Au Japon, en Corée du Sud et à Taïwan, une partie des hommes ont des difficultés à trouver une épouse et vont en chercher une à l’étranger. Le flux d’immigration qui en résulte a pris une grande ampleur ces dernières années. Danièle Bélanger nous explique les raisons de ce phénomène et ses conséquences démographiques.
1Certains pays développés d’Asie de l’Est, notamment le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, détiennent plusieurs records démographiques : très faible fécondité, vieillissement démographique rapide et célibat féminin important. Une autre tendance est également en voie de transformer ces sociétés : l’augmentation rapide de l’immigration. En 2008, le quart du stock mondial de 214 millions de migrants internationaux vivait en Asie, dont 15 millions en Asie de l’Est [1]. Dans cette région, une partie des migrants sont des femmes venues pour se marier. Dans des pays peu ouverts à l’immigration comme la Corée du Sud, Taïwan ou le Japon, elles représentent le groupe le plus important de nouveaux immigrés, exceptés les migrants de travail temporaire (voir encadré). Il s’agit principalement de femmes provenant de Chine et d’Asie du Sud-Est, notamment d’Indonésie, des Philippines et du Vietnam. Dans les pays d’accueil, elles sont appelées les « mariées étrangères » et constituent une catégorie à part dans les statistiques concernant les étrangers.
Les mariages avec des étrangères en forte hausse
2Depuis le début des années 1990, de plus en plus d’hommes d’Asie de l’Est se tournent vers l’étranger pour trouver une épouse. À Taïwan, le nombre de mariages dans lesquels l’épouse est née à l’étranger est passé de quelques milliers par an au début des années 1990 à près de 50000 en 2003 (figure 1). L’augmentation a aussi été importante en Corée du Sud, jusqu’à près de 30000 mariages en 2005, soit 10 % de l’ensemble des mariages (figure 2). Quoique moins nombreux depuis quelques années, ils continuent cependant à représenter une part sensible des mariages (15 % à Taïwan en 2009, et 8 % en Corée du Sud). La baisse observée à Taïwan depuis le milieu des années 2000 s’explique par les mesures prises par le gouvernement pour en restreindre le nombre jugé trop élevé. Le phénomène des mariages avec des étrangères a commencé dès les années 1980 au Japon, mais il y est resté de moindre envergure (seulement 5 % à 6 % des nouvelles unions au milieu des années 2000) [2]. Loin d’être anecdotiques, ces mariages sont en voie de transformer les sociétés d’accueil.
Effectifs de mariages entre un citoyen de Taïwan, du Japon ou de la Corée du Sud et une épouse étrangère, par année de mariage
Effectifs de mariages entre un citoyen de Taïwan, du Japon ou de la Corée du Sud et une épouse étrangère, par année de mariage
3Le premier groupe d’épouses étrangères est originaire de Chine populaire dans les trois pays (figure 3). Les Chinoises de Chine populaire se mariant en Corée du Sud sont en majorité d’origine coréenne. Celles se mariant à Taïwan parlent déjà la langue du pays, le mandarin, un atout pour s’intégrer à la famille de leur mari. En Corée du Sud et à Taïwan, les Vietnamiennes sont la seconde nationalité représentée. Il s’agit de jeunes célibataires, alors que les Chinoises sont souvent des femmes divorcées qui ne peuvent pas se remarier en Chine populaire. En Corée du Sud, l’écart d’âge entre conjoints était de 17 ans en moyenne en 2004 dans les mariages entre Coréens et Vietnamiennes, et de 7 ans entre Coréens et Chinoises [3]. Ces mariages ont d’abord concerné les hommes issus de catégories défavorisées et rurales, puis se sont étendus ensuite aux classes moyennes urbaines.
Hommes et femmes montrent des attentes différentes vis-à-vis du mariage
4La quête d’une épouse à l’étranger vient de la difficulté pour les hommes d’en trouver une dans leur propre pays. Pourtant, en 2005, environ une femme de 35 à 39 ans sur six est célibataire à Taïwan et au Japon [4]. Le niveau d’instruction augmente chez les femmes ainsi que leur participation au marché du travail. Dans le même temps, les relations entre hommes et femmes et le partage des tâches n’ont guère changé au sein du couple, et les mesures d’aide aux mères actives restent modestes. Les femmes sont contraintes de choisir soit la vie active, soit le mariage et la maternité. Une partie croissante d’entre elles n’accepte pas la vie d’épouse dans sa forme actuelle : désirant garder leur emploi, elles préfèrent rester célibataires. Quant aux hommes, ils ont la responsabilité de poursuivre la lignée paternelle en donnant naissance à un fils et, dans bien des cas, de subvenir aux besoins de leurs parents âgés. La pression sociale est forte et ils peuvent difficilement rester célibataires et sans enfant. Le marché matrimonial souffre donc d’un fort déficit d’épouses potentielles. Lorsqu’une famille perd espoir de marier son fils adulte à une femme du pays, elle choisit alors la solution du mariage avec une étrangère.
5La proportion de naissances de garçons a augmenté en Corée du Sud dans les années 1980 et 1990 en relation avec l’essor de l’avortement sélectif des filles [5]. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, le déficit de filles ainsi créé n’a pour l’instant joué qu’un rôle mineur dans le phénomène des épouses étrangères. En effet, les hommes mariés avec des étrangères entre 1995 et 2010 n’appartiennent pas aux générations déficitaires en filles. Ceux qui avaient entre 35 et 40 ans (1) en 2005 sont nés entre 1965 et 1970, période pendant laquelle le rapport de masculinité à la naissance était normal. Mais l’arrivée à l’âge du mariage des générations d’hommes nés dans les années 1980 et surtout 1990, marquées par un déficit de femmes, risque d’accentuer le phénomène. À moins que le célibat masculin devienne socialement acceptable et de ce fait augmente.
Proportions de mariages avec une épouse étrangère sur le total des mariages, par année de mariage, Taïwan, Corée du Sud et Japon, 1998-2009
Proportions de mariages avec une épouse étrangère sur le total des mariages, par année de mariage, Taïwan, Corée du Sud et Japon, 1998-2009
Répartition des épouses étrangères selon la nationalité
Répartition des épouses étrangères selon la nationalité
Les intermédiaires : réseaux familiaux et agences matrimoniales
6Une fois les premiers mariages de ce type conclus, les réseaux familiaux ou amicaux des migrants déjà établis facilitent la migration de nouvelles femmes. Il n’est pas rare qu’une femme migrante pionnière serve d’intermédiaire et trouve un époux à sa sœur ou son amie, qui migrera également par la suite. Les réseaux individuels jouent cependant un rôle mineur à côté des agences matrimoniales des pays de départ et d’accueil qui ont grandement contribué à l’essor des mariages mixtes et des migrations qui y sont liées. Les agences connaissent les démarches à suivre pour se marier avec une étrangère et la faire entrer dans le pays, elles peuvent s’occuper de toutes les formalités et transactions, il est donc difficile de se passer de leurs services. Appartenant au secteur privé, elles s’affichent à la télévision, dans les journaux et dans la rue. Des images de femmes « disponibles » pour le mariage défilent en permanence sur une chaîne de télévision taïwanaise. Cette publicité omniprésente incite les hommes à se tourner vers le marché international.
7Les agences matrimoniales internationales offrent aux hommes des voyages organisés dans les pays « fournisseurs » d’épouses, leur permettant en l’espace de sept à dix jours de choisir une femme et d’effectuer les formalités du mariage. Par la suite, l’homme rentre au pays et, au bout de quelques mois, le temps à l’agence d’effectuer les formalités d’immigration, la femme peut rejoindre son nouveau mari. La facture se situe entre 6000 et 12000 dollars US (5000 et 10000 euros) pour la famille de l’homme. Au Vietnam, les intermédiaires vietnamiens qui travaillent en partenariat avec les agences matrimoniales coréennes et taïwanaises facturent aussi depuis quelques années les femmes vietnamiennes, qui doivent débourser entre 1000 et 3000 dollars US (800 et 2400 euros) de frais d’agence matrimoniale.
Trafic de femmes ou libre choix des migrantes ?
8Certains considèrent ces mariages comme relevant du trafic d’êtres humains. Dans les pays d’origine des femmes, comme le Vietnam, cette migration est perçue de manière négative par le gouvernement, et les femmes concernées comme des victimes de trafic ou des personnes profitant du système pour émigrer à l’étranger. Des débats houleux ont eu lieu ces dernières années à Taïwan et en Corée du Sud à propos de ces mariages, aboutissant au vote de lois. À Taïwan, seules les agences matrimoniales à but non lucratif sont autorisées ; en Corée du Sud, le gouvernement a opté pour des mécanismes de contrôle des agences, qui doivent désormais obtenir une licence.
9Rappelons que ces unions ont lieu dans des sociétés où le mariage arrangé et les transactions financières entre familles, avec versement de dot ou de « prix » pour la mariée, ont une longue histoire ; ils sont toujours socialement acceptés, même s’ils sont moins fréquents dans les jeunes générations de certains pays. Le mariage entre étrangers arrangé par une agence commerciale diffère cependant du mariage arrangé traditionnel entre deux familles ; ces dernières en effet se rencontrent et approuvent le mariage qui doit correspondre aux normes, les conjoints étant souvent originaires du même lieu et milieu social ou de lieux et milieux proches.
Encadré Les travailleurs migrants en Asie de l’Est : une main-d’œuvre temporaire étrangère avec peu de droits
Le Japon, moins ouvert aux étrangers que ses voisins, a surtout favorisé l’immigration d’étrangers d’origine japonaise, notamment de Brésiliens enfants ou petits-enfants d’émigrés japonais. Par ailleurs, le pays a opté pour un modèle de travailleurs « stagiaires » (trainees and interns) qui représentaient le groupe de travailleurs étrangers le plus important au Japon durant la période 2000-2007 [7]. Le programme accueillait plus de 100000 nouveaux participants en 2008, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2004. La majorité des « stagiaires » proviennent de Chine (76 %) et du Vietnam (8 %), ils peuvent travailler au Japon pendant une période maximum de trois ans. Ce programme constitue une forme déguisée d’ouverture aux travailleurs étrangers bon marché que les employeurs du secteur manufacturier réclament pour satisfaire leurs besoins.
À Taïwan, les travailleurs étrangers peu qualifiés travaillent dans l’industrie et les services à la personne, principalement les soins aux personnes âgées à domicile ou en institution. En 2009, plus de 3 % des ouvriers étaient des travailleurs temporaires étrangers, contre moitié moins (1,5 %) quinze ans plus tôt. La majorité des travailleurs étrangers sont originaires d’Indonésie, de Thaïlande, du Vietnam et des Philippines.
La Corée du Sud a d’abord opté pour le modèle japonais des stagiaires, puis l’a abandonné en 2007 au profit d’un programme de travailleurs temporaires étrangers. Depuis 2009, ce programme permet à un migrant de travailler cinq ans dans le pays dans des conditions relativement strictes, incluant une mobilité restreinte de secteur d’emploi et d’employeur. La Corée du Sud favorise l’immigration d’étrangers d’origine coréenne : elle offre plus facilement des visas de travail aux étrangers pouvant faire état d’une ascendance coréenne qu’aux autres, et leurs conditions de séjour sont plus souples.
10La grande majorité des femmes migrantes se marient par ailleurs de leur propre chef et non sous la pression parentale, et leur objectif est à la fois de se marier et de migrer. Il ne s’agit pas de faux mariages, mais bien d’une façon de « faire d’une pierre deux coups ». Comme la plupart des migrants des pays en développement, les épouses étrangères espèrent ainsi pouvoir aider leur famille en envoyant de l’argent. Le mari et ses parents attendent de la bru qu’elle donne rapidement naissance à un enfant et se consacre aux travaux ménagers, et, dans bien des cas, aux soins quotidiens des parents âgés du mari. Cette situation donne parfois lieu à des conflits, voire des violences conjugales, au divorce et au retour dans le pays natal.
Les difficultés d’insertion des migrantes
11Les dirigeants des pays d’accueil étaient plutôt favorables au phénomène à ses débuts, y voyant un moyen de maintenir la population dans les régions rurales où les hommes trouvent difficilement à se marier. Ils voyaient aussi d’un bon œil la hausse de la natalité qui pouvait en résulter. Le phénomène était essentiellement perçu comme relevant de la famille et non de l’immigration. En Corée du Sud, certaines municipalités offraient des subventions aux familles désireuses de marier leur fils avec une étrangère. Comme la plupart de ces immigrantes avaient déjà par leur mariage un lien avec la nation, elles semblaient pouvoir s’assimiler rapidement et il n’existait que peu de programmes dans les années 1990 visant à faciliter leur insertion. Suite aux études montrant leurs difficultés à s’intégrer, les pays d’accueil ont investi dans des programmes d’insertion (cours de langues, de culture) et ont financé un grand nombre d’ONG et d’organismes gouvernementaux offrant des services aux nouvelles immigrantes, y compris des lieux de refuge pour épouses étrangères victimes de violence conjugale.
Vers une population plus diversifiée
12L’immigration d’épouses étrangères entraîne une diversification de la société. La grande majorité des résidents qui acquièrent la nationalité sont des époux étrangers, dont beaucoup de femmes. À Taïwan, 98 % des 13 232 naturalisations enregistrées en 2008 ont été accordées à des épouses ou époux de citoyens taïwanais. Plus de quatre personnes naturalisées sur cinq en 2008 sont des épouses migrantes vietnamiennes [6]. La question des enfants de couples mixtes – un nouveau-né sur dix avait une mère née à l’étranger en 2008 à Taïwan – fait l’objet de beaucoup d’attention de la part des milieux politiques et des chercheurs, qui tentent d’adapter les services sociaux aux besoins spécifiques de ces enfants.
13Cette situation contraste avec l’idéologie dominante de pureté ethnique et nationale qui prévaut en Asie de l’Est. En Corée du Sud, l’expression très péjorative « enfant de sang mêlé » s’appliquait jusque récemment aux enfants issus de ces unions. À Taïwan, les épouses étrangères d’Asie du Sud-Est sont perçues par les dirigeants comme menaçant la « qualité » de la population nationale. Elles font l’objet de discriminations et d’exclusion du marché du travail et de l’espace public.
14Les proportions de résidents nés à l’étranger et le nombre de citoyens ayant accès à la nationalité demeurent pourtant faibles en Asie de l’Est en comparaison des autres régions développées. La proportion de personnes nées à l’étranger était de 1,7 % au Japon et de 2,2 % en Corée du Sud en 2007 [7]. Mais elle augmente et représente un réel défi pour ces pays les amenant à adapter leur politique migratoire. L’immigration liée aux mariages avec des étrangères est l’un des flux migratoires les plus remarquables dans cette région et a potentiellement d’importantes conséquences sur la démographie et la société.
Notes
- (1)L’âge moyen des hommes qui se marient avec une étrangère est élevé car ils ont longtemps cherché une épouse dans le pays avant de se tourner vers cette solution.