CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les contributions réunies par les trois auteurs cités s’inscrivent dans une approche pluridisciplinaire et à ambition systémique pour étudier autrement et sur le temps long les banlieues dites populaires. Ces espaces à la fois hybrides, dynamiques, pluriels sont démographiquement jeunes. À la fois porteurs de graves difficultés et d’espoirs qui s’y répercutent et s’y télescopent, ils sont souvent à la une de l’information, mais hélas portés par des connotations majoritairement négatives. L’éclairage principal concerne le département de Seine -Saint-Denis trop souvent appelé 9-3. Ce département cristallise les inégalités, est associé aux embrasements des révoltes urbaines. Il souffre de paupérisation et de désaffiliation (p. 12) mais soulève également espoirs et utopies pour appréhender conjointement les devenirs futurs de nos formes d’urbanité et les efforts prodigués pour vivre ensemble. Le volume est organisé en quatre entrées et compte vingt-huit contributions. S’y expriment des personnes issues d’horizons variés : beaucoup de sociologues, des architectes, urbanistes, géographes, historiens, économistes, chercheurs en Sciences politiques, consultants, membres de collectifs et encore un prêtre, une journaliste. Bref, un panel de voix autorisant à disposer, sinon de l’exhaustivité, du moins de points de vue très variés sur ce sujet d’actualité qui interroge la solidarité nationale.

2La première partie est intitulée « Histoire et présent politiques ». Elle propose six articles. Comprendre ce territoire grandi très vite, longtemps identifié comme banlieue « rouge » parisienne impose d’abord de se pencher sur sa genèse prolétarienne, avec par exemple l’adhésion de la municipalité de Bobigny à la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) dès 1920, juste après la scission née du congrès de Tours. L’hégémonie du PCF fut très longtemps pérenne et créa un modelage particulier de la vie communale locale (Roger Martelli). Aux législatives de 1977, ce parti gagnait encore tous les sièges à pourvoir. Le département 93 était l’exception francilienne dessinée sur les résultats des cartes électorales. Ceci n’est plus aussi vrai que par un passé proche. Samir-Hadj Belgacem développe l’étude de cas du Blanc-Mesnil. De 1934 à 2014, la commune est dirigée par les communistes, d’abord pleinement en phase avec un monde ouvrier nombreux et solidaire puis confrontés aux actuels changements sociétaux dessinés dès les années soixante-dix. Pendant les Trente Glorieuses, la municipalité avait beaucoup construit (31 cités bâties entre 1957 et 1974, 20 groupes scolaires) (p. 67) mais n’avait pu résister à la désindustrialisation qui enraye le système, avec pour élément aggravant l’incapacité à intégrer des porte-parole des cités au fur et à mesure que le processus de sas s’impose malheureusement pour les quartiers de barres et tours les plus mal nés. Antoine Jardin se place sur le pas de temps 2002-2017 pour apprécier le recul des résultats du PCF, l’inégale montée de l’abstention, le « mouvement d’intermittence électorale » (p. 81) et une fin d’ancrage à gauche aux présidentielles de 2017 avec le vote LERM. Le territoire longtemps homogène, prolétaire change avec le repli industriel, les effets des formes de ségrégation spatiales qui accompagnent la grande mobilité des populations francilienne et encore l’accueil massif de migrants. À ce jour, « les inégalités croissantes figent la diversité en différences » (p. 42). David Gouard analyse ensuite le vote à Ivry-sur-Seine, rapprochant précarisation et désengagement citoyen, avec en toile de fond des clivages de type ethnique. La génération beur gagne lentement sa place dans l’espace public. Ahmed Boubeker relie la récurrence des émeutes au fait que la politique de la ville a trop longtemps été affaire de techniciens et d’élus, sans qu’une gouvernance ascendante puisse suffisamment fonctionner. Il traduit cela par les mots « malentendus et dérobades » (p. 63). Cette partie finit sur un témoigne, celui de l’engagement politique au sein d’un collectif né à Clichy-sous-Bois, dans le contexte des révoltes de 2005.

3La deuxième partie traite des transformations sociales du territoire, sa paupérisation affichée. Un historique des mouvements migratoires analysés depuis 1880 sert de préambule à cette série de six contributions. Paris est comparée à une machine qui aspire et reflue les migrants venus par cycles (Marie-Claude Blanc-Chaléard). « Côté banlieue, Paris devient Babel » (p. 99), avec une diversité qui ne cesse de progresser et de l’ethnicisation rampante ou affichée, d’abord visible dans l’activité commerciale. Le sujet est poursuivi par le sociologue Gérard Mauger qui voit dans les classes populaires « un monde défait » (p. 111). Ce macrocosme n’est plus protégé par sa logique de confinement, la clôture qui l’entourait, ce que Pierre Bourdieu qualifiait de contre-culture, avec ses rites, ses festivités, son militantisme, ses sociabilités, l’affichage de la virilité et de la force des hommes. La vie a changé, le lexique des mots également. Ceux qui n’ont pas pu ou su négocier ces virages sont coincés dans des sas, avec derrière ce constat la nécessaire rénovation urbaine à opérer (Christine Lelévrier, Christophe Noyé) en tentant d’appliquer les préceptes de la charte d’Aalborg. Pour ces auteurs, la rénovation urbaine du 9-3 obéit à « une logique inverse de celle de l’ANRU » (p. 123). Elle est hélas faite d’immobilisme. Ainsi 90 % des habitants des logements détruits restent-ils dans la même ville, voire 65 % dans un quartier défavorisé. Ce constat conforte l’idée d’ascenseur social en panne. Christine Bellavoine poursuit sur la paupérisation fractale. Le territoire est submergé par l’acuité des questions sociales. La pauvreté est massifiée alors que la croissance démographique demeure soutenue (la population Séquano-Dionysienne augmente de + 29 % entre 1990 et 2014). Dans ce lamento, Stéphanie Vermeersch va à l’encontre de ce constat pessimiste. Elle voit dans ce département un territoire certes pauvre mais qui autorise le reclassement, avec l’esquisse de différenciations, osant même évoquer des formes localisées de gentrification, un début d’image positive traduite par la volonté de rester, croître, prospérer sur place. La journaliste Carine Fouteau montre que la présence Rom grossit et déforme l’image d’extrême pauvreté, aggrave le processus de relégation.

4Intitulée « Société, images et représentions », la troisième partie cherche à dénouer des évidences à propos des banlieues d’abord « rouges » et industrieuse puis gagnées par diverses formes insidieuses de précarité, de discriminations. Huit contributions analysent les conflits et tensions qui affectent ces territoires. Elles accordent une place essentielle aux difficultés énumérées de vivre dans la communauté républicaine, avec des équations potentiellement explosives où l’on retrouve la place des religions, le statut des femmes, enfin l’arbitrage de la police, voire la mise à l’épreuve de la politique publique des bibliothèques. En début de cette partie, le sociologue Fabien Truong revient sur un constat décliné en trois dimensions : l’extrême pauvreté, la jeunesse, l’immigration dans le 9-3 où la fragmentation interne a tendance à s’aggraver. Il termine son analyse avec le phrasé de NTM « La Seine-Saint-Denis, c’est de la bombe baby » (p. 177). Catherine Wihtol de Wenden puis Étienne Pingaud abordent la question de l’islam et le lien récent établi entre cette religion monothéiste du livre et les banlieues, son affichage dans les boucheries halal, dans le prêt-à-porter musulman, etc. La montée de l’Islam dans les banlieues « renvoie à des enjeux d’inégalité et de reconnaissance des populations musulmanes » (p. 219). La pratique religieuse s’établit en priorité à l’échelle du quartier et doit cohabiter avec les autres groupes et encore notre principe de laïcité énoncé dans la loi de 1905. Frédéric Dejean étudie la place des 102 églises évangéliques et pentecôtistes insérées dans le tissu urbain. Très nombreuses mais discrètes, elles sont fondues dans des friches, des espaces interstitiels et peuvent relever de la « précarité spatiale » (p. 238). Le père Gérard Marle donne ensuite un témoignage sur les catholiques de Seine-Saint-Denis. Il parle d’« une vie devenue presque transparente pour le regard pressé » (p. 255). La place des jeunes femmes dans les banlieues populaires n’échappe pas aux inégalités du genre. Le regard posé sur ce sujet très préoccupant est essentiel pour envisager d’améliorer l’avenir. « Écrire sur les filles des Quartiers est un terrain miné » (p. 181), avec en arrière- plan une triple ségrégation urbaine, sociale et ethno-raciale et encore de forts écarts entre les évolutions vers de l’émancipations individuelle et ce qui est obtenu au niveau collectif. Charlotte Perrot-Dessaux étudie la mise à l’épreuve des bibliothèques qui offrent un service public de lecture. Le sujet est délicat à faire évoluer entre ethnicité, violences, pauvreté matérielle et intellectuelle. Pour clore cette suite de chapitres, Fabien Jobard traite du couple sécurité/insécurité en lien avec la faible densité de présence policière sur place pour calmer les peurs et anxiétés vécues dans les quartiers, dans la fréquentation du RER.

5Le dernier ensemble de textes évoque les enjeux d’aménagement. Ils ont débuté avec la mise en place des nouveaux départements créés en 1964. C’est l’époque de la France gaullienne qui s’initiait aux progrès générés par les Trente Glorieuses et construisait en toute hâte des kirielles de grands ensembles qui ne tinrent pas leurs promesses. Puis furent tentées diverses politiques de la ville décidées pour combattre la fragmentation économique, le « double mouvement d’intégration/relégation » Boris Lebeau, p. 271). Localement, c’est l’importance accordée à la politique volontariste de logements sociaux (36, 1 % de HLM dans le 9.3 contre 26,8 % à l’échelon national) et encore l’activation du couple rénovation/restauration urbaine sans avoir assez de prise sur les inégalités sociales (Renaud Epsein). Ce sujet dépasse le local pour s’insérer dans la dimension de ville monde que représente le Grand Paris qui, localement, est trop souvent évoqué par le seul biais des grandes infrastructures (Frédéric Gilli). Progressivement, on est passé de l’utopie de banlieues rétives à des espaces en souffrance de la mondialisation, et de la métropolisation (Simon Ronai). Les ex-banlieues « rouges » sont des laboratoires d’expérimentation. C’est là qu’est lancée l’initiative « Centre-villes vivants » (Antoine Fleury et Sylvie Fol). La mise en valeur du paysage artistique (Pauline Clech) a permis de se soucier qualitativement des territoires.

6Le volume s’arrête sur le témoignage apaisé de l’ancienne directrice de l’association Profession banlieue. Elle regrette que ce territoire jeune n’ait pas eu assez de « zones de décompressions » (p. 334) pour contrer l’effet de masse des difficultés à tout va, dans un département qui est celui de toutes les extrêmes (p. 341).

7Clôturé par une abondante bibliographie, ce livre résulte de la triple animation d’une urbaniste, d’un historien et d’un politiste. Ce choix explique la quête exhaustive du rendu final. Le volume peut se lire par étape en fonction de nos interrogations. Cet ensemble tisse un diagnostic assez juste et nuancé des banlieues populaires, pour partie devenues impopulaires, pour beaucoup d’autres gagnées à la modernité. À partir d’un inventaire précis des ressources et des hommes, le livre pose les projections de l’avenir autour de plusieurs scénarios : relégation, réappropriation, enrichissement. Il a le mérite de monter un kaléidoscope de situations et d’évolutions assez éloigné des clichés pessimistes qui collent aux ex-banlieues « rouges » régulièrement réveillées par des violences. Les futurs possibles de ces territoires pluriels semblent en partie renouer avec l’utopie urbaine à associer à la métropolisation conquérante. Cette dernière tire l’espace et ses habitants vers le haut. Le volume contribue à connaître et nuancer l’avenir des banlieues naguère populaires. Il éclaire tout particulière le département de Seine-Saint-Denis.

Jean-Pierre Husson
Loterr, université de Lorraine, F-54000
Husson18[at]univ-lorraine.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.19679
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