CAIRN.INFO : Matières à réflexion
L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possibles ; le sot ne voit guère de possible que ce qui est [2].

1Les modernes ont une attitude très contradictoire vis-à-vis du roman, emblématisée par Walter Benjamin qui à la fois honnit le genre et le défend [3]. La comparaison avec le récit qui relève du domaine de la parole vivante et dont la disparition lui paraît quelque chose de terrible accable le roman qu’il représente comme ce dans quoi se meurt ou pourrit le récit ; à ses yeux, le romancier est un petit-bourgeois étriqué, dont on ne peut rien attendre comme indication sur le monde qui nous entoure, noyé qu’il est dans l’analyse psychologique dont le récit ne s’embarrassait pas [4]. Hans Blumenberg montre bien le goût platonicien qui, prospérant sans faiblesse jusqu’à aujourd’hui, s’attache à ce type de critique de la fiction : « Ce sont les restes platoniciens de notre tradition esthétique qui rendent contestable la place du roman dans notre esthétique traditionnelle et en font le genre de la mauvaise conscience esthétique si bien qu’il y a toujours eu l’exigence de l’assimiler à d’autres genres légitimes [5]. » En effet, le roman qui se définit au mieux en négatif, n’étant ni poésie, ni théâtre et n’ayant aucune attestation dans la poétique originelle, est un bâtard, affranchi des grands genres, et le bâtard profite des malheurs des temps (la dégénérescence, aux yeux d’un platonicien, du régime politique des meilleurs en une démocratie forcément démagogique) pour s’imposer comme le genre populaire par excellence, ce qui suffit à le dévaloriser aux yeux même de non platoniciens qui le renvoient à des produits flatteurs. Le roman serait ce monsieur-sans-gêne qui s’avance en nouveau riche, gonflé de l’autorité que l’on s’accorde à soi-même, et il boit le rince-doigt après l’eau des huîtres, engouffrant la totalité des mets distingués des genres originels. Sa voracité le rend souvent obèse, pléthorique, bavard, et surtout auto-satisfait : à la fin d’un roman, écrit Benjamin, tout est vraiment fini, alors qu’un récit, ouvert, qui nécessite un narrateur présent, permet de se demander ce qui se passe ensuite. Simplifions : le roman est écrit, il est donc un produit dégénéré au regard du mythe de Theuth.

2Comme Benjamin, notre époque rêve d’oralité, mot derrière lequel elle entend une appréhension directe et immédiate du monde ; l’oralité, comme miraculeusement soustraite aux maux de la rhétorique et des jeux de persuasion, se trouve basculée, de façon fantasmatique, vers la transparence, comme si elle était l’état primitif des êtres et des mots – ainsi de Des Esseintes et son « immonde tartine [6] » assimilée, l’espace fugace d’un instant, à l’idée qu’il pourrait manger quelque chose, revenir à la vie et avoir, peut-être, part au bonheur (eutopie). Dans ce sens, on pourrait dire que cette oralité, parole transparente et pain vraiment rassasiant, est notre utopie moderne, car c’est proprement nulle part que l’on peut saisir les choses sans aucune médiation. Il est même utopique d’imaginer seulement que la réalité ne serait pas quelque chose de construit, puisque tout, jusqu’aux neurosciences s’il est besoin de preuves scientifiques, prouve que le corps-à-corps, le peau-à-peau, cette expérience transparente de la sensibilité, est un fantasme trompeur. Du reste Des Esseintes se surprend incapable de mordre le réel et le donne à jeter aux enfants affamés, pour que les plus faibles soient estropiés par les plus forts et apprennent ainsi la réalité, brutale et violente. Et de rêver d’élimination des plus faibles. Puis il suce ce qui lui reste à ronger, des mots, issus de tous les registres. Le roman est à nouveau cet ogre, et les mots ce qui nous sépare de la chose.

3Avec la violence qui caractérise le retour de balancier de ses contradictions, Benjamin fait à l’inverse l’éloge du roman, de Don Quichotte à Kafka, voyant même dans ce dernier, parce qu’il est une figure de l’angelus novus, l’ultime romancier, dont l’œuvre est comme une lentille réfléchissante, à condition que l’on s’emploie à interpréter l’image qui, à la même distance que l’objet reflété, lui correspond dans l’avenir ; le roman, loin d’être petit-bourgeois, est, dans sa tension entre la parole et le geste, entre l’écrit et le politique, le dramatique par excellence. À la différence du rêve et du fantasme qui risquent toujours d’être récupérés par la politique, le roman s’affranchit de cette menace, précisément parce que, s’il est vrai que le romancier prétend écrire des paraboles, il ne cherche pas à être fondateur de religion. Dans ce cas, nous ne sommes pas dans l’utopie, mais dans le prophétique, avec la portée révolutionnaire qu’il implique [7], et c’est pour la présente réflexion une aporie.

4Il convient de revenir à notre première approche, à cause du paradoxe qu’elle recèle : en effet, serait utopique quelque chose qui serait la négation absolue du livre, et surtout du roman parmi tous les genres d’écriture, car le roman est apparemment le genre le plus mimétique, et partant le moins éligible à une prétention d’art pour l’art, en vertu de sa bâtardise, ayant un pied dans la fiction et l’autre dans une description de la « réalité » qui constitue son contexte. Mais, en même temps, dans une perspective historique, l’utopie trouve son origine dans un roman, l’Utopia de Thomas More. En bref, d’un côté l’utopie, entendue comme eutopie, est dans l’extinction de tout langage, et à ce titre elle est partout où l’homme serait dans l’authenticité de la sensation, avec, à la limite, un seul mot à la bouche, le « oui » nietzschéen, ou bien dans le temps messianique, à condition toutefois que l’on retienne le point de vue de Bultmann, pour qui l’Évangile doit être interprété comme un cri [8] ; et de l’autre elle est nulle part, c’est-à-dire qu’elle est bien dans les pages d’un livre.

5Dans ces conditions, pourquoi tout livre ne serait-il pas une utopie, celle-ci étant entendue comme le possible ? Tout livre réalise en effet une des compositions des lettres de l’alphabet envoyée en l’air [9], et cela indépendamment d’un contenu « utopique » ou non ; il constitue une combinaison autre que celle du monde « réel », indiquant par la même que le monde réel n’est qu’un des mondes possibles. L’utopie est d’accepter un autre monde possible, ce qui renvoie à l’infinité des mondes : à côté du livre réalisé, il y a tous les autres livres qui ne le sont pas et n’existent donc que virtuellement. Le livre imprimé noir sur blanc est l’actualisation d’un possible.

6Mais pourquoi le roman, et non le livre en général ? Pourquoi Utopia est-elle un roman ? Et que nous dit la prolifération romanesque propre à l’âge moderne, avec cette force irrésistible qui semble faire un pied de nez aux vitupérations critiques ? Sommes-nous tenus de claironner qu’elle est signe que le monde court vers sa perte, avec une fascination de plus en plus grande pour les artefacts, et qu’il s’éloigne de l’origine et de la vérité, et ainsi produire une attaque heideggérienne des romans comme signe du monde allant pire ?

7Or ce qu’est le monde, peut-être un autre mot pour dire la réalité, ne va pas de soi ; et, si ce thème et la nécessité d’historiciser le concept court dans toute son œuvre, c’est bien à l’occasion d’une réflexion sur le roman que Blumenberg ressent la nécessité de développer une typologie des concepts de réalité. Cette typologie, qui s’étend sur cinq-six pages, prend le parti de l’historicisation : « la première figure » serait celle de « la réalité de l’évidence momentanée » (p. 39) ; « Un second concept de réalité, fondateur pour le Moyen Âge et les Temps modernes qui surviennent comme son résultat, peut être désigné comme la réalité garantie » (p. 41) ; la troisième forme du concept de réalité serait la « réalisation d’un contexte en soi cohérente » (p. 42) ; le dernier concept de réalité « est basé sur l’expérience d’une résistance » (p. 44). Cette chronologie mobilisée dans une perspective généalogique permet de comprendre le sens de la prétention du roman à « réaliser un monde [10] », le roman étant le « genre le plus rempli de monde et le plus relié au monde, genre d’un contexte certes en soi fini, mais présupposant de l’infini et renvoyant à de l’infini [11] ». Et ce monde est bien nulle part, mais sa désignation n’est pas absurde : il est comme le chat de Schrödinger.

8Dans ce cas, c’est la Bible elle-même qui semble avoir développé, parmi les très nombreux genres littéraires qu’elle rassemble, l’utopie romanesque, notamment avec le Livre d’Esther et le Livre de Job, les deux présentés comme « historiques » sans pouvoir être situés dans un lieu et un temps réels, puisque toutes les références y sont manifestement et délibérément fausses. Ils évoquent tous les deux des mondes possibles, le premier disant que le monde pourrait obéir à un modèle où les hommes sont des cobayes dans un jeu de pari entre Shaddaï et Satan, le second rêvant que l’histoire purement humaine, puisque Dieu y est totalement absent, pourrait être favorable aux Juifs. Cela force-t-il à dire que les auteurs bibliques ont un concept de réalité qui n’est pas de leur temps ?

9Blumenberg dont toute l’œuvre poursuit un objectif de désessentialisation et de détéléologisation montre en revanche bien une forme de nécessité historique dans le processus selon lequel les textes de politique pragmatique, nommément le Prince de Machiavel, se font jour en même temps que le roman de Thomas More : si ce dernier décrit une société presque parfaite, qui est nulle part, le premier s’occupe d’une société imparfaite, qui est bien ici. Machiavel qui refuse toute fiction travaille en historien, par exemple sur les décades de Tite-Live, autant qu’il rejette toute idéalisation au sens platonicien du terme. Dans les deux sens, il écrit historice, c’est-à-dire selon la méthode plurielle de la science des phénomènes. Et les phénomènes ont une histoire ; ainsi des phénomènes d’Utopia. Et, si toute utopie peut tourner à la dystopie ou à l’antetopie, il est abusif de l’identifier à une uchronie, étant doublement enracinée dans le temps, celui de son écriture et celui de son histoire propre. Utopia a une histoire, une durée chiffrée en années, à la différence de l’Atlantis de Bacon ou de la Cité du soleil de Campanella.

10Le rapport à Platon revient au centre de notre réflexion : « À rabattre l’utopie sur une tradition platonicienne, on risque de ne pas voir que l’Utopia de Thomas More possède avec Le Prince de Machiavel un moment commun qui les sépare tous deux des présupposés des théories platoniciennes comme aristotéliciennes de l’État : ils ne se réfèrent plus au cosmos naturel […]. La réalité politique telle qu’elle se présente aux deux auteurs du xvie siècle n’est pas le prolongement de la réalité physique “avec d’autres moyens” [12]. »

11Le décalage d’avec Platon et le platonisme est commun à More et à Machiavel : la République ne peut du reste pas être considérée comme une utopie au sens où elle n’est pas romanesque, ni comme un traité de gouvernement au sens machiavélien, étant déduite des Idées. C’est un « malentendu non levé qui attire l’utopie exclusivement dans l’orbite de la tradition platonicienne [13] » écrit Blumenberg. La République de Platon n’est pas un possible, elle est pour son auteur la réalité même, donc se situe dans le premier sens que Blumenberg identifie pour le concept de réalité, considérée comme une copie de telle sorte que les fictions sont une copie de copie – donc la calamité. Utopia, parce qu’elle est une île artificielle, exprime la séparation d’avec la nature ; elle opère un acte de libération par rapport aux prédéterminations naturelles [14]. Aucune idée n’y vaut éternellement. À l’inverse, dans le concept moderne de réalité :

12

Des réalités sont qualifiées comme telles précisément du fait qu’elles peuvent être défendues contre le reproche d’irréalité. Le platonisme, c’est-à-dire l’idée en tant qu’instance contre ce qui est seulement « phénomène ». Le machiavélisme, c’est-à-dire le phénomène en tant qu’instance contre ce qui est « seulement idée ». L’utopie, c’est-à-dire la fiction de la possibilité en tant qu’instance contre ce qui est « seulement fait contingent », et donc moins que ses dépassements rationnels [15].

13L’utopie ne peut apprendre comment le monde ou l’État doivent être, mais elle signale qu’ils ne doivent pas être nécessairement comme ils sont ; elle apprend que la conscience de leur évidence est contestable ; la contingence de l’État. Elle est donc le contraire de l’évidence de l’idéalité dont la métaphysique a déduit le cosmos, et la nécessité de l’État idéal.

14Il y a un non platonisme de l’utopie ; car la forme intelligible platonicienne est pensée comme ne pouvant jamais exister vraiment, du fait du non-être qui menace les choses sensibles. Il s’agit en fait moins, chez nos deux auteurs, d’une opposition commune à Platon que d’une rupture partagée « avec la compréhension traditionnelle de la réalité comme nature » que met également en œuvre la nouvelle physique galiléenne [16]. Les deux ouvrages de More et de Machiavel affranchissent la politique du champ des analogies systématiques avec la physique et l’éthique. La politique ne peut être connue de l’extérieur ; l’action précède la théorie. Le concept d’imitation en art (Nachahmung) désormais caduc laisse place à ce qui est le renversement du processus mimétique, la Vorahmung, préfiguration ou anticipation de la vie, ou imitation par anticipation, ou imitation rétroactive [17].

15Machiavel n’écrivant pas une utopie, mais un traité politique, nous ne nous occuperons donc pas du Prince, en dehors du fait de signaler ce que remarque donc Blumenberg, la nécessaire concomitance de la rédaction du Prince et d’Utopia et que leur commune remise en question de la notion héritée de réalité permet de contester la prétendue opposition entre empirie et utopie, qui ne fonctionne que sur la base du précédent concept de réalité où le réel s’identifie au sensible et où l’on ne distingue pas soigneusement réel et réalisation. C’est ce que fait en revanche Blumenberg avec cette précision intéressante que sa réflexion sur ces deux textes renaissants ne figure pas dans le premier article du recueil, consacré au roman, mais dans le second où il traite de la « théorie de l’État souverain », elle-même le résultat du Moyen Âge déclinant, dont il dit qu’elle se retrouve, au xvie siècle, « prise pour ainsi dire en étau entre deux positions opposées », le réalisme de l’ouvrage de Machiavel et l’utopie de Thomas More, développée dans la double perspective qui deviendra la caractéristique du genre, critique et programmatique.

16Le fait que l’utopie prend une forme romanesque a bien sûr la fonction d’historiciser la constitution de l’île et renforce ce qui est évoqué à la fin de l’ouvrage, à savoir que même le système d’Utopia pourrait être amélioré, ce que ses habitants savent du reste pertinemment ; le genre romanesque protège également contre la tentation historiciste ou téléologique. La fiction protège par avance contre le désir de la réaliser. Mais surtout le roman qui est apparu à un moment où le concept de réalité subit une transformation radicale permet de saisir ce qu’il est devenu à travers ce glissement même de la conception de l’art et aussi par conséquent de voir comment demeurent des empreintes – Gassendi dirait des plis [18] – des conceptions antérieures, en particulier la conception platonicienne où l’art est imitation de la nature (du réel), si bien qu’on a pu qualifier un mouvement artistique de « réaliste », de façon très troublante, à une époque où clairement l’art est devenu ce qui produit une réalité nouvelle ou bien un mode de représentation tel que la subjectivité filtre et modèle toutes choses. Dans le roman, la « réalisation » est thématisée comme tâche à accomplir ; cela implique que la réalité ne soit pas une évidence momentanée, mais qu’elle soit issue d’un processus de formation de la consistance (ou cohérence).

17Le roman donne à voir la disjonction entre vérité et réalité : la vérité au sens d’adéquation n’est possible que pour ce que l’homme crée lui-même. Ni l’image ni le concept n’ont plus de rapprochement ou d’immédiateté avec le réel ; le roman actualise la possibilité d’une connaissance acquise sans copier, où des mots et des nombres et leurs rapports peuvent intervenir pour les choses et leurs rapports. Ce mouvement est né dans la période renaissante, où l’on a mis des symboles à la place de choses et de rapports entre les choses, séparant radicalement l’esprit divin capable de contempler les choses immédiatement et selon leur essence de l’esprit humain qui les représente symboliquement. Il est resté une « consistance immanente du système de signes des concepts ». La vérité ne concerne plus que les lois structurelles de son instrument symbolique. La correspondance de la connaissance avec ses objets n’est pas seulement matérielle mais fonctionnelle. La vérité ne se place pas entre les arts vivants et la nature, mais entre le sujet qui comprend, qui s’adonne à l’art, et la figure artistique qu’il considère comme un morceau de réalité produit par lui. La réalité se présente toujours comme une sorte de texte, obéissant à des règles indéterminées de consistance interne ; ce ne sont pas des réalités tirées de la seule et unique réalité que les œuvres imitent, mais la valeur de réalité de l’unique réalité donnée comme telle. Dans tout roman, une description est en fait le roman qui se décrit lui-même ; étant asémantique, elle brise la dualité de pôles entre être et signification, chose et symbole, objet et signe. Le signe fait voir qu’il ne veut correspondre à aucune chose et acquiert par là la substantialité de la chose. Le concept de création implique maintenant la représentation de la possible totalité d’une œuvre [19].

18La réalisation des divers concepts de réalité ne se conçoit cependant pas comme une juxtaposition, une superposition ou un palimpseste, mais sur le modèle du « réinvestissement [20] », avec un permanent entremêlement des différentes acceptions. C’est dans ce sens que le second concept de réalité est sollicité pour comprendre avec Blumenberg que « le roman ne [peut] pas être une sécularisation de l’épique après la dédivinisation du monde, au contraire c’est à la théologisation du monde que remonte sa contingence, la facticité de l’article indéfini, l’afflux des possibilia. Les mondes auxquels le sujet avec des dispositions esthétiques n’est jamais prêt à appartenir qu’à contrecœur, dans la finitude disponible d’un contexte, sont l’incarnation de la thématisation de la réalité par le roman et la composante de l’ironie qui lui est essentielle [21] ». En effet, cette phrase est une réponse à l’affirmation de Lukacs selon laquelle le roman « est l’épopée d’un monde sans dieux [22] ». Alors que le concept médiéval de réalité était garanti par un Dieu, c’est un roman, Don Quichotte, qui vient l’abattre, dans la mesure où le héros est guidé, si je puis dire, par ses errances, dans un monde où vérité et réalité ont divorcé. Aussi utopie et paradis n’ont-ils en fait rien de commun ; et l’utopie n’est pas non plus la réponse que l’âge renaissant donne à la question du paradis, comme origine, comme destination et surtout comme représentation de la transparente correspondance de la vérité, de la réalité et du savoir, à l’image (ou une image) de la trinité. L’utopie est substantiellement politique : le serpent n’y est pas le conseiller du prince, et elle a besoin d’être nulle part pour être ce champ de possible, à la différence du paradis qui est localisé avant toute géographie humaine. L’utopie comme roman manifeste le troisième concept de réalité selon Blumenberg : la réalisation d’un contexte en soi cohérente, où la vérité est dans l’instant présent et sa facticité, et où l’homme est créateur. Le roman est la réalité du possible. « Le monde possible actualisé dans l’œuvre a été posé pour ainsi dire en négatif, en même temps que l’origine du monde effectif, il n’est donc pas seulement utopique, mais aussi d’immémoriale antiquité [23] ».

19Mais pourquoi l’utopie a-t-elle créé un monde politique et social ? Est-ce contingent ? Pourquoi cela va-t-il de soi pour l’éditeur français de publier ensemble deux articles différents de notre auteur, l’un sur le roman (« Le concept de réalité »), l’autre sur la théorie de l’État (« Concept de réalité et théorie de l’État »), comme si les deux étaient constitutivement articulés. C’est d’une part parce que le second concept de réalité travaille par en dessous, la garantie par Dieu étant remplacée par la garantie par un ordre rationnel ; or l’utopie est cette fiction rationnelle, alors qu’en même temps l’État revendique à la fois un appui sur la réalité et la possibilité de créer de la réalité, et c’est bien ce que représente par excellence l’Utopie et toute utopie, qui n’est pas le réel, mais la réalisation d’un possible. C’est aussi que le romancier ne peut pas se débarrasser du réel comme cohérence, ce dont la société politique est le signe, mais seulement de telle sorte que le roman, pourrait apparaître comme un songe réel, et l’État comme une fiction génératrice de réalité. La pensée utopique est devenue une instance essentielle pour la contingence de l’État, donc contre le moment platonicien dans la théorie de l’État.

20Dans ce sens, le communisme n’est pas une utopie, témoin sa mise en application, et cela non pas à cause des divers crimes qui en ont résulté : la prétendue transformation de ce qu’on appelle à tort une utopie en société géographiquement située ne démontre pas qu’elle fût une dystopie, mais plutôt qu’elle relevait de la gnose ou du millénarisme, autrement dit que la légèreté presque désinvolte de l’utopie, tenant à sa qualité de possible parmi les possibles, la met en tout cas aux antipodes de tout mécanisme ayant une nécessité – ainsi de l’avènement du socialisme au terme de la lutte des classes. L’utopie est ainsi émancipatrice par sa qualité de fiction ingénue, comme est émancipatrice la sprezzatura du Prince, chez Machiavel. Le genre littéraire de l’utopie est expulsé de sa fonction originelle dès qu’elle est mise au service du progrès [24]. L’utopie ne « définit pas ce qui doit prendre la place [de l’existant dont elle dénonce la facticité], bien qu’elle définisse ce qui pourrait la prendre : elle mobilise la possibilité contre la réalité, et ne serait-ce que pour donner aux réalités des contours plus nets ». L’ironie qui la caractérise fait qu’il est impossible de prendre ses propositions au pied de la lettre, mais il est tout aussi impossible de n’y voir qu’une entreprise savante de dissimulation de la vérité. Nous sommes bien nulle part, sur le plan axiologique, loin de tout moralisme, même si « la scission machiavélienne entre éthique et politique a été quelque peu obscurcie par les maximes cyniques de son miroir des princes [25] ».

21Défendre l’utopie de l’avenir comme extrapolation de ce qui doit nécessairement advenir, c’est abandonner l’histoire elle-même, que cela engendre optimisme ou résignation [26] C’est pourquoi le roman utopique est devenu roman dystopique : pour remettre de l’histoire, pour critiquer la transformation de utopie en idéologie, en téléologie. « Que la province utopique porte son nom d’après nul lieu veut dire qu’elle est située en dehors du contexte des réalités. » L’ironie fait paradoxalement le lien entre utopie et théorie de l’État. L’utopie affiche les possibilités qu’elle a rejetées et donne aux conditions et institutions l’incongruité de la contingence de tout ce qui n’est qu’état de fait

22La réalité n’avoue jamais sa contingence ; au contraire elle la cache en se donnant le label de consistance contraignante ; la modernité a cherché à se définir à travers un concept de la consistance de son histoire, celui du progrès, pour se protéger contre la mise en question par la transcendance théologique mais aussi par la transcendance de l’utopie [27]. Le progrès est accomplissement de possibilités, mais ce ne sont jamais que des possibilités situées dans le prolongement de la réalité présente [28]. La tradition utopique veut qu’il faille rendre les hommes heureux pour qu’ils deviennent pacifiques [29] ; l’utopie ne peut donc promettre la paix, puisque la paix est sa condition ; la paix n’apporte pas le bonheur mondial de l’humanité. La vraie utopie est que la possibilité de la guerre finira par passer dans la modalité verbale, dans un apparent retour à la pensée sophistique verba pro rebus. Ainsi l’État ne serait-il plus l’échelle à laquelle se mesure et s’accomplit l’action politique, mais le porteur d’un pur rôle de parole. Finalement, l’utopie, la seule la vraie, est que les États parlent et ne fassent pas la guerre.

Conclusion

C’est là peut-être ce qui rend l’un pusillanime, et l’autre téméraire [30].

23Alors que l’utopie paraît à certains une sécularisation du paradis, on parvient à voir avec l’analyse de Hans Blumenberg que l’utopie permet définitivement de rompre avec l’idée que la modernité serait une fausse rupture avec son héritage religieux. L’utopie n’est pas un concept religieux sécularisé, ni un concept de rupture de la modernité. La co-naissance du Prince et de l’Utopia a à faire avec l’émergence du quatrième concept de réalité basé sur l’expérience d’une résistance : le réel est ce dont le sujet ne dispose pas. La réalité imaginaire présente une résistance insurmontable à sa description ; c’est pourquoi l’ironie est devenue dans le roman moderne la forme authentique pour réfléchir la prétention esthétique ; il devient ironique dans sa référence à la réalité qu’il ne peut ni abandonner ni supprimer – ce dont Blumenberg veut pour illustration l’Homme sans qualités de Robert Musil. Le roman est bien la représentation de l’impossibilité de faire un monde, ou représentation de l’impossibilité de la représentation. Dans ce sens, et même si c’est une affirmation contre-intuitive, l’utopie est bien plus descriptive de la réalité que la dystopie qui paraît bien plus « réelle », étant donné qu’elle repose sur de la négativité et présente le mal comme moteur de l’histoire. Mais c’est un réalisme de l’imitation, qui prouve bien que les temps modernes n’ont pas un concept de réalité homogène, mais un entrelacement. Mais on peut dire que le roman même le plus réaliste renvoie à un monde possible parmi les mondes, l’art investissant l’espace de ce qui n’a pas été. L’œuvre d’art n’est ni nature imitée, ni morceau de nature, mais il faut qu’elle ait la dignité du naturel ; qu’elle soit œuvre de l’homme, mais qu’elle n’ait rien du caractère accidentel de ce qui est voulu. En un mot, nous dit Blumenberg, nous désirons faire abstraction de nous-même comme condition de possibilité de cette œuvre. L’œuvre n’est pas un objet mais déjà une chose, ouvrant à une pluralité herméneutique. Nous n’imitons pas la nature, mais revendiquons le caractère naturel de nos œuvres, ce qui paraît contradictoire avec le fait que l’utopie est bien revendiquée par un auteur, à la différence par exemple d’une idéologie ou d’un mythe qui sourd littéralement, inattribuable. Finalement l’utopie de Thomas More, c’est que Thomas More, qui ne s’identifie pas avec son personnage, n’est nulle part. La seule utopie facilement concevable, dans sa dimension « quantique », c’est le nulle part de l’endroit où se place l’écrivain, désigné par excellence dans le roman de Claude Simon, la Route des Flandres, ce centre absent où repose la solution de l’énigme, le nulle part étant un « à la fois » : « C’est-à-dire qu’à nous deux moi le suivant et l’autre le regardant s’avancer nous possédions la totalité de l’énigme (l’assassin sachant ce qui allait lui arriver et moi sachant ce qui lui était arrivé, c’est-à-dire après et avant, c’est-à-dire comme les deux moitiés d’une orange partagée et qui se raccordent parfaitement) [31]. » En revanche, la nature politique de l’utopie est sans doute signe de l’évolution de l’histoire du concept : reste à savoir ce qu’elle serait aujourd’hui ; car tout se place dans une histoire où l’incarnation de la réalité a d’abord été dans la nature ; puis dans la politique, après que la science a neutralisé la nature, qui a été occultée et nivelée ; dans ce moment-là, tout était politique, et l’idée d’autoconservation de l’État incarnait son caractère de fin en soi (l’idée de l’autoconservation était empruntée au concept de nature) ; aujourd’hui ce ne serait plus la politique, et Blumenberg suggère que ce serait la politique économique. Il n’est que de chercher comment le roman aujourd’hui pourrait être en rapport avec l’utopie, c’est-à-dire ce qu’il nous dirait sur le concept actuel de réalité, en un temps où, selon Blumenberg, l’artiste à nouveau réalise le projet platonicien par excellence où l’artiste retrouve l’idée au-delà de la nature qu’il copie. Y a-t-il une dimension apocalyptique du roman ? Une dimension réparatrice, si bien qu’il serait comme la question du paganisme d’après la révélation.

Notes

  • [1]
    Sylvie Taussig est chargée de recherches au CNRS UPR 76.
  • [2]
    D. Diderot, Pensées philosophiques (1746), Paris, Flammarion, 2007, §32. Cité par H. Blumenberg, « Le Concept de réalité », Paris, Seuil, 2012, p. 90.
  • [3]
    W. Benjamin, Œuvres, I, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
  • [4]
    Voir S. Taussig, « Le roman après (et avant) Benjamin : Jacob contre l’ange ? », Mag Philo Walter Benjamin 2011 http://www.cndp.fr/magphilo/index.php?id=114.
  • [5]
    H. Blumenberg, « Le Concept de réalité », op. cit., p. 48.
  • [6]
    J.-K. Huysmans, À rebours, chapitre XIII, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 281.
  • [7]
    Voir pour cette interprétation H. Maccoby lisant M. Walzer, The Philosophy of the Talmud, New York, Routledge, 2002.
  • [8]
    R. Bultmann, Jésus : mythologie et démythologisation ; préf. P. Ricœur, Paris, Seuil, 1968.
  • [9]
    H. Blumenberg, La Lisibilité du monde, trad. P. Rusch et D. Trierweiler, Paris, Cerf, 2007, p. 49 sq.
  • [10]
    « Le Concept de réalité », op. cit., p. 53.
  • [11]
    Ibid. p. 57.
  • [12]
    H. Blumenberg, « Concept de réalité et théorie de l’État », op. cit., p. 50.
  • [13]
    Ibid., p. 90.
  • [14]
    Ibid., p. 93.
  • [15]
    Ibid., p. 94.
  • [16]
    Ibid., p. 88.
  • [17]
    H. Blumenberg, « Nachahmung der NaturZur Vorgeschichte des schöpferischen Menschen », in H. Blumenberg, Ästhetische und und metaphorologische Schriften (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001), p. 46 (édition française, L’Imitation de la nature et autres essais esthétiques, préface de M. de Launay, traduction d’I. Kalinowski et M. de Launay, Paris, Hermann, 2010). Pierre Rusch précise que « dans cette restauration de mondes possibles co-originaires à l’Être naturel, la création devient Vorahmung, “imitation rétroactive”, si l’on veut, par quoi l’absolument nouveau peut toujours faire l’objet d’une reconnaissance » (in « L’ancien et le nouveau. Sur la méthode historiographique de Hans Blumenberg », Cahiers philosophiques, no 123, 4e trimestre 2010, p. 36-48, ici p. 40.
  • [18]
    Voir P. Gassendi, Syntagma philosophicum (Lyon, 1658), Tome I, livre VIII De phantasia seu imaginatione p. 405a sq.
  • [19]
    Pour la suite, je cite de façon libre le texte de H. Blumenberg, ici p. 52.
  • [20]
    « Le concept de « réinvestissement » (Umbesetzung) désigne une implication en vertu de laquelle un minimum d’identité doit encore pouvoir être trouvé, ou du moins présupposé et cherché au sein même de la plus grande agitation historique. Au cas où les « conceptions du monde et des hommes » de Goethe se transformeraient en systèmes, le terme de « réinvestissement » signifie que des déclarations différentes peuvent être comprises comme des réponses à des questions identiques », H. Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, trad. fr. [à partir de la 2e éd.] Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et D. Trierweiler, avec la collaboration de M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2001, p. 529.
  • [21]
    H. Blumenberg, « Le concept de réalité », p. 53, note 16.
  • [22]
    G. Lukács La Théorie du roman [1920], Paris, Gallimard, 1989, p. 84.
  • [23]
    P. Rusch, art. cité, p. 40.
  • [24]
    H. Blumenberg, « Concept de réalité et théorie de l’État », op. cit., p. 111.
  • [25]
    Ibid., p. 106.
  • [26]
    Ibid., p. 112.
  • [27]
    Ibid., p. 111.
  • [28]
    Ibid., p. 111.
  • [29]
    Ibid., p. 110.
  • [30]
    D. Diderot, Pensées philosophiques (1746), Paris, Flammarion, 2007, §32. Non cité par H. Blumenberg.
  • [31]
    C. Simon, La Route des Flandres, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 295.
  1. Conclusion
Sylvie Taussig [1]
  • [1]
    Sylvie Taussig est chargée de recherches au CNRS UPR 76.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/10/2017
https://doi.org/10.3917/rpub.021.0185
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