CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Parce qu’elle postule la primauté du phallus et accorde une place centrale au complexe de castration, la théorie freudienne fait une large place au masculin. Contrairement au féminin, réputé plus obscur, le masculin, désigné comme « le sexe de la libido » [], s’y impose comme une référence, peut-être même comme une évidence.

2Au-delà de la conjonction du masculin et du féminin chez l’homme et la femme, sous-tendue par la bisexualité psychique, c’est l’évidence du masculin chez l’homme qui rend compte de son inscription dans une identité sexuelle masculine que nous souhaitons interroger ici. À cet égard, la clinique des adolescents atteints du syndrome de Klinefelter, anomalie génétique spécifiquement masculine, nous apparaît comme privilégiée pour l’étude de cette question.

3À l’issue d’une présentation des caractéristiques, tant médicales que psychologiques, de ce syndrome, nous proposons deux hypothèses mises à l’épreuve et discutées à travers l’examen clinique de six adolescents.

LE SYNDROME DE KLINEFELTER: QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DU TABLEAU CLINIQUE

4Le syndrome de Klinefelter (SK) est une anomalie génétique qui n’affecte que les hommes. Il se caractérise par la présence d’un chromosome X surnuméraire lié à une erreur de division au cours de la méiose maternelle ou paternelle (Smith et Bremner, 1998). Les hommes atteints présentent une trisomie des chromosomes sexuels qui réalise le caryotype 47XXY (au lieu du caryotype 46XY attendu chez le garçon).

5Le SK est la plus fréquente des anomalies gonosomiques ; il touche de 0.1 à 0.2% des nouveau-nés mâles (op.cit.). Dans 10% des cas, le diagnostic est posé lors d’une amniocentèse, et dans 26% des cas, à l’issue d’une consultation, pour retard de développement chez l’enfant, pour hypogonadisme, gynécomastie ou infertilité chez l’adulte. D’après cette estimation, 64% des hommes atteints ne seraient donc pas diagnostiqués (Kebers, Janvier, Colin et al., 2002).

Au niveau médical

6Les signes cliniques associés au SK sont variables tant dans leur forme que dans leur intensité et peuvent couvrir tous les degrés pathologiques jusqu’à la normalité.

7La plupart des garçons qui présentent le SK naissent et se développent normalement jusqu’à l’adolescence. Toutefois, la découverte d’anomalies physiques mineures telles qu’une petite stature, un poids inférieur à la moyenne ou une hypotonie persistante permet le dépistage du SK chez l’enfant (Berthiaume, Aunos, Pidgeon &Méthot, 2001).

8À l’adolescence et à l’âge adulte, des signes cliniques sont retrouvés avec une fréquence importante : taille supérieure à la moyenne, pilosité insuffisante, présence dans certains cas d’une discrète gynécomastie et répartition des graisses plutôt féminine (Dalla Piazza &Gillet, 2001).

9L’atrophie testiculaire, repérée de façon quasi systématique, constitue un symptôme souvent révélateur. Elle est responsable d’une azoospermie qui rend la grande majorité des hommes stériles. Par ailleurs, le déficit de production de testostérone associé au SK entraîne un faible développement des caractères sexuels secondaires et, souvent, un retard pubertaire d’un ou deux ans (Gautier, Bauduceau &Zidi, 1990).

Au niveau psychologique

10Si le SK est largement étudié d’un point de vue endocrinologique, les particularités du fonctionnement psychique des garçons qui en sont atteints sont en revanche méconnues. Certaines études anglo-saxonnes révèlent un profil cognitif et comportemental particulier des patients ; aucun travail ne s’inscrit dans une perspective dynamique.

Les aspects cognitifs

11Au niveau cognitif, les principales difficultés émergent dès l’enfance au niveau du développement du langage et sont prédictives de difficultés scolaires futures. Le quotient intellectuel global se situe généralement dans la moyenne basse avec des variations individuelles importantes. Le quotient intellectuel verbal est le plus souvent significativement diminué tandis que le quotient intellectuel de performance se situe dans la norme : QIV (Kebers et al., 2002).

Les aspects comportementaux

12L’examen psychologique d’enfants atteints du SK révèle une tendance marquée à la timidité, la passivité, l’irritabilité émotionnelle ainsi qu’au repli et à l’isolement social. Ces garçons ont peu de contacts avec leurs pairs ; ils pleurent plus souvent que la moyenne des enfants de leur âge (op.cit).

13À l’adolescence, les troubles se confirment, augmentés par une inhibition quant à la vie amoureuse et sexuelle. Interrogés par auto-questionnaire sur leur sexualité, les adolescents atteints du SK évoquent un faible intérêt pour les filles ; la curiosité sexuelle est moindre et la masturbation apparaît à un âge plus tardif que dans une population contrôle (Ratcliffe, 1982).

14Enfin, notons que les « déviances » ou « perversions » des comportements sexuels (homosexualité, transsexualisme, pédophilie) ne sont pas plus souvent retrouvées que dans la population générale (Reboul, Bauduceau &Gautier, 1992).

15S’il semble que les mécanismes hormonaux soient en cause dans les problèmes langagiers, cognitifs et comportementaux généralement associés au SK, ils ne suffisent pas à les expliquer (Ratcliffe, 1982). Les hypothèses explicatives qui concernent l’inhibition comportementale et sociale de ces sujets portent autant sur les facteurs génétiques, psychologiques (réaction à l’aspect physique) qu’environnementaux (surprotection des parents associée à leur anxiété) (Bancroft, Axworthy &Ratcliffe, 1982).

ON NE NAÎT PAS HOMME, ON LE DEVIENT...

16Si le SK affecte spécifiquement les garçons, ne peut-on pas le considérer comme un « dispositif expérimental » à l’exploration du travail psychique nécessaire à l’accès au masculin en soi ?

17Considérant l’ancrage du masculin dans le complexe de castration et prolongeant l’aphorisme de Simone de Beauvoir (1949), notre travail se fixe comme objectif une réflexion sur le « devenir homme » et le processus qui permet d’accéder au masculin que nous nommons « le travail du masculin »; on ne naît pas homme on le devient.

18À cet égard, Laplanche et Pontalis (1967/2004 p.230) indiquent que « la façon dont le sujet humain se situe par rapport à son sexe biologique est le terme aléatoire d’un processus conflictuel ». La masculinité n’est pas donnée d’emblée chez l’enfant ; elle s’inscrit dans l’histoire du sujet. L’avènement du masculin est une conquête qui a « à voir dans le temps avec l’intégration du corps sexué à l’adolescence » (Birraux, 1988, p10).

19Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, nous considérons d’une part le SK comme un trouble organique qui affecte la constitution génétique, physiologique et organique du garçon tout comme son développement psychosexuel ; d’autre part, nous envisageons le masculin non comme une donne mais comme l’expression d’un processus psychosomatique qui s’origine et s’ancre dans le complexe de castration.

20Ainsi nous pensons que le SK peut constituer un avatar de ce processus psychique et un obstacle éventuel au « travail du masculin ». En outre, eu égard à la genèse de l’identité sexuelle du garçon, nous proposons l’idée selon laquelle le SK entrave la construction de la masculinité.

ÉTUDE CLINIQUE

Le cadre méthodologique

21L’ensemble des données de la littérature sur le Syndrome de Klinefelter, notamment à l’adolescence, nous amène à formuler deux hypothèses de travail. La première suppose qu’il existe des spécificités du fonctionnement psychique propres aux adolescents atteints du SK. La seconde repose sur l’idée d’une difficile élaboration du travail du masculin, dont témoignerait la non-inscription du sujet dans une identité masculine.

22Nous avons rencontré six pré-adolescents et adolescents âgés de 12 à 17 ans qui présentent un syndrome de Klinefelter : Paul, 12 ans ; Samba, 12 ans ; Armand, 15 ans ; Florent, 15 ans ; Djalil, 17 ans et Antoine, 17 ans.

23L’examen psychologique a été proposé au décours d’une consultation d’endocrinologie []. Il explore, d’un point de vue psychodynamique, le fonctionnement psychique de ces jeunes dans la complémentarité des dimensions intellectuelle et affectives. Ce bilan s’appuie sur un entretien clinique, une échelle d’efficience intellectuelle (WISC-III ou WAIS-III selon l’âge) et deux tests projectifs (Rorschach et TAT).

24Eu égard à la dimension exploratoire de nos hypothèses, nous nous attachons au repérage des points saillants éventuellement transversaux à l’ensemble des protocoles.

Les résultats

25Les données de l’examen clinique nous permettent de dégager des thématiques susceptibles de nourrir notre réflexion autour du fonctionnement psychique de ces jeunes. Bien entendu, il s’agit d’un examen psychologique réalisé à un moment donné de l’histoire singulière de chaque sujet ; les résultats, tels qu’ils sont exposés ci-après, ne rendent pas véritablement compte de l’intrication dynamique des différentes dimensions de la personnalité. Notre choix de présentation ne constitue qu’un artifice qui peut entraver une lecture holistique du fonctionnement mental.

Les impressions cliniques

26L’impression que ces jeunes nous ont laissée après la rencontre mérite d’être soulignée. Ainsi, ces adolescents frappent par l’aspect dysharmonique de leur apparence physique : contraste entre une taille souvent imposante et des traits encore enfantins. Pour deux d’entre eux (Paul et Armand), la rondeur du corps confère une apparence asexuée.

27Dans l’entretien, la majorité des sujets adoptent une attitude passive et réceptive. Plutôt réservés, ils nous étonnent par leur faible capacité à associer et à conflictualiser et s’expriment sur un mode informatif et narratif. Quand ils sont vus en présence de leurs parents (4 sur 6), ils restent en retrait et laissent volontiers la parole à l’un d’entre eux, presque toujours la mère. Ils paraissent extérieurs à un échange qui pourtant les concerne.

28Par rapport au SK, tous les sujets révèlent sa méconnaissance, souvent un désintérêt et une incapacité à le nommer. L’histoire de leur trouble est marquée par le poids du non-dit, parfois d’un secret dont la mère paraît l’instigatrice et la dépositaire (2 cas sur 6). Aucun n’aborde la question de la stérilité ; certains évoquent même, paradoxalement, leur future vie de parent comme dans un déni de la réalité.

29Au niveau de la vie sociale, les adolescents montrent des intérêts limités. Ils s inscrivent préférentiellement dans des activités solitaires (télévision, ordinateur) et n’ont que peu de relations amicales avec les jeunes de leur âge. Trois d’entre eux (les plus âgés) parlent d’une petite amie bien qu’un doute demeure sur la nature de la relation qui ne semble pas investie sensuellement.

30Enfin, les entretiens cliniques sont tous marqués par l’absence ou le retrait de la figure paternelle. Quand il n’est pas absent au moment de la rencontre, le père occupe peu de place dans l’espace du discours des adolescents et de leur mère. Dans tous les cas, l’éducation semble davantage portée par les mères, lesquelles gèrent seules le suivi médical de leurs fils.

L’efficience intellectuelle

31Le tableau suivant présente les résultats obtenus par nos sujets au test d’évaluation cognitive : WISC-III ou WAIS-III selon l’âge.

âgeEchelleQIVQIPQI
Paul12 ansWISC-III526654
Samba12 ansWISC-III869690
Armand15 ansWISC-III519971
Florent15 ansWISC-III645253
Djalil17 ansWISC-III905973
Antoine17 ansWAIS-III117100110

32D’emblée, on constate une grande hétérogénéité des résultat entre les sujets. Si Samba et Antoine montrent une efficience normale, les autres obtiennent des scores nettement inférieurs à ceux attendus à leur âge. La supériorité du QIP sur le QIV, attendue au regard de la littérature, n’est pas confirmée ici puisqu’elle ne concerne qu’une moitié des sujets.

33Dans l’ensemble, l’attitude de ces adolescents face à la situation d’évaluation est passive. Ils exécutent les tâches les unes après les autres sans volonté apparente de réussir, ne maintiennent pas l’effort et renoncent devant la difficulté, à l’exception d’Antoine qui prend plaisir à réaliser le test.

34L’échec au subtest « Arithmétique » est constant. À cette épreuve, les sujets ne réussissent que dans l’immédiateté, quand la réponse s’impose à eux. Dans le cas contraire, ils échouent même si les opérations à effectuer sont identifiées et qu’ils s’aident de leurs doigts pour compter. En revanche, « Complètement d’image » est le subtest le plus facilement abordé. Les jeunes s’y montrent plus vifs et plus à l’aise qu’aux autres épreuves, et réussissent mieux en moyenne.

35Face à ces résultats, on peut s’interroger sur la capacité de ces adolescents à se représenter les objets et à les manipuler mentalement, ainsi que sur leur faculté à aborder intellectuellement la nouveauté. En effet, la façon dont ils abordent ces épreuves nous parait représentative de leur façon d appréhender le test en général : soit l item fait appel à une connaissance ou une perception immédiate et il est réussi, soit il relève d une opération mentale et il est échoué.

36Cette modalité cognitive pose la question de la disponibilité mentale, de la curiosité et du désir de résoudre des problèmes complexes. En effet, la faiblesse des résultats est-elle le signe d une déficience des fonctions cognitives ou relève-t-elle d une inhibition des processus intellectuels ? L’investissement de la connaissance n’est-il pas lié à la curiosité vis-à-vis de la sexualité dont ces jeunes ne veulent ou ne peuvent rien savoir ?

La dynamique affective

37Nous considérons ici, à l appui d exemples de réponses, les thématiques principales qui ont pu être dégagées à la lecture de l ensemble des protocoles. Nous soulignons la valeur limitée d une approche globale qui ne peut rendre compte des modalités spécifiques de fonctionnement propres à chacun des sujets. En outre, nous rappelons la visée exploratoire de notre étude préliminaire.

38Tout d abord, les protocoles, au Rorschach et au TAT se singularisent par leur aspect restrictif. La productivité est faible, les réponses sont peu élaborées et ont une faible épaisseur fantasmatique. Trois thématiques se dégagent de l ensemble des protocoles : l’évitement des relations, la problématique identificatoire et la fragilité narcissique.

L’évitement des relations humaines sexuées

39Au Rorschach, la moitié des sujets ne donne aucune réponse humaine entière. Pour quatre d entre eux, l enquête aux limites s est avérée nécessaire à la planche III.

40Pour la majorité, la non-reconnaissance de contenus humains va de pair avec un évitement de la mise en relation caractérisé pour trois jeunes par une totale absence d’appréhension sur le mode kinesthésique. Ces particularités (absence de H et de K) confèrent aux protocoles une facture restrictive et impersonnelle.

41Au niveau de l’intrication pulsionnelle, les quelques kinesthésies retrouvées ne permettent pas d intégrer la dimension agressive. Quant à la dimension libidinale, elle s exprime par des réponses à caractère ludique et infantile (Florent, pl.II : « deux ours en train de jouer ») ou dans un contexte désexualisé sous-tendu par un non-choix identificatoire (Djalil, pl.VII : « deux anges qui se rencontrent »).

42La bilatéralité angoissante est généralement évitée ; cet évitement se manifeste soit par un retournement de la planche avec une réponse unitaire (Paul, pl.7 : « (retournement) on dirait un monstre avec deux bras et puis deux jambes, puis un estomac. C’est tout. ») soit par l’expression de contenus doubles, peu différenciés et cantonnés à un aspect descriptif qui ne permet pas l’élaboration (Armand, pl.2 : « deux ours, et deux têtes »).

43La difficulté à aborder les représentations humaines sexuées illustre l’incapacité à lier les pulsions agressives et libidinales dans une réponse élaborée (Djalil, pl.II : « une trace d’un crime qui s’est passé ou euh... un accident »). Le contre-investissement de l’agressivité, laquelle menace l’intégrité du sujet, empêche l’accès à l’ambivalence pulsionnelle.

44Au TAT, les procédés de la série C (évitement du conflit) sont majoritaires. Les récits sont souvent pauvres, cantonnés à une description du contenu manifeste, un collage à la réalité extérieure qui laisse peu de place à la conflictualisation et à l’expression de la vie pulsionnelle. Les personnages mis en scène sont le plus souvent anonymes et isolés les uns des autres. En outre, le conflit est régulièrement évité par un recours à des thèmes stéréotypés qui ne permettent pas l’expression des charges libidinales et/ou agressives (Florent, pl.4 : « alors là je vois une dame avec un monsieur, et puis ils sont en train de se parler... c’est tout. ( ?) Ben je sais pas... Ben on dirait deux amoureux déjà, et ils vont se marier, ils vont faire des enfants et ils vont acheter une belle maison, je sais pas. voilà »).

La problématique identificatoire

45L’identification est fragile dans l’ensemble des protocoles. Elle apparaît au Rorschach dans la difficulté à se référer à un registre humain. Parfois le recours à des représentations à forte symbolique virile vient en renfort face à l’angoisse de castration et témoigne de l’enjeu narcissique associé à cette question. (Antoine, pl.IX : « là on dirait deux cerfs » ; Armand, pl. IX : « Peut-être un peu bois euh... les bois d’un élan assez massifs, assez compacts »).

46L’hésitation identificatoire transparaît avec l’incapacité à statuer sur une représentation, signe de la fragilité du positionnement (Armand, pl. VIII : « il y a deux... deux...j’sais pas. Deux chiens ou quelque chose d’autre »); parfois l’hésitation porte sur le genre de la représentation (Antoine, pl.IX : « là je verrai une tête de style tête de libellule ou de moustique avec le dard là et puis la trompe »), quand l’identité sexuée n’est pas simplement éludée (Djalil, pl.III : « deux personnes »).

47L’identification à une image phallique est problématique dans l’ensemble des protocoles. Elle peut-être impossible, contraignante et/ou déniée (Antoine, pl.VI : « Il est possible que je ne vois rien ou il faut que je me force à voir quelque chose ?» ; Florent, planche VI : « Comme ça ça ressemble à rien. Ouais, ça ressemble à rien »), mise à distance (Djalil, pl.VI : « On dirait une photo d’un animal euh... une photo d’un animal mort, à l’envers en fait. L’animal est à l’envers ») ou passivée après un retournement de la planche (Samba, pl.VI : « une peau d’un taureau »).

48L’identité, en tant qu’investissement d’une représentation de soi suffisamment différenciée, parvient à s’inscrire par déplacement sur des contenus animaux dans des représentations de bonne qualité formelle ainsi que dans des réponses banales rassurantes. Ainsi, les difficultés repérées semblent davantage liées au registre identificatoire qu’au registre identitaire.

49Au TAT, l’hésitation ou l’indétermination quant au sexe n’est pas rare (Armand, pl. 3BM : « C’est quelqu’un qui pleure... qui est bossu. » ; Samba, pl. 3BM : « Là y’a... je sais pas, une dame ou un monsieur qui est endormi sur un... sur un lit.»). En l’absence de repères identificatoires clairs, les adolescents ont du mal à camper une identité sexuée stable. De plus, pour certains, la force de la sollicitation pulsionnelle est désorganisante et peut altérer la représentation (Djalil, Pl.4 : « Là on dirait deux hommes euh... deux hommes... euh. deux euh.deux. enfin un homme et une femme euh. amoureux, amoureux, qui s’aiment » ; Armand, pl. 13MF : «Là y’a un petit garçon et une dame. Je crois la dame elle est morte et le monsieur... le petit il cache ses yeux. La fin, c’est le petit il s’en va et il brûle la maison. »).

La fragilité narcissique

50Au Rorschach, pour plusieurs jeunes, le retournement de la planche II vise à contre-investir la lacune intramaculaire et l’angoisse de castration qu’elle sollicite. Ce n’est qu’après un détour par une perception unitaire, symbole de puissance, que Florent peut s’autoriser à évoquer une relation libidinale à cette planche (Florent, pl.2 : « un aigle et c’est tout... Et comme ça deux ours qui sont en train de jouer »).

51Les rares représentations humaines sont soit données sous couvert de l’anonymat soit se caractérisent par la fonction ou le rôle qu’elles assurent (Samba, pl VII : « Deux indiens... des clowns »). Pour Chabert (1987/1998), ce type de réponse est à rapprocher des réponses « peau » fréquemment rencontrées dans les protocoles de sujets narcissiques.

52Les contenus de type « visage » sont également utilisés comme recours narcissique dans un contexte où l’angoisse de castration ne peut être abordée et induit des mouvements de dévalorisation (Antoine, pl. II : « désolé, ça ne me transmet rien comme image... (1’08”)... ça pourrait faire un visage par exemple ... Non, désolé je ne peux pas faire mieux »). Dans certains cas, le refuge dans la spécularité permet d éviter toute dimension objectale et de garder à distance la menace de castration associée. (Antoine, pl.VII : « Deux chats en train de se regarder en face » ; Florent, pl. III : « Je dirais un visage aussi. J’ai le droit de les changer de sens aussi ? Un reflet dans l’eau aussi »).

53Au TAT, la thématique de la perte, quand elle est reconnue, est le plus souvent traitée sur le mode narcissique dans des récits qui mettent l accent sur la posture des personnages interprétée comme repli ou signe de précarité (Paul, pl. 3BM : « Le petit garçon il dort et il fait la tête. C’est tout. ( ?) je sais pas »; Florent, pl. 3BM : « ben là je vois un bonhomme malheureux, très malheureux... il voudrait se nourrir. c est un SDF à mon avis. ça se voit déjà la position qu’il est comme ça, les jambes pliées »). Dans d autres contextes, la perte est d abord abordée dans son versant objectal mais laisse place à une confusion des limites et à un traitement narcissique dans des récits où le manque à avoir est patent (Djalil, pl.13B : « Un enfant seul, on dirait le Kid de Charlie Chaplin. Un enfant seul assis dans une cabane, assis à la porte dans une cabane. en bois. La pauvreté, la misère. »).

LE MASCULIN MIS À MAL

54L’ensemble des résultas présentés ci-dessus nous a semblé devoir faire l objet d une discussion eu égard aux questions qui orientent notre travail. Précisons au préalable la prudence avec laquelle ces données doivent être explorées compte tenu de la taille restreinte de notre échantillon et la disparité des âges qui y sont représentés.

55À l instar des données de la littérature, l inhibition intellectuelle et le retrait social et affectif sont des dimensions saillantes et transversales retrouvées dans l ensemble des protocoles des adolescents de notre étude. À ce propos, la faiblesse des résultats aux épreuves intellectuelles pose la question d une déficience des fonctions cognitives ou d une inhibition des processus intellectuels. En effet, l investissement de la connaissance n est-il pas lié à la curiosité vis-à-vis de la sexualité dont ces jeunes semblent ne rien vouloir (pouvoir ?) savoir ?

56Les épreuves projectives, quant à elles, se sont révélées précieuses ; elles nous ont permis de considérer dans une perspective dynamique la personnalité des adolescents atteints du syndrome de Klinefelter. Cette méthodologie nous a ainsi permis de mettre en évidence la fonction défensive de l’inhibition et du retrait dans leur économie psychique.

57Tout se passe comme si l’inhibition et l’évitement des relations humaines sexuées venaient protéger ces jeunes d’une confrontation directe aux pulsions sexuelles et agressives désorganisantes. En effet, l’angoisse de castration ne peut être traitée et laisse place à des émergences en processus primaires.

58Par ailleurs, la confrontation à des images phalliques génère un vécu parfois persécutoire qui peut empêcher l’identification sexuée. La fragilité identificatoire ne permet pas à ces adolescents d’assumer une identité sexuelle stable au sein de relations humaines, lesquelles constituent une menace pour leurs assises narcissiques.

59Ainsi, ces premiers résultats nous autorisent à penser que le syndrome de Klinefelter peut constituer un obstacle au « travail du masculin » et contrarier l’accès à une identité sexuelle masculine. Au-delà des aspects biologiques, l’axe de lecture du « travail du masculin » nous apparaît fécond pour donner du sens à la symptomatologie caractéristique des patients atteints du SK.

60Enfin, une réflexion s’impose au regard de l’âge des jeunes que nous avons rencontrés ; rappelons en effet que les principales difficultés apparaissent à l’adolescence. Si nous considérons le SK comme un obstacle à l’accès à une identité sexuelle masculine, la question se pose de l’incidence des changements pubertaires dans l’expression de ce trouble. Est-ce à penser que la fragilité identificatoire est corrélative de l’insuffisance pubertaire ? Cette conjecture négligerait la place des interrelations précoces et du développement psychoaffectif du sujet dans l’établissement de son identité sexuée. Toutefois, on peut penser que l’insuffisance pubertaire (précarité des attributs virils, etc.) et la stérilité de ces jeunes contribue à fragiliser leurs assises narcissiques et constitue un obstacle aux remaniements psychiques nécessaires à cet âge.

61La poursuite de notre étude, par une nouvelle évaluation après la mise en place d un traitement substitutif par testostérone qui viendrait pallier à l insuffisance des caractères sexuels secondaires, doit nous permettre d affiner notre réflexion. Au-delà d une meilleure connaissance du fonctionnement psychiques des jeunes atteints du SK, susceptible d en améliorer la prise en charge, notre travail permettra d interroger ce qui, au moment de la puberté, se joue ou se rejoue de l identité sexuelle chez le garçon.

CONCLUSION

62La rencontre et l examen cliniques d adolescents atteints du syndrome de Klinefelter nous ont conduits au repérage de caractéristiques singulières de leur fonctionnement psychique. Le bilan psychologique nous a permis de mettre en évidence une difficulté à pouvoir assumer en soi et au contact de l autre un positionnement identificatoire stable ; cette difficulté pouvant être inhérente à la fragilité narcissique repérée chez tous.

63Si le masculin est l aboutissement d un travail psychique, nous pensons qu’il doit pouvoir s ancrer dans le corps et y être confirmé, en particulier à l adolescence. Le SK peut en être une entrave et constituer un obstacle à l inscription des jeunes dans une identité sexuelle masculine.

64La poursuite de notre travail, notamment après la mise en place d un traitement substitutif par testostérone, devrait nous permettre d évaluer l incidence des changements corporels de la puberté sur le « devenir homme » de ces adolescents.

Notes

  • [1]
    Psychologue clinicien, doctorant (sous la direction du Pr. F. Marty), Université Paris Descartes (Paris-5), Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie.
  • [2]
    Psychologue clinicienne, Psychanalyste, Unité d’endocrinologie et gynécologie pédiatrique, Hôpital Necker-Enfants Malades, Paris. Maître de Conférences, Université Paris Descartes (Paris-5) Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie.
  • [3]
    PU-PH, Chef de l’unité d’endocrinologie et gynécologie pédiatrique, Hôpital Necker-Enfants Malades, Paris.
  • [4]
    L’expression est empruntée à Martine Girard (1998).
  • [5]
    Il s’agit pour le pédiatre endocrinologue (Pr. M. Polak) d’évaluer l’opportunité et la pertinence de la mise en place d’un traitement substitutif par testostérone pour favoriser la puberté.
Français

Résumé

Le syndrome de Klinefelter est une anomalie des chromosomes sexuels qui ne touche que les hommes. La spécificité du tableau clinique, notamment au moment de l’adolescence, amène à s’interroger sur les possibilités d’accès à une identité sexuelle masculine pour les patients qui en sont atteints. Dans une étude clinique à visée exploratoire, l’hypothèse selon laquelle le syndrome de Klinefelter constituerait un obstacle à la mise en place du « travail du masculin » ainsi qu’à la construction d’une identité sexuelle masculine est mise à l’épreuve. Le cadre méthodologique est constitué d’un entretien clinique, d’une échelle d’efficience intellectuelle et de tests projectifs (Rorschach et TAT). Les premiers résultats, obtenus auprès de six adolescents rencontrés dans un service d’endocrinologie pédiatrique, permettent de dégager des thématiques transversales dans lesquelles la problématique identificatoire et la fragilité narcissique sont centrales.

Mots-clés :

  • Anomalie génétique
  • Identité sexuelle
  • Personnalité
  • Adolescence
  • Tests projectifs.
Español

Resumen

El masculino puesto a prueba. Estudio del funcionamiento psíquico de los adolescentes afectados por el sindrome de Klinefelter. El síndrome de Klinefelter es una anomalìa de los cromosomas sexuales que sólo afecta a los hombres. La especificidad del cuadro clínico, en particular, en el momento de la adolescencia, lleva a preguntarse sobre las posibilidades de acceso a una identidad sexual masculina para los pacientes que lo padecen. En un estudio clínico a objetivo exploratorio, la hipótesis según la cual el sìndrome de Klinefelter constituiría un obstâculo a la instauración del « trabajo de lo masculino » así como a la construcción de una identidad sexual masculina està puesta a prueba. El marco metodológico está constituido por una entrevista clínica, de una escala de eficiencia intelectual y de pruebas proyectivas (Rorschach y TAT). Los primeros resultados, obtenidos ante seis adolescentes entrevistados en un servicio de endocrinologìa pediátrica, permiten despejar temas transversales en los cuales la problemática identificatoria y la fragilidad narcisista son centrales.

Palabras-clave:

  • Anomalìa genética
  • Identidad sexual
  • Personalidad
  • Adolescencia
  • Pruebas proyectivas.

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Aurélien Lubienski []
  • [1]
    Psychologue clinicien, doctorant (sous la direction du Pr. F. Marty), Université Paris Descartes (Paris-5), Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie.
Karinne Gueniche []
  • [2]
    Psychologue clinicienne, Psychanalyste, Unité d’endocrinologie et gynécologie pédiatrique, Hôpital Necker-Enfants Malades, Paris. Maître de Conférences, Université Paris Descartes (Paris-5) Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie.
Michel Polak []
Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie
Institut de Psychologie 71, Avenue Edouard Vaillant 92100 Boulogne-Billancourt e-mail : Karinne.Gueniche@univ-paris5.fr
  • [3]
    PU-PH, Chef de l’unité d’endocrinologie et gynécologie pédiatrique, Hôpital Necker-Enfants Malades, Paris.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/pcp.011.0161
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