CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La genèse de l’ouvrage d’Aurélie Dudézert trouve son origine dans un projet de recherche commencé en 2013 tandis que l’attention de l’auteure fut portée sur les programmes de transformation digitale que les entreprises amorçaient justement à cette époque. S’ensuivirent alors une réflexion et des recherches – dont ledit livre propose d’en partager l’essentiel afin de le discuter – sur la teneur de cette transformation interne à l’entreprise et sur les profondes mutations des pratiques et de l’organisation de travail qui en découlent. L’exploration de cette évolution repose « à la fois sur un travail d’écoute et d’observation des pratiques de terrain et sur une mise en perspective théorique » (p. 21) afin de « caractériser plus spécifiquement les tenants et les aboutissants de ces transformations » (p. 21). Autrement dit, ce livre aspire à présenter « un regard critique et distancié fondé sur des illustrations et des retours d’expérience sur ces transformations. Plutôt que de figer la compréhension de ces mutations en cours, il propose des clefs de lecture pour en cerner les tenants et les aboutissants » (p. 4).

2Malgré la presque omniprésence des technologies de l’information (TI) dans nos sociétés et organisations modernes, définir et conceptualiser la « transformation digitale » n’est pas chose aisée ; il s’agit d’une notion dont les contours ne sont pas clairement dessinés et qui renvoie à de multiples réalités. Elle (1) « conduit à un changement d’échelle et à un développement accru du numérique dans les pratiques de travail, mais aussi dans les produits et services à proposer au client » (p. 14) ; les organisations sont notamment amenées à repenser leurs offres (et leurs business models) pour qu’elles soient en adéquation avec les nouvelles pratiques sociales induites par la prise en main quotidienne des TI par le consommateur. Elle est (2) « une transformation des pratiques de travail internes […] vers une organisation plus collaborative, plate, moins centralisée et laissant une plus large autonomie d’action à l’acteur » (p. 14) ; cette refonte, ou plutôt adaptation, de l’entreprise est nécessaire pour survivre dans ce nouveau contexte numérique et économique. Elle (3) « est une transformation volontaire menée par les entreprises pour exploiter les nouvelles opportunités offertes par ces technologies digitales » (p. 16). Enfin, elle est (4) « l’exploration et l’exploitation des nouveaux “possibles” engendrés par ces TI, en particulier au niveau organisationnel » (p. 20) ; depuis les années 2000, la forte démocratisation technologique offre de nouvelles opportunités en matière d’usages, d’organisation et de traitement des données. Autrement dit, la substance de cette transformation digitale tient dans cette affirmation de Daniel Bougnoux (Introduction aux sciences de la communication, Paris, Éd. La Découverte, 2001, p. 57) : « Nous produisons une technique qui nous produit en retour, nos outils prolongent et accompagnent l’hominisation ».

3La première partie « présente la transformation digitale et ses enjeux » (p. 21). La période 1950-1990 est dominée par une vision « déterministe » où les TI conditionnent seules l’organisation (la notion d’usage n’est alors que peu considérée) et produisent nécessairement l’effet voulu selon l’utilisation pour laquelle elles ont été pensées et façonnées. Les travaux sur la théorie de la « richesse des médias » (Emery F. E., Trist E. L., « The Causal Texture of Organizational Environments », Human Relations, 18 (1), 1965, pp. 21-32) ont appuyé cette vision vers la fin des années 1980. Cette approche discutée fut écartée au profit d’une vision « sociotechnique » (1990-2007) qui permet de mieux cerner les impacts des TI sur l’organisation. Si la technologie impose certes des contraintes et s’inscrit « dans un champ de symboles qui structurent nos usages » (p. 27), elle ne peut, en revanche, déterminer l’organisation. Les TI peuvent faire l’objet d’usages divers et variés selon les interprétations qu’en font leurs usagers (« flexibilité interprétative »). En d’autres termes, la technologie « autorise » sans déterminer (Bougnoux, op. cit.). La stabilisation de l’usage qui s’impose relève alors « d’une construction sociale relativement complexe, dont l’issue est souvent impossible à définir a priori. » (p. 26). Depuis 2007, la vision « sociomatérielle » met l’usage et l’appropriation par l’usager au cœur de la conception des TI. La technologie est utile parce qu’elle est « créatrice » et que les usagers choisissent l’usage spécifique qu’ils en font. Aujourd’hui, l’usage des TI s’accompagne d’un nouveau rapport au travail. Ce dernier est notamment reconfiguré dans sa spatialisation et sa temporalité. L’espace de travail est moins cloisonné, il n’est plus tant déterminé par le lieu physique de l’entreprise que par le dispositif numérique de travail (dont la miniaturisation et/ou la dématérialisation réduisent la conscience qu’a l’humain des limites du travail et de lui-même). Cette « déspatialisation » a pour corollaire une élasticité du temps de travail qui déborde fréquemment du cadre des « heures de bureau ». Ceci n’est pas sans conséquence et suscite réflexion et débat autour d’enjeux sociaux comme l’isolement du travailleur, l’équilibre entre autonomie du salarié et contrôle de celui-ci ou encore l’articulation entre vies privée et professionnelle dont les frontières deviennent fréquemment ténues et poreuses.

4Objet de la deuxième partie, la mise en place de la transformation digitale est motivée par quatre raisons. La première est l’évolution de la source de création de valeur. Les envies et besoins des consommateurs évoluent et les entreprises doivent être en mesure de répondre à ces changements. La deuxième est l’évolution des attentes des salariés qui veulent et initient de nouveaux modes de travail. La troisième est la nécessité de réduire les coûts, à laquelle un passage à une culture digitale peut répondre. La dernière raison est la peur de « l’ubérisation » qui appelle à une adaptation de l’organisation et du modèle économique de l’entreprise pour survivre dans un environnement concurrentiel digital complexe et innovant. Pour opérer une transformation digitale viable, il s’agit, dans un premier temps, de mener une réflexion sur les conditions de l’efficacité technique (Bougnoux, op. cit.) puis, dans un second temps, de sensibiliser, de former et d’accompagner les collaborateurs aux nouvelles pratiques digitales. À ce niveau, il existe souvent un décalage entre le contenu des programmes de formations – qui « partent de l’idée qu’il faut construire complètement l’intégration du digital dans les pratiques de travail et normaliser les pratiques digitales » (p. 64) – et la réalité du terrain où les technologies digitales se sont déjà immiscées progressivement, subtilement et inconsciemment dans les pratiques de travail : « Ainsi, lorsqu’on interroge des salariés sur leurs pratiques digitales, beaucoup sont convaincus qu’il n’y a pas de pratique digitale au sein de leur entreprise » (p. 64). En effet, la technique a cette capacité à se faire oublier comme le soulignait Daniel Bougnoux (op. cit.). C’est pourquoi l’enjeu serait plutôt de considérer les usages en vigueur et de les normaliser. Il faut ensuite créer des pratiques de travail plus collaboratives afin d’apporter des réponses rapides, efficaces et mutuelles face à l’augmentation de l’accès, du volume et du débit informationnel. Enfin, la libération de la parole des collaborateurs est nécessaire pour fluidifier les échanges informationnels et expérientiels.

5La troisième et dernière partie se focalise sur « la nouvelle équation managériale qui se dessine avec la mise en place de ces démarches conduisant à des changements de postures métiers et à une transformation profonde des pratiques d’encadrement du travail » (p. 22). Le premier changement prévoit donc que certains métiers soient « interrogés sur leur pertinence et leur utilité » (p. 86) et soient repensés. On attend désormais de ceux-ci qu’ils s’adaptent et dépassent le cadre traditionnel de leurs attributions et activités afin qu’ils communiquent mieux avec les différents organes et acteurs de l’entreprise. Ainsi en va-t-il, par exemple, des métiers des systèmes d’information, qui sont passés d’une posture technique à une posture d’usage, et des métiers des ressources humaines, qui se renouvellent pour ne pas disparaître face à la digitalisation et l’automatisation de plusieurs de leurs activités. Le deuxième changement entend valoriser les compétences dont ont besoin les salariés dans ce nouvel environnement digital : « Les enjeux de la digitalisation reposent sur la créativité individuelle mise au service d’un projet partagé (intelligence collective). Deux compétences sont donc particulièrement importantes à identifier et à valoriser : la créativité et l’engagement professionnel » (p. 94). La valorisation de ces deux compétences, leur mise en œuvre et leur conciliation sont des points cruciaux à l’intelligence collective, au bien-être du salarié et au bon fonctionnement de l’entreprise. Le troisième changement s’opère dans la fonction managériale même. La transformation digitale a remis en question la pertinence du managements de type command & control. Au fil des années, le management de proximité s’est révélé efficace dans sa médiation pour mettre en place et accompagner des projets. En effet, les acteurs de l’entreprise souhaitent des interactions plus pragmatiques d’individus à individus et non plus de fonctions à fonctions. Ainsi, malgré son rôle de supérieur hiérarchique, le manager de proximité doit-il aussi assumer le rôle d’animateur. Enfin, « pour pouvoir mettre en œuvre ces nouvelles pratiques de travail et ces nouvelles formes d’encadrement, les entreprises et les manager gagneraient à bénéficier d’un cadre juridique clair » (p. 103). La technologie et ses usages évoluent rapidement, pas le droit ; ce qui conduit parfois à des « flous » juridiques. Il convient pourtant de cadrer ces usages et pratiques car « les dispositions légales sur l’usage des technologies digitales sont aujourd’hui disparates » (p. 108).

6En définitive, l’ouvrage d’Aurélie Dudézert est indéniablement inscrit dans les sciences de gestion, mais il soulève nombre de questionnements, problématiques et enjeux qui intéressent et interrogent les sciences de l’information et de la communication. Il s’agit ici d’analyser selon quels processus la technologie que l’homme a créée intègre ses activités quotidiennes – notamment professionnelles – en suscitant en retour de nouveaux usages, comportements, pratiques, postures et logiques. En définitive, ce livre apporte une dimension appliquée et empirique qui vient judicieusement compléter une littérature à laquelle on peut parfois, en sciences de l’information et de la communication, reprocher d’être trop théorique. Toujours est-il que le contenu de La Transformation digitale des entreprises est rendu très accessible par la clarté de son écriture. De plus, sa lecture est enrichie par de nombreux encadrés et figures qui viennent astucieusement illustrer et compléter le propos par des témoignages, tableaux, graphiques, etc.

Ugo Roux
Imsic, université de Toulon, Aix-Marseille Université, F-83000
ugo.roux[at]gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20184
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