CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En guise d’introduction, je voudrais rappeler une trilogie en dehors de laquelle on est sûr de se tromper encore plus dans la prédiction à 15 ans que si l’on avait recours aux entrailles de poulet (les Romains avaient parfaitement compris que si les prévisions étaient toujours fausses, la prospective, elle, était essentielle). Leur système avait en outre le mérite d’être bon marché, et éco-compatible.

2Il est très important en effet de distinguer les trois étapes de tout effort de prévision : Analyse, Anticipation, Prospective. Cela vaut aussi bien pour la recherche de type universitaire, que pour la recherche « policy-oriented » des Think Tanks, que pour les travaux des départements officiels, comme le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères. Certes, il existe des interfaces entre ces trois domaines.

3J’étudierai la question aujourd’hui dans notre contexte de Stratégie. C’est-à-dire que l’action reste toujours, au moins à l’horizon, en asymptote. Avec un effet particulier : toute action menée en fonction d’une prévision modifie les données de la situation et aboutit à des changements nécessitant une nouvelle prévision. Action et prospective sont ainsi en relation dialectique. Les grands stratèges et les grands politiques sont ceux qui savent aussi quand il convient de ne rien faire.

4La trilogie que j’évoque n’est pas toujours clairement prise en compte par les décideurs. La fonction des Livres blancs « renseignement et anticipation » est déjà un progrès, mais elle ne couvre que les deux premiers aspects ; et il existe des besoins au-delà, à plus long terme : ils relèvent de la prospective. Certes, cette fonction est reconnue. Le ministère des Affaires étrangères dispose depuis le début des années 1970 d’un Centre d’analyse et de prévision (CAP, devenu CAPS avec un S pour Sécurité) [1]. La DGRIS et la DGSE ont également des départements de Prospective : celle-ci est en effet un besoin évident pour le long terme. Car l’anticipation, c’est pour le court terme : « the next move ». Cela relève de la tactique, alors que la prospective relève de la stratégie.

5L’anticipation est donc structurellement différente de la prospective, mais je crains un peu une confusion actuellement. Car il existe un danger : confondre ou relier trop rapidement les trois étapes. Or elles exigent le recours à des méthodes différentes. Et il me semble que l’on ne distingue pas assez l’anticipation, directement opérationnelle, et la prospective à long terme.

6Le livre de Hervé Coutau-Bégarie 2030, la fin de la mondialisation ?, aboutissement d’une commande de la DAS en 2003, paru sous forme de livre en 2008, nous donne l’occasion d’une réflexion sur ces questions qui le passionnaient. Que Jérôme de Lespinois et Fabrice Roubelat, qui ont organisé cette journée pour l’ISC, ainsi que l’IRSEM et le CESA qui y ont participé soient vivement remerciés ici.

Analyse

7« La connaissance objective des faits », selon la formule de Raymond Aron. Ce n’est pas si facile : Henri-Irénée Marrou [2] en niait même radicalement la possibilité théorique en ce qui concernait le passé. Mais si on ne peut pas connaître le passé, peut-on connaître le présent ?

8On peut sortir de cette aporie en distinguant deux sortes de connaissances et de compréhensions :

  • celle des structures historiques, géopolitiques, culturelles, religieuses, sociales, etc. Ce que l’on appelle aujourd’hui les Area studies ;
  • mais aussi la connaissance et la compréhension de la situation immédiate, qui peut être en rupture avec les structures : car une structure ne débouche pas forcément sur un événement. Donc le Renseignement a sa place, le renseignement étant ici compris au sens large, incluant les informations actuelles significatives, même ouvertes. Car le plus difficile n’est pas d’avoir « du » renseignement, il surabonde, mais de distinguer celui qui est pertinent.

9Ce qui nous amène au « Cycle du renseignement » :

  • recherche (il faut savoir ce qu’on doit chercher, afin de poser des questions pertinentes) ;
  • analyse (en croisant le renseignement avec d’autres sources aussi, ouvertes : presse, travaux universitaires…) ;
  • exploitation, en établissant à partir des différents renseignements secrets et ouverts un tableau d’ensemble et en orientant les actions nécessaires en fonction de celui-ci.

10C’est un processus itératif par induction, selon les catégories d’analyse définies dès Aristote et reprises par Descartes : induction à partir des faits particuliers observés pour échafauder des théories générales, vérification ensuite de ces théories en les confrontant aux faits, par un processus de déduction.

11Il est bien évident que le Renseignement en vue de l’action, le Renseignement stratégique, ne peut se dispenser de l’anticipation et de la prospective. En effet une photo à l’instant T ne suffit pas, il faut pouvoir dégager des tendances sinon le renseignement va être défraichi avant même de pouvoir être exploité.

Anticipation

12L’anticipation concerne le court terme. Il y a l’anticipation militaire opérationnelle : reconnaissance, observation, satellites, drones ; mais ce n’est pas vraiment le sujet ici. L’anticipation politique, qui nous concerne au premier chef, nécessite au départ une bonne analyse. Mais ensuite on change de registre, car on n’étudie plus une situation, mais un flux. On retrouve évidemment les catégories de l’Analyse, mais ici le poids du Renseignement est encore plus fort.

13Le danger en effet, c’est l’hypothèse implicite de la reconduction des processus précédents et la difficulté à percevoir ce qui est nouveau. C’est, surtout avec l’évolution actuelle des Sciences humaines, le risque de faire reposer l’anticipation sur des analyses trop structurelles. Et en particulier de succomber à une trop grande rationalisation, à l’abstraction : c’est un défaut humain universel mais renforcé par notre système d’éducation français. Quand on ne sait pas, on n’observe pas, on n’expérimente pas, mais on rationalise, ou plutôt on ratiocine.

14Premier exemple : la réunification de l’Allemagne en 1989-1990. Le consensus officiel français à l’époque était que la réunification était hors de question : elle aurait des conséquences si graves pour l’URSS que s’il y avait une démocratie populaire où rien ne pouvait bouger, c’était bien la RDA ! Pour ma part j’étais persuadé que la réunification restait à l’ordre du jour, même si j’étais bien incapable de prévoir la moindre date. J’y étais conduit par ma connaissance de l’histoire du pays ainsi que par ma fréquentation des Allemands depuis 1956. Mais la mauvaise analyse de la situation était très majoritaire ; car elle constituait une rationalisation commode d’un wishful thinking national… [3]

15Dans un premier temps, le manque de réaction à Paris était dû à un problème d’analyse. L’anticipation nécessite une bonne analyse. Mais en 1989 on changeait de tempo, et il fallait passer à l’anticipation à court terme : il fallait d’abord comprendre que ça allait bouger très vite, il fallait anticiper ! C’était évident dans les conversations que l’on pouvait avoir avec les Allemands dès début 1989 : la Chancellerie fit prévenir l’Élysée et le MAE. Aucun intérêt pour la question, je dirais même aucune compréhension du message ne se manifesta (d’ailleurs encore en octobre 1989 une note de 60 pages du directeur d’Europe au Quai envisageait une vague confédération 25 ans plus tard…). Le seul organisme qui paraît avoir compris, à mon avis, a été la DGSE.

16Un renseignement sur la teneur des contacts entre Bonn et Budapest en juin-juillet aurait été utile pour comprendre l’accélération du tempo : on sait maintenant que ce sont ces contacts qui ont lancé le processus final. La DGSE avait-elle ce renseignement ? C’est possible, ce n’est pas sûr. Si on a eu le renseignement, alors il n’a pas été correctement exploité, à cause des idées reçues dominantes….

17Deuxième exemple : le Brexit. Peu ont pensé qu’il était possible. Cela supposait et une bonne analyse de l’Union européenne, et une bonne connaissance de la Grande-Bretagne… L’anticipation concerne désormais la question de savoir si on verra un Hard ou un Soft Brexit. J’anticipe pour ma part un Hard Brexit, avec de graves conséquences pour la France, d’ordre économique et militaire. Pourquoi ? Parce que l’Union européenne est incapable de la flexibilité qui serait nécessaire pour qu’il en aille autrement, et parce que ni Berlin ni Paris ne veulent vraiment trouver des compromis. Mais d’autres sont plus optimistes : on verra…

Prospective

18La prospective est beaucoup plus difficile. Elle concerne le long et le très long terme. C’est forcément très hypothétique. Et par définitions, on n’a pas de Renseignements. Il faut faire appel à des données structurelles à longue terme :

  • géographie ;
  • démographie (même si elle n’est pas toujours un indicateur sûr : on n’avait pas prévu la baisse de la démographie française après 2015 sans doute à cause des mesures fiscales et de la réforme des allocations décidées depuis 2012) ;
  • économie, pour laquelle l’extrapolation est fort difficile ;
  • religion, culture, politique : leur évolution est encore plus difficile à prévoir.

19Comparons deux exercices de prospective : Hervé Coutau-Bégarie en 2003, 2030, la fin de la mondialisation ? Et la CIA en 2012, traitant le même horizon : Global Trends 2030. Ouvrage on va le voir moins utilisable, et certainement plus coûteux !

20On constate une différence fondamentale : la CIA essaie de bâtir des scénarios, assez précis ; il y en a beaucoup, fort divers ; certes, on retrouve pour chaque scénario une cohérence interne des facteurs, mais elle est plutôt reconstruite qu’analysée.

21Hervé Coutau-Bégarie a recherché plutôt les « systèmes », au sens de Raymond Aron :

  • système politique, relevant de la sphère internationale ;
  • système économique, relevant de la sphère multinationale ;
  • système culturel, etc, relevant des phénomènes transnationaux.

22L’ensemble se relit bien aujourd’hui, y compris pour la démographie (même s’il ne pouvait pas prévoir le recul français depuis 2015, dû à une variable politique exogène…). Il a relevé les possibilités de ruptures et d’inflexions, mais plutôt dans le sens des crises du système et de l’anarchie internationale : il n’a pas vu venir le Brexit et le Trumpisme (sont-ce d’ailleurs de simples épisodes, ou annoncent-ils une inflexion à long terme ?). C’est-à-dire le nouveau clivage, qui n’est plus Droite/Gauche, mais entre partisans et adversaires du mondialisme.

23Mais il a eu bien raison, plus que des « scénarios », de rechercher des points de rupture et d’inflexion, et de s’intéresser aux systèmes :

  • les systèmes et leurs évolutions sont plus faciles à prédire que les relations internationales ou les changements géopolitiques ;
  • ils ont d’autre part plus d’inertie, au sens des physiciens ;
  • et ils aident à éviter de tomber dans l’utopie, comme John Maynard Keynes dans sa propre prédiction pour 2030 : dans son livre de 1930, Lettre à nos petits-enfants, il annonçait que 100 ans plus tard la nécessité économique aurait disparu, entraînant un changement complet des modes de vie, de la morale, de la société. C’était la même utopie que celle de Karl Marx dans son Idéologie allemande.

24Hervé Coutau-Bégarie a donc fait mieux que la CIA, Keynes et Marx réunis !

Notes

  • [1]
    Sabine Jansen, « Les débuts du Centre d’analyse et de prévision : expertise et prospective au service de la politique étrangère (1973-1978) », Stratégique, n° 113, 2016.
  • [2]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Le Seuil, 1954.
  • [3]
    Georges-Henri Soutou, « L’impact des Révolutions en Europe de l’Est et la fin du gorbatchévisme », Histoire et Liberté, n° 47, mars 2012.
Français

On distingue les trois étapes de tout effort de prévision : analyse, anticipation, prospective. Dans notre contexte de Stratégie, l’action reste toujours, au moins à l’horizon, en asymptote. Mais toute action menée en fonction d’une prévision modifie les données de la situation et aboutit à des changements nécessitant une nouvelle prévision. Action et prospective sont ainsi en relation dialectique.

Mots-clés

  • prévision
  • analyse
  • anticipation
  • prospective
  • stratégie
English

Analysis, anticipation, foresight

Any effort to predict the future goes through three successive stages: evaluation, anticipation, foresight. In our context of strategic studies, implementation is always present, at least on the horizon, as an asymptote. But implementation following a prediction alters the situation and leads to changes, necessitating a new prediction. Implementation and foresight are thus in a dialectical relationship.

Keywords

  • forecasting
  • analysis
  • anticipation
  • foresight
  • strategy
Georges-Henri Soutou
Georges-Henri Soutou, de l’Institut, professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, président de l’Institut de stratégie comparée.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/04/2018
https://doi.org/10.3917/pstrat.008.0013
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