CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C’est un véritable cabinet de curiosités que propose au lecteur cette série de quinze études denses et illustrées. Comme cela se produit fréquemment dans les ouvrages collectifs choisissant une thématique et un intervalle temporel larges, ce recueil se revendique foisonnant. Pour autant, on le devine structuré par trois axes principaux : une méthodologie commune, une originalité stratégique, et, bien sûr, un thème unificateur.

2Dans ce livre-hommage en l’honneur de François Fossier, autrefois conservateur en chef du cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et actuellement professeur émérite à l’université Lumière Lyon 2, chaque étude a été conduite selon la méthode de recherche qu’il préconise : « Fonder la signification des œuvres d’art sur des sources historiques, les étudier avec la même rigueur philologique que des écrits » (p. 5). Ce principe, qui coupe court à l’interprétation esthétique, résout de fait l’épineuse question de la subjectivité dans l’interprétation universitaire des œuvres d’art. Les auteurs s’appuient sur les données les plus stables que l’on connaisse au sujet des œuvres, les font dialoguer, et en offrent au lecteur une interprétation factuelle autant que savante.

3Par ailleurs, toutes les contributions sont placées sous le signe de l’innovation, de la rareté et de l’originalité des sujets. Par cette dynamique, certains chercheurs, à l’instar de Stéphane Loire (pp. 57-64), font (re)découvrir aux lecteurs des artistes qui méritent d’être mieux connus ; Franck Perrin (pp. 11-22) explore la représentation du gui dans l’art gaulois ; Damien Chantrenne (pp. 29-38) aborde l’historiographie, peu étudiée, des décors de théâtre et Daniel Alcouffe (pp. 23-28), celle d’un meuble d’ébène ; d’autres, comme Jean-Michel Leniaud (pp. 39-48), expliquent la raison d’être de détails insolites insérés dans des œuvres connues ; Sylvie Aubenas (pp. 49-56), quant à elle, commente la correspondance retrouvée des photographes Cuvelier père et fils du xixe siècle ; certains chercheurs révèlent également des œuvres cachées dans d’autres œuvres. Grâce à l’originalité et à la diversité des sujets, le recueil va démontrer que, pour tout type de style, d’objet d’art et de période artistique, la méthode préconisée par François Fossier conduit à des résultats probants.

4Sur cette méthode se fixe spontanément le troisième axe principal du recueil, le thème énoncé en titre : « Du texte à l’image ». En effet, toute œuvre d’art se révèle, de près ou de loin, indissociable d’un ou plusieurs textes ou aspects textuels (au sens large). Sans exception, les œuvres perdent donc leur autonomie pour devenir soit des objets subordonnés à des textes, soit des objets les régissant. Ces confrontations conduisent, indirectement, à la question du rapport de force entre texte et image et de l’éventuelle préséance conceptuelle de l’un par rapport à l’autre. Quatre formes d’interactions entre texte et image sont abordées dans le recueil : l’inspiration par la littérature, les concordances esthétiques, la collaboration du texte et de l’image dans une présentation graphique, et le pouvoir du texte sur la vie des œuvres d’art.

5La première interaction – la plus évidente – est l’inspiration artistique d’une œuvre par un écrit. Les artistes puisent dans les récits littéraires, classiques ou contemporains, ainsi que dans les récits historiques. Ces textes inspirant les artistes peuvent être écrits, comme l’Histoire de Tite-Live et les textes de Théophile Gautier sur l’Orient, ou bien être issus d’une tradition orale, comme chez les Gaulois, puisque c’est bien le récit mythologique qui préside à la volonté de représentation graphique de son symbole-clé, le gui. Les artistes proposent alors des expressions graphiques du récit existant, expression qui va parfois copier ou récuser une autre représentation graphique antérieure. En effet, certains motifs donnent lieu à des inspirations artistiques en chaîne, comme la représentation de la constellation Cassiopée. Ainsi une image astrologique tirée d’un atlas de 1603 aurait-elle, dans les années 1930, inspiré à Joseph Cornell un collage, qui a son tour aurait inspiré à Dali la Leda Atomica (1949), ainsi que l’explique Thierry Dufrêne (pp. 167-200).

6La deuxième forme d’interaction étudiée dans le recueil est celle des « parentés esthétiques entre littérature et arts visuels » (p. 5). Par exemple, l’article de Pierre Vaisse (pp. 105-112), « Gloses autour d’un rouet », rend compte de certains procédés littéraires du xixe siècle qu’utilisent, en version picturale, les artistes-peintres de la même époque. Parmi ces parentés esthétiques, citons les figures imaginaires, voire monstrueuses, qui sont insérées dans l’œuvre afin d’en souligner le sens, les titres utilisés indifféremment pour des œuvres écrites et picturales, une vision cinématographique mettant en scène des personnages hors-champ, le goût pour les intérieurs antiques préfigurant le courant pictural néo-grec, le principe de l’horreur se tissant autour d’un symbole de la vie quotidienne placé au centre de l’œuvre, et enfin l’usage du non-dit. Dans une autre étude, Rémi Labrusse (pp. 139-156) explore les ambitions et les limites de la codification de l’ornement dans la Grammaire de l’ornement de Johann Eduard Jacobsthal.

7La troisième interaction combine un objet-texte et un objet-image dans la même présentation graphique. Il peut s’agir d’un jeu de calligraphie, comme dans les mots caricaturés de Jean-Jacques Grandville, où chaque lettre devient image, ou bien d’une mise en page innovante, comme celle de la revue l’Artiste, étudiée par Ségolène Le Men (pp. 75-92), où des vignettes publicitaires incitent à l’achat et à la lecture de romans. Entre également dans cette catégorie une étude sur l’architecte François Debret, restaurateur de l’abbatiale Saint-Denis en 1813, qui a inséré des légendes dans tous les décors, excepté trois vitraux. Remarquable par sa grande modernité et par sa mise en œuvre du concept d’art total défendu par l’Art nouveau, le livre d’artiste du danois Jens Lund, Fleurs métamorphosées, paru en 1899, est plus qu’un simple livre illustré, car « dans cette série de dessins, l’image n’est pas une illustration du texte ni le texte un commentaire de l’image : tous les deux se correspondent comme les parfums, les couleurs et les sons » (p. 8).

8Enfin, la quatrième interaction entre image et texte traite du pouvoir du texte sur la destinée des œuvres d’art et concerne trois études. Cyril Devès (pp. 65-76) présente le cas des suites anonymes de Don Quichotte, qui donnent naissance à des représentations picturales qui n’existent pas dans l’histoire d’origine. L’inspiration du peintre aux thèmes orientalistes Jean-Léon Gérôme, qu’on considère souvent comme un peintre ethnographique, est en réalité littéraire, comme le démontre Christine Peltre (pp. 113-122). Plus proche de nous, en 1994, le document de Nara, de portée internationale en matière de restauration du bâti patrimonial, ne résout guère la notion d’authenticité, point pourtant primordial pour la préservation des monuments, ainsi que l’explique Julien Defillon (pp. 157-166). Ces trois exemples prouvent l’impact direct et tangible de la lettre sur l’art pictural et architectural, et explorent plus particulièrement la question du « faux » en restauration patrimoniale ou, dans le cas de Jean-Léon Gérôme, du « mentir-vrai » (p. 116). Plus ou moins biaisées, des représentations visuelles erronées ou incomplètes, inspirées de textes, sauront durablement s’enraciner dans la culture populaire, et organiseront en quelque sorte une déviation culturelle imputable à ces textes. Ces trois études mettent aussi en évidence la façon dont l’image/l’architecture passe outre un certain point final dicté par le texte : les représentations de Don Quichotte se poursuivent malgré la fin du roman, tandis que le patrimoine architectural ne pourra jamais se figer dans une « authenticité » donnée, car il est voué à constamment évoluer. On assiste au gommage du point final du texte par continuum artistique.

9En somme, Du texte à l’image défend les principes de recherche préconisés par François Fossier. Ils ont permis aux auteurs de ce recueil, issus d’horizons universitaires et professionnels divers, d’apporter des éclairages nouveaux sur certaines zones d’ombre, voire de rectifier des interprétations antérieurement produites sur des critères plus subjectifs comme la psychologie, l’esthétique visuelle ou l’imaginaire littéraire. Cet ouvrage inspirera assurément toute personne se destinant à « écrire sur le visuel » (p. 5). Bien que la diversité des regards et l’absence de dialogue entre les différentes sections puissent surprendre au premier abord, l’érudition déployée par les auteurs attise la curiosité du lecteur quant à l’originalité des sujets abordés et aux possibles relatifs à l’histoire de l’art. Toutefois, on peut regretter que certaines de ces études, s’efforçant de privilégier l’approche purement historique par souci d’objectivité, se privent de l’interprétation de la symbolique des œuvres, qui relève pourtant pleinement de l’aspect civilisationnel et non de l’aspect purement esthétique. Dans tous les cas, cette lecture en appelle d’autres. Que l’on adhère ou qu’on soit en désaccord avec le parti-pris de l’objectivité historique dans l’interprétation des œuvres d’art, Du texte à l’image ajoute son action constructive à l’édifice de la perception artistique.

Marlène Foucherand
Lis, université de Lorraine, F-54000
marlene.foucherand[at]sorbonne-nouvelle.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.19715
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Université de Lorraine © Éditions de l'Université de Lorraine. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...