CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce troisième volume de Christian Morel sur le même sujet est à la fois le témoin de la réussite des deux premiers publiés en 2002 et 2012 (et réédités en 2014) et un mea culpa de l’auteur, lequel s’est aperçu qu’il avait oublié de traiter deux points : l’importance des règles et des procédures ainsi que les pièges provenant des relations entre les individus. Christian Morel le confesse dès son introduction : « Dans mon précédent ouvrage sur les décisions absurdes, j’avais développé les principes fondamentaux d’une culture de la fiabilité – collégialité, débat contradictoire, non-punitions des erreurs et vigilance cognitive – et j’avais laissé de côté la question des règles » (p. 11). Très rapidement, il définit ce qu’il nomme « l’enfer des règles, c’est-à-dire un nombre excessif de règles, des règles inadaptées et contre-productives et à une pression punitive excessive » (p. 11). Pour l’auteur, « l’enfer des règles est source d’absurdités » (p. 11). Afin de le montrer, il utilise dans l’ensemble de l’ouvrage des exemples dont, selon lui, il résulte « des dysfonctionnements à l’échelon des interactions de terrain » (p. 12). Ces dysfonctionnements, l’auteur les nomme « pièges relationnels ou les pièges du travailler ensemble » (p. 12). D’emblée, Christian Morel informe de la longue liste de ces exemples, dont la majorité provient de l’aéronautique (pp. 11-13).

2La première partie est consacrée à l’enfer des règles (pp. 17-118). Le chapitre d’ouverture s’intéresse au constat qu’il fait en s’appuyant sur des ensembles, dont celui du décrochage d’un avion conduisant à un accident. Christian Morel note que la procédure fautive a été modifiée en 2010, mais qu’« il a fallu connaître sept accidents mortels dus au décrochage lors des trois dernières années qui ont précédé la remise en cause » (p. 27). L’auteur pose alors la question : « Comment faire pour changer ce qui est quasiment gravé dans le marbre » (p. 27) ?  En utilisant l’exemple de la pollution automobile et de la certification écologique des constructeurs, il s’intéresse à un sujet qu’il traitera à nouveau par la suite : « L’absolue contradiction entre la certification du respect des normes et leur transgression manifeste dans la réalité » (p. 34). Il cite des lois, décrets et normes dont les effets sont pervers ou inapplicables (pp. 34-42). De plus, ce phénomène est intensifié par une inflation normative, chose en soi universelle, présente dans tous les pays, de source étatique comme privée (pp. 42-48). « Une deuxième dimension de l’enfer des règles est la pression punitive excessive qui peut inhiber l’action » (p. 48). Christian Morel mentionne de nombreux exemples parmi les établissements recevant du public (pp. 48-50). Il revient alors sur le sujet de la certification en montrant que « l’enfer des règles est pavé de certifications… illusoires » (p. 51). Selon lui, il en résulte que « la rationalité normative devient du bruit normatif » (p. 54). Il explique ce dévoiement : « Règle vient du latin regula – bâton droit, équerre, étalon – connotation qui suggèrent l’idée de clarté, de netteté et de rationalité. Or, la mauvaise qualité des règles transforme cette rationalité inhérente au principe de la règle en un bruit confus » (p. 54). L’auteur liste alors différentes sources. La première est une illisibilité qui « vient notamment de l’emploi, à la place des mots du sens commun, de termes génériques pour être sûr de couvrir toutes les variantes » (p. 55). L’incohérence provient donc de l’application de cette règle globale à une situation qui ne devrait pas relever de cette même règle. La deuxième grande source provient de l’empilement de règles, par exemple entre un constructeur aéronautique et la compagnie exploitante (pp. 57-60). Le troisième point relève de la balance entre la sécurité et les plaisirs de la vie. Cela provient du fait que l’être humain recherche toujours davantage de sécurité, que l’existence de règles dans ce domaine donne une impression de sécurité et le dissuade de réfléchir, introduit des formes de confiance, de bonne réputation qui sont la source d’erreurs et même de catastrophes (pp. 60-66). Le chapitre se termine sur deux points complémentaires. Les règles absurdes sont coûteuses et le risque d’appliquer ce type de règles est de conduire à un arbitraire des zones d’usage et de non-usage (pp. 51-69). Ni dans cette partie, ni dans le reste de l’ouvrage, Christian Morel n’aborde la question des labels qui relèvent du même type de fonctionnement (pp. 19- 61).

3Le deuxième chapitre est ambitieux : il vise à déceler les causes profondes de la situation. Dans les exemples qu’il étudie, l’auteur relève plusieurs sources. La première provient de « la croyance du tout prévisible. Le refus de considérer que le monde est indéterminé est premier dans la hiérarchie des causes profondes de l’inflation et de la perversion normatives » (p. 71). En résulte une question : « les automatismes peuvent-ils remplacer les règles » (p. 74) ? La réponse ne peut être positive que si les êtres humains ont la connaissance de toutes les variétés possibles des situations, ce qui reste une utopie (pp. 71-75). La deuxième cause provient du principe d’égalité associé à la croyance de la possibilité de l’existence d’une organisation parfaite. Une telle chose impliquerait une culture punitive dont les précédents ouvrages de l’auteur ont montré l’inefficacité (pp. 76-78). Dans les pages suivantes, Christian Morel s’attache à montrer que le bruit normatif conduit à la génération de nouvelles règles, par exemple sous forme de circulaires d’application ou d’explication, de recommandations. Cette situation est mise en marche par la volonté de transférer à des subordonnés la responsabilité des écarts, parce que ces règles deviennent des « doudous » rassurants, parce qu’elles proviennent de la volonté d’avoir du pouvoir sur un grand nombre, de la volonté de montrer aux autres que l’on existe, ou enfin, du zèle normatif afin de répondre à une préoccupation publique (pp. 79-90). En réutilisant les exemples précédents, l’auteur montre que, dans ce domaine, les contrôles sont toujours biaisés, ce qui aboutit à une conclusion partielle : le contrôle de la règle et de sa construction n’est pas une solution (pp. 70-94).

4Naturellement, le troisième chapitre est consacré aux solutions. Christian Morel commence par définir la notion de compétence augmentée dans une activité professionnelle. Celle-ci « est une compétence profonde et élargie capable de se substituer pour une large part aux innombrables règles et procédures régissant une activité, et d’éviter ainsi leur cortège d’effets pervers et de lacunes » (p. 95). Elle s’acquiert par la formation, les connaissances, l’expérience, le jugement ou encore le retour au compagnonnage (pp. 95-104). Pour l’auteur, cette notion de compétence augmentée nécessite de prendre en compte quelques problématiques. La première est que « la compétence augmentée ne repose pas sur un catalogue simpliste d’attitudes. Elle se compose de compétences complexes, qui passent souvent inaperçues » (p. 104). La deuxième provient du fait que « la compétence augmentée doit inclure de façon prioritaire la capacité à gérer des situations imprévues » (p. 105). Notre monde digital impose la troisième problématique : « Il est nécessaire de sensibiliser aux phénomènes réels qui se cachent derrière les systèmes numériques » (p. 105). Il faut alors faire vérifier que les règles sont assimilables (quatrième problématique) et qu’il est possible de faire des simulations ou des exercices (cinquième problématique). Enfin, il faut admettre que la compétence augmentée concerne les secteurs privé comme public (sixième problématique) (pp. 104-108). Pour que cela fonctionne, il faut mettre en place des systèmes de coopération entre les individus et que, par ailleurs, les individus et machines soient fiables. L’auteur reprend alors les thèmes de ses précédents ouvrages. La coopération hautement fiable est nécessaire : « Il s’agit de combler les lacunes normatives et d’éviter les effets pervers des règles par une coopération entre les acteurs fondée sur les grands principes de la haute fiabilité : la collégialité, l’expertise de terrain, le débat contradictoire » (p. 108). Christian Morel y voit la création d’un principe de résilience : « Il faut accepter l’idée que la vie naturelle et sociale ne peut être totalement maîtrisée par des règles établies à l’avance. Seules la compétence augmentée et la coopération hautement fiable sont de bonnes réponses à l’indétermination » (p. 113). Il introduit l’idée selon laquelle l’école des organisations hautement fiables « oppose à la compliance, c’est-à-dire l’emploi excessif de règles pour contrôler les risques, [et] la résilience, c’est-à-dire la capacité à gérer l’inévitable imprévu » (p. 113). Il nomme l’ensemble la résilience organisationnelle (pp. 108-114). En fin de chapitre, l’auteur propose une autre voie pour limiter les règles : la frugalité normative. Pour aboutir à cela, il propose d’introduire un « droit des règles » qui limiterait cette inflation (p. 114). Ce dernier serait associé à une « animation afin que les producteurs de règles veillent davantage à leur pertinence, à leur qualité et à leur évolution » (p. 116). Ce chapitre se termine par la position spécifique du Royaume-Uni, la limitation des règles est un credo (pp. 95-118).

5La seconde partie de l’ouvrage concerne les pièges relationnels. Elle commence par un chapitre consacré aux tours de Babel, dont la plus importante est linguistique. Le multilinguisme est source d’incident, d’accident ou d’incompréhension. En citant l’exemple de la classification de la neige selon différents organismes, Christian Morel s’intéresse alors à une autre source de tour de Babel qui est celle issue des classifications. Le vocabulaire technique incompréhensible par d’autres acteurs ou une absence de verbalisation sont deux autres sources de tour de Babel (pp. 121-151). L’auteur s’intéresse alors à une classification des modes de communication et fait plusieurs constats. D’abord, « l’emploi d’un langage implicite créé des trous dans la communication » qui ont souvent des effets désastreux. Il propose une solution : « les organisations confrontées à ces trous de langage devraient conclure des contrats linguistiques pour définir comment communiquer dans ces conditions et s’entendre sur des processus et des mots à utiliser dans la coopération » (pp. 151-154). Il aborde ensuite un autre point provenant de ces exemples : « Les retours d’expérience ont fait apparaître des langages différents pour désigner des objets identiques ou des compréhensions différentes de la même expression ». Pour cela, il propose de discuter pour mettre au point des expressions communes (pp. 154-156). Enfin, il termine par l’importance de la boucle de rétroaction pour vérifier que l’on s’est bien compris (pp. 121-156).

6Le cinquième chapitre aborde la difficulté de la culture juste, sujet traité dans les précédents ouvrages de l’auteur. Il faut éviter les actions punitives et l’autocensure qui inhibent les retours d’expérience. Par conséquent, il faut favoriser la transparence. L’auteur introduit alors la notion d’individu au comportement négatif et énonce ses caractéristiques : écarts systématiques vis-à-vis des règles et violation des normes relationnelles. Les Américains les nomment des « pommes pourries ». Le chapitre se termine avec une longue liste de solutions qui permettent d’en réduire les effets (pp. 157-190). Le chapitre suivant est assurément le moins original de l’ouvrage. Il aborde la nécessaire cohésion dans les organisations. Pour Christian Morel, cette cohésion doit être associée à une convivialité respectueuse des contraintes techniques et organisationnelles (pp. 191-206). Ceci conduit au septième chapitre dans lequel l’auteur aborde la question de la dynamique de groupe qui passe par le traitement des interactions en utilisant des méthodologies (pp. 207-233).

7La conclusion de Christian Morel est claire : évitons les pièges et repensons les règles. Il en profite pour exposer une typologie des organisations dans ce domaine (pp. 235-243). L’ouvrage fourmille d’exemples, il fait référence à de nombreux rapports et articles d’experts, ce qui en fait la force et l’intérêt. Cependant, il manque de références bibliographiques théoriques. Il débute comme un roman commenté par les sciences de la communication et s’achève sur des conseils managériaux qui devraient être pris en compte par toutes les « bonnes organisations ». C’est un livre que tous les responsables d’organisations privées ou publiques devraient avoir sur leur bureau.

Bruno Salgues
CIS, École des Mines Telecom, F-42000
bruno.salgues[at]imt.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20237
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