CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Je ne vois rien et ça me coupe l’envie ».

1 Notre expérience clinique auprès d’une population de jeunes filles atteintes d’une agénésie vaginale et utérine [syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser (MRKH)] révélée à l’adolescence nous amène depuis plusieurs années à interroger les enjeux psychiques de cette découverte et ses conséquences psychopathologiques – notamment les incidences psychiques sur les modalités de rencontre avec la sexualité (le sexuel pubertaire). Il apparaît que l’une des modalités de réponse spécifique à l’annonce du diagnostic de MRKH est le développement d’un trouble du comportement alimentaire (TCA). Lorsque la symptomatologie alimentaire existe déjà, son évolution est alors significative avec, par exemple, le passage d’une anorexie restrictive à une boulimie. Dans ce contexte, quel sens et quelle fonction donner à la survenue de ce symptôme et à son évolution ? La réponse alimentaire peut-elle être envisagée comme la traduction de l’impasse du traitement psychique à l’annonce de l’agénésie utéro-vaginale ? Ou à l’inverse, comme une voie possible de réorganisation consécutive au traumatisme ?

Le MRKH ou l’agénésie utéro-vaginale

2 Le syndrome de MRKH se caractérise par une aplasie utéro-vaginale ; l’absence congénitale du vagin s’associe à des malformations de l’utérus [1]. Les ovaires sont présents mais l’utérus et les trompes sont absents ou partiellement développés. Le diagnostic est le plus souvent posé au moment de la puberté (entre treize - quatorze ans et seize - dix-sept ans) quand une consultation gynécologique est décidée à la suite de l’absence de règles chez la jeune fille, parfois bien longtemps après la connaissance de l’aménorrhée. L’errance médicale pré-diagnostique dure souvent de nombreuses années (avec une moyenne de deux à trois ans) et vient servir le refoulement des jeunes filles, tout comme le déni des parents, voire des médecins, jusqu’à l’invention par ces derniers de théories sexuelles : « Ne vous inquiétez pas, votre utérus va pousser ! ». Parfois, plus rarement, pour avoir tenté une relation hétérosexuelle génitale de facto impossible, certaines jeunes filles peuvent pressentir « un souci » aux effets traumatiques après-coup.

3 Les malformations qui touchent l’appareil génital (vagin et utérus), caractéristiques du syndrome, entraînent une prise en charge médico-chirurgicale spécifique en vue de construire et/ou restaurer un vagin fonctionnel. Toutefois, cette construction vaginale, soit par voie chirurgicale soit par dilatation proposée par les médecins pour garantir la faisabilité fonctionnelle du coït hétérosexuel [2], ne tient pas toujours compte de la temporalité psychique de ces jeunes filles pour une telle construction anatomique. L’annonce du diagnostic, la brutalité des paroles médicales prononcées, la rapidité parfois de la décision et de l’acte chirurgical ou thérapeutique, les introduisent au « sexe » sans qu’elles n’en comprennent encore ni le sens, ni les enjeux. Irruption d’un sexuel précoce très excitant et venant de l’extérieur donc, sans véritable préparation ni élaboration psychique. Le syndrome de MRKH et ses traitements deviennent donc un paradigme pour penser l’effraction du « sexe » dans le psychisme des adolescentes par la parole du médecin d’abord – souvent aussi par la mère, puis par l’acte médical ou chirurgical. Réelle effraction du sexe donc… et non du sexuel ?

Méthodologie de notre étude

4 C’est à la faveur d’une vaste étude médico-psychologique [3] constituée d’un volet médical et d’un volet psychopathologique, que nous avons rencontré quarante jeunes femmes atteintes du syndrome de MRKH, âgées de dix-neuf à trente-quatre ans (avec un âge moyen de vingt-cinq ans et demi). Cette recherche s’est engagée dans le Centre de référence des pathologies gynécologiques rares de l’Hôpital Necker-Enfants malades à Paris.

5 L’objet principal de notre travail de recherche porte sur l’appréciation de l’expérience intime après-coup de la découverte de l’agénésie utéro-vaginale et de ses traitements, survenue alors que les patientes avaient entre quatorze et vingt-quatre ans. Notons que le délai entre les premières investigations faisant suite à la découverte de l’aménorrhée et l’annonce diagnostique (intégrée par les jeunes filles) a pu aller parfois jusqu’à huit ans ; l’engagement dans la prise en charge médico-chirurgicale est alors repérée comme concomitante. Notre recherche leur a été proposée de deux à dix-sept ans après leur annonce diagnostique. Ainsi, notre travail clinique a consisté en une analyse rétrospective de leur expérience traumatique adolescente. Le récit des patientes a été recueilli à l’aide d’un entretien clinique à visée de recherche non directif ; deux épreuves projectives (Rorschach et TAT) leur ont également été proposées pour appréhender plus finement les modalités de leur fonctionnement psychique au moment des rencontres cliniques. Les données des entretiens font l’objet d’une analyse clinique thématique (Gueniche et al., 2016) ; les protocoles du Rorschach et du TAT sont analysés selon la méthode d’interprétation de l’École Française (Chabert, 1983 ; Brelet-Foulard, Chabert, 1990 ; Anzieu, Chabert, 1999) référée à la théorie psychanalytique du fonctionnement psychique. L’ensemble de nos données révèle le caractère traumatique de la découverte du MRKH pour toutes les patientes de notre échantillon. Notre attention se porte néanmoins sur un résultat inattendu qui fait ici l’objet de notre analyse.

Anorexie-boulimie et mrkh : liaisons dangereuses au féminin ?

6 Notre expérience clinique auprès des patientes anorexiques et boulimiques a constitué un support de réflexion pour appréhender la fonction du recours au symptôme alimentaire ou de son évolution dans l’expérience de ces jeunes femmes. Comme nous le savons, le travail du féminin à l’adolescence doit permettre le passage d’une sexualité phallique à l’investissement du vagin, du dedans et de l’invisible. L’acceptation de cette passivité engage plus que l’activité, l’empreinte de l’objet en soi ainsi que la capacité à perdre ; aussi, le narcissisme se doit-il d’être suffisamment solide et différencié. Faute de constitution d’un espace psychique propre, l’accès au féminin peut représenter un renoncement intolérable et constituer une menace d’effraction. L’anorexie et la boulimie survenant à l’adolescence apparaissent alors comme des recours salvateurs pour colmater la brèche narcissique élargie par l’irruption du sexuel génital en assurant le contrôle de la fermeture/ouverture des orifices corporels. L’emprise exercée sur le corps et ses besoins vient aussi inverser un rapport d’emprise fantasmatiquement redouté à l’objet.

7 Mais, qu’en est-il « lorsqu’il n’y a rien », autrement dit lorsque l’invisible du dedans équivaut à l’inexistant ? Quel est l’impact de ce renoncement imposé et de l’intervention active de l’objet externe dans la création d’un néo-vagin sur le narcissisme et le processus identificatoire au féminin ? Dans ce contexte, le symptôme alimentaire ne vient-il pas représenter une solution pour parer aux dangers de la reconnaissance de la perte et de l’irruption de la sexualité génitale ? Le contrôle exercé sur le corps et ses besoins est-il un moyen de réappropriation psychique des changements corporels et de l’excitation qui s’y associe ? Ces symptômes transitoires permettent-ils, enfin, le traitement d’angoisses impensables de passivation ?

8 Cinq patientes (12,5%) ont évoqué dans l’après-coup de l’annonce ou des conséquences de l’intervention chirurgicale une réaction plus ou moins intense de type anorectique et/ou boulimique transitoire et réversible, ou un changement significatif dans le mode d’expression du trouble alimentaire. Tout se passe comme si la survenue ou l’évolution de ces symptômes alimentaires chez nos cinq patientes interrogeait la façon dont le traumatisme de l’annonce de l’agénésie, tout comme de l’effraction de la chirurgie et/ou des dilatations vaginales, potentialisaient l’expression de fragilités narcissiques. Celles-ci ne trouveraient pas d’autres issues que la voie de l’agir alimentaire, lequel pourrait être appréhendé du fait de son caractère transitoire, comme une voie de traitement du traumatisme.

Spécificités du fonctionnement psychique de cinq jeunes filles

9 L’étude rétrospective du discours des cinq jeunes femmes ayant présenté une symptomatologie alimentaire à l’adolescence met au jour chez chacune d’elles des fragilités narcissiques variables en intensité mais constantes et antérieures à l’annonce du syndrome de MRKH. Sentiment d’abandon, carences affectives, préoccupations concernant l’image du corps, crainte de perdre l’amour de la part de l’objet apparaissent comme autant de problématiques récurrentes au fil des récits, et déjà à l’œuvre au moment de l’annonce ; l’absence réelle de vagin et d’utérus – et les techniques médicales invasives – viennent exacerber ces affects.

10 L’étude de leurs protocoles projectifs met en évidence l’acuité de l’atteinte narcissique voire identitaire cicatricielle. Alors que ces jeunes femmes ont, dans la réalité, accédé à une vie sexuelle avec un partenaire (à l’exception de l’une d’elles) et n’ont plus recours aux symptômes alimentaires, l’investissement du féminin reste éminemment conflictuel. Ainsi, de facture plutôt limite, les productions au Rorschach sont marquées par des persévérations anatomiques sur les organes génitaux internes, voire des références crues à des représentations corporelles mutilées et ouvertes. À défaut de pouvoir être reconnu et symbolisé, le manque se condense avec l’effraction corporelle (planche II : « Peau d’ours écrasée par terre » ; planche VI : « Ça me fait penser à un lapin disséqué »). Ces productions témoignent toutes de l’impossible investissement de la passivité où féminin et atteinte sont consubstantiels. D’ailleurs, les protocoles sont marqués par une absence d’identifications féminines stables ; les représentations humaines sont soit anonymes, soit masculines. Enfin, bien que peu efficaces pour lutter contre les excitations objectales et protéger les frontières corporelles mises à mal, les défenses narcissiques/phalliques à valence spéculaire sont prégnantes.

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Au-delà de ces modalités de fonctionnement psychique communes, l’analyse clinique du discours subjectif de chacune de ces jeunes femmes rend compte de la fonction à chaque fois singulière du symptôme alimentaire. Chez Léa, le syndrome de MRKH a été découvert à l’âge de dix-sept ans à la faveur d’une radiographie. Dans son discours, sa prise de poids réactionnelle (dix kilos) apparaît très étroitement articulée au renoncement à son projet de maternité. L’engagement dans une hyperphagie compulsive durant quelques semaines a alors pour fonction, dit-elle, de créer un « masque pour le ventre ». Ainsi, ce n’est pas tant l’agénésie utéro-vaginale qui fait traumatisme pour elle que l’impossible accès à une grossesse, vécue comme une sentence fantasmatique castratrice. La prise de poids semble avoir une fonction de colmatage de la brèche narcissique infligée par la castration réelle, le vécu d’incomplétude étant fantasmatiquement compensé. La prise de poids consécutive à l’annonce, les douleurs abdominales – comme celles de la menstruation –, semblent condenser la réalisation du désir et sa sanction (prise de poids et douleurs), et jouer comme réalisation hallucinatoire du désir de grossesse à laquelle la réalité de son anatomie la contraint de renoncer.
Chez Laurence, l’apparition de conduites hyperphagiques à la suite de l’annonce du syndrome de MRKH à l’âge de dix-sept ans s’associe à un vécu de détresse. Ses accès boulimiques semblent plutôt témoigner d’une défaillance des moyens d’élaboration psychique de la perte. Contrairement à Léa, ses affects de tristesse, générés par la découverte du syndrome de MRKH, peinent à se lier à des représentations et sont contre-investis par le recours à la sensation à travers l’agir alimentaire.
Pour Bénédicte, ce syndrome est découvert à l’âge de quinze ans. La chirurgie reconstructrice a lieu deux ans plus tard, à dix-sept ans. C’est à l’occasion de ses premières relations sexuelles, simultanées à la construction vaginale, que des vomissements surviennent et génèrent une perte de poids significative (dix kilos). La mère de Bénédicte apparaît peu encline à s’identifier aux besoins de sa fille de s’engager dans une vie sexuelle génitale, comme fréquemment en post-opératoire pour s’assurer de sa féminité et de la fonctionnalité de son vagin. Aussi la conduite anorectique de Bénédicte s’inscrit-elle en réponse à une injonction familiale, notamment maternelle, laquelle condamne les relations sexuelles avant le mariage. La jeune fille semble alors aux prises avec un sentiment de culpabilité massif que les vomissements ont pour fonction d’expier. L’accès à une sexualité génitale paraît générer un conflit de loyauté alors insoluble à l’égard d’une imago maternelle incarnant un juge sévère et répressif.
Enfin, chez Émilie, les accès boulimiques apparaissent après l’annonce, dès l’âge de quatorze ans. Le syndrome de MRKH survient dans un contexte de tableau clinique médical déjà lourd depuis l’enfance, assorti de nombreuses hospitalisations. Émilie se fait opérer à dix-sept ans et demi pour une vaginoplastie décidée par ses parents. L’intervention chirurgicale a des conséquences psychiques désastreuses qui la conduisent à consulter un pédopsychiatre : « Je ne pouvais pas supporter cette greffe ; je la refusais comme si j’avais un corps étranger en moi. » Quatre autres opérations très pénibles suivront pour parfaire la reconstruction vaginale. La jeune fille entend la parole médicale abrupte de l’annonce du syndrome comme un oracle interdicteur et castrateur : « Ça n’était pas : “ Je n’ai pas de vagin ni d’utérus ” mais, “ Je ne peux pas avoir d’enfant ”. » La boulimie apparaît assez vite comme un contre-investissement d’un vide interne (« Je n’avais rien et j’étais vide ; je n’étais pas une fille, d’où mon sentiment d’être un monstre. ») impossible à conflictualiser, d’autant que la soumission aux imagos parentales, notamment l’imago maternelle, est totale. Les accès boulimiques cèdent à l’âge de vingt-et-un ans, semble-t-il à la faveur d’une rencontre amoureuse qui la fait sortir de sa position masochique et lui permet d’être considérée par son compagnon « comme une femme désirable ».

12 Si certaines spécificités du fonctionnement psychique de ces cinq jeunes femmes méritent une analyse globale, c’est Janis qui retient notre attention tant sa réaction au diagnostic de MRKH est massive et inquiétante, voire paradigmatique. Son fonctionnement psychique aux limites préexistait probablement au diagnostic. Il n’en reste pas moins que l’éclosion de symptômes boulimiques consécutifs à une anorexie restrictive évolue depuis la puberté. Cela nous éclaire sur la façon dont la réaction à l’annonce traduit les difficultés, voire les impasses, de traitement et d’investissement du féminin éventuellement déjà là. Le trouble alimentaire, dans son nouveau mode d’expression symptomatique, semble aussi constituer pour elle une voie de réorganisation consécutive au trauma de l’annonce et de la chirurgie reconstructrice.

Janis : « il n’y a rien et ça me coupe l’envie »

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L’entretien et la passation des protocoles projectifs ont lieu avec Janis à ses vingt-huit ans. Si l’entretien a pour objet d’explorer rétrospectivement l’impact psychique de la découverte du syndrome de MRKH à l’adolescence à travers l’écoute du discours subjectif, les protocoles projectifs ont pour visée d’explorer ses modalités de fonctionnement psychique : type d’angoisses, registres conflictuels privilégiés et façon dont ils s’articulent avec les procédures défensives.
Janis nous parle d’une anorexie restrictive sévère à quinze ans, ayant nécessité une hospitalisation en pédopsychiatrie et un suivi diététique par un nutritionniste pendant deux ans. C’est à dix-neuf ans que son syndrome de MRKH est découvert à l’occasion d’examens gynécologiques réalisés (dès dix-sept ans) à sa demande alors qu’elle ne parvient pas à « avoir de rapports sexuels ». Janis se fait opérer pour la création d’un néo-vagin juste neuf mois après l’annonce diagnostique ; cette opération chirurgicale aurait déclenché, selon elle, une boulimie importante qu’elle justifie par la prescription médicale de prise de poids préopératoire. Les désordres alimentaires cèdent vers vingt ans. Actuellement, Janis travaille et vit en couple. Elle met particulièrement l’accent au cours de l’entretien sur son insatisfaction liée à une frigidité persistante.
Il est intéressant de constater que si elle ne présente plus aucun symptôme alimentaire depuis huit ans, son discours trahit encore des modalités de fonctionnement anorexique. La conflictualité intra-psychique apparaît sans cesse contre-investie par le recours à la réalité externe et la banalisation, comme si certaines traces traumatiques de l’adolescence et du syndrome de MRKH étaient encore difficiles à penser ; ses liens avec son monde interne et sa vie fantasmatique sont précaires. Ce sont des éléments extérieurs, objectifs, qui sont incriminés par la jeune femme comme étant responsables de son mal être. À l’inverse, les réponses au Rorschach rendent compte d’une hyperexcitation de la pensée qui déborde les capacités de contenance psychique et met en échec l’adaptation à la réalité. Toutefois, l’abondance de la productivité traduit une tachypsychie, une « contrainte à fantasmer » [4] selon l’expression de Ph. Jeammet, qui trahit paradoxalement une difficulté du travail de représentation ; la perte ne peut être en effet pensée et l’effervescence des productions semble venir pallier la précarité de l’intériorisation de l’objet.
Ces éléments contrastent avec un discours traduisant la volonté permanente de neutraliser les conflits pour éviter d’être débordée : « Moi, depuis que je suis toute petite, je sais que je n’aurai pas d’enfant. » Voici les mots prononcés par Janis lorsqu’elle évoque au cours de l’entretien son absence totale de préoccupations concernant la non survenue de ses règles au moment de la puberté. L’avènement des troubles anorexiques témoigne dans ce contexte d’un investissement conflictuel du corps et du féminin antérieur à la découverte du syndrome de MRKH. L’anorexie restrictive lui procure l’illusion d’un triomphe sur son corps comme sur l’objet, visiblement réactionnel à un sentiment d’impuissance ; une fantasmatique d’emprise par un objet dont la puissance est autant idéalisée que redoutée apparaît d’ailleurs toujours active aujourd’hui. L’irruption de représentations persécutrices massives révèle au Rorschach une fantasmatique de dévoration orale comme le montre sa réponse à la planche VII, planche à résonnance essentiellement féminine et maternelle : « Deux visages humains malfaisants comme s’ils grognaient, ils montrent les dents. »
Le discours rétrospectif tenu par Janis sur l’apparition de son anorexie montre combien le symptôme vient contre-investir la réactualisation des fragilités narcissiques dans l’après-coup de l’adolescence, majorées par la confrontation à la différence des sexes. Celle-ci suppose en effet un renoncement intolérable, « un non avoir », comme le souligne É. Kestemberg, entraînant « un sentiment d’incomplétude qui la renvoie à la dépendance dangereuse » [5]. Le symptôme d’aménorrhée constitue dans ce contexte un soulagement considérable pour Janis, confortant sa croyance en sa toute-puissance infantile. Encore aujourd’hui, les fantasmes bisexuels sont nettement repérables dans son discours : « Mes parents disent toujours, mes sœurs aussi, que je suis un peu comme un garçon », et plus loin au cours de l’entretien, elle se qualifie de « femme-enfant ». Aux épreuves projectives, l’impossibilité d’assumer un choix sexué est également toujours significative. On en trouve un exemple édifiant à la planche X du TAT, mettant à l’épreuve les possibilités de liaison entre les courants tendres et les courants sensuels : « Au premier abord, j’ai cru que c’était deux hommes. Là, c’est un homme, c’est sûr. (La psychologue lui demande de préciser l’endroit). Au-dessus. Et là, c’est une femme que j’ai d’abord prise pour un homme. Soit ils dansent un slow, soit l’homme réconforte la femme, soit la femme réconforte l’homme, soit c’est deux hommes (…). » La prégnance de la problématique de différenciation Moi/objet révélée par les tests projectifs situe ainsi le fonctionnement de Janis en-deçà de préoccupations identificatoires masculines et féminines dans un contexte où la différence des sexes n’est pas structurante.
La nostalgie de la période anorexique et du sentiment de maîtrise triomphant qui lui est associé est manifestement encore très vive au moment de l’entretien. Janis serait passée grâce à l’anorexie « du vilain petit canard à la reine du lycée ». « Je me suis rendue compte du pouvoir » ; « J’étais beaucoup plus séduisante, beaucoup plus dans la séduction, beaucoup plus sûre de moi surtout. J’avais l’impression que j’avais le monde à mes pieds ». « Avant, j’étais entre guillemets invisible, j’étais normale, fondue dans la masse. Du jour au lendemain, j’étais quelqu’un d’autre. Et là, le regard des garçons a changé, le regard des filles a changé ». L’importance incommensurable accordée par Janis au visuel, compte tenu de l’acuité d’une dépendance dont elle ne peut se départir, montre combien l’objet est sollicité dans sa fonction d’auxiliaire d’un narcissisme précaire et défaillant. La mobilisation du regard de l’autre semble dans son discours ne poursuivre d’autre but que de s’assurer d’une présence qui lui fait faire l’économie d’un travail psychique périlleux de séparation.
Certains récits du TAT montrent combien la perte demeure difficile à aménager et ne peut être pensée psychiquement. Voici son récit à la planche 3BM qui met à l’épreuve la capacité à élaborer la problématique dépressive : « J’ai déjà vu cette photo-là, elle me dit quelque chose. Pour moi, ça incarne le désespoir absolu. C’est une personne qui est abattue. Le dos vouté comme ça, à ce point… comme quand on apprend une nouvelle et qu’on est abattu… sur le coup… parce qu’après, on se reprend. On dirait un couteau là. Ce moment où on a l’impression qu’on ne s’en sortira pas. Pour moi, elle pleure, il n’y a pas de doute. Elle pleure et elle se dit vraiment comment je vais m’en sortir. (La psychologue lui demande s’il s’agit d’une femme). Pour moi oui, c’est une jupe, un chemisier de femme, une coupe de cheveux d’une femme d’une quarantaine d’années et puis les mocassins, pour moi, c’est féminin (…). » L’affect de tristesse érigé au début du récit ne peut être éprouvé du dedans et trouve par la suite une traduction corporelle. À défaut de pouvoir mobiliser un objet secourable, la confrontation à la perte suscite un effondrement à tonalité mélancolique. Les détails narcissiques associés à l’identification féminine apparaissent comme autant d’éléments extérieurs « visibles », mobilisés ici pour neutraliser une problématique dépressive impossible à élaborer. La prégnance accordée au visuel et à l’image du corps, l’utilisation de l’externe et la centration sur les enveloppes corporelles relèvent ainsi plus largement d’investissements périphériques qui tentent, comme le rappelle C. Chabert, d’effacer les impératifs des contraintes intérieures : « L’illusion est ouverte du côté du contrôle, de la maîtrise, du pouvoir sur les mouvements pulsionnels qui doivent être à tout prix muselés parce qu’ils dénoncent l’existence vivante et troublante d’un monde interne risquant sans cesse de déborder et d’envahir, en mettant à mal les capacités de contenance » [6].
La découverte du syndrome de MRKH procure ainsi dans un premier temps à Janis l’avantage de ne pas à avoir à penser le féminin qui est, compte tenu de ses fragilités, une source traumatique potentielle. Le manque et le vécu d’incomplétude engagés par l’annonce de l’absence de vagin et d’utérus semblent dans ce contexte l’objet d’un déni et d’une banalisation massifs pris dans le système défensif anorexique. Les défenses mégalomaniaques évacuent la blessure et le vécu d’impuissance. « Peut-être même que je me disais : ça fait de moi quelqu’un d’unique », dit-elle rétrospectivement à ce sujet durant l’entretien. La perspective de la chirurgie reconstructrice apparaît d’emblée pour elle comme une voie de colmatage magique de la béance narcissique ainsi infligée mais dont elle ne mesure pas encore les effets traumatiques après-coup : « “ Écoutez, je ne me souviens plus comment je l’ai pris. Je sais qu’en fait je me suis dit : “ Tant mieux s’il y a une opération comme ça, ça me permettra d’avoir une vie normale entre guillemets”.» Notons que ces éléments rejaillissent dans les protocoles sur un mode compulsif. Les représentations crues d’utérus interviennent en lieu et place de formes en creux ou de contenants et montrent l’impasse de la problématique identificatoire féminine (planche IV : « Les trompes de Fallope du côté de là où il y a les ovaires » ; planche VI : « Un filament comme ce que les radiologues pensaient comme mon vagin, mais finalement rien » ; planche VIII : « Un utérus, mais je ne vois pas trop pourquoi »). À travers ces contenus qui persévèrent, Janis surinvestit ce qui lui fait défaut et ce qu’elle ne parvient pas à symboliser.

Boulimie : tentative du traitement psychique du MRKH ?

14 La théorie rétrospective de Janis sur l’évolution de son symptôme alimentaire est à cet égard intéressante. C’est la création chirurgicale du vagin qui déclenche selon elle la boulimie et un effondrement dépressif massif, lui faisant perdre les bénéfices de son anorexie. « Faire le trou » par le truchement du bistouri du chirurgien à l’instar de l’annonce du « rien » est une réelle effraction, une nouvelle secousse narcissique qui désorganise le système autarcique de fermeture fragile, mais très rigide, préalablement édifié. Toutefois, force est de constater que la boulimie apparaît comme un progrès dans l’évolution clinique de Janis puisque les troubles alimentaires s’amendent ensuite rapidement. La libération des fantasmes boulimiques infléchit les défenses restrictives et ouvre la possibilité d’une confrontation au manque autrefois contre-investi. Dans ce contexte, l’injonction de prise de poids préopératoire imposée par le chirurgien, à laquelle Janis impute le déclenchement de « ses crises boulimiques », semble toutefois faire contrepoids à la contrainte anorexique qu’elle s’imposait jusque-là.

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La projection sur la figure du chirurgien du sadisme que Janis s’auto-infligeait dans l’anorexie, a peut-être créé ainsi les conditions d’une ouverture vers une scène fantasmatique sadomasochiste et l’investissement de l’objet sexuel. Le récit de la planche XI du TAT qui mobilise majoritairement des problématiques archaïques vient figurer ici, sur un mode symbolisé cette fois, une fantasmatique de pénétration. Signalerait-il l’ouverture possible vers un investissement du féminin moins menaçant ? : « Je vois une espèce de dragon. Je pense qu’on est dans une caverne où il y eu un éboulement parce que… parce qu’on chasse un dragon ou une créature monstrueuse, un peu fantastique. J’ai l’impression de voir un bonhomme. Quelqu’un qui a du mal à suivre la créature mais qui veut le faire parce qu’il s’est engagé à… engagé à pourchasser le dragon et à ramener la paix dans le village. Mais la tâche a été compliquée par l’éboulement qui a été causé par le dragon quand il a essayé de pénétrer dans la cavité (…). » Ainsi, tout semble se passer comme si l’opération chirurgicale de construction du néo-vagin fonctionnait comme le révélateur traumatique de l’impossible élaboration de la passivité, condensant à la fois la dénonciation de l’absence de vagin (et par voie de contiguïté d’utérus) et l’incarnation de l’effraction tant redoutée de la part de l’objet que l’anorexie lui permettait de contre-investir. Le remplissage boulimique, en ce qu’il vient figurer l’irruption de la sexualité génitale et combler le vide ainsi crée, constituerait après-coup une voie d’élaboration psychique du traumatisme.

16 Le cas de Janis nous semble paradigmatique pour penser les liens serrés entre troubles alimentaires (de plus ou moins forte intensité selon les jeunes filles), narcissisme, féminin et MRKH. Il nous semble en effet que l’évolution clinique de Janis est susceptible de montrer à la fois comment le syndrome de MRKH constitue un traumatisme (déclenchement de crises boulimiques violentes à la suite de la restriction anorexique) mais représente aussi une exigence de travail psychique susceptible d’acquérir une valeur réorganisatrice après-coup (disparition des symptômes alimentaires quelques mois après l’opération chirurgicale).

17 Rappelons que nos cinq jeunes femmes de l’étude ont révélé, dans une temporalité différente, une prise ou perte de poids, isolée ou pas, mais toujours réactionnelle à l’annonce diagnostique survenue à l’adolescence. À distance, nous avons constaté combien les protocoles de projectifs pouvaient apparaître comme des contre-investissements du vide intérieur, témoins d’hallucinations négatives. En ce sens, la boulimie constitue le remplissage d’un vide toujours là. On constate d’ailleurs d’un point de vue clinique et dans l’après-coup de la chirurgie vaginale la difficulté chez ces jeunes filles d’investir leur corps interne nouvellement créé. Dans certains cas, la contrainte à penser/panser l’intérieur du corps qu’impose le syndrome de MRKH et son traitement médico-chirurgical peut constituer un moteur pour l’émergence du corps libidinal à la condition que ces jeunes filles disposent d’une « chambre à soi » éloignée de la mère – la relation mère-fille dans ce contexte clinique tendant à la fusion/confusion. Aussi notre dispositif psychothérapique propose-t-il un espace pour les jeunes filles et un autre espace séparé pour leurs mères, portés par l’une et l’autre psychologue du Centre de référence des pathologies gynécologiques rares. Libidinalement investies au sein d’une relation animée, les paroles adressées aux jeunes filles, celles de la psychologue comme celles du chirurgien et/ou de la gynécologue, peuvent ainsi leur permettre de faire du « rien » un corps interne créé vivant.

Notes

  • [*]
    À contribution égale de Karine Gueniche et Sarah Vibert.
  • [1]
    Le syndrome de MRKH touche 1/4000 à 1/8000 nouveau-nés de sexe féminin. Dans certains cas, des malformations (squelette, rein) peuvent être associées à l’aplasie utéro-vaginale. Pour apprécier plus finement les conséquences d’un tel syndrome tant au niveau somatique que psychologique, nous invitons les lecteurs à se référer à quelques travaux non exhaustifs, parmi lesquels : Kaplan (1970) ; David, Carmil, Bar-David et al. (1975) ; Holt, Slade (2003) ; Louis-Sylvestre, Paniel (2005) ; Khen-Dunlop, Lortat-Jacob et coll. (2007).
  • [2]
    Il s’agit des normes médicales qui prévalent depuis Hippocrate.
  • [3]
    Protocole Hospitalier de Recherche Clinique : évaluation de la qualité de vie globale et sexuelle et impact de la prise en charge chirurgicale et non chirurgicale de l’aplasie vaginale chez des patientes atteintes d’un syndrome de MRKH.
  • [4]
    Jeammet, 1991, p. 86.
  • [5]
    Kestemberg É., Kestemberg J., Decobert, 1972, p. 163.
  • [6]
    Chabert, 2006, p. 33.
Français

À l’appui des données cliniques et projectives issues d’une recherche médico-psychopathologique proposée à des patientes atteintes d’une agénésie utéro-vaginale, notre travail propose l’analyse d’une réaction fréquente de nature anorectique et/ou boulimique à l’annonce diagnostique au moment de l’adolescence. Une étude de cas étaye notre réflexion sur l’accès à la vie sexuelle féminine et porte l’accent sur le traitement psychique à l’œuvre dans la construction de l’intériorité psycho-corporelle.

Mots-clés

  • Syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser ou syndrome de MRKH
  • Annonce diagnostique
  • Troubles du comportement alimentaire
  • Méthodes projectives
  • Travail du féminin

Bibliographie

  • anzieu d., chabert c. (1999). Les méthodes projectives. Paris : PUF, 2004.
  • brelet-foulard f., chabert c. Éds. (1990). Nouveau manuel du TAT. Approche psychanalytique. Paris : Dunod, 2003.
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Karinne Gueniche
Univ. Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
PCPP, EA 4056
92100 Boulogne-Billancourt, France
karinne.gueniche@parisdescartes.fr
Sarah Vibert
Univ. Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
PCPP, EA 4056
92100 Boulogne-Billancourt, France
sarah.vibert@parisdescartes.fr
Chloé Ouallouche
Psychologue clinicienne [Hôpital Necker-Enfants Malades, Centre de référence des maladies endocriniennes rares de la croissance (CRMERC) et Centre de référence des maladies gynécologiques rares (PGR)].
Nicole Nataf
Psychologue clinicienne, Psychanalyste.
Michel Polak
Pédiatre diabétologue-endocrinologue [PUPH, Service d’endocrinologie, diabétologie et gynécologie pédiatrique, NEM, PGR, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité].
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2016
https://doi.org/10.3917/ado.097.0525
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