CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Il n’y a ni richesse ni force que d’hommes » disait déjà Jean Bodin au XVIe siècle : il faudra pourtant attendre le milieu du XXe siècle pour que les sciences économiques formalisent des théories où le travail ne se résume pas uniquement à un facteur de production.

Des choix d’investissement en capital humain qui différencient les individus sur le marché du travail

2Le concept de capital humain, formulé pour la première fois en 1961 par l’économiste du développement Theodore Schultz, a été systématisé par Gary Becker en 1964, qui obtint pour cela le Prix Nobel d’économie en 1992.

3Les compétences acquises par un individu au cours de sa formation contribuent à le distinguer et à en faire une ressource rare. Comme l’explique Marshall (1894), cette rareté est rémunérée sous la forme d’une « quasi-rente », compensant l’individu pour son effort de formation et visant à donner aux futurs offreurs de travail l’incitation nécessaire pour acquérir et renouveler les compétences spécifiques et valorisables dans la production.

4Becker (1964) montre qu’il y a bien un investissement des ménages dans leur formation : plus précisément, il y a un arbitrage individuel entre les bénéfices attendus des années d’éducation et les coûts qu’elles impliquent. Ces coûts sont de deux ordres : les coûts directs, liés au financement de la formation, et les coûts d’opportunité, provenant du fait que les années de formation sont autant d’années non travaillées et donc non rémunérées pour l’individu. Les différences internationales dans la production et le financement de l’éducation agissent sur ces coûts et bénéfices et entraînent des attitudes différentes en termes d’effort des individus et d’organisation des systèmes éducatifs (sélectivité, importance du financement public…).

5L’acquisition de ces compétences modifie également le comportement d’offre de travail des individus, qui aspirent alors à une rémunération plus élevée. Les individus plus qualifiés sont prêts à expérimenter une période d’inactivité plus longue en attendant de trouver une offre d’emploi conforme à leurs aspirations. Les différences de stratégies de recherche d’emploi mettent en exergue l’importance de l’appariement entre l’entreprise et le futur employé. La sélection d’un candidat à l’embauche présente un risque pour l’entreprise, surtout si celle-ci doit investir dans des formations spécifiques. Il s’agit donc pour les employeurs de trouver la personne la plus productive pour le poste à pourvoir. Pas facile dans un monde où les caractéristiques des individus ne sont qu’imparfaitement observables.

L’éducation : devenir plus productif ou signaler des capacités existantes ?

6D’après Spence (1973), l’investissement dans le capital humain serait surtout pour l’individu un moyen de signaler ses capacités aux entreprises, bien plus que de les accroître. En effet, le coût de l’éducation est censé être plus faible pour les individus dotés de certaines capacités. L’acquisition de connaissances leur est plus facile (moindre coût en terme d’effort, de concentration), ils s’attendent à recevoir des salaires futurs élevés qui compenseront les salaires perdus aujourd’hui (arbitrage inter-temporel qui réduit l’importance des coûts d’opportunité). Aussi, seuls les individus les plus productifs trouveront rentable de réaliser cet investissement. Cette sélection permet dès lors de signaler les capacités des personnes.

7Cette approche peut contribuer à expliquer la perte de valeur des diplômes et autres reconnaissances institutionnelles dans les sociétés qui ont connu une massification scolaire. Cela dit, il est difficile de retirer aux formations leur rôle d’acquisition de connaissances et de savoir-faire ; d’ailleurs, les entreprises comme les individus investissent dans la formation même après l’embauche.

8La valorisation du capital humain est processus qui se poursuit tout au long de la vie. Dans leur théorie du « salaire d’efficience », Shapiro et Stiglitz (1984) montrent que proposer aux employés des salaires plus élevés que la moyenne permet d’augmenter la productivité des travailleurs. Cette théorie était à l’origine pensée pour étudier les pays en développement, où ce surcroît de rémunération permet aux ménages d’investir davantage dans leur santé et d’accroître ainsi leur espérance de vie et leur productivité. Elle permet aussi de comprendre les rigidités sur les marchés du travail dans les pays développés, où se forment des contrats implicites visant à susciter un effort accru du salarié à long terme en échange d’un salaire plus élevé que ce qu’il pourra trouver ailleurs à court terme.

Valorisation du capital humain, une source de croissance

9Au niveau macroéconomique, le capital humain apparaît ainsi comme un facteur de croissance. Mankiw, Romer et Weil (1992) montrent que les différences de capital humain entre pays permettent d’expliquer une grande partie de leurs écarts en termes de croissance économique. Si leur approximation du capital humain d’un pays par la proportion de sa population ayant suivi des études secondaires reste critiquée, ils n’ont pas moins ouvert la voie aux nouvelles théories de la croissance endogène. Ces dernières sont fondamentales car elles permettent de comprendre pourquoi les niveaux de richesses des pays ne sont pas amenés à converger : du fait de l’importance de l’innovation et des complémentarités entre les compétences individuelles, des différences de stock et d’accumulation de capital humain génèrent des différences de taux de croissance qui perdurent.

10Les théories du capital humain ont permis d’enrichir la vision traditionnelle du travail tout en renouvelant considérablement l’économie du développement. Si elles rencontrent un fort succès dans la gestion des ressources humaines, les modalités de leur mise en pratique dans les organisations, par le biais de grilles d’évaluation et autres bilans de compétences, restent encore floues. Par ailleurs, ces théories ont des difficultés à prendre en compte l’influence des groupes sociaux et de leurs relations culturelles dans la constitution et le renouvellement des savoirs mais également dans la définition et la légitimation symbolique de ce qu’est une compétence valorisable.

Bibliographie

  • Becker G. (1964), Human Capital: A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, University of Chicago Press.
  • Marshall (1894), Principles of Economics, London: Macmillan.
  • Mankiw G., Romer D. et Weil D., « A Contribution to the Empirics of Economic Growth », Quarterly Journal of Economics.
  • Shapiro, C. et Stiglitz, J. (1984), « Equilibrium unemployment as a worker discipline device », American Economic Review.
  • En ligneSpence M. (1973), « Job Market Signaling », Quarterly Journal of Economics.
Benjamin Vignolles
(RCE)
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/02/2013
https://doi.org/10.3917/rce.012.0037
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