CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La « question non humaine », interroge les relations entre humains et non-humains, les modes de classification et de cadrage mobilisés socialement pour ordonner et rendre possible les interactions avec le reste du vivant. Si cette question intéresse depuis longtemps les sciences humaines (et d’abord l’ethnologie et l’anthropologie, mais aussi l’histoire ou encore la sociologie des sciences), elle était restée jusque-là assez éloignée des préoccupations des politistes. La multiplication des discours politiques incitant à amender les pratiques et les conduites vis-à-vis de cet ensemble un peu fourre-tout qu’on appelle « la nature » amène cependant à réévaluer l’intérêt de cette problématique pour la science politique. En effet le questionnement sur les relations entre humains et non-humains – et plus particulièrement sur nos rapports aux animaux – se trouve posé ces dernières décennies avec une acuité et une insistance croissante, dans des formes apparemment inédites. Ainsi en est-il du mouvement de libération animale, développé à partir d’un fond commun mêlant rhétorique héritée de la philosophie utilitariste anglo-saxonne et références empruntées à l’abolitionnisme et aux luttes antiracistes et antisexistes des années 1960-1970. Une mobilisation collective pour l’animal s’est ainsi constituée en Angleterre à partir de la seconde moitié des années 1970, dont les militants revendiquent l’arrêt de toute forme d’exploitation des bêtes, représentées comme des individus à part entière, victimes de la domination exercée par l’homme sur l’animal. La « question non humaine », actualisée sous la forme de ces mobilisations politiques (on pense aussi aux luttes antivivisectionnistes ou encore au mouvement écologiste), est devenue de fait un objet mobilisable par la sociologie politique et, plus particulièrement, par la sociologie des mouvements sociaux. Elle ne peut toutefois être appréhendée par le politiste sans quelques précautions, car cette mobilisation collective pour le « non-humain », par les revendications et les représentations qu’elle véhicule, bouscule tout un ensemble de partitions et de modes de classement (divisions « homme/animal », « nature/culture »). Il apparaît dès lors nécessaire de réfléchir aux logiques et à la dynamique de production de telles discontinuités, en ce qu’elles conditionnent à la fois les modes d’action de ces mouvements et les résistances que ces derniers rencontrent.

2 Comment envisager sociologiquement cette « question animale » sans pour autant prendre position dans les débats récurrents sur les frontières entre animalité et humanité que ces mouvements sociaux suscitent et réactivent ? Comment l’aborder sans pour autant participer à la réification de catégories et de partitions qu’il s’agirait justement d’éprouver et de questionner ? L’analyse ethnographique de situations et de pratiques routinisées de mise à mort d’animaux que propose Catherine Rémy dans son ouvrage La fin des bêtes, permet de passer outre ces difficultés et d’envisager comment des individus gèrent dans leurs activités quotidiennes l’ambivalence des relations inter-espèces. Dans le sillage des études menées en ethnologie et en anthropologie rurale sur « les multiples modes de présence des animaux dans les mondes humains », l’auteure va mobiliser les préceptes de l’ethnométhodologie et de l’ethnographie combinatoire pour s’affranchir d’analyses essentiellement centrées sur le symbolique et pour dépasser une vision par trop statique des relations homme/animal, en se focalisant prioritairement sur les pratiques des acteurs dans ces situations limites que sont les moments de mise à mort. La comparaison ethnographique – développée à partir d’observations conduites respectivement dans un abattoir, une clinique vétérinaire et un laboratoire de physiologie animale appliquée à l’homme – aide ainsi à mettre en lumière les logiques d’interdépendance et de répartition des tâches dans chacun de ces univers de travail, de même que les modes de cadrage et les dispositifs d’action mobilisés par les acteurs pour mener à bien ces « interactions hybrides » impliquant humains et non-humains. L’animal mobilisé relève en effet, dans chaque cas, de catégories bien différenciées (animaux de boucherie, animaux de laboratoire, animaux de compagnie), pré-catégorisations qui vont avoir une incidence évidente, à la fois sur la définition des pratiques, sur la répartition des tâches, mais aussi sur la nature et la qualité des interactions homme-animal avant, pendant et après la mise à mort. L’auteure identifie d’emblée deux cadrages dominants et récurrents, objectivation d’un côté, subjectivation – positive ou négative – de l’autre. Au-delà de l’analyse ethnographique, C. Rémy s’attache à restituer ces univers de travail dans une perspective plus large, historique et relationnelle, prenant acte des évolutions de ces activités du fait de l’appréhension croissante, en Occident tout du moins, de la sensibilité animale. La « fin des bêtes » constitue donc un point d’entrée heuristique pour l’analyse de cette question animale, de la question de notre rapport au bestial. La pratique de la mise à mort, point culminant et définitif de l’exploitation de l’animal par l’homme, produit ainsi comme un effet de grossissement, en ce qu’elle incite les acteurs à un travail de catégorisation plus poussé et plus marqué qu’ailleurs, facilitant d’autant l’analyse. Elle permet à la sociologue de rendre compte des logiques sociales de production de discontinuités, lesquelles sont élaborées dans le cours même de l’action et censées faciliter des pratiques devenues de plus en plus problématiques, du fait de la progressive prise en compte de l’animal comme « commune corporéité » et comme « co-présence ».

3 L’abattoir, le premier des terrains d’enquête évoqué, auquel est consacré le deuxième chapitre de l’ouvrage, résulte en grande partie de ces évolutions sociales récentes quant au statut des non-humains. Les contraintes d’une industrialisation croissante à partir de la fin du dix-neuvième siècle, conjuguée à une volonté d’occultation de toutes les scènes qui donnent à voir sans euphémisme la mort et la violence, contribuent à la mise en place à la périphérie des villes de lieux fermés où la pratique de l’abattage se systématise. L’occultation ne résout pas pour autant le problème moral lié à la pratique de la mise à mort des animaux de boucherie. L’apparition et la multiplication des abattoirs vont ainsi de pair avec l’affirmation chez certains acteurs extérieurs (élus locaux, vétérinaires, ingénieurs) d’une volonté réformatrice, dite « d’humanisation », de ces usines d’un nouveau genre. Par un travail à la fois sur les dispositifs (introduction du pistolet d’assommage, des techniques d’insensibilisation), sur les acteurs (on cherche à moraliser et à éduquer les tueurs pour en faire de « bons opérateurs », non violents) et sur l’animal (représenté comme une victime innocente à qui l’on doit éviter le plus de souffrances possibles lors de l’abattage) s’élabore progressivement une « exo-définition » des abattoirs. Ces derniers sont représentés comme autant d’usines humanisées dans lesquelles la mise à mort est pratiquée sans heurt et sans affect par des euthanasistes compatissants, cette définition devant concurrencer et progressivement se substituer à une « endo-définition » produite par les tueurs eux-mêmes, dans laquelle la pratique d’abattage est envisagée comme une confrontation souvent violente avec un animal au mieux perçu en tant qu’objet, sinon comme adversaire. L’observation ethnographique – c’est ici son principal mérite – conduit à nuancer l’apparente neutralisation/normalisation des pratiques d’abattage : la mise à mort n’est pas devenue une activité banale, en témoigne la prégnance toujours visible de « l’endo-définition » chez les acteurs, les poussées de violence récurrentes face à l’animal qui résiste au dispositif censé l’objectiver. En réalité, « l’exo-définition » ne passe pratiquement jamais les portes de l’abattoir. En témoigne encore le jeu de césures qui travaille la configuration de cet univers : césures à la fois sociales et spatiales, entre l’abattoir et l’extérieur, au sein de l’abattoir entre les tueurs et les non-tueurs, entre l’espace souillé et le reste des locaux, au sein des tueurs entre les « vrais tueurs » qui tuent quotidiennement, les tueurs occasionnels et les tueurs non-tueurs. C. Rémy, au fil de son analyse, met ainsi au jour des partitions de plus en plus fines, de plus en plus subtiles, entre ceux qui tuent et ceux qui ne tuent pas. L’espace de l’abattoir, envisagé à travers les interrelations dont il résulte, est ainsi parcouru par des tensions que suscite l’ambivalence croissante de nos rapports à l’animal. Objectivation et subjectivation négative sont dès lors comme des actes de résistance face à ce cadrage flou, face à ce qui est vécu comme un brouillage des frontières : la brutalité du dispositif de mise à mort industrialisée coupe court à toute tentative durable d’analogie entre les hommes et les bêtes.

4 Les frontières dans les deux autres études de cas sont nettement moins marquées. Les acteurs observés en clinique vétérinaire ou en laboratoire oscillent en permanence entre plusieurs modes de cadrage : subjectivation positive, subjectivation négative et objectivation (l’objectivation renvoie ici à une représentation de l’animal comme matière passive et inerte, agie par des forces inexorables, alors que les subjectivations positives et négatives – modes de cadrage exclusifs l’un de l’autre – s’organisent autour d’une définition de l’animal comme acteur agissant, perçu respectivement comme victime innocente et comme ennemi). Dans le troisième chapitre de l’ouvrage, intitulé « La médecine vétérinaire, entre soin et gestion », C. Rémy montre que la médecine vétérinaire dans ses deux aspects – expérimentation et soin – a acquis sa légitimité par le biais d’un discours pour l’homme, bien qu’en tant que soigneur le vétérinaire épouse et défende plus volontiers le point de vue et l’intérêt de l’animal. L’évolution de l’activité vétérinaire, corrélée à la multiplication du nombre d’animaux de compagnie, contraint cependant les praticiens à n’être plus souvent aujourd’hui que des médecins pour animaux humanisés, fragilisant la définition légitime de la profession. La pratique est donc là encore largement conditionnée par l’ambivalence déjà évoquée : les acteurs observés par l’ethnographe se situent dans une sorte d’entre-deux, sanctionnant les tendances trop poussées à l’anthropomorphisme chez certains de leurs clients, subordonnant autant que faire se peut l’intérêt de l’animal à celui de son possesseur, alors que la finalité de l’activité tend de plus en plus à être un « faire pour » l’animal.
La situation au sein des laboratoires d’expérimentation animale, décrite dans le quatrième chapitre (« Les animaux de laboratoire, substituts de l’homme »), relève de difficultés similaires. L’action conjuguée des pouvoirs publics et des organisations antivivisectionnistes rend de plus en plus critique l’exigence de faire tenir ensemble deux définitions pourtant contradictoires de l’animal de laboratoire : l’une où l’animal par analogie avec l’homme est envisagé d’un point de vue éthique et l’autre où il n’a de statut qu’instrumental. L’organisation du travail et une stricte division des tâches apportent un semblant de résolution à cette problématique, l’ensemble du dispositif du laboratoire étant conditionné par les nécessités pratiques d’un processus de mise à mort considéré par les acteurs eux-mêmes comme un sacrifice. L’analogie avec la pratique sacrificielle, au sens où l’entendaient Hubert et Mauss, est ici particulièrement éclairante : l’« animal substitut » est mis à mort par un opérateur, technicien de laboratoire qui sélectionne et fournit aux scientifiques les échantillons nécessaires à leurs recherches. Le sacrifice de l’« animal naturaliste » – entité vivante, sensible, avec tous les problèmes éthiques que cela pose – conduit à l’avènement de l’« animal analytique », échantillons objectivés et neutralisés que les chercheurs vont mobiliser au nom d’un plus grand bien, le progrès de la médecine humaine. L’abattage, dans ce cas comme dans celui de la clinique vétérinaire – où l’euthanasie avancée est mise en œuvre dès lors que l’animal est considéré comme trop vieux ou trop malade, alors même qu’il n’en est pas encore à un stade terminal –, permet non pas de mettre un terme à l’ambivalence, les acteurs engagés dans ces univers de travail se démenant avec chaque jour, mais plutôt d’en éprouver et d’en marquer les limites.
Au-delà des spécificités de chacun des cas abordés, c’est finalement la récurrence d’un processus de mise à mort producteur de discontinuités qui retient l’attention. Ce processus résulte d’interactions à plusieurs niveaux, entre les acteurs au sein de ces univers de travail, entre les représentants de ces dispositifs et d’autres groupes (pouvoirs publics, mouvement de protection et de libération animale, notamment). Et ce n’est pas le moindre des mérites de l’auteure d’avoir cherché à restituer la dynamique de ces interrelations. Mais l’intérêt majeur de cette étude demeure son approche ethnographique, et notamment l’effort de systématisation mis en œuvre à partir des saillances communes, qui permet de mieux envisager la réalité des pratiques au sein de ces univers de travail. Ou comment des agents en contact constant avec des non-humains mobilisent toute une série de cadrages, de catégories et de modalisations de leurs actions pour entretenir quotidiennement des processus qui produisent de la discontinuité, réactualisant ainsi en permanence des partitions trop souvent considérées comme immuables et pérennes. Un ajustement permanent donc, dont la restitution permet de dépasser une réflexion binaire et statique en termes de frontières réifiées et qui révèle par là-même la complexité croissante de nos relations au vivant. C. Rémy, à travers la focale de la mort des bêtes, pointe ainsi les spécificités d’un contexte et d’une configuration dans lesquels les rapports au non-humain se chargent d’ambivalence. Elle éclaire les conséquences pratiques pour une série d’acteurs de cette conjoncture particulière où les modes de classement jusque-là mobilisés perdent de leur évidence et de leur consistance. Ne reste plus dès lors pour le politiste, à partir des acquis de cet ouvrage, qu’à poursuivre l’analyse de ce moment particulier dans d’autres univers sociaux où la question non humaine va également se poser, à la transposer notamment dans les champs politiques et intellectuels. Dans ces deux champs, les militants de groupements politiques comme le mouvement de libération animale vont porter leurs revendications et chercher à remettre en cause des catégories telles que l’homme ou l’animal, suscitant résistances et luttes pour la bonne définition de ce qui est humain et de ce qui ne l’est pas. L’étude que nous propose C. Rémy de ces grandes partitions comme résultant de processus sociaux, comme le produit d’interactions entre différents groupes, incite donc à ouvrir le questionnement dans des espaces et pour des disciplines que l’on aurait pensé a priori éloignés de la question animale. C’est ainsi que peuvent être mis en évidence les enjeux politiques et savants de la classification du vivant, les modalités de pratiques et de discours qui, à partir de cette commune corporéité qui pose problème, catégorisent, créent de la différence, dessinent et réifient des frontières.

Fabien Carrié
GAP – Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2010
https://doi.org/10.3917/pox.090.0225
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