CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Résultat d’une enquête conduite dans le cadre d’une thèse de doctorat, l’ouvrage de Sarah Mazouz, chargée de recherche au CNRS, se donne comme une ethnographie de l’action publique et des pratiques administratives envisagées à travers le double prisme de la lutte contre les discriminations et de la politique de la naturalisation. L’articulation de ces deux objets s’ancre dans un effort visant à ressaisir les dynamiques de racialisation de « l’identité nationale » et conjointement l’économie singulière du déni collectif par lequel elles sont maintenues dans l’invisibilité. Invisibilité paradoxale néanmoins puisque la race comme signe d’altérité fonctionne dans le contexte républicain et sous l’injonction à la colorblindness comme un véritable « secret public » (Michael Taussig, Defacement: Public Secrecy and the Labor of the Negative, Standford, Standford University Press, 1999), à savoir comme une réalité d’autant plus vigoureusement déniée qu’elle continue d’informer les perceptions et les pratiques. Il s’agit de donner à voir cette « racialisation à la française » (p. 216) et la manière dont elle organise les rapports du groupe national aux étrangers, mais également aux nationaux qu’il continue de traiter comme une altérité intérieure.

2L’enquête s’est déroulée entre 2004 et 2009 dans une grande ville de la région parisienne (renommée Doucy) et repose pour l’essentiel sur des observations conduites au sein de l’administration préfectorale et municipale ainsi que sur des entretiens menés avec les fonctionnaires, les acteurs politiques et municipaux chargés de concevoir et d’administrer la politique antidiscriminatoire, d’une part, et la politique de naturalisation, d’autre part. Au matériau fourni par les entretiens menés avec les candidats à la naturalisation, l’auteure ajoute un volet de participation observante rendue possible par son propre engagement dans une procédure de naturalisation. Situant ses analyses dans le sillage de Frantz Fanon, de la sociologie de Robert Miles et du courant intersectionnel, la notion de racialisation sert à thématiser la production socialement située de formes de catégorisations altérisantes et infériorisantes et les effets pratiques de leur articulation à d’autres caractères sociaux (le genre, la classe, l’orientation sexuelle, l’âge). L’une des forces de l’ouvrage réside dans l’attention portée à l’élaboration d’un dispositif théorique et méthodologique ajusté à un contexte national où les cadres herméneutiques socialement disponibles et les normes du dicible disposent mal les acteurs, majoritaires comme minoritaires, à reconnaître et à nommer les manifestations de ce « racisme sans races » (Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation et classe. Les identités ambiguës, Paris, Éd. La Découverte, 1997).

3La première partie (chapitre I et chapitre II) retrace la genèse de la constitution des discriminations raciales en problème public et s’attache à ressaisir les différentes phases de l’institutionnalisation des dispositifs visant à les combattre. Sarah Mazouz revient sur le patient et laborieux processus par lequel la question des discriminations raciales accède au cours des années 1990 à une reconnaissance – modeste et dès le départ controversée – par les pouvoirs publics. C’est de l’Union européenne que vient l’impulsion décisive qui préside à cette reconnaissance. Scellés par le traité d’Amsterdam, les engagements à lutter contre les discriminations, conjugués à un contexte national et à un agenda gouvernemental favorable, entraînent une déstabilisation des évidences républicaines en matière de discrimination raciale, jusque-là exclusivement informées par le « paradigme de l’intégration », et facilitent la réception au sein de l’État des travaux de chercheurs en sciences sociales consacrés à la question raciale. Le moment 1998-2000 marque un tournant dans l’appréhension du phénomène discriminatoire : l’intégration n’est plus simplement envisagée comme une responsabilité individuelle qui incombe à l’étranger mais comme un processus entravé par la persistance, au sein de la société française, de discriminations systémiques qui touchent également les nationaux perçus comme étrangers. Ce mouvement se traduit à la fois par un renforcement du cadre législatif permettant de lutter contre les discriminations raciales et par la mise en place de dispositifs de sensibilisation et de mobilisation des acteurs publics et privés. Entrant rapidement en dissonance aux yeux de la majorité du personnel politique et administratif avec la conception historique de l’intégration dont il se voulait pourtant une sorte de revivification, le « paradigme de la lutte contre la discrimination » se voit, selon Sarah Mazouz, neutralisé d’emblée dans ses potentialités critiques et transformatrices.

4Néanmoins, on regrettera que les termes de cette dissonance ne soient pas explorés plus avant. L’homogénéité du « paradigme de l’intégration » qui sert à instruire la démonstration d’incompatibilité (p. 53) semble davantage présupposée qu’établie et on peine dès lors à comprendre comment ce paradigme a pu donner naissance à une forme d’hérésie interne incarnée par une « position républicaine critique » (p. 19). En revanche, plus convaincant est l’éclairage ethnographique de cette résistance institutionnelle, expliquée par un « effet de dépendance au sentier » (p. 58) : le référentiel de l’intégration dans sa forme traditionnelle s’est sédimenté dans les pratiques et l’identité professionnelle des fonctionnaires, inclinant ces derniers à une remoralisation et à une réindividualisation du diagnostic systémique porté sur les discriminations. À peine dévoilée, la question raciale est comme immédiatement refoulée. L’action antidiscriminatoire connaît une dépolitisation progressive alors que le droit antidiscriminatoire est dans la pratique vidé de toute effectivité juridique. Sa mise en œuvre oscille entre une approche technique du problème et une disqualification morale des victimes (en particulier musulmanes) de discriminations et de leur point de vue (p. 99).

5Les deux derniers chapitres (chapitre III et IV) interrogent la pratique de la naturalisation dans une conjoncture historique qui l’investit officiellement comme une manière particulièrement légitime de lutter indirectement contre les discriminations raciales. L’enquête embrasse le déroulement de la procédure dans son intégralité, de l’accueil des postulants et des entretiens d’assimilation linguistique aux cérémonies de remises des décrets de naturalisation en préfecture ou en mairie. Ici encore, le travail ethnographique témoigne de sa puissance de dévoilement en laissant voir comment le flou et la part d’implicite qui entourent la procédure, mais aussi sa longueur et sa complexité sont constitutifs de l’épreuve administrative et morale qu’elle représente pour les postulants et des modalités par lesquelles elle les sélectionne, donnant ainsi sens à la notion de mérite, centrale dans « l’économie morale » (Didier Fassin, Jean-Sébastien Eideliman, dirs, Économies morales contemporaines, Paris, Éd. La Découverte, 2012) de la naturalisation. C’est dans les espaces d’indétermination qu’accorde la dimension discrétionnaire attachée au pouvoir de naturaliser (ce dernier étant historiquement défini comme une faveur et non un droit) que vient se loger l’évaluation morale du mérite des candidats et dont la reconnaissance repose parfois sur des inférences racialisantes, notamment pour les fonctionnaires – « les gardiennes de l’ordre national » – (p. 137) dont la posture professionnelle manifeste un haut niveau d’adhésion au « paradigme de l’intégration ». S’appuyant sur les travaux consacrés à la notion de whiteness, Sarah Mazouz s’efforce de montrer comment l’élément de la « blanchité » se conjugue à une identité professionnelle déjà signifiée comme l’actualisation d’un point de vue universel inclinant d’autant plus les fonctionnaires à assigner racialement que cette disposition leur apparaît comme une compétence permettant de mener à bien leurs missions. Si le rapport à la nation de ces fonctionnaires zélées apparaît clairement, on en apprendra peu en revanche sur le sujet s’agissant de celles dont les postures s’écartent sensiblement de cette ligne « nationale républicaine », lacune d’autant plus regrettable qu’il s’agit souvent de personnes elles-mêmes susceptibles de connaître ces assignations racialisantes. Le choix qui est fait d’articuler l’étude des cadres cognitifs et normatifs qui règlent la pratique administrative et l’analyse de l’expérience que font les postulants de la procédure – deux points de vue habituellement dissociés dans les travaux existants sur le sujet – permet à l’auteure de restituer avec finesse la manière dont ces derniers interprètent (et parfois mésinterprètent) les attentes morales et les schèmes cognitifs de l’institution, se les approprient ou les subvertissent.

6Les cérémonies de remise de décrets de naturalisation sont analysées, à la suite de Pierre Bourdieu (« Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43, pp. 58-63), comme un rite d’institution qui donne lieu à une « explicitation de l’implicite » (p. 166) à l’occasion duquel s’énoncent de manière plus déterminée le sens de la condition de naturalisé et le déficit symbolique qui lui est attaché. Le rite met en scène l’adhésion à l’ordre symbolique de la République qu’il entend susciter de manière performative tout en exhibant ostensiblement cette logique paradoxale de l’élection que Abdelmalek Sayad (La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éd. Le Seuil, 1999) avait déjà bien soulignée : célébrer les nouveaux naturalisés c’est à la fois les reconnaître comme digne membres de la nation et les rappeler à leur statut d’obligé. Cette ambivalence n’est pas sans faire écho à celle qui traverse l’exigence signifiée aux candidats à la naturalisation : ressembler aux nationaux sans donner l’impression de vouloir les égaler. L’imposition de cet ordre symbolique de la naturalisation ne va toutefois pas sans quelques effets de subversion émanant à la fois de ceux qui sont chargés de le reproduire en administrant le rite que de ceux qui le reçoivent en en recodant parfois le sens. L’auteure montre ainsi comment l’organisation matérielle, plus conviviale et chaleureuse en mairie qu’en préfecture, mais aussi les distances qui sont parfois prises par les édiles municipaux avec les énoncés et les postures de l’État, soucieux de valoriser l’ancrage local, permettent d’infléchir quelque peu le sens du rite y compris dans l’appropriation qui en est faite par les nouveaux naturalisés.

Malik Hamila
Malik.Hamila[at]ac-versailles.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20213
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