CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les années 1990 ont été marquées par la mise en place de réformes fiscales vertes importantes dans de nombreux pays de l’Union européenne (UE). La France, qui avait été pionnière en ce domaine, avec la loi sur l’eau de 1964, est restée à l’écart de ce processus. La réflexion sur la mise en place d’une écotaxe carbone, qui s’est accélérée en 2009, et a débouché en septembre sur l’annonce par le Président de la République de l’introduction d’une telle taxe dès 2010, est en passe de changer la donne.

2La conférence des experts de juillet 2009 et la table ronde présidées par Michel Rocard ont en effet mis en évidence un consensus – chose rare – au niveau des experts et des différentes parties prenantes en faveur de l’introduction d’une « contribution climat-énergie » (CCE), destinée à permettre à la France de remplir ses objectifs en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES), à taux de prélèvements obligatoires constants. Il n’en demeure pas moins que la fixation du niveau de cette taxe carbone et l’utilisation de ses recettes soulèvent de nombreuses questions délicates, au cœur du débat public qui est lui très vif sur ce sujet. L’anticipation de ces difficultés avait d’ailleurs conduit la commission Keller à définir un vade-mecum, entre autres pour « ne pas faire de la taxe carbone une recette de poche ». Au moment où la France s’engage dans la mise en place d’une taxe sur le carbone, on propose ici une mise en perspective des enjeux et des éléments économiques à prendre en compte.

3La loi relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement précisait que la création d’une taxe carbone, proposée dans le pacte écologique de la fondation Nicolas Hulot, devrait être étudiée, et que si elle était adoptée cette taxe devrait être strictement compensée par une baisse des prélèvements obligatoires, afin de préserver le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises.

4Au niveau conceptuel, les fondements de l’écotaxe sont bien établis. En effet, en cas de pollution, le fonctionnement des marchés n’est plus satisfaisant, car chaque agent ignore les dommages qu’il inflige aux autres. Pour corriger cette situation, il faut que les pollueurs soient responsabilisés aux coûts des dommages qu’ils occasionnent. Ceci peut se faire par le biais d’écotaxes incitatives, dont le taux doit idéalement être calibré à la hauteur du coût des dommages provoqués par une unité supplémentaire de pollution. Les écotaxes n’ont aucun objectif de rendement. Elles ne visent qu’à faire prendre en compte le prix de la dégradation de l’environnement aux agents qui l’affectent.

5Par rapport aux autres instruments envisageables (réglementations et subventions), le recours à l’écofiscalité a des propriétés d’efficacité-coût remarquables, puisqu’il permet de répartir efficacement les efforts de réduction des émissions, et d’atteindre ainsi au moindre coût l’objectif environnemental fixé. Le fait que le rapport Stern ait convaincu que l’on pouvait aborder la question du risque climatique en termes de bilan coûts-avantages a évidemment renforcé l’intérêt pour les instruments économiques comme l’écotaxe.

6Il est donc naturel que l’introduction d’une taxe carbone soit envisagée pour permettre à la France de remplir l’engagement qu’elle a pris dans le cadre du « paquet climat-énergie » de réduire de 14 % ses émissions de GES pour les secteurs non couverts par le marché européen de permis d’émissions de CO2. Les émissions exclues du marché européen représentent 63 % du total de nos émissions, et ce sont celles dont la croissance est la plus dynamique. Les secteurs principalement concernés sont les transports (35 % des émissions), le secteur résidentiel tertiaire (25 %), et dans une moindre mesure l’agriculture et la gestion des déchets.

7Il existe certes déjà des taxes spécifiques sur l’énergie (TIPP, TICGN et TICC), mais celles-ci ne visent pas à faire prendre en compte aux agents le prix du carbone. Par ailleurs, les niveaux de fiscalité sur le gaz, le fioul, et le charbon apparaissent particulièrement faibles en France.

8Le consensus des experts est d’abord un consensus qualitatif sur la nature et l’objet d’une écotaxe carbone : un tel dispositif ne devrait avoir aucun objectif de rendement budgétaire ; il a pour seule vocation de constituer un signal pour orienter les comportements. Son statut économique est donc celui d’un prix, devant refléter la rareté d’une ressource ou d’un facteur de production – en l’occurrence l’importance du climat pour le développement des activités humaines –, et non celui d’un transfert ou d’un impôt visant à financer des dépenses publiques ou de la redistribution.

9Le niveau de la CCE devrait être fixé en fonction de cette rareté, c’est-à-dire refléter le fait que les émissions supplémentaires de GES d’aujourd’hui risquent de se payer très cher demain, en termes de coûts d’adaptation des infrastructures ou d’accueil des réfugiés climatiques déplacés par l’élévation du niveau des mers ou la rareté des ressources en eau. La fixation du niveau de la taxe carbone doit également prendre en compte le fait que le report d’actions (relativement) peu coûteuses aujourd’hui devra être compensé dans le futur par des efforts nécessitant d’aller chercher des gisements d’abattement d’émissions de GES beaucoup plus difficiles à réaliser.

10Peu avant le rapport Rocard, la commission Quinet avait quantifié, en l’état des connaissances actuelles sur les coûts des dommages environnementaux et l’avenir technologique, le prix qu’il convient d’imposer à la tonne de CO2 pour que le niveau de la CCE soit cohérent avec les objectifs de réduction d’émissions (- 14 % pour le secteur concerné par la taxe à l’horizon 2020). D’après la commission Quinet, le coût de la tonne de CO2 devrait être fixé à 32 € en 2010 (soit 7 à 8 centimes par litre d’essence), puis augmenter progressivement pour atteindre 100 € en 2030.

11Ce niveau de prix jugé parfois élevé se comprend au regard de l’ampleur de l’effort qu’il faut réaliser pour stabiliser la concentration de GES dans l’atmosphère. Le rapport entre les émissions tendancielles (business as usual) et les niveaux d’émissions à viser en 2050 est en effet de l’ordre de 3 pour un objectif de 550 ppm, et atteint 5 pour un objectif de 450 ppm. Or, le prix du carbone à établir pour orienter les comportements est directement lié à l’objectif que l’on se fixe en matière de concentration de GES ou de limitation de l’élévation des températures (2 °C au maximum).

12Si l’on compare les niveaux de prix proposés par la commission Quinet à ceux utilisés par d’autres pays, ou dans d’autres secteurs que celui visé par la CCE, on est amené à faire quatre observations.

13Tout d’abord, les référentiels normatifs utilisés par la Commission européenne et les autres administrations de l’UE se situent, pour un même objectif de 450 ppm, dans une fourchette comprise entre 20 € et 50 € par tonne de CO2 en 2020, et entre 85 € et 180 € par tonne de CO2 en 2050. Tous retiennent une valeur croissante dans le temps, à un taux compris entre 2 % et 5 %.

14En second lieu, les études d’impact de la Commission européenne envisagent un prix du carbone croissant de 26 € par tonne de CO2 en 2013 à 39 € par tonne de CO2 en 2020 pour la phase III du marché européen de quotas de CO2. Or, celui-ci concerne des industries plus exposées aux « fuites de carbone » (c’est-à-dire au risque de délocalisation dans des pays moins exigeants), ce qui justifie un prix plus élevé pour la CCE, qui concerne principalement les secteurs domestiques. Par ailleurs, les prix actuels sur le marché européen (15 euros en septembre 2009) apparaissent anormalement bas par rapport aux objectifs visés.

15Troisièmement, les taxes carbone existantes ou en cours de mise en place se situent, en 2010, à des niveaux assez disparates : 20 € en Colombie britannique et au Danemark, 30 € à 50 € en Finlande pour la surtaxe carbone, 10 € à 40 € en Norvège, 17 € à 34 € pour la climate change levy britannique, et de l’ordre de 100 € en Suède.

16Enfin, les coûts de la tonne de carbone implicitement définis par les autres politiques publiques françaises sont souvent supérieurs aux chiffres avancés par la commission Quinet comme référence pour la CCE.

17Ces comparaisons permettent de comprendre pourquoi l’idée d’un prix du carbone croissant au cours du temps (jusqu’à environ 100 € par tonne de CO2 en 2030) fait consensus, alors que la question de la « pente » à retenir pour cette croissance, et donc du niveau initial de la CCE, reste controversée.

18Le niveau de départ de la CCE est le sujet qui a été le plus fortement débattu suite à la publication du rapport de la commission Rocard. Mais au cours des débats, ce sujet a curieusement été associé au problème de l’acceptabilité de la CCE.

19Or, en théorie, les arguments qui fondent la progressivité dans le temps de la CCE et déterminent donc sa « pente » n’ont rien à voir avec l’acceptabilité de la taxe, mais relèvent de la pure efficacité économique. La logique en est simple : à court terme, les dommages causés par le changement climatique sont trop marginaux pour que nous y consacrions une fraction excessive de notre capital productif, car celui-ci peut être investi dans des projets plus rentables. Ceci justifie un prix du carbone relativement modéré à court terme. Néanmoins, au fur et à mesure que la concentration de GES dans l’atmosphère s’accroît, la valeur actualisée des dommages marginaux tend à augmenter. Les efforts de réduction des émissions deviennent alors de plus en plus rentables socialement parlant, ce qui justifie une hausse du prix du carbone.

20Le problème de l’acceptabilité de la CCE est d’une toute autre nature. Il provient essentiellement du fait qu’avant compensation, la mise en place d’une écotaxe se traduit par un transfert monétaire important des agents économiques vers les finances publiques, même si ce n’est pas son objet. En théorie, cette recette peut être restituée. Le point important est qu’elle soit restituée « forfaitairement », comme un « impôt négatif », ne modifiant pas les incitations à réduire les émissions de CO2. En outre, dans la mesure où le panier de consommation des différents agents n’a pas la même structure, la taxe ne représente pas la même proportion du revenu pour tous. Ceci complique l’exercice de restitution du produit de la taxe si l’on veut dédommager les « perdants ». Dans ce cas cependant, la redistribution peut encore être effectuée sur des bases forfaitaires, par exemple sous la forme d’allocations gratuites de droits d’émissions carbone, analogues à celles qui sont consenties (sur la base des émissions passées ou des besoins forfaitisés) sur les marchés de permis.

21La proposition de « chèque vert » de la fondation Nicolas Hulot applique strictement cette approche. Elle part de l’hypothèse qu’une telle redistribution du produit est une condition nécessaire et suffisante pour assurer l’acceptabilité d’une écotaxe carbone au taux approprié. La taxation des émissions d’oxyde d’azote en Suède constitue un modèle à cet égard : la taxe est fixée à son niveau incitatif optimal, cent fois supérieur à son équivalent français ; les montants collectés sont intégralement redistribués aux installations industrielles concernées, dans des conditions préservant évidemment l’incitation à réduire les émissions de NOX. Cette neutralité financière a permis de rendre la taxe acceptable.

22Si l’on s’autorise à considérer tous les instruments possibles de redistribution du produit de la taxe, le problème de l’acceptabilité de l’écotaxe doit donc normalement être réglé par ces instruments et ne pas affecter le choix du niveau initial de la taxe. Mais si l’on ne compense pas convenablement la taxe carbone, le conflit entre équité et efficacité peut évidemment devenir aigu – et d’autant plus aigu que reporter l’action climatique a un coût.

23Il en va de même si l’on met trop l’accent sur le supposé « double dividende » de la taxe carbone. De nombreuses propositions d’utilisation des recettes tirées de l’écôtage se réfèrent à la théorie du double dividende, selon laquelle cette ressource financière pourrait servir à réduire les impôts les plus néfastes (les économistes disent distorsifs), et donc contribuer non seulement à réduire les émissions de GES, mais aussi à améliorer l’efficacité du système fiscal. Avec cette idée de « double dividende » à l’esprit, la tendance des experts et des parties prenantes concernées par les enjeux macro-économiques est de plaider pour l’utilisation des recettes tirées de la CCE à des fins d’amélioration de notre compétitivité. Au contraire, les milieux proches des consommateurs mettent en avant la nécessité d’assurer préalablement l’acceptabilité du projet, et donc de redistribuer le produit de la taxe sous forme de compensations directes.

24En réalité, si un « double dividende » existe, cela signifie qu’on peut faire une réforme générale améliorant l’efficacité du système fiscal indépendamment de l’introduction de toute écotaxe, en réduisant les prélèvements distorsifs et en augmentant des prélèvements moins distorsifs. Si cette réforme n’a pas été menée préalablement à l’introduction de l’écotaxe, c’est parce qu’il n’existe en fait pas de consensus sur l’orientation générale à donner à la fiscalité française. Le risque est alors de vouloir imposer une orientation au système fiscal à l’occasion de l’instauration de la CCE, ce qui aurait pour conséquence d’affaiblir l’acceptabilité de l’ensemble, ou de conduire à une réduction du niveau de l’écotaxe par rapport à ce qui serait souhaitable du point de vue environnemental.

25L’intérêt de mettre en place une écotaxe carbone est d’optimiser la politique climatique, en mobilisant tous les gisements d’abattement de coût inférieur à son taux. À ce titre, c’est incontestablement un instrument à privilégier pour tenir nos engagements de réduction des émissions diffuses, car les instruments alternatifs, de type « command and control », coûteraient beaucoup plus cher à notre économie. Ce point se trouve au cœur du consensus des experts sur ce sujet.

26Il convient néanmoins d’assurer l’appropriation de la taxe carbone par le public. Cela nécessite d’opter pour une redistribution des recettes de nature propre à lever les oppositions des consommateurs des produits polluants – ménages ou entreprises –, sachant que celles des producteurs sont, elles, inévitables. Les contraintes d’économie politique font que les expériences réussies d’instauration de prix régulés sont finalement peu nombreuses. Ceci a été l’une des raisons de la faillite des économies planifiées. Néanmoins, les exemples de la tarification des pointes de l’électricité, introduite par Marcel Boiteux, ainsi que de la régulation du SO2 aux États-Unis ou des oxydes d’azote en Suède, montrent que l’objectif est atteignable. Certes, le niveau initial de la taxe carbone présenté à l’automne 2009, qui est de 17 € par tonne de CO2, est inférieur à celui que recommandaient les experts. Le fait que sa mise en place soit associée à un mécanisme de compensation explicite pour les ménages constitue cependant une étape importante, qui permet d’augurer d’une issue positive, la mise en place d’un signal-prix devenant progressivement la clef de voûte de nos politiques d’atténuation climatique.

Bibliographie

  • En ligneBureau D. (2005), « Économie des instruments de protection de l’environnement », Revue française d’économie, vol. 19, avril.
  • Commission des Finances du Sénat (2009), « En attendant la taxe carbone. Enjeux et outils de la réduction des émissions de CO2 », rapport du groupe de travail présidé par Fabienne Keller.
  • Conseil d’analyse stratégique (2009), La valeur tutélaire du carbone, rapport de la Commission présidée par Alain Quinet, la Documentation française
  • Rapport de la conférence des experts et de la table ronde sur la contribution climat-énergie, présidées par Michel Rocard, consultable sur www.developpement-durable.gouv.fr
Dominique Bureau
Professeur à l’École polytechnique.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rce.006.0135
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