CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que deviennent les relations industrielles, traditionnellement organisées dans un cadre national, lorsqu’elles sont confrontées au phénomène de globalisation ? Plus précisément, ce que l’on appelle « le modèle belge » de relations industrielles se maintient-il dans un contexte d’ouverture croissante des frontières et d’internationalisation des échanges ? La question mérite d’être posée dès lors qu’un certain discours ambiant tend à conforter l’image d’un monde sans frontières dans lequel les régulations nationales ne seraient plus qu’un reliquat du passé en voie de disparition. Le discours sur la mondialisation, dans sa portée la plus idéologique, s’accompagne en effet d’une contestation des règles et des institutions construites au sein d’un cadre national, au profit d’échanges internationaux alors compris comme nécessairement non régulés.

2Nous voudrions, dans cet article, aborder cette question en trois étapes. Tout d’abord, nous reviendrons sur la définition même de ce que l’on appelle la globalisation et sur les enjeux qu’elle présente pour les relations industrielles. Dans un deuxième temps, il nous paraît utile de faire brièvement le point sur les acquis actuels portant sur le devenir des systèmes nationaux de relations industrielles face à cette globalisation. Dans un troisième temps, et dans une approche plus pragmatique, nous aborderons la question dans le contexte particulier des multinationales. Voici en effet des organisations qui, par nature, du fait même de leur dimension et de leurs multiples implantations, incarnent la dimension internationale. Y a-t-il alors, dans ces entreprises multinationales, place pour une régulation ancrée dans un contexte national ? Ces entreprises sont-elles, au contraire, du fait de leur dimension, de leur puissance, de la mobilité qu’elles offrent au capital, extérieures à une telle régulation, échappant à toute notion de système national de relations industrielles ? Cela, nous l’examinerons au moyen d’une étude des processus de décision et de négociation en matière de flexibilité menée dans des filiales belges de multinationales étrangères du secteur chimique [1].

1. GLOBALISATION : ENJEUX POUR LES RELATIONS INDUSTRIELLES NATIONALES

3La mondialisation ou la globalisation est aujourd’hui un sujet rebattu. Un certain discours à son sujet tend à en donner l’image d’une sorte de glaciation – phénomène naturel, inéluctable, externe aux choix collectifs et aux dynamiques sociales–, qui rendrait obsolètes, inadaptés, ces « dinosaures » que seraient les systèmes nationaux de relations industrielles. Ceci mérite cependant réflexion.

4Tout d’abord, de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque la mondialisation, la globalisation ou encore l’internationalisation ? Il s’agit d’un phénomène d’autant plus difficile à saisir que s’ajoute, à la difficulté à se représenter précisément les processus macroscopiques au-delà des États, le caractère multidimensionnel où s’associent domaines économique, financier, politique, social, culturel et religieux (Delcourt et de Woot, 2001). Ferner et Hyman (1998) soulignent à juste titre que la globalisation relève à la fois de l’ordre du discours et de l’ordre de changements concrets dans l’économie internationale. Dans l’ordre du discours, la globalisation apparaît comme une fatalité, dans une rhétorique qui relève de la prophétie autoréalisatrice. Cette rhétorique a clairement une fonction idéologique dès lors qu’elle porte les valeurs et les slogans du néolibéralisme. Lapeyre montre très bien comment ce discours est porteur d’une violence symbolique en ce qu’il promeut une dynamique d’adaptation permanente à des nécessités exogènes : « Dans la nouvelle pensée dominante, la mondialisation constitue ainsi un processus inexorable et positif vers lequel tendraient toutes les économies concernées par les objectifs d’efficacité et de croissance. (… ) Le discours néo-libéral sur la mondialisation est un discours d’adaptation à la mondialisation reposant sur les objectifs de flexibilité et de compétitivité par rapport aux normes de l’économie mondialisée. » (Lapeyre, 2001 : 191-192).

5D’un autre côté, on ne peut nier que se produisent des transformations économiques, politiques et sociales qui traversent les frontières nationales à grande échelle. Pour Ferner et Hyman (1998) l’internationalisation consiste en quatre changements inter-reliés : affaiblissement des frontières commerciales au profit des marchés internationaux; ouverture à la concurrence internationale de secteurs auparavant délimités par des frontières nationales, comme par exemple les télécommunications; possibilité d’échanges financiers permanents et sans frontières du fait de la libéralisation et des nouvelles technologies; enfin, organisation croissante des activités de production à une échelle internationale au sein des entreprises multinationales.

6Définie comme telle, la globalisation soumet les systèmes nationaux de relations professionnelles à de nouvelles pressions. Premièrement, la libéralisation qui l’accompagne, présentée comme une nécessité par le discours néo-libéral, soutient les tentatives et les mouvements de dérégulation. La flexibilité en est sans doute le meilleur exemple : depuis le début des années quatre-vingt, les règles qui organisent le marché du travail sont censées constituer autant de « rigidités » qui font obstacle à l’esprit d’entreprise, à la libre concurrence, au libre fonctionnement du marché du travail, bref, à l’emploi. Ces attaques contre les « rigidités » menacent directement ce qui fait le cœur des relations industrielles : les institutions, les règles négociées, les acteurs collectifs représentatifs. En d’autres termes, la construction et le maintien de régulations collectives se trouvent ainsi sous le feu des défenseurs des libres forces du marché globalisé.

7Deuxièmement, les institutions et les acteurs des relations industrielles, traditionnellement organisés dans un cadre national, se trouvent confrontés à des dynamiques qui échappent largement à ce cadre. Les entreprises multinationales en donnent ici le meilleur exemple. De nombreuses recherches (v. par exemple Ferner, 1997 ; Ferner et Quintanilla, 1998) se consacrent ainsi à étudier dans quelle mesure les multinationales contribuent à diffuser des pratiques homogènes d’un contexte national à un autre, à uniformiser les relations d’emploi d’un pays à l’autre ou encore à mépriser purement et simplement les réglementations nationales en jouant sur les délocalisations.

8Troisièmement, les acteurs des relations professionnelles se voient de plus en plus contraints de prendre en compte dans leurs négociations des données qui traversent les frontières. C’est le cas à l’échelon microéconomique, lorsqu’ils négocient au sein d’une entreprise en comparant les salaires, la productivité, le temps de travail, le coût du travail, avec des sites étrangers. En Belgique, c’est le cas à l’échelon national depuis la loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité. Les interdépendances se trouvent en effet fortement accrues dès lors que la négociation salariale doit tenir compte de l’évolution salariale chez nos principaux partenaires commerciaux, c’est-à-dire l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.

9À ces mouvements d’ampleur mondiale, il faut ajouter l’intégration européenne qui participe également à l’affaiblissement des frontières nationales au profit des échanges transnationaux, qu’ils soient économiques, politiques, informationnels ou sociaux. L’Union européenne impose aussi des contraintes exogènes aux relations industrielles nationales. Deux ensembles de contraintes sont ici particulièrement prégnants. Tout d’abord, les critères de convergence au sein de l’Union économique et monétaire limitent le taux d’inflation autorisé et, par conséquent, les progressions salariales possibles. Par ailleurs, la stratégie européenne pour l’emploi fixe clairement les orientations que doivent prendre les politiques d’emploi, posant les termes du débat pour l’ensemble des pays européens, par exemple en matière de flexibilité (v. European Commission, 2003). L’intégration européenne s’accompagne en outre de la construction progressive du dialogue social européen, sur le plan intersectoriel et sur le plan sectoriel, qui vient se super-poser aux systèmes nationaux de relations professionnelles.

2. LA FIN DES SYSTÈMES NATIONAUX ?

10Les relations industrielles se sont développées au sein des contextes nationaux et présentent une spécificité nationale forte. On le voit bien dans les multiples tentatives qui ont été entreprises pour établir des typologies des systèmes nationaux.

11Ces typologies soulignent en effet avant tout qu’il y a, à l’intérieur de chaque Étatnation, une cohérence forte entre les caractéristiques des acteurs, des institutions et des modes de régulation. Par contraste, elles soulignent la disparité d’un pays à l’autre. Chaque pays aura ainsi son propre système de relations professionnelles présentant un ensemble de caractéristiques propres, cohérentes entre elles, en matière de taux de syndicalisation, organisation et capacité d’action des acteurs syndicaux et patronaux, niveaux de négociation, relations avec l’État, etc.

12Que deviennent alors ces systèmes ancrés dans un contexte national face à ces évolutions transnationales ? Celles-ci interrogent non seulement les capacités d’action à l’intérieur des frontières nationales mais aussi la pertinence et la légitimité même des institutions, acteurs et régulations nationales. De nombreuses recherches ont été menées à ce sujet, dont une large part sur les multinationales (nous y reviendrons). Nous n’en retiendrons ici que les principales conclusions.

13Tout d’abord, la question de la convergence des systèmes nationaux vers une plus grande homogénéité n’est plus aujourd’hui d’actualité. Si elle a donné lieu à de nombreux débats dans les années quatre-vingt, il apparaît clairement aujourd’hui que les systèmes gardent leurs particularités, même s’ils ne sont pas statiques.

14Ainsi, les relations industrielles belges restent caractérisées par leur forte institutionnalisation, leur degré élevé de coordination interne, à la fois entre niveaux de négociation et entre secteurs, un taux de syndicalisation important, etc. Elles ne s’alignent pas sur un modèle étranger, qu’il soit britannique, allemand ou français, pas plus qu’elles ne se moulent sur un mode de fonctionnement uniformisé à travers l’Europe.

15En fait, les conséquences mêmes de la globalisation sont modulées en fonction des caractéristiques de chaque système. Ferner et Hyman (1998) montrent ainsi que les conséquences des pressions exogènes se différencient selon ce qu’ils appellent « le degré de vulnérabilité » des systèmes nationaux. Aux mêmes pressions externes, chaque système national répond de façon spécifique. Là où les institutions sont bien ancrées, comme en Belgique, en Allemagne ou au Danemark, elles se maintiennent et développent elles-mêmes des réponses particulières aux pressions externes. On peut le voir, par exemple, dans la manière dont la flexibilité du travail est mise en œuvre dans les différents pays européens, telle que l’a montré une récente recherche comparative (de Nanteuil-Miribel et al., 2002). La pression à la flexibilisation du travail est présente partout, encouragée d’ailleurs par des instances internationales comme l’OCDE et les autorités européennes par le biais de la stratégie européenne pour l’emploi. Toutefois, la forme qu’elle prend et surtout le degré selon lequel elle est négociée et encadrée par des procédures définies paritairement varient fortement d’un pays à l’autre. Par exemple, au Royaume-Uni, la flexibilité procède d’une pure et simple dérégulation de la protection du travail et chaque employeur dispose d’une marge de manœuvre d’autant plus large dans la gestion des « contrats flexibles » que l’interlocuteur syndical s’y trouve très affaibli; aux Pays-Bas, la flexibilité du travail relève de politiques concertées à l’échelon national entre organisations patronales et syndicales et se matérialise par des mesures négociées entre les deux parties, mesures qui encadrent fortement les pratiques de terrain ; en France, la flexibilité du temps de travail est étroitement liée aux lois de réduction du temps de travail, reflétant nettement le rôle déterminant de l’État dans les relations industrielles françaises (de Nanteuil-Miribel et al., 2002). Une même recherche de flexibilité s’inscrit ainsi dans les caractéristiques des logiques nationales et donne finalement lieu à des pratiques plus ou moins encadrées, plus ou moins régulées, selon le rôle des institutions et la capacité d’action des acteurs dans chacun des pays. Au total, des pressions exogènes similaires pour tous les pays suscitent des réactions particulières au sein de chaque contexte national.

16L’une des synthèses les plus intéressantes à ce sujet a été proposée par Rhodes, qui observe dès 1997 qu’un ensemble de pressions essentiellement externes recomposent les systèmes de relations industrielles en Europe et présentent de nouvelles contraintes pour l’État providence. Ces pressions sont de trois ordres : concurrence internationale dans un monde marchand plus libéral, intégration au sein de l’Union monétaire européenne, diffusion de nouvelles formes d’organisation du travail. Cela rend nécessaire des innovations dans les systèmes de relations industrielles pour assurer une plus grande flexibilité du marché du travail et assurer la modération salariale. Dans beaucoup de pays européens, cela conduit, selon Rhodes, au développement d’un « corporatisme compétitif », qui donne priorité à la compétitivité et la stabilité macroéconomique, ainsi qu’à la création et au partage de l’emploi, mais qui laisse moins de place à l’équité si on le compare à des formes plus anciennes de corporatisme. Ce corporatisme « newlook » prend des formes concrètes différentes d’un État à l’autre, bien qu’il présente des points communs (Rhodes, 1997 et 2001).

17Appliquée à la Belgique, cette notion de « corporatisme compétitif » se retrouve très nettement dans les processus de négociation salariale : les niveaux de négociation, les acteurs de cette négociation, les procédures, n’ont pas fondamentalement changé et s’inscrivent dans le système belge pyramidal tel qu’il existe depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En un mot, les institutions sont, pour une large part, préservées. Par contre, ces institutions fonctionnent maintenant avec cette lourde contrainte de délimitation de la négociation salariale par comparaison avec les pays voisins en vue de préserver la compétitivité. Dans ce processus, l’interdépendance entre État et interlocuteurs sociaux est forte, comme on a pu le constater lors des vifs débats sur la norme salariale au moment des négociations interprofessionnelles de l’automne 2002. Il s’agit d’un « corporatisme » dès lors qu’on a une régulation forte où s’associent, bon gré mal gré, interlocuteurs sociaux et État. Il est « compétitif » dans la mesure où il s’organise en vue de préserver la capacité concurrentielle nationale dans un contexte internationalisé.

18Ni déclin du modèle belge, ni préservation inchangée : le système national réagit avec ses particularités aux pressions exogènes. Ni convergence, ni homogénéisation des systèmes : les relations industrielles « à la belge » conservent leurs caractéristiques mais en intégrant des mouvements transnationaux. Il en résulte ce que Giles (1996) appelle des « configurations » originales où se combinent dynamiques propres à chaque pays et évolutions communes. Cela s’observe aussi sur le terrain particulier que constituent les multinationales, où se cristallisent ces questions.

3. RELATIONS INDUSTRIELLES ET ENTREPRISES MULTINATIONALES

19Février 1997 : ce qui allait devenir bientôt « l’affaire Renault » secoue le monde économique, politique et social belge. Annonçant le 27 février 1997 la fermeture de son usine de Vilvoorde, la direction française du groupe Renault ne se doute certainement pas qu’elle va inscrire une trace durable dans le monde social belge.

20« L’affaire Renault » va en effet cristalliser les interrogations, les inquiétudes, voire les ressentiments, face à des décisions prises à l’étranger, au sommet d’une entreprise multinationale et pesant lourdement sur l’emploi local (sur le dossier Renault, v. Richter, 1998).

21L’affaire Renault met brutalement en exergue un phénomène pourtant déjà connu, à savoir la capacité d’action d’entreprises étrangères apparemment indifférentes, ou même méprisantes, à l’égard des règles nationales. Outre l’indignation qu’elle soulève, elle suscite de nombreuses questions pour les relations professionnelles. Comment celles-ci s’organisent-elles dans l’entreprise transnationale, qui traverse les frontières et effectue ses activités dans le cadre de multiples contextes nationaux différents ? Les multinationales diffusent-elles des relations d’emploi homogènes à travers les pays ou, au contraire, s’adaptent-elles aux conditions locales ? Sont-elles guidées par des politiques patronales peu soucieuses de respecter les contextes institutionnels des pays où se trouvent leurs filiales ou respectent-elles les institutions et réglementations propres aux différents pays ?

22La définition même de ce qu’est une entreprise multinationale met en évidence cette capacité d’action transnationale, dès lors qu’il s’agit d’un ensemble d’entités situées dans différents pays et qui sont liées entre elles par des politiques et des stratégies communes. Dans leur définition de la multinationale, Ghoshal et Westney insistent sur cette notion de système de décision commun, de stratégie cohérente et de ressources partagées pour l’ensemble des entités : « [the multinational] comprises entities in two or more countries, regardless of legal form and fields of activity of those entities, which operate under a system of decision-making permitting coherent policies and a common strategy through one or more decisionmaking centers, in which the entities are so linked, by ownership or otherwise, that one or more of them may be able to exercise a significant influence over the activities of the others, and in particular, to share knowledge, resources, and responsibilities with others. » (Ghoshal et Westney, 1993 : 4)

23Les entreprises multinationales présentent des enjeux pour les relations industrielles pour de nombreuses raisons.

24Premièrement, elles bénéficient d’une mobilité internationale qui laisse régulièrement planer sur les sites la crainte d’une fermeture pour délocalisation.

25Deuxièmement, le management de ces entreprises peut pratiquer un benchmarking entre sites, par lequel des indicateurs, par exemple de productivité ou de coût salarial, sont comparés et traduits en objectifs d’amélioration, aboutissant ainsi à une pression par une mise en concurrence entre sites.

26Troisièmement, en mettant en œuvre des stratégies communes à toutes les filiales, les multinationales participent à la transplantation de modèles de gestion vers un ensemble de pays. Ces modèles peuvent être liés au pays d’origine de la multinationale, c’est-à-dire au contexte national où se trouve la maison mère. On peut voir par exemple dans les pratiques d’individualisation des rémunérations, de flexibilité salariale, d’évaluation des personnes, l’empreinte d’un modèle que certains ont qualifié « d’anglo-saxon » (Ferner et Quintanilla, 1998). De nombreuses recherches ont ainsi été effectuées pour identifier le modèle national dominant dans les relations industrielles pratiquées dans une multinationale : s’agit-il de celui du pays d’origine de l’entreprise, le modèle d’application étant alors, par exemple, américain lorsque l’est l’entreprise ou allemand quand elle est d’origine allemande ?

27Ou s’agit-il, au contraire, des modèles propres aux pays où opère la multinationale, le modèle de relations industrielles du pays où se trouve une filiale prévalant alors pour cette filiale (v. à ce sujet Ferner 1997, Ferner et Edwards 1995, Ferner et Quintanilla 1998) ? Les réponses sont ici encore une fois nuancées : si les multinationales contribuent à la diffusion de pratiques homogènes au travers des frontières, elles ne peuvent ignorer, dans les pays où les relations industrielles sont solidement organisées, les règles, les acteurs et les institutions du contexte local.

28Par exemple, s’attachant à la diffusion d’un modèle japonais d’organisation du travail, Ferner et Quintanilla (2002) montrent que le contexte institutionnel dans lequel se trouvent les filiales constitue un facteur déterminant dans la possibilité de transplanter les pratiques japonaises d’un pays à l’autre. Il en résulte généralement l’apparition d’un modèle « hybride » de gestion où des caractéristiques, tant du pays d’origine que du pays d’accueil, coexistent.

29Enfin, tous ces facteurs, associés à la distance entre la prise de décision finale dans un pays étranger et une situation locale, rendent manifeste le déséquilibre du rapport de force entre salariés d’une filiale donnée et management d’une multinationale étrangère.

30Si l’on regarde le cas belge, notre étude exploratoire auprès de filiales de multinationales étrangères dans le secteur chimique fait apparaître des interactions complexes entre relations industrielles « à la belge » et poids des décideurs au sommet de la multinationale. Ces interactions sont le fait d’une multiplicité d’acteurs impliqués dans les relations dans et en dehors de l’entreprise. Les acteurs en présence, directement ou indirectement, dans les pratiques de gestion que nous avons étudiées dans les filiales sont en effet nombreux.

31D’un côté, au niveau « local », interviennent dans les décisions concernant le personnel, la direction et la direction des ressources humaines de l’entité, les responsables locaux de « business units », ainsi que la délégation syndicale et les permanents. Si l’on examine la négociation collective, celle-ci met face à face, lorsqu’elle se déroule dans la filiale, la délégation syndicale de l’entreprise et les représentants de la direction. Les représentants patronaux locaux se font, dans l’un ou l’autre des cas que nous avons approché, aider par la fédération patronale, tandis que les permanents syndicaux régionaux interviennent dans les négociations et approuvent les conventions collectives pour la filiale. Ces permanents constituent également des relais d’information d’une entreprise à l’autre du fait qu’ils négocient dans les différentes entreprises d’une même région ou d’une même zone industrielle.

32C’est tout particulièrement le cas du secteur chimique où les entreprises – belges et étrangères confondues – se sont assez bien regroupées notamment dans le bassin anversois ou encore autour du triangle Seneffe-Manage-Feluy. De plus, dans la mesure où les négociations s’inscrivent dans le cadre fixé par les accords d’échelon sectoriel et interprofessionnel, Fedichem – fédération patronale de la chimie – et les interlocuteurs syndicaux du secteur interviennent en négociant particulièrement la convention de secteur qui définit les minima pour toutes les entreprises.

33De l’autre côté, au niveau « global », nous retrouvons la direction centrale des ressources humaines et la direction générale étrangère, elle-même agissant sous le contrôle des actionnaires. Il existe également des réseaux et entités de coordination souvent présents à l’échelon d’une région du globe ou d’un groupe de pays, le Benelux par exemple. Ces acteurs jouent un rôle pour diffuser des pratiques, conseiller, harmoniser ou décider. Le conseil d’entreprise européen, pour sa part, est à l’heure actuelle jugé peu influent, n’ayant pour l’instant qu’un rôle d’information. Au niveau de l’entreprise mère, il n’est pas rare d’observer des déplacements des lieux de contrôle. En effet, les fusions et acquisitions sont nombreuses dans le secteur. Si les activités d’une filiale ne sont pas nécessairement affectées lors d’une fusion entre la multinationale dont elle fait partie et une autre, il n’en reste pas moins que les lieux de décision qui la concernent se déplacent en fonction de ces fusions et acquisitions. En d’autres termes, ces changements ne modifient pas nécessairement la structure et les activités de la filiale mais bien la structure de décision qui la chapeaute.

34Au total, ces deux cadres, local et global, s’interpénètrent à différents échelons plutôt qu’ils ne s’opposent. À titre d’exemple, on peut observer que les directions étrangères interviennent peu lors des négociations, tout au moins directement.

35Cela peut s’expliquer par un manque de connaissance et d’expérience de la négociation collective « à la belge » de la part de ces directions mais surtout par le fait qu’elles confient le mandat à la direction locale. Ce mandat est basé sur une confiance réciproque des directions étrangère et locale. En sens inverse, la direction locale peut en référer, en cours même de négociation, à des représentants du groupe étranger (juristes ou directeurs des ressources humaines du groupe, par exemple) pour obtenir plus d’informations ou un appui. Il faut également souligner que toute négociation s’opère dans le respect des contraintes budgétaires imposées par la maison mère.

36En finale, la négociation s’effectue dans le respect du cadre institutionnel propre au système belge mais aussi en référence à des critères locaux propres à la région ou à la zone industrielle de la filiale et, en même temps, elle s’inscrit dans le cadre budgétaire fixé par la maison mère étrangère.

37Ainsi, il en résulte une imbrication de deux cadres au cœur de la multinationale. Un rapprochement peut être opéré avec ce que Morgan qualifie « d’espace social transnational » (« transnational social space », Morgan, 2001). Dans cet espace se mêlent deux types d’interactions sociales : d’une part, des interactions qui s’étendent au-delà des frontières mais au sein de la multinationale, d’autre part, des interactions entre le site local et les autres acteurs appartenant à son environnement proche.

38La multinationale se distingue de ce fait d’une entreprise nationale qui, elle, s’inscrit dans un contexte institutionnel singulier, par le fait que coexistent des « espaces sociaux » multiples, segmentés entre eux, régis par des règles différentes mais en interdépendance.

CONCLUSION

39Globalisation ne signifie ni émergence d’un niveau de plus « au-dessus » du système belge de relations professionnelles, ni développement d’un nouveau niveau à la place d’un ancien qui disparaîtrait, mais bien articulation originale entre dynamiques de niveaux différents. En d’autres termes, on ne peut envisager les relations entre système national de relations industrielles et globalisation sous la forme de vases communicants où l’un se viderait au profit de l’autre. De même, il ne s’agit pas d’un phénomène de vases communicants entre régulations nationales, qui s’affaibliraient purement et simplement, et dérégulation globale. En effet, les processus d’internationalisation ne se traduisent pas dans une homogénéisation des systèmes nationaux de relations, ceux-ci conservent leurs particularités bien qu’ils soient confrontés à des changements exogènes communs.

40Par contre, de nouvelles configurations prennent forme, où s’articulent tendances transnationales et dynamiques propres à chaque pays. Par exemple, si la pression à une flexibilité accrue constitue une tendance commune aux pays industrialisés, encouragée d’ailleurs par des instances internationales telles que l’OCDE et l’Union européenne, chaque système national met en œuvre des actions concrètes qui sont marquées par les particularités propres au pays. La forme que prend alors le développement de la flexibilité du travail sera ainsi plus ou moins réglementée, contrôlée, associée de contreparties, équitable, selon la capacité de régulation et le rôle qu’ont les acteurs et les institutions dans un pays donné. Pour reprendre librement l’idée de Morgan, la globalisation fait interagir des espaces sociaux qui auparavant étaient relativement indépendants les uns des autres.

41Dans le cas des multinationales, les interactions auxquelles prennent part les multiples acteurs conduisent à des ajustements locaux ancrés dans le système belge de relations industrielles tout en étant contraints par des décisions, des procédures et des contrôles déterminés à l’étranger. Cela ne va pas, bien entendu, sans tensions ni difficultés. Et dans ces configurations où interagissent acteurs locaux et acteurs internationaux, tous n’ont pas les mêmes capacités d’action.

42Pour cette raison, ces configurations nous semblent pouvoir être utilement qualifiées d’ajustements locaux sous contraintes.

Notes

  • [*]
    Evelyne LEONARD est professeur à l’Institut d’Administration et de Gestion ainsi qu’à l’Institut des Sciences du Travail de l’Université catholique de Louvain (UCL). Delphine DION est assistante d’enseignement et de recherche à l’Institut d’Administration et de Gestion de l’UCL.
  • [1]
    Recherche financée par les Fonds Spéciaux de Recherche de l’Université catholique de Louvain et par le Fonds National de la Recherche Scientifique. Il s’agit d’une recherche à caractère exploratoire auprès de filiales belges d’entreprises multinationales étrangères dans le secteur de la chimie (Dion et Léonard, 2002).
Français

Abstract

The article deals with current developments in industrial relation – traditionally organized within a national framework –, in the context of growing globalization. More precisely, it examines what happens to the Belgian system of industrial relations confronted to globalization. The paper first sums up the main challenges that globalization represents for national industrial relations systems. Second, it looks to those systems and refers to recent research to show how they keep their national specificity even though they are not static. They face external pressures but react with their own specific dynamics. Applied to the Belgian case, that means that the industrial relations system does not copy a foreign model nor follows an European standard. On the contrary, it remains characterized by a high level of institutionalisation, a high degree of internal co-ordination and a significant rate of union affiliation. In sum, the industrial relations « à la belge» keep their characteristics, while they integrate cross-national movements. Finally, the paper examines the specific case of multinational companies, in which interdependencies between global trends and local institutional conditions are frequent. Based on exploratory research conducted in Belgian subsidiaries of foreign groups in the chemical industry, it illustrates the complex interactions between local industrial relations and decision-making at the top of the multinational company. As such, multinationals materialize interdependencies between local and global levels. The two levels are intricate and their interactions result in local adjustments under constraints.

Mots clef

  • relations sociales en Belgique
  • globalisation
  • entreprises multinationales
  • industrie chimique
English

Key words

  • Belgian industrial relations
  • globalization
  • multinationals companies
  • chemical industry

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Evelyne Léonard
Delphine Dion [*]
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    Evelyne LEONARD est professeur à l’Institut d’Administration et de Gestion ainsi qu’à l’Institut des Sciences du Travail de l’Université catholique de Louvain (UCL). Delphine DION est assistante d’enseignement et de recherche à l’Institut d’Administration et de Gestion de l’UCL.
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