CAIRN.INFO : Matières à réflexion
linkThis article is available in English on Cairn International
à Claire et Alain

1Si vous consultez les registres de documents officiels de l’Union européenne, vous y trouverez pléthore de textes qui préconisent « l’harmonisation des politiques d’asile », et annoncent régulièrement l’avènement d’une « politique d’asile européenne » (traités, conclusions du Conseil de l’Union européenne, directives, Pacte européen sur l’immigration et l’asile, etc.). Un bien étrange jargon qu’il s’agit ici de traduire. Ce faisant, nous pourrons examiner si cette notion de politique d’asile européenne recouvre une quelconque réalité ou en masque d’autres. In fine, il s’agit de comprendre ce que la coopération entre certains États membres de l’Union européenne, à partir des années 1980, et – depuis la mise en œuvre du traité d’Amsterdam en 1999 – la « communautarisation » des politiques d’asile nationales signifient pour les personnes concernées, réfugiés « en puissance », voire pour les associations qui les accompagnent. Tout un ensemble d’institutions européennes en dehors de l’ue participent à la façon dont les politiques nationales se font au jour le jour, de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg aux forums interministériels de la Conférence intergouvernementale sur la migration, l’asile et les réfugiés. Et les États s’appuient aussi logistiquement sur des organisations infranationales comme le Haut Commissariat pour les réfugiés (hcr) des Nations unies ou l’iom à Genève (Organisation mondiale pour les migrations) pour trier les réfugiés potentiels et/ou rapatrier les demandeurs d’asile. Nous espérons que, au-delà de cette complexité institutionnelle, les objectifs de la politique des gouvernements de l’Union apparaîtront clairement : diminuer les flux et contourner les contraintes qui pèsent éventuellement sur leur action, qu’elles soient d’ordre juridique ou diplomatique.

2Le demandeur d’asile cherche un lieu, un ?????, où il se sentira protégé, un refuge en quelque sorte. Pour cela, il doit quitter un pays pour un autre et espère des jours meilleurs. Sans pour autant que l’on reconnaisse juridiquement son statut de « réfugié », selon la Convention de Genève de 1951 et le protocole de 1967. La politique d’asile européenne est aussi un topos mais il s’agit ici de son acception en rhétorique, c’est-à-dire un lieu commun, un motif récurrent dont on se doit d’interroger le sens. En effet, on l’imagine plutôt comme une entrée dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764) qui dénonçait « l’infâme ». Ou sur le mode « réfugié : toujours faux » dans Le Dictionnaire teinté d’humour noir des idées reçues de Gustave Flaubert, publié en 1913. Politique européenne d’asile (version Flaubert) : « Ne laisser entrer personne du sud de la Méditerranée au nom de la solidarité entre peuples européens » ; politique européenne d’asile (version Voltaire) : « Comme la transsubstantiation … seuls les dévots y croient ou l’ont vue. »

3Trois questions serviront de fil d’Ariane à notre court article : pourquoi ou plutôt comment les institutions de l’Union européenne ont pu se saisir des questions d’asile ? Si tant est que l’on puisse parler de « politique européenne d’asile », sert-elle les intérêts de tous les pays européens ? En d’autres termes, est-ce une politique solidaire ou une politique à la carte pour certains et avec menu imposé pour d’autres ? S’agit-il enfin de porter asile à des personnes menacées ou d’empêcher leur arrivée et leur accès à la procédure qui déterminera si ces personnes doivent se voir reconnaître le statut de réfugié ou un statut de protection temporaire ?

Un court rappel historique

4Comment l’Union européenne a-t-elle obtenu des compétences en matière d’asile ? La cee (Communauté économique européenne de 1957), elle-même rejeton de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), n’avait pas vocation à traiter de questions comme l’asile ou le sort des réfugiés. Cela ne veut pas dire que l’intégration européenne n’avait pas des fins politiques dans un contexte particulier : l’après-Holocauste et la guerre froide ; c’est-à-dire après l’abandon des Juifs qui avaient cherché refuge en Europe de l’Ouest. Et alors que la défection des citoyens du bloc de l’Est qui demandaient l’asile à l’Ouest démontrait que le bloc Atlantique gagnait, selon l’expression étatsunienne, la guerre « des cœurs et des esprits ».

5C’est au niveau international que se négocie la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, mais elle reflète les préoccupations des États européens. En Europe, c’est au sein du Conseil de l’Europe qu’est élaborée la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée en 1950 pour permettre de condamner les États signataires ne respectant pas les droits de l’homme en cas de changement de régime. La Cour européenne des droits de l’homme (cedh) qui interprète la convention aura à juger de cas de déboutés de l’asile en instance d’expulsion. Dans certaines affaires, ces « déboutés » couraient un risque réel dans le pays où on voulait les renvoyer, dans d’autres cas, impliquant la Grèce, la Cour a condamné les conditions dégradantes dans le centre de rétention dans lequel ils se trouvaient en attendant leur reconduite à la frontière. En effet, à partir des années 1980, des arrêts de la cedh invoquant l’article 3 de la convention (« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ») feront écho à l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 sur le non-refoulement (« Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques »). La Cour s’est aussi prononcée sur la violation d’un autre article de la convention (art. 13) à propos de l’absence de recours lors de procédures d’asile « accélérées ».

6Si l’historien Gérard Noiriel présente l’asile comme un exemplum de « la tyrannie du national » [1], on ne peut ignorer la dimension transnationale de la gestion des réfugiés après 1945. Cependant, il ne faut pas opposer droit international et souveraineté nationale. La Convention de Genève donne de nombreuses prérogatives aux États signataires qui, par ailleurs, sont libres d’aller plus avant dans l’accueil de victimes de persécution. C’était le cas de la République fédérale allemande dont l’article 16 dans la Loi fondamentale de 1949 stipulait, en réaction à la période nazie, « Les persécutés politiques jouissent du droit d’asile », avant qu’une réforme de 1993 n’en limite le champ d’application.

Un bref état des lieux

7Les faits sont têtus, leur lecture est complexe. En mars 2012, Eurostat, qui produit les statistiques officielles de l’ue en collectant, harmonisant et agrégeant les données fournies par les instituts nationaux, publiait les chiffres suivants : 301 000 demandes d’asile en 2011 dans les 27 membres de l’ue, 75 % de décisions de refus en première instance, 12 % se sont vu octroyer le statut de réfugié, 9 % une protection subsidiaire et 4 % une autorisation de séjour pour des raisons humanitaires [2]. Que penser de ces chiffres par rapport à la thématique de ce numéro et de cet article ? Tout d’abord, Eurostat ne fait que reproduire des données fournies par d’autres et ne peut qu’alerter le lecteur sur le fait que demandes enregistrées et décisions n’ont pas forcément lieu la même année, que 10 % des demandes sont en fait des deuxièmes demandes parmi ces 301 000, mais qu’une demande peut correspondre à plusieurs personnes s’il s’agit d’un(e) réfugié(e) et de sa famille. On peut aussi comparer ce chiffre de 301 000 à d’autres dans le temps : en 1992, le système allemand va devoir traiter près de 480 000 demandes (un record), avant que les demandes ne baissent à une moyenne de 100 000 par an entre 1994 et 2004 [3] et que le Royaume-Uni et la France viennent lui ravir les premières places dans le classement des demandes d’asile en chiffres absolus. Toujours d’après Eurostat, près de deux millions de nouveaux migrants arrivent « de façon régulière » ou sont régularisés chaque année dans l’Europe des 27, l’asile ne représente donc qu’une petite partie des flux migratoires. L’Europe est-elle encore une terre d’accueil[4] ?

8En 2011, à l’échelle de l’ue les demandeurs d’asile étaient principalement des citoyens d’Afghanistan (28 000, soit 9 % de l’ensemble des demandeurs), de Russie (18 200, soit 6 %), du Pakistan (15 700, soit 5 %), d’Irak (15 200, soit 5 %). À part la Russie, ces pays sont depuis longtemps identifiés par les comités d’experts européens comme pays d’émigration [sic]. En 1998, un groupe de haut niveau « Asile et Migration » a été institué par le conseil Affaires générales de l’ue afin d’élaborer des plans d’action pour collaborer avec certains pays au regard du nombre des demandeurs d’asile et des migrants qui en proviennent. L’Afghanistan et l’Irak y figuraient ainsi que la Somalie, le Sri Lanka, l’Albanie et le Maroc (pays dits « d’origine et de transit »). Mais de nombreux pays européens largement impliqués dans des opérations militaires en Irak et en Afghanistan renvoient néanmoins Afghans et Irakiens en « zones sûres » dans leur pays d’origine, dans des camps gérés par le hcr autour de Kaboul ou à Bagdad. Doit-on alors parler de politique d’asile ou de politique de retour dans des pays en guerre ?

9Faute de mieux, gardons ce chiffre de 301 000 demandes en 2011. Là encore que nous dit-il ? Pour le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies, le diagnostic est le suivant : l’Europe n’a accueilli que 2 % des personnes déplacées par « les troubles en Afrique du Nord en 2011 », bien que « le débat public sur l’asile ait été dominé par la question des mouvements de population entre les deux rives de la Méditerranée » [5]. Dans les années 2010-2011, l’Union européenne a enregistré environ un tiers des demandes d’asile et 15 % des réfugiés répertoriés par le hcr dans le monde y habitent (80 % des réfugiés vivent dans des pays en développement). En termes absolus, c’est l’Afrique du Sud (107 000), suivie des États-Unis (74 000) qui ont accueilli le plus de demandes d’asile en 2011 [6]. En bref, si l’on compare à d’autres pays développés, les États européens ne reçoivent pas tant de demandes et ce sont les États pauvres limitrophes des zones de conflits qui reçoivent plus des trois quarts des réfugiés de la planète. Le succès d’une politique européenne de non-assistance à personne en danger ?

10Dans l’ue, c’est la France qui reçoit en 2011 le plus de demandes (56 300), juste devant l’Allemagne (53 000) et l’Italie (34 100). Mais si on rapporte le nombre de demandes à la population des pays de l’ue, le trio de tête est tout autre : Malte en tête (4 500 demandeurs par million d’habitants), suivi du Luxembourg (4 200) et de la Suède (3 200) [7]. Certains pays reçoivent très peu de demandes et elles proviennent largement de demandeurs des pays limitrophes : par exemple, en Pologne, 63 % des demandeurs viennent de Russie, 52 % des demandeurs sont géorgiens en Lettonie et 43 % en Lituanie. Les demandeurs sont donc très inégalement répartis malgré des années de discours européen sur le burden-sharing (le partage du fardeau). Et si les grands États d’Europe de l’Ouest ont largement contribué à mettre la question de l’asile à l’agenda depuis les années 1980, ce sont des pays moins peuplés qui reçoivent le plus de demandeurs par habitant, qu’ils soient ou non aux frontières de l’ue. Une politique peu solidaire qui sert les intérêts des grands pays de l’Europe de l’Ouest ?

De l’asile au rejet : la coopération intergouvernementale des années 1980

11La coopération intergouvernementale sur l’immigration et l’asile commence dans les années 1980, à un moment où les pays qui avaient recruté des travailleurs étrangers parfois ressortissants de leurs anciennes colonies veulent restreindre les flux migratoires. Les campagnes politiques contre l’immigration prennent de l’ampleur au début des années 1980. Elles sont au cœur de la campagne législative de 1982 en rfa et, la même année, aux Pays-Bas, un membre de l’extrême droite, Hans Janmaat, est élu au Parlement. Enfin, en France, c’est en 1983 à Dreux et en 1984 aux élections européennes que la percée du Front national met la question de l’immigration à l’agenda politique. Cependant, les gouvernements n’ont pas pu empêcher le regroupement familial ou la venue de réfugiés. Les hautes juridictions administratives ou constitutionnelles se sont prononcées en ce sens à la fin des années 1970 et ont ainsi consolidé le statut des résidents étrangers. Pour les fonctionnaires responsables de la gestion des flux migratoires, les forums de coopération intergouvernementale permettaient d’échapper aux contraintes nationales qui pesaient sur leur action, notamment les normes constitutionnelles qui limitaient leur pouvoir discrétionnaire et les conflits interministériels. Dans ces forums intergouvernementaux à caractère secret, imitant le modèle du groupe de Trevi sur les problèmes liés au terrorisme ou au trafic de drogue, les agents de l’État gagnaient en autonomie.

12L’asile va alors faire l’objet de discussions informelles et confidentielles entre fonctionnaires et « experts ». En effet, c’est à l’initiative de la Suède entre autres qu’en 1985 commencent les « consultations informelles » désormais appelées « consultations intergouvernementales » (igc) sur la migration, l’asile et les réfugiés. Désormais dix-sept gouvernements y participent ; dix seulement sont membres de l’Union européenne et aucun pays de l’Est n’y siège. L’igc servira de modèle à d’autres forums où des groupes d’experts gouvernementaux échangent des informations et des expériences dans un cadre non contraignant, à l’abri des regards. En 1986, en effet sera créé le groupe ad hoc « Asile et Migration » qui réunit les ministres chargés de l’immigration des États de la Communauté européenne après la signature de l’Acte unique européen. À partir de 1985, c’est au sein des groupes de négociations de la convention d’application de Schengen, qui sera signé en 1990 par le Benelux, la France et l’Allemagne, que divers groupes de fonctionnaires de l’Intérieur et de la Justice mettent en avant les questions de migrations et d’asile.

13Si chacune des instances de négociation n’est pas constituée du même groupe d’États, certains comme la France et l’Allemagne sont multipositionnés. C’est une période, selon l’expression d’Helen Wallace, « d’intense transgouvernementalisme » où les fonctionnaires peuvent échanger avec leurs homologues dans un « entre soi » qui exclut d’ailleurs une partie de l’exécutif concernée par les questions d’asile comme les ministères des Affaires étrangères. Qui exclut aussi des pays auxquels on ne fait pas confiance. Ces derniers ne pourront rejoindre le « club Schengen » qu’une fois les règles du club établies, et ne seront jamais admis dans l’igc.

14De ces discussions informelles, émergeront des concepts et des outils pour empêcher l’arrivée de demandeurs d’asile et, s’ils arrivent malgré tout dans un État européen, pour ne pas leur donner accès à la procédure d’asile, pour accélérer cette dernière ou rendre plus difficile l’obtention du statut de réfugié – quitte à inventer des statuts temporaires ou à créer des catégories de personnes sans statut légal, déboutés d’asile inexpulsables ou selon l’expression allemande « tolérés » (Duldung).

15Pour empêcher l’arrivée des demandeurs d’asile, les instruments d’action publique des années 1980 ne sont pas présentés comme ciblant les réfugiés potentiels mais préconisés au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière. C’est notamment le cas de la politique des visas et des sanctions contre les transporteurs qui existent depuis longtemps aux États-Unis (membres de l’igc) et figureront dans l’accord de Schengen de 1990 où les dispositions relatives à l’asile ne représentent qu’une petite partie du texte : titre VII, articles 28 à 38.

16Prenons l’exemple des sanctions contre les transporteurs qui visent à empêcher l’arrivée de demandeurs d’asile. Auparavant, ces derniers pouvaient quitter leur pays sans passeport ou visa. L’organisation de la vérification des documents rend difficile l’accès aux avions des groupes les plus susceptibles d’être persécutés. Les personnels des compagnies de transport et ceux des agences de sécurité sous-traitées dans les pays de départ ont tendance à appartenir à l’ethnie dominante. D’après les syndicats d’Air France, par exemple, il n’y a pas de Kurdes qui travaillent pour la compagnie à Istanbul. La Commission nationale consultative des droits de l’homme dans son rapport sur l’asile en France de 2001 ne s’est pas méprise sur les objectifs non avoués des sanctions contre les transporteurs : « Le risque manifeste existe de voir se créer dans les pays d’embarquement des situations de discrimination et de pré-jugement de la qualité de réfugié par le personnel des compagnies aériennes : une personne risquant d’être persécutée pourra difficilement convaincre l’agent de la compagnie qu’elle est en danger et que, malgré l’absence de passeport ou de visa, il faut la laisser fuir. Cela lui sera d’autant plus difficile si cet agent est de sa nationalité, voire membre d’une ethnie rivale, sans qu’existe, en outre, de garantie de sécurité vis-à-vis de la police locale [8]. »

17L’exemple ci-dessus nous rappelle que les dispositions qui ont des répercussions sur l’asile ou les réfugiés invoquent d’autres motifs. La question de l’asile n’est que rarement traitée de façon autonome dans les cadres transgouvernementaux ou européens, mais est encastrée dans une réflexion plus large sur l’immigration et la gestion des frontières. Ce qui complique la tâche des watchdogs chargés de veiller au respect des droits de l’homme, même si la plupart ne sont pas dupes, comme le montre le cas susmentionné de la cncdh.

Une politique européenne du chacun pour soi

18Deux exceptions confirment la règle. La première est un traité signé par les douze États membres à Dublin le 15 juin 1990, dit « convention relative à la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres des Communautés européennes ». La convention fixe les critères relatifs au pays compétent pour traiter la demande – premier État européen dans lequel le demandeur est arrivé ou pays où cette personne a le plus d’attaches (familiales notamment) – et la convention interdit le dépôt de plusieurs demandes d’asile (ce que les responsables des pouvoirs publics nomment asylum shopping). C’est donc une politique peu solidaire qui se met en place puisque le traité de Dublin est explicitement conçu pour se débarrasser des demandeurs d’asile dont on ne veut pas en les renvoyant dans d’autres pays de l’Union par lesquels ils ont transité. Cela ne va pas sans poser de problèmes auxquels on trouve vite des solutions ; l’Allemagne ne veut pas fâcher la Pologne, son voisin à l’est après la chute du Mur, elle promet des compensations financières de l’ordre de 120 millions d’euros par an si la Pologne doit adhérer au traité de Dublin et donc récupérer ceux que les organisations non gouvernementales appellent à cette époque des « rios » (refugees in orbit).

19Les autres documents qui traitent de l’asile sont « les résolutions de Londres » : l’une intitulée « sur les demandes d’asile manifestement infondées » et l’autre « sur une approche harmonisée des questions relatives aux pays tiers d’accueil » et des « conclusions concernant les pays où, en règle générale, il n’existe pas de risque sérieux de persécution » datées du 30 novembre 1992 à Londres. Nous sommes là dans un cadre non contraignant, et d’ailleurs non publié au Journal officiel des Communautés européennes. Néanmoins, ces textes officialisent des pratiques nationales. En outre, les résolutions de Londres légitiment en les européanisant trois notions clés : celle de « demandes d’asile manifestement infondées » et celles de « pays tiers d’accueil » et de pays « sûrs ». Vingt ans après, ces barbarismes font partie de la langue vernaculaire des magistrats et avocats en Europe bien au-delà du parler bruxellois de la Commission européenne. C’est la pierre angulaire du système, car elle exclut systématiquement des procédures d’asile tous les ressortissants des pays dits « sûrs » ou ayant transité par des pays tiers d’accueil – en langage juridique leurs demandes seront « manifestement infondées ».

20Pour conclure cette partie, la période qui s’étend de 1985 à 1992 établit les dispositifs qui régissent encore la politique d’asile européenne. Tout se passe hors du cadre communautaire soit sous la forme de conventions, soit de façon plus informelle. Il s’agit d’européanisation horizontale, c’est-à-dire de la circulation de normes et d’instruments d’action publique. Imaginons une sorte de longue discussion à la machine à café entre homologues des ministères de l’Intérieur et de la Justice où l’on va parler par exemple de la meilleure façon de traiter les demandeurs pour décourager leur arrivée ou leur intégration parmi les habitants, en les dispersant dans les campagnes, en les hébergeant sur des barges dans les ports dans des conditions carcérales, en les empêchant de travailler et en ne leur prodiguant que des prestations en nature.

21En 1993, le traité de Maastricht intègre la politique d’asile dans le « troisième pilier » dit « Justice et Affaires intérieures » et le parti social-démocrate allemand, le spd, invoque les accords de Schengen signés par l’Allemagne pour voter la réforme du droit d’asile (la révision de l’article 16 de la Loi fondamentale) en pleine campagne contre les « faux demandeurs d’asile ». La messe est dite. On continue d’appliquer les mêmes recettes comme la mise en place du « processus de Budapest » qui implique certains pays d’Europe centrale, après la chute du Mur et le démantèlement sanglant de l’ex-Yougoslavie. L’asile au même titre que les migrations devient un business pour nombre d’organisations en quête de re-légitimation et d’experts à tout faire …

La politique d’asile aujourd’hui, entre institutionnalisation et externalisation

22En 1999, à Tampere, les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’Union européenne déclarent souhaiter une politique d’asile commune. Ce sommet se tient dans la foulée de la mise en œuvre du traité d’Amsterdam qui donne aux institutions de l’Union un rôle plus important dans l’élaboration des politiques d’immigration, d’asile et de gestion des frontières extérieures. Qu’en est-il aujourd’hui ?

23Il y a bien eu l’adoption de directives sur des standards a minima pour la réception des demandeurs d’asile. Il est difficile de parler d’harmonisation car les décisions sont prises à l’unanimité dans la plupart des cas et la méthode du plus petit dénominateur commun se traduit par des textes de directives qui posent des « standards minimaux » avec toutes sortes d’échappatoires pour les États membres souhaitant le statu quo.

24La période récente n’a fait qu’institutionnaliser des pratiques ou mettre à jour des accords sous forme, désormais, de législation européenne. C’est le cas de la convention de Dublin de 1990 qui est maintenant un règlement du Conseil dit « Dublin II » assorti d’une base de données d’empreintes digitales de demandeurs d’asile (eurodac). Ce système peu solidaire pèse sur les pays frontaliers qui ne sont pas toujours les mieux dotés. D’où la création par le Conseil, en 2000, du fer « Fonds européen des réfugiés », réfugiés que l’on considère comme un fardeau dont il faut partager la charge. Ce fer, sans changer d’acronyme, deviendra en 2008 le « Fonds européen pour le retour », une façon d’en afficher les enjeux et de l’intégrer pleinement à la politique de coopération avec les pays d’origine.

25Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Il s’agit de repousser toujours plus en amont des frontières de l’ue. Les opérations de l’agence européenne Frontex dans les eaux territoriales des pays africains y contribuent puisqu’elles empêchent le départ des demandeurs d’asile potentiels. C’est aussi le cas des relations extérieures de l’Union européenne qui s’ajoutent aux efforts de la diplomatie bilatérale entre pays du nord et du sud de la Méditerranée.

Notes

  • [1]
    Gérard Noiriel, La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe 1793-1993, Calmann-Lévy, 1991.
  • [2]
    Eurostat, « Demandes d’asile dans l’ue27. Le nombre de demandeurs d’asile enregistrés dans l’ue27 en hausse à 301 000 en 2011 », Communiqué 46/2012, 23 mars 2012 à consulter à l’adresse suivante : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-23032012-AP/FR/3-23032012-AP-FR.PDF.
  • [3]
    Source : unhcr. ch.
  • [4]
    Eurostat, Migrants in Europe. A Statistical Portrait of the First and Second Generation, Publications Offices of the European Union, Luxembourg, 2011.
  • [5]
    Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies, « Aperçu opérationnel régional 2012 – Europe ». Rapport à consulter à l’adresse suivante : http://www.unhcr.org/pages/4aae621d75d.html.
  • [6]
    Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies, « Forte hausse des demandes d’asile dans les pays industrialisés en 2011 », article à consulter à l’adresse suivante : http://www.unhcr.fr/4f70889e6.html.
  • [7]
    La Belgique est le quatrième pays européen en chiffres absolus (31 900) et en pourcentage de sa population (2 900 demandes par million d’habitants) en 2011.
  • [8]
    Jacques Ribs, rapporteur général, Commission nationale consultative des droits de l’homme, Étude préparative à l’avis de la cncdh, L’Asile en France, CNCDH, 2001.
linkThis article is available in English on Cairn International
Français

La coopération intergouvernementale afin de limiter les demandes d’asile date des années 1980 même si ce n’est qu’en 1999 que les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’Union européenne s’engagent à créer une politique d’asile commune. L’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam donne en effet aux institutions de l’Union un rôle plus important dans l’élaboration des politiques d’immigration, d’asile et de gestion des frontières extérieures. Cela dit, les textes législatifs visent à harmoniser a minima les pratiques des États membres. Plutôt qu’une politique d’asile européenne, se dessine très vite en fait une politique de non-accès au droit d’asile en rendant les visas obligatoires pour l’accès au territoire européen, en imposant des sanctions contre les transporteurs et en codifiant les notions de pays « sûrs » et de demandes « manifestement infondées ». Plus qu’une politique commune, les accords de Dublin et la base de données eurodac permettent de renvoyer les demandeurs d’un pays à un autre. La politique d’asile est donc peu solidaire et ne profite qu’aux ministères des pays qui ont élaboré entre eux de façon informelle dès 1985 un système pour ne plus accueillir de réfugiés.

Virginie Guiraudon
Virginie Guiraudon, directrice de recherche au cnrs au Centre d’études européennes de Sciences Po Paris. Elle a récemment coordonné le numéro de Politique européenne « Les effets de l’européanisation des politiques d’immigration » (2010) et coédité Politiques publiques. 1. La France dans la gouvernance européenne et Politiques publiques. 2. Changer la société (Presses de Sciences Po, 2008, 2010), ainsi que Sociology of the European Union (Palgrave, 2011).
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/03/2013
https://doi.org/10.3917/pouv.144.0079
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...