CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce numéro présente une série de contributions situées au carrefour de l’esthétique et de la psychanalyse. Ces deux termes liés ensemble introduisent à un débat. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’appliquer des significations « psychanalytiques » à l’œuvre, mais bien davantage de se laisser toucher par elle et de se rendre disponible aux effets d’inconscient qu’elle provoque.

2En ce sens, il sera non seulement question du plaisir esthétique, mais plus exactement du champ de la jouissance et de la création. Le corps et le dire de l’œuvre s’imposeront alors comme ce qui est bon à éprouver et à connaître. Aussi les définitions conventionnelles de la sublimation seront-elles interrogées en particulier au regard de la position mélancolique. Des champs divers des arts et de la création mettront à l’épreuve la raison psychanalytique : danse, musique, cinéma, arts plastiques et littérature.

3Le référentiel théorique étant lacanien pour la plupart des textes réunis ici, nous en résumons les grandes articulations concernant les liens entre corps et dire de l’œuvre.

4La question de la jouissance, telle qu’elle est introduite par Lacan dans le Séminaire L’envers de la psychanalyse, implique une logique ternaire qui échappe au principe de non-contradiction et de tiers exclu. Lacan trouvera dans le nœud borroméen la structure nécessaire pour écrire cette logique « c’est une écriture, une écriture qui supporte un réel [4] » et de ce fait, son introduction « change le sens de l’écriture [5] ». C’est une écriture qui possède un volume, elle est produite par l’inscription du signifiant comme coupure de l’étoffe de la substance jouissante. Ainsi, l’écriture devient non seulement transcription d’une parole mais aussi marque, trace.

5Cette approche permet de considérer l’image, plastique ou acoustique, et le corps, comme pouvant être le support d’une écriture. Tout art peut dès lors être considéré comme un faire qui n’est pas sans lien à la lettre, le style n’étant, dès lors, que la marque de la singularité par où le sujet manifeste son mode de rapport à la jouissance et donc au langage car « chez le l’être parlant, la jouissance est appareillée [et …] d’appareil, il n’y a pas d’autre que le langage [6] ».

6Dans ce champ de la Jouissance, le Réel n’est pas sans faille, c’est un Réel troué par l’impossibilité d’établir le rapport sexuel, d’où la nécessité d’invention par l’inconscient d’un savoir qui vienne y suppléer. Cette part d’invention, de création qui ne s’autorise ni du sujet ni de l’Autre et ce, quelle qu’en soit la structure, psychotique ou névrotique, organisant pour chacun les modalités de la jouissance, est désignée par Lacan comme Sinthome (ancienne écriture du mot symptôme). Sinthome qui noue le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.

7La lettre étant inhérente au Réel par la jouissance glottique qu’elle colporte, au Symbolique en tant qu’elle porte le signifiant, et à l’Imaginaire en tant qu’elle est, non seulement image sonore, mais aussi, comme le souligne Lacan, dessin. Dès lors, l’invention du savoir inconscient ne peut être que de l’ordre de l’écrit défini par Lacan comme « Le savoir supposé sujet [7] ». C’est de ce même savoir sans sujet dont il s’agit dans le dire de l’œuvre qui dépasse les dits de l’artiste. Les œuvres d’art en ce sens permettent de cerner quelque chose du processus de création de nouveaux savoirs dont le surgissement échappe à celui qui les produit. En psychanalyse, le savoir est aussi « un savoir en cours de construction [8] », il ne s’avère, « que d’être lisible [9] », un savoir y faire avec la lalangue dont le psychanalyste doit se rappeler « qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède [10] » en lui frayant la voie. Le parcours artistique peut servir de lieu d’élaboration de la question du nom qui tisse la trame subjective : « l’art, l’art par lequel on tisse, l’art est aussi une métaphore [11] ».

8Dès lors l’effet esthétique peut être entendu comme la lecture du dire de l’œuvre par chaque spectateur. Chaque lecture produit un effet de sens mais aussi, et surtout, de non-sens, ouvrant le champ d’interprétation. Ceci implique de ne pas réduire l’esthétique à la simple recherche du beau. Le mot esthétique vient de « esthésie », sensation, sensibilité, du grec aisthêtikos, sentir, elle fait appel au corps et si un corps cela se jouit, « cela ne se jouit que de le corporiser de façon signifiante [12] ». Il n’y a donc pas d’esthétique sans jouissance qui ne consonne avec le « parasite langagier », la jouissance est appareillée par le langage. La valeur esthétique d’une œuvre n’est donc pas un absolu, le dire qu’elle enferme se propageant en écho à travers le gouffre du temps, résonne dans le vide structural, qu’elle occulte et révèle, différemment selon les époques et les destinataires.

9Trois textes : Écrire la mort, La danse et la lettre et Une provocation qui se fait voyage sont issus de la Journée « Écriture et Création », organisée par le CRPMS le 19 novembre 2011.

Notes

  • [1]
    Psychanalyste, psychologue clinicienne (Paris Diderot), CMPP d’Étampes. Membre de l’EPFCL. Docteure en psychanalyse. graciela.prieto@wanadoo.fr
  • [2]
    Psychologue clinicienne. Doctorante à l’UFR Sciences Humaines Cliniques, Université Paris Diderot.
  • [3]
    Psychanalyste. Membre de l’Association Française des Anthropologues. Maître de conférences hors classe des Univeristés. Laboratoire CRPMS (Université Paris Diderot). douvilleolivier@noos.fr
  • [4]
    Lacan, Séminaire XXII : R.S.I., leçon du 17 décembre 1974. Inédit.
  • [5]
    Id., Séminaire XXIII : Le Sinthome, leçon du 11 mai 1976 (Paris : Seuil, 2005, p. 144).
  • [6]
    Id., Séminaire XX : Encore, leçon du 13 février 1973 (Paris : Seuil, 1975, p. 52).
  • [7]
    J. Lacan., Séminaire XXI : Les non-dupes errent, leçon du 9 avril 1974. Inédit.
  • [8]
    Ibid., leçon du 12 mars 1974. Inédit.
  • [9]
    Id., Résumé du Séminaire XV : L’acte analytique, 1968, dans Autres écrits, op. cit., p. 376.
  • [10]
    J. Lacan, « Hommage à Marguerite Duras », dans Autres Écrits, op. cit., p. 192.
  • [11]
    J. Lacan, Séminaire XXV : Le moment de conclure, leçon du 11 avril 1978. Inédit.
  • [12]
    J. Lacan, Séminaire XX : Encore, leçon du 19 décembre 1972 (Seuil, op. cit., p. 26).
Graciela Prieto [1]
  • [1]
    Psychanalyste, psychologue clinicienne (Paris Diderot), CMPP d’Étampes. Membre de l’EPFCL. Docteure en psychanalyse. graciela.prieto@wanadoo.fr
Yulia Popova [2]
  • [2]
    Psychologue clinicienne. Doctorante à l’UFR Sciences Humaines Cliniques, Université Paris Diderot.
Olivier Douville [3]
  • [3]
    Psychanalyste. Membre de l’Association Française des Anthropologues. Maître de conférences hors classe des Univeristés. Laboratoire CRPMS (Université Paris Diderot). douvilleolivier@noos.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/12/2012
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