaitable punto di cottura. On remarquera aisément que ce malentendu dépasse la Guerre froide, et reste valable : depuis 1990 les Européens trouvent volontiers ou bien que les Américains n’en font pas assez, comme au début de la crise yougoslave, ou bien qu’ils en font trop, comme actuellement en Irak. Il serait sans doute facile de montrer que la prudence de Clinton face au terrorisme, ses hésitations face à l’Irak (comme les tentatives de déstabilisation de Saddam Hussein au moyen de la CIA, débouchant régulièrement sur d’épouvantables catastrophes) faisaient l’objet de nombreuses critiques plus ou moins ouvertes en Europe.

2 La deuxième grande contradiction concerne les États-Unis : ils veulent, en particulier à partir de Kennedy, une Europe qui soit suffisamment organisée pour leur être utile, mais suffisamment faible pour pouvoir être contrôlée. Cette contradiction paraît elle aussi avoir survécu à la guerre froide.

3 A côté de ces arrière-pensées réciproques existent aussi de véritables malentendus, les deux phénomènes s’interpénétrant de façon complexe. Un bon exemple est constitué par 1’« Année de l’Europe » en 1973 : certes Kissinger veut reprendre la main, mais le problème qu’il pose, c’est-à-dire le fait que les décisions internes de la CEE affectent souvent aussi les intérêts américains, est bien réel. D’autre part on peut se demander si, dans cette affaire, il n’a pas cru que les Français, auxquels il proposait un rôle privilégié d’intermédiaire entre l’Europe et Washington, pourraient se montrer plus coopératifs. Georges Pompidou ayant sensiblement corrigé la politique américaine de son prédécesseur.

4 Autre bon exemple d’occasions de malentendus : la Détente des années 1970, les SALT, l’Ostpolitik, le processus d’Helsinki. Ces nouvelles politiques, qui correspondent en fait au début de la remise en cause de la stabilité de la relation Est-Ouest des années 1950 et 1960 suscitent, des deux côtés de l’Atlantique, beaucoup de soupçons réciproques : chacun pratique pour son compte la Détente, mais s’inquiète de voir les partenaires en faire autant.

5 En définitive la grande question qui se pose est la suivante : les relations transatlantiques sont-elles et doivent-elles être organisées autour de deux pôles, américain et européen, et dans ce cas quel type de liens entretiennent-ils ou doivent-ils entretenir ? Ou a-t-on affaire, et est-il préférable d’avoir affaire, à un grand ensemble transatlantique ? Les Américains penchent en général pour la deuxième réponse, malgré les tendances inverses mais intermittentes de réalistes à la Kissinger. Les Européens en revanche penchent pour la première formule, plus souvent même que n’ont tendance à le penser les Français : l’atlantisme de pays comme la RFA et même la Grande-Bretagne a été souvent exagéré à Paris, ce qui a conduit d’ailleurs a bien des malentendus intraeuropéens. L’affaire est compliquée parce que, n’en déplaisent aux théologiens, l’Occident est une réalité, la réalité d’une civilisation atlantique commune fortement américanisée, tandis que l’Europe (au sens de l’Europe communautaire) est une construction en devenir, reposant sur une volonté variable dans le temps et sur des représentations changeantes.

6 Mais l’affaire est compliquée aussi parce que même ceux des Européens qui conçoivent la réalité atlantique plus clairement que le projet européen ne sont pas forcément d’accord avec Washington : Clemenceau lui-même, sans doute plus atlantiste qu’européen (l’expression d’« alliance atlantique » apparaît sous son gouvernement en 1918) ne partageait pas la vision wilsonienne : « Dieu lui-même s’est contenté de Dix commandements », déclara-t-il à propos des Quatorze Points. En fait ou bien les États-Unis se présentent comme messianiques et prophétiques, et les Européens s’inquiètent pour la stabilité du système international, ou bien ils veulent suivre une politique plus « réaliste » d’intérêt national, mais les Européens en découvrent alors bien vite les inconvénients de leur point de vue. Quant à l’idée selon laquelle les Américains, derrière l’affirmation de principes universels, poursuivent en fait de façon hypocrite la promotion de leurs propres intérêts, elle est à la base, depuis au moins la Première Guerre mondiale, de l’anti-américanisme européen. Donc, quelle que soit l’attitude adoptée par Washington, elle suscite toujours en Europe des réactions négatives dans tel ou tel secteur de l’opinion.

7 A ces contradictions permanentes s’ajoutent des sujets de conflits transatlantiques récurrents depuis les années 1970 : le Moyen-Orient (où la France n’est pas seule à critiquer la politique américaine) et l’économie. Ce n’est pas par hasard : ce sont les deux secteurs où l’ordre du Monde établi après 1945 a commencé le plus tôt à se déliter. En particulier avec la guerre du Kippour et la remise en cause par Nixon des accords de Bretton Woods en 1971 : le « choc Nixon » annonçait le début de la déréglementation et d’une phase de mondialisation de l’économie, ce qui, avec le choc pétrolier, changeait totalement la donne sur laquelle avaient reposé les Trente glorieuses des Européens. D’autre part, dès Reagan, l’agenda républicain (en gestation depuis la candidature présidentielle de Goldwater en 1964) préparait l’après-guerre froide, en considérant que l’URSS et le communisme n’étaient plus que des phénomènes transitones sur le déclin. Dès les années 1980 les Américains commençaient à mettre en place les orientations, les structures et les moyens de leur politique actuelle, en se projetant pour ainsi dire au-delà de la Guerre froide : cela, les Européens, à l’époque, ne l’ont pas compris, croyant que Washington se contentait de vouloir durcir le conflit Est-Ouest, d’ailleurs pour le reprocher aux Américains, sans comprendre qu’il s’agissait en fait de bouleverser de fond en comble les règles du jeu international.

8 Bien entendu, une source essentielle des conflits entre les deux rives de l’Atlantique est à rechercher dans les arrière-pensées respectives. Avant Kennedy, les États-Unis soutenaient la construction européenne, mais c’était pour pouvoir se retirer du continent aussitôt que celle-ci aurait été suffisamment développée, conformément à un isolationnisme traditionnel, mais que l’on devrait plutôt qualifier d’ailleurs d’unilatéralisme. A partir de Kennedy, le soutien américain à la construction européenne se fait plus incisif : il n’est plus question de se retirer, « nous sommes une puissance européenne », dira même l’un des collaborateurs de la Maison Blanche au moment de la fin de la Guerre froide. Mais il s’agit désormais de contrôler étroitement l’Europe, en utilisant l’Alliance atlantique, en jouant les puissances européennes les unes contre les autres (la Grande-Bretagne contre la France, comme en 1962-1963 en particulier, ou l’Allemagne contre la France, comme à partir de 1963, chaque fois avec d’ailleurs des conséquences désastreuses, car dans ces affaires tous les torts, loin de là, n’étaient pas du côté de Paris). Il s’agit également de marginaliser l’Europe dans le monde, comme en 1956 à Suez, comme en 1973 avec la fameuse formule de Kissinger selon laquelle l’Europe n’a que des intérêts régionaux, comme en 2003 à l’occasion de la crise irakienne.

9 Quant aux arrière-pensées européennes, ce sont celles des grands acteurs (les « petits » au contraire voient volontiers dans les États-Unis un contrepoids utile face à la prépotence des « Grands » Européens). Mais elles sont complexes : si la France par exemple défend régulièrement l’émergence d’une identité européenne en dehors de l’Alliance, si elle défend, dès le milieu des années 1950 en fait, le concept d’Europe-puissance, si elle a la réputation de s’opposer souvent à l’Amérique, en fait elle recherche aussi fréquemment un accord bilatéral avec Washington, pour contrôler l’Allemagne, pour obtenir une coopération technologique avec l’Amérique, pour conserver un rôle mondial (à l’instar de la « relation spéciale » anglo-américaine). Il ne s’agit pas là d’atlantisme, peu représenté en France (même Valéry Giscard d’Estaing ne l’était pas du tout au temps de sa présidence, malgré une légende tenace) mais d’une volonté de relation bilatérale avec Washington pour rehausser la situation internationale de la France. La dernière tentative dans ce sens a été celle de Jacques Chirac, en 1995-1996. Depuis, la France paraît avoir abandonné cette politique de réassurance à Washington et défendre une vision beaucoup plus incisive de l’Europe-puissance. Mais durant la plus grande partie de l’époque qui nous occupe la position de la France a été très dialectique : souvent Paris a été en mauvais termes avec Washington pas tellement, ou pas uniquement, à cause d’oppositions de fond sur les grands problèmes, mais parce que Washington ne prenait pas la France au sérieux et ne lui faisait pas la place que l’on souhaitait sur la scène internationale.

10 Le cas inverse en quelque sorte est celui de la RFA, à la réputation d’atlantisme invétéré mais qui en fait, même du temps d’Adenauer, mène souvent sa propre politique, en particulier à l’Est, à cause de son problème national. Bien sûr Bonn n’envisage pas de rompre avec Washington, que ce soit pour l’Ostpolitik ou au sujet des relations avec la France. En fait le prétendu « nain politique » à plusieurs reprises a retrouvé un rôle important en arbitrant discrètement les conflits franco-américains. La relation transatlantique est constamment instrumentalisée dans les rapports intraeuropéens, et on peut dire que l’inverse est également vrai.

11 Cependant, arrière-pensées à part, de vrais problèmes se sont posés aux partenaires, d’une rive de l’Atlantique à l’autre. Souvent l’Amérique a posé de bonnes questions, que les Européens n’ont pas pu ou pas voulu comprendre. Dans la première période, Washington avait raison de demander si le maintien d’empires coloniaux était compatible avec une stratégie efficace de lutte mondiale contre le communisme. Les États-Unis n’avaient sans doute pas tort d’avancer que les SALT, que les Européens n’appréciaient guère, étaient aussi un moyen de maintenir l’équilibre dans un monde nucléarisé face à un système totalitaire. L’utilisation de la problématique des droits de l’Homme pour déstabiliser le système soviétique, comme les Américains l’ont tenté en 1948 et surtout à partir de 1977, n’a guère été comprise de ce côté-ci de l’Atlantique. De même la conviction de Reagan que l’URSS était affaiblie et qu’il n’y avait pas de raison de continuer à accepter le statu quo. Même les thèses de Kissinger, lors de 1’« année de l’Europe », souvent rappelées par la suite, selon laquelle la CEE devrait se concerter avec les États-Unis pour ses grandes décisions économiques, ne manquent pas d’arguments en leur faveur — à condition d’ajouter que la réciproque est aussi vraie. Quant à la critique américaine récurrente depuis 1914, selon laquelle le Concert européen et les méthodes tant vantées de la diplomatie européenne ont lamentablement échoué, elle mérite pour le moins d’être prise en considération. A l’inverse mérite aussi d’être étudiée de bonne foi la critique américaine actuelle, selon laquelle les méthodes européennes de règlement des crises par une approche multilatérale privilégiant les moyens pacifiques et le soft-power nécessitent quand même, pour être efficaces, la possibilité dissuasive de recours à des méthodes plus musclées.

12 Mais les Européens ont eux aussi soulevé un certain nombre de vrais problèmes. Était-il judicieux de traiter de façon indifférenciée les différents régimes communistes, comme si le monde soviétique formait un absolu monolithe, selon une tendance fréquente à Washington avant les années 1970 (en fait plus encore dans la rhétorique de la Guerre froide que dans la réalité des faits, comme les historiens commencent à s’en rendre compte). La fin brutale des accords de Bretton Woods a aussi suscité de ce côté-ci de l’Atlantique un certain nombre de réflexions justifiées. Et l’exemple de la crise de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 montre que Washington a pu aussi parfois réagir encore plus lentement que les Européens.

13 Malgré toutes les oppositions, malgré les malentendus, les convergences. jusqu’ici, l’ont emporté sur les divergences. Pour des raisons structurelles : humaines, culturelles, économiques. Parce que l’on avait conscience d’un ensemble atlantique avant même la révolution de 1917, contrairement à une idée fréquente. Parce que la menace soviétique a pris immédiatement le relais de la menace hitlérienne, et a conduit à pérenniser et à légitimer comme une réponse au totalitarisme des structures de coopération mises au point pendant la Deuxième Guerre mondiale (l’Alliance atlantique, en fait, c’est aussi cela). Mais aussi pour des raisons politiques propres au système occidental : le centre de gravité de l’Europe, au moins depuis 1945, se trouve aux Etats-Unis : c’est clair pour la Grande-Bretagne ; l’Allemagne et les autres partenaires préfèrent encore suivre un leader extra-européen ; quand la France parle d’Europe européenne, les autres pays la soupçonnent d’arrière-pensées très gallicanes. Et d’autre part tous les pays européens, même la France, ont en général intérêt à entretenir de bonnes relations avec Washington.

14 Et maintenant, depuis le déchirement provoqué par l’affaire irakienne ? Bien des choses ne sont pas nouvelles : l’Europe est divisée, la Grande-Bretagne suit les États-Unis, la France fait bande à part, l’Allemagne manœuvre. Ce qui est radicalement nouveau (encore que les signes avant-coureurs en soient apparus dès la présidence Reagan) c’est la remise en cause par Washington de toutes les structures internationales créées ou impulsées par l’Amérique entre 1945 et 1950 : l’ONU, l’OTAN, la construction européenne. C’est l’unilatéralisme d’un messianisme botté, convaincu, selon la formule de Schiller, que « le fort est plus fort quand il est seul ».

15 L’avenir est ouvert. Les Américains ne comprennent pas suffisamment que l’Union européenne progresse, même si c’est avec lenteur et avec des retours en arrière. La caricature de l’Europe « vénusienne » ne rend pas compte de la réalité des choses : une union toujours plus étroite se développe dans le cadre du Vieux Continent. Il serait désastreux que les deux rives de l’Atlantique se séparent, car elles ont trop en commun, et sont confrontées à des problèmes au fond identiques. Mais c’est désormais une possibilité, que l’on ne prend pas suffisamment au sérieux à Washington, dont on sous-estime trop facilement les conséquences en Europe. Il ne faut pas se dissimuler que la crise est grave, et qu’il va falloir reconstruire.

16 Le plus urgent, en tout cas de notre point de vue d’universitaires, est de reconstituer quelque chose qui a existé mais qui est en train de se déchirer sous nos yeux : le tissu humain et intellectuel qui a rapproché les deux rives de l’Atlantique depuis 1945, voire même depuis la fin du xixe siècle. C’est plus important même que le débat au fond assez creux sur les « valeurs ». Avant même de prétendre résoudre les problèmes, il convient pour commencer de les poser en des termes semblables pour les différents partenaires. A notre manière, c’est ce que nous avons essayé de faire au cours de ces journées.

Georges-Henri Soutou
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2022
https://doi.org/10.3917/ri.120.0529
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