CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans les vingt dernières années du 19e siècle s’est constituée, en France, une conception antijuive du monde fondée, d’une part, sur l’idée raciste par excellence selon laquelle les Juifs sont à jamais inassimilables, en raison de leurs caractéristiques biologiques (ou « raciales ») et psycho-culturelles et, d’autre part, sur le thème d’accusation conspirationniste, les Juifs étant accusés de vouloir dominer le monde, à travers manipulations de l’opinion, complots et bouleversements révolutionnaires, sur fond de domination financière plus ou moins occulte. Un irréductible étranger et un incorrigible conquérant, un envahisseur dangereux : tel est le mythe répulsif du Juif dont le discours du nouveau nationalisme paradoxal, conservateur-traditionaliste et révolutionnaire-populiste, va s’emparer au cours de l’affaire Dreyfus.

2 En 1886, le polémiste Édouard Drumont publie le best-seller de l’antisémitisme nationaliste, plébéien et traditionaliste, La France juive[1] (114 éditions en un an !), qui diffuse largement la vulgate, mais celle-ci ne trouve son habillage « scientifique » que dans les années 1890, du fait de l’influence intellectuelle de Jules Soury, relayée par celle de Maurice Barrès. L’écrivain boulangiste publie le 22 février 1890, dans Le Figaro, un article programme, « La formule antijuive », où il rend hommage au « prophète » Drumont : « L’antisémitisme n’était qu’une tradition un peu honteuse de l’ancienne France quand, au printemps 1886, Drumont le rajeunit dans une formule qui fit tapage ». L’affaire Dreyfus représente le grand passage au politique de ladite « formule ». Charles Maurras, le théoricien du « nationalisme intégral » – plutôt hostile à la « doctrine des races » [2] –, reconnaît ensuite l’importance, pour l’instauration de l’Action française, de l’expérimentation drumontienne : « La réaction antisémite constitue l’un de nos points de départ essentiel » [3] ; « Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie » [4].

3 C’est donc seulement à la toute fin du 19e siècle qu’une nouvelle doctrine politique s’installe dans le paysage idéologique, certes sous le nom de « nationalisme », mais dissimulant derrière cette désignation vague une étrange tentative de synthèse entre une vision traditionaliste de l’ordre social, une version scientiste de la « théorie des races » et une conception conspirationniste de l’ennemi (Juifs, francs-maçons, etc.), dont dérive l’appel xénophobe à défendre par tous les moyens la nation française menacée, la « vieille France » (Drumont), la « France des Français » (Soury). Telle est la figure naissante du national-racisme à la française, celle d’un racisme aryaniste intégré dans le nationalisme [5].

Judéophobie « fin de siècle » en France : imaginaire du complot et théorie des races

4 Ce jumelage de la théorie des races (en tant que matérialisme biologique appliqué à l’homme) et de la vision du complot juif ou « judéo-maçonnique » (en tant que pseudo-explication de l’histoire politique moderne) est passé dans l’espace politique français, non sans paradoxe, à travers la propagande catholique lancée contre la franc-maçonnerie, et ce, dès le début des années 1880 – le krach de l’Union Générale (1882) en représente la première signature socialement visible [6]. La spécificité de la judéophobie politique française tient à ce qu’elle stigmatise de façon inséparable le Juif moderne, socialement invisible (« déjudaïsé » ou « assimilé », mais dénoncé comme Juif sous ses masques), et la République : c’est le Juif républicain ou la République juive (« enjuivée »), qui constitue la cible de la propagande antijuive à la française, avant, pendant et après l’affaire Dreyfus [7]. La franc-maçonnerie étant dénoncée comme une « secte juive » et située à l’origine des bouleversements révolutionnaires modernes, l’évidence s’est imposée que lutter contre la maçonnerie, c’était lutter contre l’une des principales figures de la « puissance juive » et que la lutte contre le « judéo-maçonnisme » constituait la forme pratique du rejet absolu de la Révolution française et de son héritage républicain. Une grille de décryptage se met alors en place : derrière la République et les principes de 1789, il y a les « féodalités financières » incarnées par les Juifs, il y a la « haute banque » et les trusts, ces visages anonymes de la ploutocratie moderne. La judéophobie anticapitaliste de tradition révolutionnaire (dans ses deux variantes principales : l’anarchiste et la socialiste) s’est progressivement constituée en composante de l’antisémitisme politique « fin de siècle », caractérisé par sa double base racialiste et nationaliste xénophobe – théorisée par Jules Soury puis par Maurice Barrès, qui l’a, en même temps, vulgarisée. Dès La France juive, É. Drumont se révèle conscient de la nature composite de ce que l’on commence seulement alors à nommer l’antisémitisme, dont il affirme clairement qu’il est à la fois une question de race et une question économique. Voilà qui constitue un fil directeur pour une définition stricte de l’antisémitisme, tel qu’il se constitue dans les deux dernières décennies du 19e siècle, en interaction avec le nationalisme xénophobe à base racialiste – disons le nationalisme ethnique. C’est seulement pour désigner cette « synthèse » idéologique du racisme biologique et de la vision du complot juif contre la « vieille France » que l’on peut, au sens strict, employer le mot « antisémitisme ». Dans cette perspective et sous ces conditions, l’« antisémitisme » désigne le racisme visant spécifiquement les Juifs, comme peuple, nation, race ou, plus tard, ethnie [8]. Mais il les vise sur un mode négatif et démonisant comme constituant un antipeuple, une nation étrangère à toutes les nations, une race ennemie de toutes les autres races, pseudo-race dotée du statut de contre-race [9], ethnie dangereuse pour toute autre ethnie.

5 Si donc la judéophobie moderne s’est intellectuellement habillée, dans le dernier tiers du 19e siècle (et surtout dans les deux dernières décennies), de représentations et de mots empruntés à la théorie savante des races, il ne faut pas en déduire que toutes les conceptions antijuives modernes sont à base de racisme biologique. Telle est pourtant l’erreur la plus commune sur la question antijuive. Aux côtés de l’écrivain et journaliste polémiste, Édouard Drumont, qui cherche dans l’idée de race le fondement scientifique de sa vision conspirationniste de l’histoire de la France moderne, un « savant » de l’époque, directeur d’études à l’École pratique des hautes études à la Sorbonne, Jules Soury, disciple de Renan, s’efforce, sur le tard, d’appliquer sa « science des races » à la question juive, pendant l’Affaire. Dans La France juive devant l’opinion, publiée quelques mois après La France juive, Drumont réaffirme que « l’antisémitisme n’est pas une question religieuse [et que] la question antisémitique a constamment été ce qu’elle est aujourd’hui, une question économique et une question de race » [10].

6 Les représentations xénophobes, fixées sur le Juif comme étranger et ennemi [11], sont refondues dans et par la nouvelle synthèse idéologico-politique : le Juif, c’est-à-dire le représentant le plus « dangereux » du « type » sémitique, devient étranger par nature raciale, son extranéité absolue est pensée comme un effet nécessaire de son appartenance de race, et s’il demeure l’ennemi absolu, il l’est désormais en raison d’une faculté toute négative qu’il tient de sa constitution héréditaire, la faculté de comploter en vue de dominer et d’exploiter. Si l’on peut considérer qu’à bien des égards le type négatif du « Sémite juif » (comme dit Drumont) fonctionnait, dans le dernier tiers du 19e siècle en Europe, comme un préconstruit culturel (donc comme une représentation disponible), sa racialisation (forme de biologisation) et sa démonisation (effet de sa définition dans l’imaginaire du complot) ont opéré une naturalisation « scientifique » du mal qu’il était censé incarner. L’essentialisation biologisante du Juif apparaît donc comme une nouvelle élaboration de la xénophobie ciblée visant les Juifs. Son principal effet pratique revient à réduire l’éventail des « solutions » possibles de la « question juive » : elle permet notamment de récuser, au nom de la science, les voies de la ségrégation (le Juif étant par nature conquérant, il ne saurait respecter sa stricte condition ghettoïque) et de l’assimilation (le Juif étant par nature inassimilable), voire celle de la conversion (le Juif, par nature inconvertible, est toujours un faux converti).

7 Face aux minorités juives, la doctrine antijuive racialisée ne peut proposer que deux solutions : l’expulsion ou l’extermination et, en attendant leur mise en œuvre, la mise à part et la discrimination [12].

Scientisme, traditionalisme et mystique de la race

8 Récemment redécouvert, après un long oubli, en tant que principal maître à penser du jeune Maurice Barrès, Jules Soury a été à la fois philologue, exégète et critique, historien et psychophysiologiste (spécialiste du cerveau), philosophe et doctrinaire politique. Après une longue carrière de savant, disciple de Renan en tant qu’historien des religions, spécialiste de l’étude du système nerveux central dans une perspective matérialiste-biologique, mais aussi propagateur du monisme évolutionniste d’Haeckel et, à ce titre, représentant français du « darwinisme social », Jules Soury s’engage en 1899 dans la polémique antidreyfusarde, où ses interventions visent à légitimer le nationalisme xénophobe et l’antisémitisme politique par les théories « scientifiques » de l’hérédité, de la race et de la sélection. Cet athée matérialiste devient alors le prophète d’un nouveau traditionalisme fondé sur le déterminisme de l’hérédité et de la race, érigeant cependant la défense de l’armée et de l’Église en impératif catégorique.

9 L’hérédité ancestrale et, plus largement, l’hérédité raciale, tel est l’objet d’un nouveau culte, situé au centre du traditionalisme en cours de formation à la fin du 19e siècle, où le nationalisme croise la théorie des races. La somme ultime qu’est Le système nerveux central (couronné en 1900 par l’Académie des sciences et l’Académie de médecine), monument de 1866 pages paru en 1899, où Soury expose « l’histoire naturelle de l’esprit humain » [13], est aussi un effort pour fonder scientifiquement, sur la « continuité substantielle » des caractères héréditaires, le respect des traditions, la défense de la race et le caractère sacré de la patrie. Car « les caractères propres, ethniques et nationaux … [sont] des phénomènes aussi réels que la matière des éléments anatomiques de nos centres nerveux, les neurones, seuls éléments de notre corps qui, de la naissance à la mort de l’individu, persistent sans proliférer ni se renouveler jamais. Là est le témoignage irréfragable de l’hérédité psychologique. Là est le fondement de notre culte des morts et de la terre où ils ont vécu et souffert, de la religion de la patrie » [14].

10 Ainsi, même s’il sait que « les cieux sont vides », le savant conscient « de son ignorance et de son néant » pourra trouver « digne de s’incliner très bas sur les dalles de la vieille église ». Athée clérical et matérialiste agnostique, nihiliste et traditionaliste, Soury assume de tels paradoxes. Il se définit comme « un clérical athée de tradition catholique » [15], s’affirme « clérical d’opinion et catholique de tradition » [16] sans avoir pour autant la foi : « Catholique, je mourrai dans la religion où je suis né … parce que j’ai le respect et l’amour des traditions, traditions de famille, traditions nationales » [17]. Si donc la vie a malgré tout un sens, c’est en ce qu’elle est comprise comme « une exaltation perpétuelle du culte de l’honneur et de l’observance des vertus ancestrales », pour autant que nos aïeux « nous ont transmis, avec l’héroïque passion du sacrifice, le goût du renoncement à tout ce qui détourne l’homme de l’idéal moral de sa race » [18].

11 Car, selon Soury, chaque race possède, en propre, un « instinct ethnique » [19] qui s’établit sur un substrat neurophysiologique. Les « réactions morales » [20] n’échappent pas au principe du déterminisme de l’hérédité et de la race : à l’inconscient neurologique ou cérébral s’ajoute l’inconscient ethnique ou racial. C’est dans le déterminisme biologique des aptitudes civilisationnelles et des attitudes devant la vie que Soury trouve la justification ultime de son nationalisme et de son antisémitisme. Il n’y a pas « d’esprit sémitique sans cerveau sémitique » [21]. C’est pourquoi l’antisémitisme exprime « une lutte de races » entre « l’Aryen » et « le Sémite », dotés respectivement de natures psychophysiologiques irréductibles : « Ces deux grands groupes ethniques… réagissent tout autrement dans les mêmes circonstances, parce que leur nature est hétérogène » [22]. L’antisémitisme devient dès lors légitime comme réaction naturelle d’autodéfense des « Aryens » contre leurs principaux ennemis de race, les Juifs. Le fait de la race s’érige en fatalité de race, qui fournit une clef de l’histoire, où la lutte pour l’existence est réinterprétée comme lutte des races pour la survie et la prééminence : « La considération de la race demeure capitale dans l’histoire du monde. Dans le passé comme dans le présent, elle reste l’explication dernière de la nature des actions et des réactions de l’individu dans la lutte pour l’existence » [23].

12 L’affaire Dreyfus peut être ainsi réduite au conflit inévitable de deux types racialement déterminés de réactions devant l’existence : « La question des races a été ouverte par l’affaire Dreyfus », déclare Barrès, le 21 octobre 1899 [24]. C’est l’année même où Soury commence à donner à L’Action française des articles virulents, contre « la Porcherie contemporaine » dirigée par les francs-maçons, les Juifs et les huguenots, articles repris avec d’autres (parus dans La Nouvelle Revue, très engagée dans la propagande antidreyfusarde) dans son dernier livre, Campagne nationaliste, publié en 1902, et dédié « à M. le général Mercier… qui a bien mérité de la patrie en contribuant plus qu’aucun homme de France aux deux condamnations… du traître juif Alfred Dreyfus » [25]. Soury avait en effet assisté, en 1899, à une séance du procès de Rennes, où, à l’instar de Barrès [26], il avait jugé « magnifiques » les dépositions des généraux Mercier et Roget. À la lecture de Campagne nationaliste, Barrès réagit avec admiration, jugeant qu’il s’agit d’« un magnifique psaume… brûlant et désespéré » [27]. « Livre inepte », réplique Léon Bloy [28]. Dans la préface de l’ouvrage, Soury réaffirme son adhésion au principe du déterminisme racial et s’affirme « antisémite », mais en ajoutant aussitôt une clause restrictive, comme s’il s’agissait pour lui de répondre par avance au reproche de généralisation abusive : « Suis-je au moins antisémite ? Sans aucun doute, s’il s’agit de la guerre des races. Presque à la veille de cesser, après une longue vie, toute d’études et de méditations sur l’univers éternel, la structure, les fonctions et l’histoire des êtres vivants, j’ai pourtant trop souvent usé des livres des savants juifs, j’ai aussi rencontré trop d’excellents Israélites sur mon chemin, pour mourir en jetant l’anathème sur tous les individus d’une race humaine. Absolument convaincu de la nature irréductible des deux races ou espèces humaines dites sémitiques et aryennes, de leur hétérogénéité foncière, qu’aucune fiction légale, telle que la naturalisation, aucune conversion religieuse, aucun croisement même ne sauraient jamais détruire, j’ai donné ici les raisons scientifiques de ma conviction » [29].

13 Toute la morale et la politique de Soury peuvent se résumer par la formule normative : « Le respect de la tradition sous toutes ses formes » [30]. Le racisme de Soury est inséparable de son traditionalisme.

Le Juif étranger et ennemi

14 Dans La France juive, qu’on peut considérer comme le premier manifeste, en langue française, de l’antisémitisme politique moderne au sens strict – précédant d’une année le Catéchisme antisémite de Theodor Fritsch [31] –, Drumont présente et stigmatise « le Juif » comme le véritable héritier, bénéficiaire et profiteur à la fois, de la Révolution française [32]. Le Jacobin ayant accompli sa double tâche historique, destruction de « l’ancienne société » [33] et conquête du pouvoir politique, c’est au Juif que revient, selon Drumont, la vraie puissance dans une société dominée par l’argent : la puissance financière.

Contre la « conquête juive » de la France

15 Ce que dénonce Drumont, c’est à la fois une conquête raciale, l’assujettissement d’une race (celle qu’il célèbre comme l’« admirable race aryenne » [34]) par une autre (« le Juif » ou « le Sémite »), et un processus d’exploitation fondée sur la domination raciale de « l’élément juif ». La thèse drumontienne, indéfiniment répétée, est que « le Juif apparaît en maître », qu’il « est tout-puissant » [35]. D’entrée de jeu, le problème se pose : comment la « race aryenne ou indo-européenne », intellectuellement et moralement supérieure au « Sémite », a-t-elle pu se laisser dominer par celui-ci ?

16 Drumont croit trouver le principe d’une réponse en transposant le schème de la lutte des deux races, emprunté à la doctrine aristocratique (dont il avait pu trouver des traces chez Renan) [36], aux relations entre « l’Aryen » et « le Sémite », acteurs d’un conflit immémorial dont l’initiative revient au second, supposé mû par un irrépressible et naturel désir de domination. Le mythe germanique est ainsi retraduit en mythe aryen : « Dès les premiers jours de l’histoire, nous voyons l’Aryen en lutte avec le Sémite. Ilion était une ville toute sémitique et le duel entre deux races explique le retentissement particulier qu’eut la guerre de Troie. Le conflit se perpétua à travers les âges et presque toujours c’est le Sémite qui a été le provocateur avant d’être le vaincu. Le rêve du Sémite, en effet, sa pensée fixe a été constamment de réduire l’Aryen en servage, de le mettre à la glèbe … Aujourd’hui le Sémitisme se croit sûr de la victoire. Ce n’est plus le Carthaginois ou le Sarrasin qui conduit le mouvement, c’est le Juif ; il a remplacé la violence par la ruse. À l’invasion bruyante a succédé l’envahissement silencieux, progressif, lent » [37].

17 Dans La France juive, Drumont pense le processus révolutionnaire comme une invasion et une substitution de population : « Dès le début, la Révolution eut, comme la République juive d’aujourd’hui, le caractère d’une invasion. L’élément français disparut, comme de nos jours, devant un ramassis d’étrangers qui s’emparèrent de toutes les situations importantes et terrorisèrent le pays » [38]. Ce sont les Juifs qui, dans cette reconstruction fantasmagorique de la Révolution, jouent le rôle d’acteur principal, avant de jouer celui de bénéficiaire quasi exclusif. Drumont postule ainsi « une origine sémitique aux familles chez lesquelles la haine du prêtre est héréditaire » [39], affirme que « ce furent les Juifs qui organisèrent le pillage des églises, la destruction des chefs-d’œuvre inspirés par la foi au génie de nos imagiers du Moyen Âge [40], accuse la franc-maçonnerie d’être « inféodée aux Juifs » [41], d’être l’instrument par lequel les Juifs agissent [42]. Bref, selon l’« historien » Drumont, la « franc-maçonnerie juive » [43] a précédé et préparé la « République juive » [44], en suggérant et en accomplissant la Révolution. Après Waterloo, précise Drumont, les Juifs deviennent les véritables maîtres de l’univers : « Peuples et Rois n’étaient plus que des marionnettes dont les Juifs tenaient les fils. Les nations s’étaient battues jusque-là pour la patrie, la gloire, le drapeau ; elles ne se battront plus désormais que pour enrichir Israël, avec la permission d’Israël, et pour la seule satisfaction d’Israël… » [45].

18 Une seconde opposition absolue structure l’argumentation de La France juive, l’opposition typologique : le patriote contre le nomade, le vrai Français (l’Aryen) contre le Juif (le « Sémite juif », par définition et par excellence heimatlos, écrit Drumont avec insistance), l’enraciné contre le « parasite » [46], matrice de l’opposition rendue célèbre par ses usages barrésiens ultérieurs : « nationalistes » contre « cosmopolites » [47], « racinés » contre « déracinés » [48]. Drumont caractérise la constitution mentale du « Juif »/« Sémite » par son « universalisme », qu’il suppose spécifique (propre au « type »), et l’oppose à celle du Français de « race aryenne », comportant le sens profond de la « patrie » : « La patrie, dans le sens que nous attachons à ce mot, n’a aucun sens pour le Sémite. Le Juif – pour employer une expression énergique de L’Alliance israélite – est d’un inexorable universalisme. Je ne vois pas très bien pourquoi on reprocherait aux Juifs de penser ainsi. Que veut dire Patrie ? Terre des pères… On ne s’improvise pas patriote ; on l’est dans le sang, dans les moelles. Le Sémite, perpétuellement nomade, peut-il éprouver des impressions aussi durables ? » [49].

19 L’attachement patriotique et son contraire, le détachement universaliste, sont ainsi réduits à un déterminisme bioculturel différentiel : « En dehors de Jérusalem, tout pays, que ce soit la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, est simplement pour le Juif un séjour, un lieu quelconque, une agglomération sociale au milieu de laquelle il peut se trouver bien, dont il peut même lui être profitable de servir momentanément les intérêts, mais dont il ne fait partie qu’à l’état d’associé libre, de membre temporaire » [50]. Barrès reprendra plus tard, comme en écho : « Les Juifs n’ont pas de patrie au sens où nous l’entendons. Pour nous, la patrie, c’est le sol et les ancêtres, c’est la terre de nos morts. Pour eux, c’est l’endroit où ils trouvent leur plus grand intérêt » [51]. Ce qui est donc attribué en propre au « Sémite », c’est l’esprit mercantile, la cupidité, l’orientation exclusive selon l’intérêt égoïste. « Le Sémite » est mû, selon Drumont et ses disciples, par les valeurs et les normes d’un utilitarisme vulgaire, d’un instrumentalisme cynique et « subtil ». C’est en quoi il s’oppose fondamentalement à « l’Aryen », qui, précise Drumont avec lyrisme, est « enthousiaste, héroïque, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant jusqu’à la naïveté » [52]. Au prosaïque « terrien », qui ne vit que dans « la réalité », s’oppose le « fils du ciel sans cesse préoccupé d’aspirations supérieures », qui vit « dans l’idéal » [53]. Drumont peut ainsi affirmer l’existence d’une « attraction de la race aryenne vers l’infini » [54], à laquelle « les Sémites » seraient totalement étrangers. Soury reprendra à son compte cette célébration des « Aryens de race indo-européenne » (sic), auxquels il attribue en propre « la religion de l’infini » [55].

20 L’argumentation drumontienne montre qu’étaient déjà mis en place, en 1886, les cadres idéologiques de l’interprétation raciste de l’affaire Dreyfus, telle que Jules Soury et son disciple Maurice Barrès l’exposèrent sans fard. Il s’agit moins ici de l’inégalité entre les races que de la guerre des races. Le disciple rapporte ces propos du maître, tenus pendant l’été 1899 : « Il ne s’agit pas d’un pauvre petit capitaine juif, il s’agit de l’éternelle lutte entre le sémitisme et l’aryen… Tous [les Juifs] sont des traîtres… » [56]. La traîtrise du Juif est l’une de ses caractéristiques de race, mais qui se manifeste comme indice d’hostilité en tout milieu étranger à sa race. Car le véritable traître est, selon la sagesse des nations, « traître à sa race ». Cette lutte entre races doit être comprise comme une lutte entre « espèces différentes » [57]. Notons que le vocabulaire taxinomique n’est guère fixé chez Soury, qui passe de la « race » à l’« espèce » d’une façon indistincte, comme s’il s’agissait de termes synonymes – sans tenir compte du classique critère d’inter-fécondité : les croisements entre « races » différentes sont féconds, alors que les croisements entre « espèces » différentes sont inféconds ou engendrent des produits inféconds – : « La considération des races ou des espèces humaines [je souligne] demeure la grande explication de l’histoire de la civilisation » [58]. La lutte des races-espèces, irréductiblement différentes, est la clé de l’histoire des hommes. Le savant Soury ne pense pas, sur ce point, autrement que le publiciste Drumont. En 1889, ce dernier posait ainsi le problème stratégique de la lutte contre le Juif « tout-puissant » : « Quand on a un maître et surtout quand on désire s’en débarrasser, il importe avant tout de le connaître, de savoir au juste ce qu’il a dans la tête » [59]. Pour combattre l’ennemi le plus redoutable, il faut donc le connaître, en étudiant soigneusement ses textes et ses traditions. C’est pourquoi Drumont, par exemple, prend très au sérieux le thème du « crime rituel » et donne, en 1889, une préface au livre délirant de Henri Desportes, Le mystère du sang chez les Juifs de tous les temps[60]. Il énonce ainsi sa thèse, dans les mêmes termes, en 1889 et en 1914 : « L’existence du peuple d’Israël n’est qu’une lutte constante contre l’instinct de la race, l’instinct sémitique qui attire les Hébreux vers Moloch, le dieu mangeur d’enfants, vers les monstrueuses idoles phéniciennes » [61]. Soury, quant à lui, non moins délirant dans sa volonté de connaître et d’identifier distinctement la judéité du Juif, cherche le secret de la « toute-puissance » juive dans les caractéristiques raciales du « cerveau sémitique ».

21 Soury affirme en polygéniste convaincu : « Je crois que le Juif est une race… bien plus, une espèce. Je crois vraiment que le Juif est né d’un anthropoïde spécial comme le noir, le jaune, le Peau-Rouge » [62]. Il s’ensuit qu’au sens strict du terme « un Juif n’est jamais un traître » [63], car, selon Soury, les Juifs étant étrangers par nature à la nation française, ils ne sauraient la trahir. Ces propos ont été repris en 1942 par le doctrinaire antisémite et collaborationniste Louis Thomas qui cite Soury, auteur de « puissants ouvrages, oubliés, ignorés aujourd’hui » [64], et précise : « Le Juif ne trahit point, sauf s’il s’oppose au Juif ; il ne trahit pas, parce que, pour trahir, il faudrait être du même sang, de la même race. Et le Juif n’est, en aucune façon, notre frère d’esprit et de sang » [65]. Le Juif, vu par Soury, est l’étranger-ennemi par excellence, ennemi éternel et naturel, non moins qu’étranger absolu, et absolument inassimilable.

22 Attribuer ainsi au Juif, comme race-espèce, une extranéité par nature, c’est légitimer son rejet inconditionnel.

Théorie des races et théorie du complot judéo-maçonnico-protestant

23 On trouve, dans le recueil d’articles et d’études publié en 1902 par Soury sous le titre Campagne nationaliste, l’esquisse du modèle d’intelligibilité de l’histoire française moderne que Charles Maurras présente quelques années plus tard, sous une forme plus systématique, comme la « théorie des quatre États confédérés » [66]. Il s’agit expressément pour Soury d’élaborer une théorie de la conquête de la France par une oligarchie : « L’oligarchie des gens de la Synagogue et du Temple, du Temple protestant et du Temple maçonnique » [67]. Le postulat fondamental de la biopolitique de Soury, c’est celui de la nécessité, voire de la fatalité, de la « guerre des races » [68], qui dérive du principe du déterminisme biologique strict des attitudes morales et des aptitudes intellectuelles, supposées différentes selon les types raciaux. L’une de ses principales implications est la reconnaissance de « la nature irréductible des deux races ou espèces humaines dites sémitiques et aryennes, de leur hétérogénéité foncière » [69]. Les descriptions de cette « oligarchie » à demi secrète sont nombreuses dans les écrits « engagés » de Soury. Ainsi, traitant du problème de « la tradition », Soury remarque que « les francs-maçons, les Protestants et les Juifs représentent … bien, en face des Catholiques, la pensée libre, sans traditions, sans servitudes volontaires », et qu’« entre les uns et les autres l’état de guerre est fatal » [70]. Ailleurs, parlant de l’affaire Dreyfus, Soury note que « la principale tactique des Juifs, et celle de leurs alliés, protestants et francs-maçons, ç’a été jusqu’ici la diversion » [71]. C’est ainsi que, sous le regard décrypteur et démystificateur du théoricien des méfaits de l’oligarchie judéo-maçonnico-protestante, « l’Exposition universelle de 1900, pour n’avoir pas été créée de toutes pièces dans ce but, a été la principale de ces diversions » [72].

24 La spécificité des théories de Soury vient de ce qu’il doit intégrer dans le même cadre conceptuel, d’une part, une vision « machiavélienne » de l’histoire française moderne comme pouvant et devant s’expliquer au moyen des stratégies et des tactiques mises en œuvre par cette « oligarchie » dont il a reconnu, ou reconstruit, l’existence à partir de certains indices, « correctement » interprétés et, d’autre part, un matérialisme biologique radical et un scientisme dogmatique, principes d’une théorie des races conçues en tant que natures irréductibles et antagonistes, qui se trouvent les unes par rapport aux autres comme dans un état naturel de guerre.

25 Dans « La race. Juifs et Aryens », Soury s’efforce d’établir les bases « scientifiques » de son nécessitarisme biologique. La thèse du déterminisme racial est ainsi affirmée : « « L’homme s’agite et la race le mène », m’écrivait un jour un jurisconsulte éminent, M. Eugène Loison, qui plaida devant la Haute Cour. Cette expression, très heureuse, est surtout exacte : elle marque fortement le caractère de nécessité qu’emportent les différents modes de sentir et de penser, et partant d’agir, des diverses races ou espèces humaines » [73].

26 Afin d’établir scientifiquement la thèse de la permanence des « espèces humaines » ou la persistance substantielle du type racial inscrit dans le matériel héréditaire, Soury décrit les conditions et les résultats d’une expérience imaginaire d’adoption inter-raciale, sous la supposition que « le produit de l’œuf fécondé d’un Aryen ou d’un Sémite devra reproduire les caractères biologiques de la race ou de l’espèce, corps et esprit, avec la même sûreté que l’embryon, le fœtus, le jeune et l’adulte de tout autre mammifère » [74]. Que l’enfant adopté soit un Juif ou un Aryen, l’adoption ne produira pas une transsubstantiation, pas plus que la naturalisation d’un individu ne peut transformer sa nature : « Faites élever un Juif dans une famille aryenne dès sa naissance, donnez-lui une éducation et une instruction religieuses de catholique ou de réformé, conférez-lui tous les sacrements et tous les ordres de l’Église, créez-le évêque, cardinal, pape ; appelez-le Français, Allemand, Anglais ou Italien : ni la profession ou l’absence d’une religion ni la nationalité légale ni le langage n’auront modifié un atome des cellules germinales de ce Juif, par conséquent de la structure et de la texture héréditaires de ses tissus et de ses organes. De même, si un Sémite adopte un Aryen et fait pour celui-ci tout ce que l’Aryen a pu faire, dans notre hypothèse d’adoption, pour un Sémite, Juif ou Arabe » [75].

27 Le racialisme dogmatique de Soury se développe sur la base du postulat d’une hérédité raciale. Ce qu’il présuppose, c’est que les caractères de race se transmettent infailliblement et globalement, comme en bloc, et que ces caractères raciaux sont à la fois d’ordre somatique et d’ordre psychique. Il s’ensuit notamment que la judéité ne saurait se réduire à une confession religieuse : elle se définit par une hérédité raciale [76]. Soury esquisse une explication conspirationniste de la négation publique des thèses héréditaristes qu’il défend au nom de la science. Si la « confusion » entre le racial-héréditaire et le religieux-national est si courante, c’est parce qu’elle est diffusée par la presse aux mains des Juifs, ou inscrite comme un préjugé universaliste dans l’opinion publique modelée par l’influence juive.

28 La théorie synthétique esquissée par Soury se présente comme une variante du « darwinisme social », où la vision classiquement optimiste du progrès est chassée par un pessimisme radical. Dans ce cadre, Soury élabore une explication du mouvement de l’histoire sur la base d’un principe polémologique, celui de l’antagonisme insurmontable de forces et de puissances, incarnées par des groupements biologiquement caractérisés (« races » ou « espèces »), qui visent à la fois leur affirmation (c’est-à-dire leur autoconservation) et la domination, l’expansion, la colonisation, l’invasion. La difficulté que rencontre cette théorie synthétique est qu’elle ne peut s’appliquer avec cohérence qu’au Juif supposé dominateur et à ses ennemis, à ce que Drumont appelait « la conquête juive » de la France [77]. Si, en effet, dans le cas des Juifs, définis comme race ou espèce distincte et naturelle, la superposition des deux schèmes de la guerre des races (dans la perspective d’un matérialisme biologique et polémologique) et de la guerre entre enracinés et déracinés est possible, il n’en va pas de même dans le cas des protestants et des francs-maçons, qu’on peut difficilement réduire à des races ou espèces naturelles, étrangères à « notre race … notre sang … notre mentalité héréditaire » [78]. Et pourtant, Juifs, protestants et francs-maçons sont catégorisés, indistinctement, en tant que figures de l’« ennemi héréditaire » ou de l’étranger envahisseur, qu’il s’agit, comme par « instinct ethnique » [79], de combattre. C’est ce qui ressort des dernières considérations de la préface de Campagne nationaliste, datée de mars 1902. Soury s’y emploie à répondre à une objection qu’il se fait lui-même, théoricien d’un matérialisme militant, désenchanté et désenchanteur [80], et pessimiste jusqu’au nihilisme : « Mais comment remonter le courant ? La France tend décidément à l’asphyxie dans les bas-fonds… Et maintenant, pourquoi lutter encore, si tout est perdu en France, si d’ailleurs tout est vanité. Les rêves et les réactions réflexes des automates vivants, plantes ou animaux, ne laisseront pas plus de traces dans l’univers éternel que les nuées de nos crépuscules d’Occident. Si la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, si tout est illusion, désespérance et mort, pourquoi agir ? À quoi bon se battre ? » [81].

29 À cette question, le matérialisme sans espoir de ce singulier nationaliste raciste répond par l’esquisse d’une morale nihiliste de l’héroïsme, que traduit le sacrifice de l’individu à la survie de la nation ou de la race : « Parce que le propre de l’homme, comme de tout autre vivant, c’est de suivre d’instinct, par devoir, l’impulsion supérieure de sa race et de sa nation ; parce que nos mouvements innés de défense et de protection contre l’ennemi héréditaire, l’enneminé de nos idées morales, sont des réactions fatales, des gestes dont l’accomplissement est l’unique fin de notre destination. Il ne s’agit pas de vaincre, mais de se battre, répétait un grand évêque de France en nous montrant l’ennemi. Se battre pour l’idéal des ancêtres et le salut des descendants, se battre pour les traditions de la race, pour l’honneur de caste ou de nation, voilà, selon moi, la fonction héroïque de l’homme. Quand tout, comme en France, a été conquis, pillé, avili par l’Étranger, il reste aux vaincus un dernier, un suprême devoir – l’espoir d’être dignes des pères jusque dans la mort, l’espoir de bien mourir ! … J’ai combattu, jusqu’à la fin je combattrai avec les nationalistes, qui ne sont pas un parti, mais une armée, l’armée de ce qui fut la France des Français. Je suis donc uniquement du parti de la guerre : de la guerre contre tout ce que nous haïssons – le reniement des traditions nationales, l’abaissement et la trahison de la patrie par les Huguenots et par les francs-maçons, plus encore que par les Juifs, qui du moins ne sont pas des Français ; de la guerre pour la défense de tout ce que nous aimons, – la Terre de nos Morts, l’Église catholique, l’Armée de la France » [82].

30 La guerre héroïque se dit donc en deux sens : d’une part, guerre des races au sens zoologique, entre Aryens et Sémites ; d’autre part, guerre des Français de vieille souche contre une oligarchie qui, fondée sur l’alliance de trois puissances hostiles, tend à les dominer et les détruire. Dans un autre passage de sa préface à Campagne nationaliste, Soury donne une variante différente de sa théorie de la conquête de la France par des puissances étrangères de l’intérieur, liguées entre elles ; il y confère la part prédominante aux Juifs, définis comme la puissance financière par excellence, « race » de conquérants dont l’absence de scrupules renforce l’efficacité redoutable. Soury esquisse alors une théorie de la conspiration judéo-ploutocratique (fondée sur le stéréotype « Juif = Rothschild »), théorie proche de celle qu’on rencontre dans la tradition conspirationniste contre-révolutionnaire, centrée sur la représentation du « judéo-maçon » (et de la maçonnerie comme « secte juive »), qui va de l’abbé Barruel aux glossateurs des Protocoles des Sages de Sion[83]. À la suite de Drumont, et comme Maurras s’y est employé par la suite, il décrit les facteurs internes de la décadence de la France désorganisée par la Révolution, facteurs qui ont favorisé selon lui la réussite de l’entreprise de domination juive. La spécificité de la version du matérialiste Soury, c’est la base raciale « scientifique » qu’il croit pouvoir donner à son explication de la « conquête juive », rendue possible par le déclin de la France : « J’ai expliqué … que l’invasion et la conquête des Français par ce peuple d’Orient, invasion et conquête favorisées d’ailleurs, politiquement, bien avant 1789, par les protestants et par les francs-maçons, n’étaient pas une cause, mais un effet de la décadence de notre nation. Depuis l’anarchie politique et sociale inaugurée en France par la Révolution, l’empire est à qui possède le plus d’or et a le moins de scrupules. L’habileté, la souplesse, l’insolence du Sémite, qu’il ait été de Tyr ou de Carthage, qu’il soit de Paris, de Londres ou de Berlin, sont passées en proverbe dans l’Antiquité comme dans l’Europe moderne. Le Juif devait vaincre. Il règne et gouverne. La supériorité du Juif sur l’Aryen, non point certes au regard des instincts nobles d’une aristocratie, des sublimes puissances de l’intelligence d’où sont nées les sciences et la philosophie, mais quant à la lucidité d’esprit, à la continuité de l’effort, à l’âpreté de la lutte séculaire pour l’existence, est incontestable » [84].

31 La thèse de Soury est simple : dans un monde ploutocratique régi par les seuls intérêts et la puissance financière, les Juifs sont les éléments les plus aptes à vaincre dans la lutte pour l’existence. Les sélections sociales, dans un espace démo-ploutocratique, sont nécessairement négatives, elles favorisent la survie et la multiplication des individus les mieux adaptés à un tel milieu. C’est-à-dire les pires. L’évolution sociale ne peut donc qu’aller dans un sens dysgénique et favoriser la prise du pouvoir par les êtres diaboliques par excellence, les Juifs. C’est pourquoi la conception antijuive de l’histoire du maître à penser de Barrès est foncièrement pessimiste, comme s’il n’y avait, à ses yeux, rien à faire contre les forces de destruction et les puissances de domination, en route vers la conquête du monde. La résignation héroïque devant la terrible fatalité est le dernier acte, le seul logique, que puisse suggérer une telle vision de la décadence finale. Par son pessimisme radical, interdisant d’espérer une réaction « régénératrice », Soury rejoint la posture de Gobineau, celle d’un aristocrate imaginaire pétrifié de nostalgie, d’un « prophète du passé » [85] n’attendant plus rien de l’avenir. Le désespoir total conduit à juger vaine et dérisoire toute action d’ordre politique. En ce sens, l’agitateur Drumont s’oppose à Soury, qui s’abandonne en fin de compte au désespoir.

32 Ennemi déclaré de ce qu’il perçoit comme l’anarchie intellectuelle et politique moderne, dont la triade « Réforme-Révolution-Romantisme » identifie les principales figures, Maurras, dont la métaphysique de l’histoire est ordonnée à un projet de réaction politique, a frappé la formule de la conversion normative du traditionalisme en volontarisme : « Tout désespoir en politique est une sottise absolue » [86]. Traduisons : le traditionalisme contemplatif, qui consiste à fixer l’absurdité de l’existence [87], est la posture impolitique par excellence. Le « nationalisme intégral » défini par Maurras a été, pour l’Action française, la formule de l’instauration d’un nouvel ordre social, conforme aux « lois naturelles » de « l’empirisme organisateur ». De son côté, en s’engageant personnellement dans l’action politique, Barrès a manifesté son refus de suivre l’ultime message de son maître Soury [88]. Par l’acte même de son engagement politique, il en postulait le sens.

33 Après le régime de Vichy qui fut son ultime passage au politique, cette configuration idéologique, dans laquelle s’articulaient nationalisme xénophobe, racisme et judéophobie conspirationniste, a été marginalisée sans pour autant disparaître, tandis que ses éléments constitutifs se dissociaient. Les composantes nationaliste et raciste ont subi une transformation significative : elles se sont largement débiologisées en même temps qu’elles se « culturalisaient ». Le nationalisme ethnoracial s’est progressivement redéfini comme un nationalisme ethnoculturel. Simultanément, la judéophobie est sortie du champ du racisme biologique pour se recomposer autour de ce nouvel absolu qu’est la différence culturelle, sans cesser d’être structurée par la vision du complot. Mais, à la suite de la création de l’État d’Israël, l’accusation de complot juif (ou judéo-maçonnique) international s’est reformulée par celle de complot sioniste (ou américano-sioniste) mondial [89]. Cette nouvelle judéophobie n’est plus directement liée à la spécificité nationaliste française, elle n’est plus, pour l’essentiel, portée par une doctrine ethnonationaliste à base racialiste. La nouvelle judéophobie constitue désormais un phénomène supranational et transnational. L’ultime métamorphose de ce qu’on appelle encore improprement « l’antisémitisme » est aussi un effet de la mondialisation. Le Juif comme « Sémite », « race étrangère » par excellence, après avoir été fantasmé en tant que « Juif international » ou « Juif éternel » [90], prend de plus en plus exclusivement la figure du « sionisme mondial ». Telle est la nouvelle clé de l’histoire. Le diable s’est lui-même globalisé [*]. ?

Notes

  • [1]
    La France juive. Essai d’histoire contemporaine, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1886, 2 vol.
  • [2]
    Charles Maurras, qui récuse le gobinisme comme une forme clandestine de « germanisme », se réfère avec admiration à la somme du comte Paul de Leusse, Études d’histoire ethnique depuis les temps préhistoriques jusqu’au commencement de la Renaissance, Paris, Bloud et Barral/Strasbourg, F. Staat, s. d. [1904], 2 vol. En guise de sous-titre, l’ouvrage porte cette épigraphe : « La démocratie voilà l’ennemi ».
  • [3]
    Ch. Maurras, L’Action française, 27 mai 1929.
  • [4]
    Ch. Maurras, L’Action française, 28 mars 1911.
  • [5]
    Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme, Paris, Le Seuil, 1978, p. 146-244.
  • [6]
    Jeannine Verdès-Leroux, Scandale financier et antisémitisme catholique. Le krach de l’Union Générale, Paris, Éditions du Centurion, 1969.
  • [7]
    Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, t. 4, L’Europe suicidaire (1870-1933), Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 54 et suiv. ; Michael R. Marrus, Les Juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus. L’assimilation à l’épreuve [1971], trad. par Micheline Legras, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 13-42, p. 66-67, p. 145 et suiv., p. 227-277 ; Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive ». De Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988.
  • [8]
    Le terme « ethnie » est forgé en 1896 par Georges Vacher de Lapouge, pour désigner une entité intermédiaire entre la « race » (catégorie biologique) et la « nation » (catégorie historico-juridique). G. Vacher de Lapouge, Les sélections sociales, Paris, Albert Fontemoing, 1896, p. 9-10.
  • [9]
    Sur le Juif stigmatisé comme « contre-race » ou « antirace » (Gegenrasse), cf. P.-A. Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988, p. 166, 175, 536 (note 68).
  • [10]
    É. Drumont, La France juive devant l’opinion, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1886, p. 23 et suiv. La thèse récurrente de Drumont (reprise par Maurras) est que « la prétendue persécution juive n’a été que l’exercice du droit de légitime défense ». André de Boisandré, collaborateur de Drumont à La Libre Parole, consacre un développement « démopédique » au thème : « L’antisémitisme est un mouvement de protection économique et de préservation nationale » (Petit Catéchisme antijuif, Paris, Librairie antisémite, 1899 ; rééd., Paris, 1942, p. 29 et suiv.). Ses orientations traditionalistes n’empêchent nullement Drumont de s’affirmer ennemi des « conservateurs » et ami des « travailleurs » (cf. Henri Arvon, Les Juifs et l’idéologie, Paris, PUF, 1978, p. 141-142).
  • [11]
    On connaît la thèse de Hannah Arendt : « Le seul antisémitisme durable en France, celui qui survécut à l’antisémitisme social et aux attitudes de mépris des intellectuels anticléricaux, fut lié à une xénophobie générale. Après la première guerre mondiale, en particulier, les Juifs étrangers devinrent le stéréotype de tous les étrangers », (Sur l’antisémitisme [1951], trad. par Micheline Pouteau, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 114).
  • [12]
    P.-A. Taguieff « Logiques d’exclusion. Du nationalisme racialisé à l’ethnonationalisme », Revue des Deux Mondes, novembre-décembre 1999, p. 102-109.
  • [13]
    Jules Soury, « Ma vie », dans Campagne nationaliste (1899-1901), Paris, Imprimerie de la Cour d’appel, L. Maretheux, 1902, p. 63.
  • [14]
    Ibid., p. 65.
  • [15]
    Ibid., p. 52.
  • [16]
    Ibid., p. 43.
  • [17]
    Ibid., p. 44. Voir aussi la préface de mars 1902 à Campagne nationaliste, op. cit., p. 11.
  • [18]
    Ibid., p. 71.
  • [19]
    J. Soury, « Édouard Drumont », dans Campagne nationaliste, op. cit., p. 125 (« … le sentiment de la race, – l’instinct ethnique »).
  • [20]
    J. Soury, « Les réactions morales », ibid., p. 87-89.
  • [21]
    J. Soury, « La race. Juifs et Aryens », ibid.., p. 141.
  • [22]
    Ibid., p. 134-135.
  • [23]
    J. Soury, « Édouard Drumont », cité, p. 123.
  • [24]
    M. Barrès, Le Journal, 21 octobre 1899 ; article reproduit dans Jules Soury, Campagne nationaliste, op. cit., p. 79.
  • [25]
    J. Soury, Campagne nationaliste, op. cit., préface, p. 1.
  • [26]
    M. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, éd. déf., Paris, Plon, 1925, t. 1, p. 161.
  • [27]
    M. Barrès, « Il y a une littérature nationaliste », Le Gaulois, 16 juillet 1902.
  • [28]
    Léon Bloy, Journal, t. 2, Paris, Mercure de France, 1963, p. 123 (20 octobre 1902).
  • [29]
    J. Soury, Campagne nationaliste, op. cit., préface, p. 7.
  • [30]
    J. Soury, « Ma vie », cité, p. 69.
  • [31]
    Theodor Fritsch, Antisemiten-Katechismus (1887), rééd. Handbuch der Judenfrage [« Manuel de la question juive »], Leipzig, Hammer Verlag, 1907.
  • [32]
    É. Drumont, La France juive devant l’opinion, op. cit, t. 1, p. 16, p. 291 et suiv., p. 333.
  • [33]
    É. Drumont, op. cit., introduction (datée du 8 décembre 1885), t. 1, p. XIII.
  • [34]
    Ibid., p. XVI.
  • [35]
    É. Drumont, préface à Auguste Rohling, Le Juif selon le Talmud, éd. fr. considérablement augmentée par A. Pontigny, Paris, Albert Savine, 1889 (coll. « Bibliothèque anti-sémitique » [je respecte l’orthographe], p. II, XVI.
  • [36]
    E. Renan, « M. Augustin Thierry » (1857), dans Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1948, t. 2, p. 86-108 et La réforme intellectuelle et morale de la France (1871), dans Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947, t. 1, p. 325-407. Cf. les remarques de Stephen Wilson, Ideology and Experience. Antisemitism in France at the Time of the Dreyfus Affair, Londres et Toronto, Associated University Press, 1982, p. 467 ; et de Eugen Weber, Ma France. Mythes, culture, politique, trad. par Claude Dovaz, Paris, Fayard, 1991, p. 89.
  • [37]
    É. Drumont, La France juive…, op. cit., t. 1, p. 7-8.
  • [38]
    Ibid., p. 291.
  • [39]
    Ibid., p. 294.
  • [40]
    Ibid., p. 298.
  • [41]
    Ibid., introduction, t. 1, p. X.
  • [42]
    Ibid., t. 1, p. 268-269.
  • [43]
    Ibid., p. 269.
  • [44]
    Ibid., p. 275.
  • [45]
    Ibid., p. 329.
  • [46]
    Ibid., t. 1, p. 135.
  • [47]
    M. Barrès, « La querelle des nationalistes et des cosmopolites », Le Figaro, 4 juillet 1892 (à une époque où Barrès n’est pas encore converti au nationalisme ethnique et xénophobe). Le mot « nationalisme » est alors perçu comme un mot nouveau, au sens incertain. L’antithèse – empruntée à l’abbé Barruel qui, à la fin des années 1790, stigmatisait le « nationalisme » des révolutionnaires jacobins – prendra son sens « nationaliste » au cours de l’affaire Dreyfus, en tant que doctrine (fondée sur le « déterminisme ») et en tant que mouvement politico-social, lié à l’apparition du phénomène des « ligues » (qu’on peut qualifier, pour aller vite, de « révolutionnaires conservatrices »). Dans L’Action française, le 23 mai 1909, Maurras renverse la représentation contre-révolutionnaire du « nationalisme » révolutionnaire : « L’idée révolutionnaire n’est pas nationale. La Révolution fut essentiellement cosmopolite, et ce n’est pas à son insu qu’elle fonda chez nous le régime des quatre États confédérés : Juif, Protestant, Maçon, Métèque » (Ch. Maurras, Dictionnaire politique et critique, Paris, À la Cité des Livres, 1932, fasc. 6, art. « Étranger », p. 14). Sur la constitution du nouveau sens pris par le mot « nationalisme », cf. les remarques de Stephen Wilson, « L’Action française et le mouvement nationaliste français entre les années 1890 et 1900 », Études maurrassiennes, 4, 1980, p. 310.
  • [48]
    Z. Sternhell a montré avec l’érudition requise que, pour Barrès, le « rationalisme est le fait de “déracinés” » (Maurice Barrès et le nationalisme français, préface de Raoul Girardet, Paris, Armand Colin et Presses de Sciences Po, 1972, p. 272). Cf. également Michel Winock, La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques de 1871 à 1968, Paris, Calmann-Lévy, 1986, puis Le Seuil, 1987 (coll. « Points Histoire »), p. 161.
  • [49]
    É. Drumont, La France juive…, op. cit., t. 1, p. 58.
  • [50]
    Ibid., t. 1, p. 59.
  • [51]
    M. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, op. cit., t. 1, p. 67.
  • [52]
    É. Drumont, La France juive…, op. cit., p. 9.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid., p. 16.
  • [55]
    J. Soury, « La tradition », dans Campagne nationaliste, op. cit., p. 212.
  • [56]
    M. Barrès, Mes Cahiers, t. 2, 1898-1902, Paris, Plon, 1930, p. 118. Avant de citer (partiellement) Soury à travers Barrès, Michel Winock insiste à juste titre sur le syncrétisme de l’anti-intellectualisme et de l’antisémitisme moderne, au sein d’une « Weltanschauung raciste » (op. cit., p. 161) dans laquelle il aperçoit, inscrite dans le nationalisme français « révolutionnaire » (c’est-à-dire professant un anticapitalisme réactionnaire), « une première ébauche de racisme politique » (ibid., p. 169-170). Sur le « déterminisme physiologique » de Soury, fondement du nouvel antisémitisme à base raciologique, cf. les analyses pionnières de Z. Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, op. cit., p. 274 et suiv. ; cf. également Linda L. Clark, Social Darwinism in France, The University of Alabama Press, 1984, p. 97-101.
  • [57]
    J. Soury, dans M. Barrès, Mes Cahiers, t. 2, op. cit., p. 118 et p. 142.
  • [58]
    J. Soury, « La race. Juifs et Aryens », dans Campagne nationaliste, op. cit., p. 134.
  • [59]
    É. Drumont, préface à Auguste Rohling, Le Juif selon le Talmud, op. cit., p. IV.
  • [60]
    Paris, Albert Savine, « Bibliothèque antisémitique » [je respecte l’orthographe], 1889, p. I-XI. L’ouvrage est dédié « À Édouard Drumont le hardi remueur d’idées ».
  • [61]
    É. Drumont, préface à Henri Desportes, Le mystère du sang…, op. cit., p. V ; préface à Albert Monniot, Le crime rituel chez les Juifs, Paris, Pierre Téqui, 1914, p. IX (passage identique).
  • [62]
    J. Soury, cité par M. Barrès, Mes Cahiers, t. 2, op. cit., p. 118.
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    L. Thomas, Les raisons de l’antijudaïsme, Paris, Les Documents contemporains, 1942, p. 85. Le livre est dédié « à Louis-Ferdinand Céline qui a vigoureusement dénoncé les Juifs parce que, médecin des pauvres, il les a vus très malheureux sous la domination des Yds qui s’étaient emparés de la France » (p. 7).
  • [65]
    Ibid., p. 88.
  • [66]
    P.-A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, t. 1, Introduction à l’étude des Protocoles. Un faux et ses usages dans le siècle, Paris, Berg International, 1992, p. 115-138.
  • [67]
    J. Soury, Campagne nationaliste, op. cit., préface, p. 12.
  • [68]
    Ibid., p. 7.
  • [69]
    Ibid.
  • [70]
    Ibid., p. 206.
  • [71]
    J. Soury, Campagne nationaliste, op. cit., p. 128.
  • [72]
    Ibid.
  • [73]
    Ibid., p. 139.
  • [74]
    Ibid., p. 138.
  • [75]
    Ibid., p. 138.
  • [76]
    Si Barrès suit l’enseignement de Soury en matière de déterminisme racial, il se montre également fort sensible aux thèses racistes tout aussi fantaisistes d’un proche de Drumont, Gaston Méry (1866-1909), exposées par celui-ci dans son roman Jean Révolte : roman de lutte (Paris, E. Dentu, 1892), portant en épigraphe : « Le Méridional voilà l’ennemi ». Cf. Jean Drault, Drumont, La France juive et La Libre Parole, Paris, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1935, p. 85. Méry croit avoir, en la personne de l’homme du Midi (le « midinard »), déniché le « complice » du « voleur », identifié par Drumont dans La France juive. L’« invasion méridionale » fait couple avec la « conquête juive ». Sous l’influence de Méry, Barrès va stigmatiser les « midinards » qui, en raison de leur mauvaise hérédité raciale, seraient inaptes au patriotisme : il en irait ainsi de Jaurès, qui ne serait pas un bon Français parce qu’il « suit sa race ». Cf. M. Barrès, Les lézardes sur la maison, Paris, Sansot, 1904. Le slogan « La Gaule aux Gaulois » signifie donc « La France aux seuls Français du Nord ». Nouvelle version de la « guerre des deux races » : Celtes contre Latins. D’où les attaques racistes contre Moréas et Maurras, dénoncés comme des étrangers mauresques. Cette thématique anti-midinarde, à travers Urbain Gohier (qui combat violemment l’Action française au début des années 1920 dans La Vieille France), est parvenue jusqu’à Louis-Ferdinand Céline, comme l’a établi Annick Duraffour (« Céline, un antijuif fanatique », dans P.-A. Taguieff (dir.), L’antisémitisme de plume (1940-1944). Études et documents, Paris, Berg International, 1999, p. 156-158).
  • [77]
    É. Drumont, La France juive…, op. cit., introduction, t. 1, p. V, VI, XVI.
  • [78]
    Ibid., p. 92.
  • [79]
    Ibid., p. 139. Pessimisme de Soury sur l’avenir de la France : contrairement au cas de la France universaliste, c’est-à-dire enjuivée, où « l’instinct ethnique » est émoussé, le vieux maître croit pouvoir écrire que « l’instinct ethnique est … d’une infaillibilité presque absolue » dans le reste de l’Europe.
  • [80]
    J. Soury, Bréviaire de l’histoire du matérialisme, de Thalès à La Mettrie, Paris, G. Charpentier, 1881, préface, p. I, X-XII.
  • [81]
    J. Soury, Campagne nationaliste, op. cit., p. 12-13.
  • [82]
    Ibid., p. 13-14.
  • [83]
    Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La « Conspiration » juive et les Protocoles des Sages de Sion (1966), trad. de l’angl. par Léon Poliakov, Paris, Gallimard, 1967, p. 29 et suiv. ; Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986, p. 25-62 ; P.-A. Taguieff, Les Protocoles…, op. cit., 1992, t. 1, p. 18 et suiv., p. 159 et suiv.
  • [84]
    J. Soury, Campagne nationaliste, op. cit., préface, p. 8.
  • [85]
    J. Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, Paris, Alphonse Lemerre, 1851.
  • [86]
    Ch. Maurras, L’avenir de l’intelligence (1905), préface (1904-1905), dans Ch. Maurras, Romantisme et Révolution, éd. déf., Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922, p. 35.
  • [87]
    « Il ne reste donc qu’un refuge à la raison de l’homme … : le renoncement et la résignation sans espoir » (Jules Soury, « Méditations », dans Campagne nationaliste, op. cit., p. 293). Soury énonce ainsi son nihilisme passif (pour parler comme Nietzsche) dans « Ma vie » (cité, p. 49) : « J’aspire à ne plus être, et non à être sauvé. Le salut, c’est le néant, l’extinction de toute vie consciente, le nirvana ».
  • [88]
    C’est pourquoi peut-être, pour conduire dans l’avenir la guerre culturelle contre « les Juifs », le sans-espoir Soury en appelle expressément au combattant Barrès : « Puisse Maurice Barrès, quand il sera grand maître de l’Université, supprimer d’un trait de plume l’enseignement de la « philosophie » dans les établissements d’enseignement secondaire ! Qu’il se souvienne de son Bouteiller ! Je ne sais point de pire peste de l’esprit français que cette famille de cuistres, ignares et prétentieux, fats et impuissants, où le Juif seul apparaît fécond » (Campagne nationaliste, op. cit., p. 152). Éliminer la philosophie pour éliminer « l’influence juive »… Dans Scènes et doctrines du nationalisme (op. cit., t. 1, p. 60-61, note 1), Barrès cite ce passage de l’article de Soury paru dans Le Drapeau (21 juin 1901), sous le titre « Le socialisme de Jaurès dans l’école ».
  • [89]
    P.-A. Taguieff, La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002.
  • [90]
    L’expression « le Juif international » s’est inscrite dans le discours antijuif après avoir été utilisée par Henry Ford pour donner son titre à un recueil de textes devenu un best-seller : The International Jew, paru aux États-Unis en 1920, traduit en allemand dès 1922 (Der internationale Jude), ce qui permit à Hitler de le lire avec passion, cf. P.-A. Taguieff, introduction à L’antisémitisme de plume…, op. cit., p. 36-37 ; et l’étude de Jean-François Moisan, « Les Protocoles des Sages de Sion en Grande-Bretagne et aux USA », dans P.-A. Taguieff (dir.), Les Protocoles des Sages de Sion…, op. cit., t. 2, p. 163-216.
  • [*]
    Cet article est tiré de La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, nouv. éd. entièrement refondue, à paraître en 2002 aux Éditions Mille et une nuits-Fayard (1re éd. 1998).
Français

Résumé

L’appel, lancé par Drumont, à défendre la « vieille France » contre la « conquête juive » est au cœur de l’antisémitisme moderne à la française qui implique une conception raciste de l’antagonisme entre les « races » respectivement aryenne et sémitique ainsi qu’un recours au mythe de la « conspiration juive ». Dans cette configuration antisémite illustrant un racisme dirigé contre les Juifs, ces derniers sont identifiés comme les représentants d’une « race » étrangère et ennemie, en même temps qu’ils sont fantasmés comme l’incarnation d’une puissance internationale occulte, visant la domination totale. Le type négatif qu’est « le Juif » est construit comme une quasi-espèce biologique dont les attributs sont l’infériorité intellectuelle et morale, la propension à comploter, le parasitisme. La diffusion de cet antisémitisme politique à base racialiste est inséparable de l’émergence du nationalisme ethnoracial qui, à la fin du 19e siècle, se présente comme un corps de doctrines et un projet de refonte sociale : défendre et protéger l’identité française substantielle qu’on suppose menacée par la « puissance juive », puissance de domination, de dissolution, de souillure et de destruction.

Pierre-André Taguieff
Philosophe, politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff est directeur de recherche au CNRS (CEVIPOF, Paris) et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris, dans le Cycle supérieur de Pensée politique. Collaborateur de nombreuses revues, françaises et étrangères, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, notamment : La force du préjugé (Paris, Gallimard, 1990) ; Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux (Paris, Berg International, 1992, 2 vol.) ; Les fins de l’antiracisme (Paris, Michalon, 1995) ; Le racisme (Paris, Flammarion, 1997) ; L’effacement de l’avenir (Paris, Galilée, 2000) ; Du progrès (Paris, Librio, 2001) et Résister au bougisme (Paris, Mille et une nuits/Fayard, 2001). Il vient de publier La nouvelle judéophobie (Paris, Mille et une nuits/Fayard, janvier 2002).
Pour citer cet article
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