CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Professeur de linguistique générale à l’université de Gênes (Italie), Michele Prandi est connu pour ses nombreuses publications sur le langage figuré, parmi lesquelles prennent place Grammaire philosophique des tropes (Paris, Éd. de Minuit, 1992) et The Building Blocks of Meaning (Amsterdam, J. Benjamins, 2004). Ce nouvel ouvrage approfondit ces recherches antérieures, avec une focalisation sur la métaphore et un examen critique d’autres figures majeures. On retrouve dans cette monographie ce qui constitue l’originalité de Michele Prandi par rapport aux études existantes sur la figuralité : son intérêt pour les figures conflictuelles, l’idée qu’elles sont ancrées dans les structures de la langue, le fait qu’elles affectent nos concepts. Par-delà ce positionnement, l’objectif de cet ouvrage est de fournir une théorie unitaire sur les figures du discours dans le cadre d’une approche « philosophico-grammaticale » (p. XIII). Plus précisément, se situant contre la conception substitutive traditionnelle des figures et contre leur banalisation dans les recherches cognitives récentes, Michele Prandi les envisage sous l’angle de la valorisation et de la fonctionnalité. D’une part, leurs formes singulières valorisent les ressources linguistiques. D’autre part, elles répondent à des motivations fonctionnelles qui outrepassent une vision seulement instrumentale de la communication. Étayée par de nombreux exemples, cette approche positive de la figuralité est développée dans dix chapitres axés sur les figures du plan de l’expression et du contenu.

2Les figures du plan de l’expression sont rapidement traitées dans le premier chapitre (pp. 14-21), à travers leurs trois sous-catégories. Si les figures phonétiques (allitérations, onomatopées) se distinguent par leur fort symbolisme, les figures sur l’ordre des constituants (inversions, parallélismes) permettent des mises en relief lors du déploiement des énoncés. Quant aux figures rythmiques, elles valorisent la prosodie naturelle du discours, en domestiquant ses pauses et son accentuation. À juste titre, Michele Prandi insiste sur la portée communicative de ces figures d’après les types de textes qui les prennent en charge.

3La majorité de l’ouvrage est consacrée aux figures du contenu, dont les figures conflictuelles qui correspondent en partie aux tropes de la rhétorique. Le chapitre 2 (pp. 22-45) fait voir comment celles-ci émergent à l’intérieur des énoncés selon différentes modalités. En particulier, leur créativité exploite certaines structures syntaxiques, à l’image du syntagme « la lune sourit » (p. 29) qui engendre un conflit conceptuel dans une construction parfaitement grammaticale. Le chapitre décrit la variabilité de tels conflits conceptuels, suivant qu’ils portent sur des syntagmes centraux ou périphériques. Par ailleurs, recourant aux notions de foyer (focus) et de cadre (frame) théorisées par Max Black, Michele Prandi montre le rôle capital de l’entourage des figures pour l’identification de leur potentiel conflictuel. Cette identification dépend en outre des inférences de leurs récepteurs, surtout lorsque le conflit figural est sous-codé dans les énoncés. Par exemple, une expression comme « la vallée de l’humiliation » (Eliot, p. 42) autorise une lecture métaphorique ou littérale, selon qu’on considère ou non son contexte.

4Le chapitre 3 (pp. 46-74) propose une typologie détaillée des conflits touchant les figures du contenu. Au degré fort, ces conflits consistent en des contradictions quand deux termes incompatibles sont prédiqués à propos d’une même notion. Ces contradictions sont syntaxiques lorsqu’elles impliquent la négation (« John est bon et n’est pas bon », p. 48), ou lexicales (« John est bon et mauvais », ibid.). Au degré intermédiaire, les conflits figuraux reposent sur des incohérences qui déstabilisent l’identité conceptuelle des êtres et des notions. Ainsi quand on attribue un statut humain à la nature : « Ils dorment, les sommets des montagnes » (Alcman, p. 47). En violant les restrictions de sélection entre les composantes des énoncés, de telles incohérences contreviennent à nos représentations mentales et à nos univers d’expérience. Au degré faible, les figures produisent des conflits textuels qui perturbent le fonctionnement communicatif des formations discursives.

5Après ces considérations générales, le chapitre 4 (pp. 75-90) analyse la figure particulière de l’oxymore. Sa singularité est de combiner un conflit formel, la contradiction, et un contenu conceptuel cohérent, présenté d’une façon frappante. Michele Prandi défend une conception stricte de cette figure, la réduisant aux cas où la contradiction est valorisée pour rendre compte de la complexité d’une situation, tout en excluant les occurrences où elle exprime de simples oppositions de points de vue. L’intérêt de ce chapitre par rapport aux travaux existant sur l’oxymore est d’en élaborer une typologie syntaxique et conceptuelle. Sur le plan syntaxique, les contradictions oxymoriques mobilisent trois structures : la coordination (« J’aime et je hais », Catulle, p. 82), la prédication (« L’amour n’est pas l’amour », Shakespeare, ibid.) et la modification adjectivale ou adverbiale (« lentement rapide », ibid.). Sur le plan conceptuel, l’oxymore recouvre soit des notions ponctuelles, provoquant des catégorisations contradictoires en leur sein, soit des notions relationnelles, jouant sur des changements d’état entre elles.

6Les chapitres 5 à 7 forment un triptyque autour des trois grandes figures de conflit conceptuel que sont la métaphore, la métonymie et la synecdoque. Le chapitre 5 (pp. 91-131) a pour objectif de mettre en lumière leurs différences. Globalement, la métonymie produit des connexions conceptuelles limitées entre les rôles syntaxiques à l’œuvre dans une phrase. Mais les conflits qui en résultent se dissolvent rapidement sous la pression de la pertinence textuelle. C’est pourquoi elle constitue une figure référentielle qui n’affecte pas vraiment la cohérence des concepts, mais dont la créativité se borne à offrir des perspectives décalées sur une situation. Inversement, la métaphore opère des transferts ouverts à toutes sortes de concepts, en les projetant sur des domaines étrangers. De tels transferts engendrent des conflits créatifs, sources de recatégorisations conceptuelles. De la sorte, pour Michele Prandi, il existe une frontière nette entre les stratégies métonymiques et métaphoriques, ce qui l’incite à récuser les théories établissant des passerelles entre elles. Ce chapitre aborde ensuite les rapports entre la métonymie et la synecdoque. Contre les conceptions qui les classent dans une même famille, il prône leur distinction, en ce que la métonymie s’applique aux rôles internes à un processus, tandis que la synecdoque active des connexions particularisantes ou généralisantes au sein de notions individuelles.

7Le chapitre 6 (pp. 132-177) explore plus précisément la dimension conflictuelle de la métaphore à travers des propositions novatrices. Ainsi ses interactions entre divers domaines conceptuels sont-elles décrites en termes de « magnitude algébrique » (p. 133). Celle-ci oscille entre la catachrèse où l’interaction est neutralisée dans le lexique, la substitution, typique des structures paradigmatiques, et la projection qui constitue le moteur génératif de la métaphore. Ce chapitre contient de surcroît des réflexions stimulantes sur la composante émotionnelle des projections métaphoriques. De même, il pose la question de leur limitation, vu qu’elles exigent un minimum de cohérence pour que les concepts métaphoriques soient partagés dans le cadre de la communication. Si les textes fictionnels laissent une grande liberté aux métaphores créatives, les textes politiques orientent les projections métaphoriques d’après leur ligne argumentative, alors que les textes scientifiques les soumettent à un contrôle empirique étroit. Ce chapitre s’achève par une discussion sur les relations délicates entre métaphore et analogie. À l’encontre des théories qui voient dans l’analogie une condition préalable à la métaphore, Michele Prandi estime que celle-là n’en est qu’une des procédures a posteriori permettant son identification.

8Le chapitre 7 (pp. 178-223) étend la réflexion sur les différences existant entre les figures cohérentes et les figures conflictuelles. Les premières se composent de la catachrèse et des concepts métaphoriques qui agencent nos systèmes de pensée. Elles se distinguent par leur caractère préconstruit et leur dimension collective. Pour leur part, surtout lorsqu’elles concernent les métaphores vives, les figures conflictuelles se singularisent par leur ouverture interprétative et leur disponibilité pour des créations conceptuelles individuelles. Ce chapitre donne également lieu à des analyses circonstanciées sur le traitement de ces deux types de figures dans les domaines de la traduction et de la production terminologique, notamment informatique. Sur un autre plan, il clarifie utilement les rapports complexes entre les figures mortes et vives, ainsi qu’entre les figures opaques et transparentes.

9Beaucoup plus succinct et quelque peu composite, le chapitre 8 (pp. 224-238) examine les figures présentant un conflit textuel. N’affectant pas les concepts eux-mêmes, elles se caractérisent par un manque de cohérence entre leurs configurations et leur cadre textuel. De ce fait, elles déstabilisent le contrat de communication entre leurs producteurs et leurs récepteurs, déclenchant des interprétations non littérales. Ce groupe renferme des figures très disparates comme l’allégorie, l’hyperbole, l’ironie ou l’euphémisme. Ainsi, bien qu’elle soit fausse par son exagération, l’hyperbole ne comporte-t-elle pas de conflit conceptuel. Ou encore, l’euphémisme joue sur la coopération avec ses destinataires, en atténuant l’intention communicative de son énonciateur.

10Le chapitre 9 (pp. 239-276) développe des considérations plus générales sur l’interprétation des figures. Il montre la fluctuation de celle-ci en fonction de leur cohérence ou de leur conflictualité. De plus, la nature des figures conditionne leur interprétation. Si cette dernière est relativement canalisée avec les figures textuelles comme l’ironie ou l’hyperbole, les cheminements interprétatifs ne conduisent pas toujours à une issue claire dans le cas des métaphores conflictuelles. Michele Prandi met pareillement en avant le rôle exercé par les données cotextuelles et contextuelles sur les démarches interprétatives, tout en relevant leur dépendance des messages transmis, en particulier dans les dialogues. En conclusion (pp. 277-286), il rappelle les liens indissociables entre forme, fonction et créativité pour la valorisation linguistique des figures.

11Dans l’ensemble, l’ouvrage de Michele Prandi se remarque par la richesse de ses propositions qui renouvellent la réflexion sur les figures du discours. Entre les conceptions rhétoriques traditionnelles qui les envisagent souvent comme des épiphénomènes et les conceptions cognitives actuelles qui négligent leur substrat linguistique, il propose une approche globale qui place la créativité figurale au cœur du langage, en liaison avec les processus conceptuels. Par ailleurs, tout en se focalisant sur la conflictualité des figures, il ne néglige pas pour autant leur composante conventionnelle ou leur dimension communicative. Sans doute, l’inclination de l’auteur pour la métaphore le conduit à sous-évaluer son pendant sémantique qu’est la métonymie et les figures dites textuelles dont le statut est en réalité pragmatique. Mais les lecteurs intéressés par les sciences de l’information et de la communication et la linguistique ne manqueront pas de tirer un grand profit de cet ouvrage qui revisite les fondements théoriques et le fonctionnement textuel de la figuralité.

Marc Bonhomme
ILLF, université de Berne, CH-3012
marc.bonhomme[at]rom.unibe.ch
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20400
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