« Je ne vois rien et ça me coupe l’envie ».
1 Notre expérience clinique auprès d’une population de jeunes filles atteintes d’une agénésie vaginale et utérine [syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser (MRKH)] révélée à l’adolescence nous amène depuis plusieurs années à interroger les enjeux psychiques de cette découverte et ses conséquences psychopathologiques – notamment les incidences psychiques sur les modalités de rencontre avec la sexualité (le sexuel pubertaire). Il apparaît que l’une des modalités de réponse spécifique à l’annonce du diagnostic de MRKH est le développement d’un trouble du comportement alimentaire (TCA). Lorsque la symptomatologie alimentaire existe déjà, son évolution est alors significative avec, par exemple, le passage d’une anorexie restrictive à une boulimie. Dans ce contexte, quel sens et quelle fonction donner à la survenue de ce symptôme et à son évolution ? La réponse alimentaire peut-elle être envisagée comme la traduction de l’impasse du traitement psychique à l’annonce de l’agénésie utéro-vaginale ? Ou à l’inverse, comme une voie possible de réorganisation consécutive au traumatisme ?
Le MRKH ou l’agénésie utéro-vaginale
2 Le syndrome de MRKH se caractérise par une aplasie utéro-vaginale ; l’absence congénitale du vagin s’associe à des malformations de l’utérus [1]. Les ovaires sont présents mais l’utérus et les trompes sont absents ou partiellement développés. Le diagnostic est le plus souvent posé au moment de la puberté (entre treize - quatorze ans et seize - dix-sept ans) quand une consultation gynécologique est décidée à la suite de l’absence de règles chez la jeune fille, parfois bien longtemps après la connaissance de l’aménorrhée. L’errance médicale pré-diagnostique dure souvent de nombreuses années (avec une moyenne de deux à trois ans) et vient servir le refoulement des jeunes filles, tout comme le déni des parents, voire des médecins, jusqu’à l’invention par ces derniers de théories sexuelles : « Ne vous inquiétez pas, votre utérus va pousser ! ». Parfois, plus rarement, pour avoir tenté une relation hétérosexuelle génitale de facto impossible, certaines jeunes filles peuvent pressentir « un souci » aux effets traumatiques après-coup.
3 Les malformations qui touchent l’appareil génital (vagin et utérus), caractéristiques du syndrome, entraînent une prise en charge médico-chirurgicale spécifique en vue de construire et/ou restaurer un vagin fonctionnel. Toutefois, cette construction vaginale, soit par voie chirurgicale soit par dilatation proposée par les médecins pour garantir la faisabilité fonctionnelle du coït hétérosexuel [2], ne tient pas toujours compte de la temporalité psychique de ces jeunes filles pour une telle construction anatomique. L’annonce du diagnostic, la brutalité des paroles médicales prononcées, la rapidité parfois de la décision et de l’acte chirurgical ou thérapeutique, les introduisent au « sexe » sans qu’elles n’en comprennent encore ni le sens, ni les enjeux. Irruption d’un sexuel précoce très excitant et venant de l’extérieur donc, sans véritable préparation ni élaboration psychique. Le syndrome de MRKH et ses traitements deviennent donc un paradigme pour penser l’effraction du « sexe » dans le psychisme des adolescentes par la parole du médecin d’abord – souvent aussi par la mère, puis par l’acte médical ou chirurgical. Réelle effraction du sexe donc… et non du sexuel ?
Méthodologie de notre étude
4 C’est à la faveur d’une vaste étude médico-psychologique [3] constituée d’un volet médical et d’un volet psychopathologique, que nous avons rencontré quarante jeunes femmes atteintes du syndrome de MRKH, âgées de dix-neuf à trente-quatre ans (avec un âge moyen de vingt-cinq ans et demi). Cette recherche s’est engagée dans le Centre de référence des pathologies gynécologiques rares de l’Hôpital Necker-Enfants malades à Paris.
5 L’objet principal de notre travail de recherche porte sur l’appréciation de l’expérience intime après-coup de la découverte de l’agénésie utéro-vaginale et de ses traitements, survenue alors que les patientes avaient entre quatorze et vingt-quatre ans. Notons que le délai entre les premières investigations faisant suite à la découverte de l’aménorrhée et l’annonce diagnostique (intégrée par les jeunes filles) a pu aller parfois jusqu’à huit ans ; l’engagement dans la prise en charge médico-chirurgicale est alors repérée comme concomitante. Notre recherche leur a été proposée de deux à dix-sept ans après leur annonce diagnostique. Ainsi, notre travail clinique a consisté en une analyse rétrospective de leur expérience traumatique adolescente. Le récit des patientes a été recueilli à l’aide d’un entretien clinique à visée de recherche non directif ; deux épreuves projectives (Rorschach et TAT) leur ont également été proposées pour appréhender plus finement les modalités de leur fonctionnement psychique au moment des rencontres cliniques. Les données des entretiens font l’objet d’une analyse clinique thématique (Gueniche et al., 2016) ; les protocoles du Rorschach et du TAT sont analysés selon la méthode d’interprétation de l’École Française (Chabert, 1983 ; Brelet-Foulard, Chabert, 1990 ; Anzieu, Chabert, 1999) référée à la théorie psychanalytique du fonctionnement psychique. L’ensemble de nos données révèle le caractère traumatique de la découverte du MRKH pour toutes les patientes de notre échantillon. Notre attention se porte néanmoins sur un résultat inattendu qui fait ici l’objet de notre analyse.
Anorexie-boulimie et mrkh : liaisons dangereuses au féminin ?
6 Notre expérience clinique auprès des patientes anorexiques et boulimiques a constitué un support de réflexion pour appréhender la fonction du recours au symptôme alimentaire ou de son évolution dans l’expérience de ces jeunes femmes. Comme nous le savons, le travail du féminin à l’adolescence doit permettre le passage d’une sexualité phallique à l’investissement du vagin, du dedans et de l’invisible. L’acceptation de cette passivité engage plus que l’activité, l’empreinte de l’objet en soi ainsi que la capacité à perdre ; aussi, le narcissisme se doit-il d’être suffisamment solide et différencié. Faute de constitution d’un espace psychique propre, l’accès au féminin peut représenter un renoncement intolérable et constituer une menace d’effraction. L’anorexie et la boulimie survenant à l’adolescence apparaissent alors comme des recours salvateurs pour colmater la brèche narcissique élargie par l’irruption du sexuel génital en assurant le contrôle de la fermeture/ouverture des orifices corporels. L’emprise exercée sur le corps et ses besoins vient aussi inverser un rapport d’emprise fantasmatiquement redouté à l’objet.
7 Mais, qu’en est-il « lorsqu’il n’y a rien », autrement dit lorsque l’invisible du dedans équivaut à l’inexistant ? Quel est l’impact de ce renoncement imposé et de l’intervention active de l’objet externe dans la création d’un néo-vagin sur le narcissisme et le processus identificatoire au féminin ? Dans ce contexte, le symptôme alimentaire ne vient-il pas représenter une solution pour parer aux dangers de la reconnaissance de la perte et de l’irruption de la sexualité génitale ? Le contrôle exercé sur le corps et ses besoins est-il un moyen de réappropriation psychique des changements corporels et de l’excitation qui s’y associe ? Ces symptômes transitoires permettent-ils, enfin, le traitement d’angoisses impensables de passivation ?
8 Cinq patientes (12,5%) ont évoqué dans l’après-coup de l’annonce ou des conséquences de l’intervention chirurgicale une réaction plus ou moins intense de type anorectique et/ou boulimique transitoire et réversible, ou un changement significatif dans le mode d’expression du trouble alimentaire. Tout se passe comme si la survenue ou l’évolution de ces symptômes alimentaires chez nos cinq patientes interrogeait la façon dont le traumatisme de l’annonce de l’agénésie, tout comme de l’effraction de la chirurgie et/ou des dilatations vaginales, potentialisaient l’expression de fragilités narcissiques. Celles-ci ne trouveraient pas d’autres issues que la voie de l’agir alimentaire, lequel pourrait être appréhendé du fait de son caractère transitoire, comme une voie de traitement du traumatisme.
Spécificités du fonctionnement psychique de cinq jeunes filles
9 L’étude rétrospective du discours des cinq jeunes femmes ayant présenté une symptomatologie alimentaire à l’adolescence met au jour chez chacune d’elles des fragilités narcissiques variables en intensité mais constantes et antérieures à l’annonce du syndrome de MRKH. Sentiment d’abandon, carences affectives, préoccupations concernant l’image du corps, crainte de perdre l’amour de la part de l’objet apparaissent comme autant de problématiques récurrentes au fil des récits, et déjà à l’œuvre au moment de l’annonce ; l’absence réelle de vagin et d’utérus – et les techniques médicales invasives – viennent exacerber ces affects.
10 L’étude de leurs protocoles projectifs met en évidence l’acuité de l’atteinte narcissique voire identitaire cicatricielle. Alors que ces jeunes femmes ont, dans la réalité, accédé à une vie sexuelle avec un partenaire (à l’exception de l’une d’elles) et n’ont plus recours aux symptômes alimentaires, l’investissement du féminin reste éminemment conflictuel. Ainsi, de facture plutôt limite, les productions au Rorschach sont marquées par des persévérations anatomiques sur les organes génitaux internes, voire des références crues à des représentations corporelles mutilées et ouvertes. À défaut de pouvoir être reconnu et symbolisé, le manque se condense avec l’effraction corporelle (planche II : « Peau d’ours écrasée par terre » ; planche VI : « Ça me fait penser à un lapin disséqué »). Ces productions témoignent toutes de l’impossible investissement de la passivité où féminin et atteinte sont consubstantiels. D’ailleurs, les protocoles sont marqués par une absence d’identifications féminines stables ; les représentations humaines sont soit anonymes, soit masculines. Enfin, bien que peu efficaces pour lutter contre les excitations objectales et protéger les frontières corporelles mises à mal, les défenses narcissiques/phalliques à valence spéculaire sont prégnantes.
12 Si certaines spécificités du fonctionnement psychique de ces cinq jeunes femmes méritent une analyse globale, c’est Janis qui retient notre attention tant sa réaction au diagnostic de MRKH est massive et inquiétante, voire paradigmatique. Son fonctionnement psychique aux limites préexistait probablement au diagnostic. Il n’en reste pas moins que l’éclosion de symptômes boulimiques consécutifs à une anorexie restrictive évolue depuis la puberté. Cela nous éclaire sur la façon dont la réaction à l’annonce traduit les difficultés, voire les impasses, de traitement et d’investissement du féminin éventuellement déjà là. Le trouble alimentaire, dans son nouveau mode d’expression symptomatique, semble aussi constituer pour elle une voie de réorganisation consécutive au trauma de l’annonce et de la chirurgie reconstructrice.
Janis : « il n’y a rien et ça me coupe l’envie »
Boulimie : tentative du traitement psychique du MRKH ?
14 La théorie rétrospective de Janis sur l’évolution de son symptôme alimentaire est à cet égard intéressante. C’est la création chirurgicale du vagin qui déclenche selon elle la boulimie et un effondrement dépressif massif, lui faisant perdre les bénéfices de son anorexie. « Faire le trou » par le truchement du bistouri du chirurgien à l’instar de l’annonce du « rien » est une réelle effraction, une nouvelle secousse narcissique qui désorganise le système autarcique de fermeture fragile, mais très rigide, préalablement édifié. Toutefois, force est de constater que la boulimie apparaît comme un progrès dans l’évolution clinique de Janis puisque les troubles alimentaires s’amendent ensuite rapidement. La libération des fantasmes boulimiques infléchit les défenses restrictives et ouvre la possibilité d’une confrontation au manque autrefois contre-investi. Dans ce contexte, l’injonction de prise de poids préopératoire imposée par le chirurgien, à laquelle Janis impute le déclenchement de « ses crises boulimiques », semble toutefois faire contrepoids à la contrainte anorexique qu’elle s’imposait jusque-là.
16 Le cas de Janis nous semble paradigmatique pour penser les liens serrés entre troubles alimentaires (de plus ou moins forte intensité selon les jeunes filles), narcissisme, féminin et MRKH. Il nous semble en effet que l’évolution clinique de Janis est susceptible de montrer à la fois comment le syndrome de MRKH constitue un traumatisme (déclenchement de crises boulimiques violentes à la suite de la restriction anorexique) mais représente aussi une exigence de travail psychique susceptible d’acquérir une valeur réorganisatrice après-coup (disparition des symptômes alimentaires quelques mois après l’opération chirurgicale).
17 Rappelons que nos cinq jeunes femmes de l’étude ont révélé, dans une temporalité différente, une prise ou perte de poids, isolée ou pas, mais toujours réactionnelle à l’annonce diagnostique survenue à l’adolescence. À distance, nous avons constaté combien les protocoles de projectifs pouvaient apparaître comme des contre-investissements du vide intérieur, témoins d’hallucinations négatives. En ce sens, la boulimie constitue le remplissage d’un vide toujours là. On constate d’ailleurs d’un point de vue clinique et dans l’après-coup de la chirurgie vaginale la difficulté chez ces jeunes filles d’investir leur corps interne nouvellement créé. Dans certains cas, la contrainte à penser/panser l’intérieur du corps qu’impose le syndrome de MRKH et son traitement médico-chirurgical peut constituer un moteur pour l’émergence du corps libidinal à la condition que ces jeunes filles disposent d’une « chambre à soi » éloignée de la mère – la relation mère-fille dans ce contexte clinique tendant à la fusion/confusion. Aussi notre dispositif psychothérapique propose-t-il un espace pour les jeunes filles et un autre espace séparé pour leurs mères, portés par l’une et l’autre psychologue du Centre de référence des pathologies gynécologiques rares. Libidinalement investies au sein d’une relation animée, les paroles adressées aux jeunes filles, celles de la psychologue comme celles du chirurgien et/ou de la gynécologue, peuvent ainsi leur permettre de faire du « rien » un corps interne créé vivant.
Notes
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[*]
À contribution égale de Karine Gueniche et Sarah Vibert.
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[1]
Le syndrome de MRKH touche 1/4000 à 1/8000 nouveau-nés de sexe féminin. Dans certains cas, des malformations (squelette, rein) peuvent être associées à l’aplasie utéro-vaginale. Pour apprécier plus finement les conséquences d’un tel syndrome tant au niveau somatique que psychologique, nous invitons les lecteurs à se référer à quelques travaux non exhaustifs, parmi lesquels : Kaplan (1970) ; David, Carmil, Bar-David et al. (1975) ; Holt, Slade (2003) ; Louis-Sylvestre, Paniel (2005) ; Khen-Dunlop, Lortat-Jacob et coll. (2007).
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[2]
Il s’agit des normes médicales qui prévalent depuis Hippocrate.
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[3]
Protocole Hospitalier de Recherche Clinique : évaluation de la qualité de vie globale et sexuelle et impact de la prise en charge chirurgicale et non chirurgicale de l’aplasie vaginale chez des patientes atteintes d’un syndrome de MRKH.
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[4]
Jeammet, 1991, p. 86.
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[5]
Kestemberg É., Kestemberg J., Decobert, 1972, p. 163.
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[6]
Chabert, 2006, p. 33.