CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mireille Dottin-Orsini est professeure émérite de l’Université Toulouse-Jean-Jaurès. Spécialiste des représentations féminines dans la littérature de la fin du xixe siècle, elle est notamment l’auteure de Cette femme qu’ils disent fatale. Textes et images de la misogynie fin de siècle (Paris, B. Grasset, 1993). Daniel Grojnowski est historien de la littérature et professeur émérite de l’Université Paris Diderot. Par le passé, tous deux ont déjà collaboré à des études sur les évocations de la prostitution en art, notamment pour Un joli monde, romans de la prostitution (Paris, R. Laffont, 2008) et Grandeurs et misères des courtisanes, images de la prostitution (Paris, Flammarion/Musée d’Orsay, 2015).

2Dans L’Imaginaire de la prostitution. De la Bohème à la Belle époque, les auteurs souhaitent compléter leurs travaux antérieurs et l’incontournable essai de l’historien Alain Corbin (Les Filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au xixe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1978) par une étude des représentations de la prostituée dans des genres et modes d’expression multiples – roman, chanson, peinture, etc. – issus tantôt des milieux populaires, tantôt des milieux cultivés. Cette enquête se focalise sur la seconde moitié du xixe siècle – davantage riche en archives, œuvres artistiques et documents divers relatifs aux amours vénales – en France, en raison de sa règlementation spécifique du commerce sexuel.

3À défaut de témoignages directs de clients ou de prostituées, l’ouvrage étudie les informations à sa disposition pour rendre compte des usages propres au milieu prostitutionnel de la France du Second Empire et de la IIIe République, des informations lacunaires et biaisées par des filtres institutionnels (rapports de police, règlements municipaux, etc.), culturels (regards des artistes) et genrés (des destins de femmes rapportés par des hommes).

4Ce livre s’articule en dix chapitres pour rendre compte des représentations de la prostitution en fonction des médias utilisés. « Des poncifs à l’imaginaire » (pp. 13-34) plante le cadre nécessaire à l’étude d’un imaginaire de la prostitution dans la France de la seconde moitié du xixe siècle. Ce chapitre liminaire revient rapidement sur les diverses composantes du commerce charnel (les différents types de prostituées, de la fille en carte à la demi-mondaine, les maisons closes, la réalité sociale de la prostitution de l’époque, etc.), qui recevront un plus grand développement par la suite. « Points de vue savants et autorisés » (pp. 37-63) résume les nombreuses études contemporaines consacrées aux essais « scientifiques » du xixe siècle relatifs à la prostitution, des multiples brochures prophylactiques publiées à une époque où la terreur de la syphilis touche particulièrement la population à la phrénologie de Cesare Lambroso. Ce chapitre reprend également des témoignages de commissaires de police et d’un client, l’écrivain Octave Mirbeau.

5Le chapitre « La presse » (pp. 65-87) examine le contenu du seul mode d’information publique alors disponible, où la prostitution transparaît dans des écrits très divers, du compte rendu de procès aux chroniques humoristiques. Il ressort de ce corpus varié que la prostituée retient l’attention du journaliste (reporter, chroniqueur, caricaturiste, etc.), qui se limite toutefois aux lieux communs. La prostituée semble s’inscrire à ce point dans le « décor français » que le journaliste peine à lui reconnaître le statut de sujet et ne cherche par conséquent aucunement à s’interroger sur les droits de ce simple objet de consommation courante, ou à interpeler les pouvoirs en place à son propos.

6« Prostituées en musique » (pp. 89-113) établit – le lecteur ne s’en étonnera pas – une différence dans les représentations de la prostituée, entre la chanson, genre populaire, et l’opéra, genre noble. Si, dans les deux cas, la femme publique reste exclue de la société, une menace pour les bonnes mœurs et le maintien de l’ordre, l’opéra se focalise presque exclusivement sur la figure de la courtisane et la version luxueuse du commerce charnel, loin de la vulgarité des bordels de bas quartiers. Certes, ces textes, chansons et livrets appartiennent parfois à une veine misérabiliste, mais cette compassion ne débouche sur aucune réelle revendication de justice sociale.

7« Paroles d’écrivains, paroles de filles » (pp. 115-140) s’attache à ce que ne peuvent traduire les statistiques d’un Alexandre Parent Duchâtelet (De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, Paris, J.-B. Baillière, 1836) : le ressenti de la prostituée et de son client, témoignages clairsemés issus de la correspondance et des journaux intimes de quelques écrivains, et très rares propos de professionnelles. Documents fondamentaux dont il importe de conserver la trace, mais dont la minceur permet difficilement une étude systématique.

8Le chapitre suivant, « Le moment naturaliste » (pp. 143-161), étudie les incarnations de la prostituée dans le roman naturaliste, qui personnifie, à travers une héroïne en particulier (Nana, Boule de Suif, Elisa, etc.), les informations rassemblées par les hygiénistes qui ne définissent jamais des individus identifiables, mais un groupe homogène. Loin de l’idéalisation romantique – Fleur de Marie et Marguerite Gautier sont bien loin –, la prostituée naturaliste ne connaît ni salut, ni rédemption, mais demeure en marge de la société, condamnée à la solitude et/ou aux maladies vénériennes. « De la boue à l’Évangile » (pp. 163-183) poursuit l’analyse littéraire amorcée au chapitre précédent, chez les continuateurs d’Émile Zola et dans la culture symboliste. Sans surprise, les premiers accentuent les aspects abjects de la prostitution, désormais difficilement compatible avec un discours social, alors que les auteurs symbolistes s’orienteront vers le dolorisme poétique.

9Les deux chercheurs s’intéressent ensuite à un motif littéraire répandu chez les auteurs du xixe siècle : la belle juive (« La Juive », pp. 185-201). Que l’on songe à l’Esther Gobseck d’Honoré de Balzac. Lorsqu’il rencontre le thème de la prostitution, ce motif peut nourrir l’antisémitisme ambiant. Si l’homme juif, ogre capitaliste (le banquier Nucingen n’est pas loin), menace les classes sociales pauvres, la prostituée juive, belle et lascive, véhicule de nombreux fantasmes orientaux et assoit sa domination sexuelle sur la société chrétienne.

10Après, « En noir et en couleurs » (pp. 203-221) rappelle la fascination des arts plastiques (tableaux, dessins, caricatures, etc.) pour la prostitution : la modernité renonce au nu académique, bien pensant, au profit d’un déshabillé, cru et sexualisé. « D’un regard à l’autre : tableaux d’une exposition » (pp. 223-234) prolonge cette réflexion en reprenant les lignes de force de l’exposition du musée d’Orsay, dont nous évoquions, plus haut, le catalogue : Grandeurs et misères des courtisanes, images de la prostitution (musée d’Orsay, 22 septembre 2016-17 janvier 2017). Ce dernier chapitre revient, notamment, sur l’appréhension suscitée par les filles publiques qui, loin de se limiter aux femmes tarifant leurs charmes, s’applique alors à toutes les femmes en marge, bohèmes ou émancipées, de la grisette à la demoiselle de magasin.

11« L’imaginaire de la prostitution, de la Bohème à la Belle époque » mène avec rigueur et méthode une enquête complexe, en raison de l’absence de témoignages directs des sujets concernés. Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski illustrent la composante culturelle des fantasmes d’une époque, moins étudiée en tant que telle que d’autres aspects de la prostitution de la seconde moitié du xixe siècle, comme les préoccupations hygiénistes des réglementations françaises. Leur minutie permet de mieux percevoir les tenants et aboutissants des représentations de la prostitution, quel que soit le média envisagé, de la presse à l’opéra.

12En définitive, l’ouvrage propose une excellente synthèse de travaux anciens et une approche neuve de la prostitutionnalisation massive du xixe siècle français. Il conviendra dès lors à un public non averti, que la structure claire et le style simple et direct des auteurs guideront aisément, et à un lecteur plus au fait du phénomène, que séduira sans nul doute l’approche neuve proposée ici. Notre seul regret s’adresse à l’éditeur : les rares illustrations de l’ouvrage, en noir et blanc, sont des plus décevantes, en regard des nombreuses évocations de tableaux qui émaillent l’essai.

Katherine Rondou
Université libre de Bruxelles, université de Mons, B-1050
krondou@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20165
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