CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le 21 septembre 2001, à Toulouse, une violente explosion est ressentie jusqu’à plus de 30 kilomètres de la ville. Ce n’est qu’une heure et demie plus tard qu’on saura qu’il s’agit d’un accident chimique dans l’usine AZF située en périphérie des quartiers populaires de l’agglomération. Entretemps, les communications sont coupées, la plus grande incertitude entoure l’événement qui vient de se produire. Les hypothèses immédiates se multiplient : un incident à l’Aérospatiale, un éboulement dans un chantier, l’explosion du Capitole, une série d’attentats simultanés dans la ville, la destruction d’une poudrière, une fausse manipulation dans un laboratoire. Les caractéristiques de l’explosion, le souffle qui arrache les fenêtres sur un périmètre particulièrement large, le bruit qui résonne dans chacune des rues de la ville donnent l’impression à chacun des habitants d’être au premier rang des victimes du désastre. Le bilan officiel fait finalement état de 30 morts, 2 000 blessés et 28 000 logements touchés dont plus d’un tiers sont totalement détruits.

Le risque traumatique

2Dans ce contexte de désarrois, la première initiative du maire de la ville, Philippe Douste-Blazy, peut étonner. C’est en effet à l’urgence psychiatrique, et plus particulièrement au « risque traumatique », qu’on fait immédiatement appel pour ordonner l’événement. Moins d’une heure après l’explosion, l’équipe municipale sollicite l’ensemble des thérapeutes de la ville qu’elle invite à se rassembler au Capitole. La mobilisation des cliniciens est inédite par son ampleur puisque rapidement plus de 380 psychologues et 40 psychiatres sont disséminés à travers la commune à la recherche des personnes exposées. Tandis que la préfecture déclenche le dispositif officiel de l’urgence médicopsychologique, le groupe industriel mis en cause et les organisations humanitaires établissent leurs propres structures de soutien. Une autre antenne est implantée au centre hospitalo-universitaire et l’hôpital psychiatrique, lui-même soufflé par l’explosion, tente d’organiser une cellule d’urgence locale. Ce foisonnement de l’offre d’écoute entraîne plusieurs conséquences. Tout d’abord, les bénévoles sont propulsés dans une pratique urbaine dont ils ont peu ou pas l’habitude. Sans consignes thérapeutiques précises, sans outils techniques spécifiques, sans même parfois les éléments de base de la pratique de l’urgence, les cliniciens se trouvent régulièrement désemparés devant une demande qui ne répond pas nécessairement à leur offre. L’entrevue se déroule le plus souvent au vu et au su de tous, dans le couloir d’une annexe de la mairie ou dans le salon familial, et le colloque singulier tend à se dissoudre à mesure que le nombre d’interlocuteurs s’élargit, que les voisins, la famille ou les compagnons d’infortune s’invitent dans la discussion. La frontière entre une écoute clinique et une sollicitude profane peine à être maintenue au point qu’un des instigateurs des cellules d’urgence constate, après coup, « l’indifférenciation des rôles et des fonctions », « la confusion des genres et des espèces » qui a nourri l’offre de soutien : « Il y a eu un glissement extraordinaire entre ce qui était de l’ordre des professionnels de santé vers, j’allais dire, tout le corps social qui s’est dit “je vais faire du soutien” [2]. »

3Comme dans toutes les situations d’urgence médico-psychologique, l’élaboration diagnostique précise apparaît secondaire. Ici, le traumatisme fonctionne comme une catégorie générique dont il n’est plus besoin de spécifier les signes, les symptômes, ni même le degré de gravité. Plutôt que de névroses traumatiques, il est question « d’angoisses », de « peurs », de « crise de larmes ». Il s’agit en priorité de recueillir « l’émotion », de solliciter « tout ce qui tracasse les personnes », de « permettre aux gens de se vider », de « servir de punching-ball [3] ». Les consultations sont ouvertes à tous sans préalable clinique et le caractère politique de l’offre confère à l’écoute la forme d’un droit qu’il convient de distribuer démocratiquement, sans introduire de distinction médicale. Il est significatif que, quelques mois plus tard, la catastrophe sanitaire annoncée semble justement s’être résorbée ou du moins avoir été oubliée et mise au second plan. Le déploiement immédiat de spécialistes contraste avec l’absence de tout dispositif de prise en charge au long cours. La problématisation psychologique de la catastrophe se perpétue dans les discours sans qu’aucune politique durable de soin ou de prévention n’ait besoin d’être convoquée. Ce constat est paradoxal si l’on envisage le traumatisme comme une catégorie clinique ou comme l’élément central d’une politique de santé publique, il ne l’est plus dès lors qu’on situe sa pertinence sociale sur un autre plan : celui de la reconnaissance politique d’une condition de victime.

L’extension du domaine de la santé mentale

4Le recours à la rhétorique du traumatisme mérite donc qu’on ne la réduise pas à un gadget [4] ou à un acte de communication de crise qui restaurerait à peu de frais la croyance en l’efficacité de l’action publique. Deux raisons, l’une empirique et l’autre théorique, invitent à le prendre au sérieux. À Toulouse, la sollicitation inaugurale de la parole psychologique exerce des effets durables qui dépassent largement le temps de l’urgence. Elle met en circulation des registres légitimes d’expression de la plainte qui pèsent sur les façons dont on interprète l’explosion, sur la hiérarchisation des groupes candidats au statut de victimes ainsi que sur les modalités de la réparation financière des dommages. Mais surtout le cas toulousain illustre de façon exemplaire deux ordres de transformations qui affectent conjointement le champ psychiatrique et l’espace politique.

5La fortune du syndrome traumatique s’inscrit en effet dans un mouvement plus vaste de recomposition de l’espace psychiatrique qui, loin de se cantonner à l’isolement asilaire, s’ouvre, autour du concept de santé mentale [5], à des publics hétérogènes et à des problèmes qui ne relevaient pas, jusqu’alors, des discours médicaux (troubles psychosociaux, pathologies de l’exclusion, abus sexuels, etc.). L’intervention des professionnels du psychisme se déplace de la personne malade au sujet blessé. Le monde social (les relations professionnelles, les inégalités économiques, les rapports sociaux de sexe) devient un élément potentiellement pathogène susceptible de laisser une trace dans le psychisme d’individus que rien ne destinait a priori à une confrontation avec l’univers psychiatrique. Cette redéfinition de la géographie des pratiques thérapeutiques contribue également à l’importation, dans le jeu politique, de nouveaux modes de gestion – du côté des pouvoirs publics – et d’expression – du côté des mouvements sociaux – de la plainte et des griefs. Ainsi, Dominique Memmi ou Didier Fassin constatent-ils une réforme des registres d’action publique et de contrôle social qui revendiquent une prise sur le « for intérieur » des usagers. Le traitement politique de multiples problèmes sociaux (avortement, contraception, discrimination raciale, immigration, chômage) prend aujourd’hui la voie d’un « gouvernement par la parole », d’une « orthopédie par les mots » ou encore du « dispositif de l’aveu » [6]. Cette entreprise de sollicitation de la parole intime influe en retour sur la définition des langages légitimes de l’action collective [7]. Parmi les manières de se faire entendre, l’exposition de soi concurrence la démonstration collective. L’expression de la souffrance individuelle illustre la revendication à portée générale, jusqu’à parfois s’y substituer. Confrontées au renouvellement des exigences médiatiques [8] et à la concurrence de causes politiques inédites (sida, sans-papiers), de nombreuses mobilisations, y compris syndicales, empruntent désormais la présentation clinique des griefs et des revendications [9]. Or, le traumatisme psychique constitue la synecdoque presque parfaite de cette extension continue du champ de la santé mentale aux avatars de la normalité souffrante, puisque, cas unique dans l’histoire de la psychiatrie, cette pathologie se déclare chez des sujets réputés sains pour des raisons totalement extérieures à leur personnalité.

6En ce sens, la scène toulousaine illustre la rencontre entre des acteurs, des motifs, des intérêts sociaux et des aspirations territoriales que tout oppose parfois, et qui vont néanmoins emprunter un même langage, celui du traumatisme et de sa légitimité sanitaire, pour exprimer l’authenticité de leurs attentes ou de leurs actions, selon les cas. La réappropriation collective et individuelle de ce langage témoigne d’une modalité d’action sur la scène sociale que l’on ne saurait trop schématiquement réduire à une « socialisation de la psychiatrie » ou à une « psychiatrisation des discours sociaux ». Il s’agit à l’inverse de dégager les conditions qui ont rendu possible la mobilisation du langage du traumatisme suite à l’accident chimique de Toulouse, bien au-delà du cercle restreint des spécialistes [10]. Notre enquête porte précisément sur la diffusion de la catégorie de syndrome traumatique comme mode de légitimation de l’action et des revendications : ce que les victimes font du traumatisme (comment une catégorie diagnostique devient un adjuvant à la formulation des griefs et à la construction symbolique des groupes sociaux), ce que ces appropriations font au traumatisme (au rythme de ses traductions, ce dernier circule indépendamment de sa description clinique), mais également ce que le traumatisme fait aux victimes (le cadrage psychologique influe sur les modalités de la protestation et de la réparation). Mais avant d’envisager les multiples déclinaisons de ce langage et de ses effets sur la scène toulousaine, il nous faut revenir sur les conditions socio-historiques qui ont permis la publicisation de cette entité clinique.

D’une pathologie de la revendication à une revendication de la pathologie : le traumatisme saisi par les mouvements sociaux

7La sollicitation du registre du traumatisme à Toulouse repose sur une double évidence. D’une part, dès les premières heures, la nature pathogène de l’événement est immédiatement reconnue et directement inférée de l’ampleur de la catastrophe sans qu’aucun appareillage d’évaluation clinique ou statistique n’ait besoin d’être sollicité [11]. D’autre part, la légitimité de la réparation financière des séquelles psychiques fait également consensus au point que l’architecture du protocole d’indemnisation est dans une large mesure construite autour d’un préjudice psychologique. Or, ces deux attendus contrastent avec la virulence des débats qui entourent la névrose traumatique pendant près d’un siècle.

8Introduite dans la nosographie dès la seconde moitié du XIXe siècle et largement diffusée lors de la Première guerre mondiale, la névrose traumatique est l’entité psychiatrique susceptible de rendre compte des effets psychologiques des traumatismes externes sévères. Elle est longtemps restée marginale dans le champ de la psychiatrie officielle. Elle fut d’abord mise en évidence par des médecins londoniens pour rendre compte des dommages « psychologiques » consécutifs aux accidents de chemin de fer. Il s’agissait alors surtout d’évoquer une série de manifestations sans lésion anatomique susceptibles d’ouvrir cependant droit à réparation [12]. En 1889, Oppenheim reprend ces premières descriptions cliniques et les réunit sous le terme de névrose traumatique dont l’usage va par la suite s’imposer dans la littérature scientifique. Si, en dehors du contexte militaire, cette notion devra attendre 1980 pour s’imposer dans les classifications psychiatriques, elle domine en revanche depuis le début du siècle la scène de l’expertise psychiatrique civile. Seule entité psychiatrique à pouvoir ouvrir droit à réparation, la névrose traumatique devient l’enjeu de vives controverses non seulement sur le statut étiologique de l’événement [13] ou sur l’autonomie syndromique de cette entité [14], mais plus encore sur la personnalité, la valeur, les qualités morales et le courage de ceux qui en seraient atteints. Le contexte médico-légal renforce bien sûr cette suspicion à l’égard de ceux qui chercheraient à tirer profit des lois sur l’indemnisation des accidents du travail, mais la stigmatisation des « victimes » dépasse le seul cadre de la procédure civile puisqu’on en retrouve la trace dans des écrits de synthèse, réputés moins sensibles à la rudesse des échanges entre experts. En témoignent les comptes rendus de sociétés médico-légales où le ton n’est guère à la célébration compassionnelle ou au souci thérapeutique envers les victimes psychiques. Accidentés du travail, traumatisés et anciens combattants névrotiques se voient affublés d’une liste pléthorique de qualificatifs pleins de soupçon : ces « milliers de parasites » responsables de « saignées dans les caisses de l’État » sont tantôt des « pseudo-invalides » ou des « soi-disant accidentés », tantôt des « mécontents oisifs » ou des « rapatriés paresseux qui campent un personnage de “héros ou martyr” [15] ». Sujet passif qui « s’abandonne sans résistances à des tendances masochistes », personnage sans audace que seul caractérise « le manque de courage et d’esprit civique », acteur indolent dont « la callosité ne protège plus les mains après les douceurs de la flânerie », le traumatisé psychique est au mieux la victime de sa propre cupidité. La névrose traumatique n’échappe pas à l’opprobre, soit qu’on en nie la réalité en la rabattant en « névrose lucrative », soit qu’on la réduise à une défaillance éthique, à un « miasme pestilentiel sur la morale publique [16] ».

9Jusqu’aux années 1950 la névrose traumatique a tout d’une pathologie de la revendication ou d’une maladie de l’indemnisation. Ce n’est pas l’accident qui est pathogène mais sa réparation. La névrose traumatique est assimilée à la sinistrose et le champ des appellations de substitution s’enrichit constamment : « névrose de rente » ou « de compensation matérielle », « névrose d’assurance » ou « d’appétit », « névrose de revendication » ou de « vengeance », « névrose de convoitise » ou « névrose lucrative », « névrose de procédure » ou « névrose d’appétence », « assécurose » ou « aggravomanie ».

10Ce soupçon sur la sincérité du traumatisé psychique se nourrit notamment de l’illégitimité sociale qu’on fait porter sur lui. Les prototypes de l’ouvrier simulateur [17], de l’immigré revendicateur [18] ou du soldat déserteur [19] soutiennent cette présomption de culpabilité. Incitée, par son statut économique, à exploiter financièrement l’accident qu’elle a subi, la victime voit toujours son récit suspecté d’inauthenticité.

11Pourtant, à la fin des années 1970, se met en place une nouvelle clinique du traumatisme au sein de laquelle la figure de la victime psychique va pouvoir, avec l’appui de la psychiatrie, se constituer sur la scène sociale. Pour la première fois dans l’histoire de la discipline, c’est l’événement qui devient l’agent étiologique exclusif, épargnant ainsi la responsabilité de la personnalité du patient. Ce renversement n’est pas le simple produit d’une maturation du savoir clinique, ni la conséquence d’un progrès scientifique mettant en évidence la nature exogène de l’étiologie traumatique [20]. Alors que la sémiologie de l’ancienne névrose traumatique n’a connu aucune modification significative de la fin du XIXe siècle à nos jours et qu’aucune découverte neuro-physiologique ou même psychologique n’a fait évoluer la connaissance vers une compréhension du mécanisme traumatique, c’est sur la reconfiguration idéologique du statut de l’événement traumatique que porte l’essentiel de la transformation contemporaine [21].

12Ce changement de paradigme procède d’un renouvellement des rapports entre le segment le plus institutionnel de la psychiatrie américaine, représenté par l’American Psychiatric Association (APA), et certains groupes de pression, au premier rang desquels les mouvements féministes et les vétérans de la guerre du Vietnam. Ébranlée par la vague antipsychiatrique des années 1970, l’APA engage une refonte de la classification des maladies mentales susceptible, d’une part, de renforcer le caractère scientifique de l’approche psychiatrique en l’alignant sur les techniques diagnostiques de la médecine somatique, et capable, d’autre part, de dissiper l’accusation de cousinage avec les instances de répression et de contrôle social [22]. Or, la rencontre avec les aspirations de certaines entreprises militantes est l’occasion, pour les représentants de la discipline, de démontrer sa nouvelle capacité à épouser les besoins de la population et plus particulièrement des couches opprimées par l’ordre social qu’on lui reprochait d’avoir toujours servi [23].

13C’est dans ce cadre que les mouvements féministes s’emploient à dénoncer les attendus moraux sous-jacents à l’ancienne clinique des névroses traumatiques. Arguant du fait que les procédures diagnostiques et thérapeutiques centrées sur la personnalité de la victime de viol redoublent les ressorts d’une société patriarcale qui incline à la dénégation du passé traumatique des femmes [24], ces militantes appellent à une pleine reconnaissance du rôle pathogène de l’événement qu’elles ont subi. Emboîtant le pas aux associations de défense de l’enfance, elles tenteront de faire admettre le caractère nécessairement traumatique de l’abus sexuel ou de la maltraitance [25]. Mais, comme le montrent Wilburn Scott ou Allan Young [26], la réévaluation du rôle de l’évènement dans la genèse du traumatisme doit, en premier lieu, à la mobilisation des vétérans du Vietnam. Tandis que les médias font état d’une « épidémie » de suicides, de conduites alcooliques et d’actes « anti-sociaux » parmi les démobilisés, se diffuse la figure du Crazy Vietnam Vet. Incapable de recouvrer son existence sociale antérieure, ce dernier semble reclus dans le souvenir d’atrocités commises qu’aucune reconnaissance nationale n’est venue effacer ou du moins convertir en fait d’arme glorieux. Or, les lobbys combattants américains vont trouver des alliés de poids au sein du groupe de psychiatres chargés, par l’APA, de rédiger la nouvelle rubrique consacrée aux troubles post-traumatiques du DSM-III, la nouvelle classification des maladies mentales publiée en 1980 [27]. Eux-mêmes anciens combattants du Vietnam, ou militants du Vietnam Veterans Against the War, ils appuient, face à l’administration fédérale, la revendication d’une indemnisation des troubles psychiques consécutifs au conflit vietnamien [28]. C’est sous leur influence que le Post-Vietnam Syndrom va disparaître pour se fondre dans la rubrique générale du Post-Traumatic Stress Disorder, qui remplace la névrose traumatique dans le DSM-III. Tandis que la légitimation psychiatrique offre aux soldats défaits une possible compensation financière et un statut de victime jusque-là incertain, les rédacteurs de la nosographie font la démonstration, à travers le soutien qu’ils apportent aux réseaux combattants, de la viabilité sociale de leur entreprise.

14Ces multiples conjonctions d’intérêts aboutissent finalement au toilettage de l’ancienne névrose traumatique. Sous le nouvel intitulé de Post-Traumatic Stress Disorder, le DSM-III élimine le terme de névrose coupable, mais aussi un demi-siècle de suspicion à l’égard des victimes [29]. Certes les signes cliniques restent les mêmes, mais le statut de l’événement change fondamentalement puisqu’il devient l’agent étiologique nécessaire et suffisant. Le PTSD s’impose désormais comme « la réponse normale à une situation anormale ». Pourtant l’innovation aurait pu ne jamais franchir l’Atlantique. Comme le rappelle Ian Hacking, la fortune d’un trouble mental doit moins à l’universalité de ses symptômes qu’à sa capacité à intégrer les taxinomies en vigueur dans le champ psychiatrique et à son aptitude à s’incarner dans des prototypes socialement évocateurs susceptibles de donner un corps, une épaisseur empirique à la catégorie [30]. Or, jusqu’au milieu des années 1980, aucune des deux conditions ne semble remplie en France. D’une part, l’architecture nosographique américaine dans laquelle prend place le PTSD peine à s’imposer dans un champ psychiatrique encore largement inspiré par les théories psychanalytiques et donc rétif à un modèle qui marginalise l’hypothèse d’une origine psychique des maladies mentales. D’autre part, les mouvements féministes et combattants français n’utilisent alors qu’à la marge le langage du traumatisme pour traduire leurs revendications.

15En France, l’intérêt pour les pathologies post-traumatiques naît de la rencontre entre une entreprise académique et les nouveaux mouvements sociaux qui se constituent autour de la question des « catastrophes collectives ». Certains psychiatres militaires s’associent aux professionnels du secteur naissant de l’aide aux victimes pour exporter sur la scène civile des troubles psychologiques jusqu’alors reclus à l’espace combattant. La névrose traumatique devient le socle d’une spécialité psychiatrique, la victimologie clinique, qui, au début des années 1990, trouve ses premières traductions institutionnelles avec la création de diplômes, de revues et de sociétés savantes spécifiques [31]. Certaines associations de victimes, parmi lesquelles SOS-Attentats fait figure de pionnière, s’emparent alors du syndrome traumatique dans deux directions. D’une part, il s’agit d’objectiver des « groupes de papier » dont la validité sociale repose souvent sur leur incarnation fragile dans un personnage médiatique. SOS-Attentats, par exemple, commandite, dès 1986, une enquête épidémiologique pour mettre au jour des attributs psychologiques communs à l’ensemble de ses adhérents. Mais surtout, le traumatisme permet de soutenir l’obtention d’une reconnaissance sociale et juridique d’exception. C’est au titre d’un « préjudice psychique spécifique » que le regroupement des victimes d’attentats accède à un régime d’indemnisation dérogatoire du droit commun [32]. L’action de l’association ouvre ainsi la voie à des dispositifs de prise en charge psychologique précoce qui se multiplient (accident de la gare de Lyon en 1988, effondrement du stade de Furiani en 1992, prise d’otage de l’airbus Paris-Alger en 1994) jusqu’à être systématisés avec la création du réseau des Cellules d’urgence médicopsychologique en 1997 [33]. De plus, le traumatisme s’insinue régulièrement dans les dispositifs de réparation, parfois en se constituant en un poste de préjudice autonome, plus souvent en étant pris en compte dans l’évaluation du prix de la douleur [34]. Le chemin parcouru en un siècle par le traumatisme dans la clinique psychiatrique rend compte de sa remarquable réception, au cours des vingt dernières années, dans l’espace public. Parce qu’il ne présuppose plus de structure pathologique préexistante, mais qu’il rattache la souffrance au seul fait d’avoir vécu un événement dramatique, le traumatisme permet d’énoncer dans un langage savant qui parle au sens commun l’expérience de la catégorie sociale de « victimes » dont la présence s’impose de façon croissante pendant la même période.

De l’individuel au collectif : les usages militants du traumatisme

16L’histoire du traumatisme illustre le rôle des mouvements sociaux dans la construction et la publicisation de la catégorie. Pourtant, à Toulouse, la diffusion d’une problématisation psychologique est bien davantage centripète. Initié par la mairie, le dispositif semble soutenir une lecture unanimiste de l’explosion et une délimitation élargie du groupe des victimes. Il s’agit d’une catastrophe municipale, touchant indistinctement l’ensemble de la population toulousaine, par-delà les classes et les appartenances antérieures. Le traumatisme sollicite l’identification du plus grand nombre et impulse une prise en charge individualisée des plaintes et des griefs par le biais d’entretiens dans les cellules d’urgence. Seul importe l’individu qu’il faut accompagner, prendre en charge, entourer de soins. Médiatisé par le savoir psychologique, ce qui aurait pu être construit comme un problème collectif (la carte des sinistres recouvrant presque parfaitement celle de la distribution des handicaps socio-économiques) est traduit en un problème spécifique à la personne, un trouble psychique à prévenir ou à guérir au cas par cas. Parole contre parole. Une parole de victime, individuelle, recueillie dans le secret contre une parole collective, revendicatrice et bruyante. Un conseiller municipal évalue, par exemple, à demi-mot, le bien-fondé du dispositif à l’aune du nombre de contestations sociales qu’il aurait permis d’éviter :

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« Si vous regardez bien, vous verrez qu’il n’y a pas eu vraiment de mouvements sociaux, si ce n’est quelques gens qui ont exprimé une exaspération au niveau des travaux. Je ne veux pas dire que c’est grâce aux psychologues qu’il n’y a pas eu de mouvements sociaux mais je pense qu’il faut remercier les psychologues de leur spontanéité. Ils ont été extrêmement présents dans une espèce d’union sacrée… on ne parlait plus politique [35]. »

18Pourtant, considérée à travers ce prisme, l’analyse des conditions de diffusion de la catégorie de traumatisme se borne à reproduire trois prénotions qui méritent ici d’être amendées. Les pratiques psychiatriques seraient tout d’abord nécessairement du côté du pouvoir et serviraient, presque par nature, les intérêts des autorités officielles [36]. Les catégories psychologiques seraient ensuite obligatoirement contraignantes et les acteurs ne pourraient qu’être piégés par les problématisations qui les sous-tendent. Enfin, le recours à une interprétation psychologique désamorcerait par avance toute tentative de construction collective des plaintes et produirait des individus affectés concurrents des acteurs mobilisés [37]. Or, la fortune sociale du traumatisme doit certainement moins au fait qu’il s’insère dans des stratégies unilatérales de domination qu’à sa capacité à capter et à servir des intérêts pour partie contradictoires. Le traumatisme s’invite en effet dans la lutte qui s’engage entre la mairie, les associations de sinistrés et les syndicats de l’usine pour la juste définition de la catastrophe et de ses victimes. Il s’agit pour ces deux derniers groupes de promouvoir une lecture de l’accident susceptible d’exhumer les caractéristiques sociales de ses victimes. Pour le mouvement des sinistrés, dont la plupart des militants appartiennent aux classes moyennes résidant aux marges des espaces d’habitat social, ce n’est pas toute la ville qui est touchée mais les zones mitoyennes du site chimique, soit principalement le quartier populaire du Mirail. À la sélection géographique, c’est-à-dire sociale, des victimes s’ajoute une inégale distribution de l’aptitude à faire face et à réparer. Si le clinquant du centre-ville est rapidement rénové, le Mirail reste durablement confronté à une paupérisation économique, un déclin démographique et une déstructuration des sociabilités locales. Pour leur part, les syndicats de l’usine déplacent, dans une troisième direction, la hiérarchisation des victimes. L’explosion est alors vécue comme une catastrophe ouvrière puisque, outre qu’elle induit une forte concentration des blessés et des morts (21 des 30 décès sont déplorés parmi les salariés), elle clôt brutalement l’histoire du groupe local des salariés de la chimie. Le site, autrefois bastion ouvrier de la ville, confine aujourd’hui à la friche industrielle et tant les autorités politiques que les organisations de sinistrés appellent à son démantèlement. Dans ce cadre conflictuel, la signification de la catastrophe fait débat. En revanche, la centralité du traumatisme comme grille d’interprétation des dommages ne souffre aucune discussion. Chacun s’approprie la catégorie en la chargeant de nouvelles significations. Le traumatisme devient alors une ressource rhétorique pour les acteurs mobilisés mais plus encore il fonde la construction des collectifs dont on revendique la représentation.

Le traumatisme comme matrice de traduction des revendications

19Les critiques que portent les représentants d’associations de victimes sur le dispositif de prise en charge psychologique ne sont pas formulées dans le registre du « trop », mais plutôt du « trop peu ». Lorsque les services municipaux installent initialement la cellule de soutien au Capitole, les militants associatifs dénoncent immédiatement un droit politique à l’écoute inégalement distribué et appellent à une implantation décentralisée des structures de soutien. Plus généralement, les associations de sinistrés s’emparent des attributs psychologiques attachés au rôle de victime comme moyen de restauration de la dignité sociale des « quartiers ». Au prototype du délinquant succède celui de la victime. Le lexique ordinairement mobilisé pour stigmatiser le site du Mirail sert, provisoirement, à qualifier les agissements du groupe Total, auteur d’une « agression psycho-logique » qui aurait généré une « insécurité psychique » chez les habitants de la périphérie. De la même façon, lors des interactions observées entre les psychologues et les militants associatifs, une lutte s’engage pour définir le traumatisme et étendre son objet aux conditions d’existence antérieures à l’explosion. À l’occasion du débriefing collectif diligenté par une organisation humanitaire, la clinicienne chargée de sonder le vécu intime de la catastrophe se voit ainsi dépossédée de la conduite des discussions. Une militante associative, ancienne secrétaire médicale, invite systématiquement ses adhérents à « raconter leur histoire », à faire mention des périodes de chômage, des misères matérielles, de leurs répercussions sur la cellule familiale. Et si la psychologue tente régulièrement de ramener les locuteurs à un récit centré sur l’explosion, l’enquêtée les réoriente sans cesse vers l’expression des maux et des souffrances passés.

20La structuration locale de l’espace des mouvements sociaux, à travers notamment la concurrence entre les syndicats et les associations de victimes à propos du devenir du site chimique, définit par ailleurs la valeur des ressources à s’approprier et contribue à la promotion du traumatisme comme instrument central de légitimation des revendications. Dans l’échange de coups, les représentants associatifs mobilisent le langage de la psychologie pour stigmatiser les réactions syndicales (l’alliance des salariés avec la direction de l’usine est perçue comme l’expression manifeste du syndrome de Stockholm, comme un lien pathologique des victimes avec le bourreau) ou pour se poser en cible des modes de défense ouvriers (lorsque, le jour de l’annonce de la fermeture de l’usine, les salariés brûlent des pneus dans la cheminée estampillée AZF pour mimer la réouverture, on dénonce le « sur-traumatisme » provoqué chez les riverains sinistrés). Sans pour autant reprendre totalement à leur compte ce lexique nouvellement politisé, les délégués de l’usine ne peuvent néanmoins s’en couper totalement si bien qu’au cours des entretiens, le discours hésite entre une mise en forme spécifiquement syndicale pour dire les maux et les souffrances et la nécessité de faire état d’un traumatisme collectif, de se situer en haut de l’échelle de la victimité (en multipliant cette fois les exemples de détresse individuelle). Par l’effet d’une contradiction entre les schèmes de perception du monde social antérieurement acquis et les façons de le mettre en scène récemment promues, les soupçons ou les doutes quant à l’efficacité de l’intervention ne peuvent s’exprimer qu’à demi-mot, de façon nuancée, mêlant sentiment d’incompétence et de reconnaissance. Ainsi, ce militant cégétiste évalue-t-il la présence de thérapeutes sur le site chimique :

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« Les psys, elles font leur boulot. Elles m’ont harcelé pour que je vienne les voir. J’y suis allé deux ou trois fois. Moi, pour être honnête ça ne me paraissait pas essentiel, mais c’est presqu’un aveu ça, c’est pas innocent. De toute façon, je fais confiance à des gens plus compétents que moi pour savoir quels étaient les besoins. Moi, j’en ai pas eu besoin, mais peut-être que dans six mois je vous dirai que c’est utile. Puis il faut admettre qu’il y a eu le souci du côté de la direction de faire vraiment un gros effort avec le recours à des psychologues [38]. »

22Finalement, les syndicalistes de l’usine se résolvent à mobiliser les thérapeutes embauchées par leur entreprise pour traduire dans un langage audible socialement leurs revendications. Les cliniciennes portent ainsi dans les médias la parole des salariés qu’elles rehaussent par ce biais d’une légitimité thérapeutique. Le déploiement de la thèse officielle des négligences ouvrières, l’unanimité politique autour du démantèlement du pôle chimique, la virulence de la presse à l’encontre de l’entreprise, l’annonce de la fermeture de l’usine sont autant d’événements, indirectement liés à l’explosion, mais immédiatement réinterprétés en termes « d’état de choc » ou de « traumatisme ».

Le traumatisme comme élément fédérateur des groupes protestataires

23Le langage et les pratiques psychologiques interviennent donc dans la publicisation des revendications. Mais ils font en premier lieu l’objet d’usages internes aux organisations associatives et syndicales. Le travail de construction des groupes protestataires, de traduction et de mise en série des intérêts contradictoires qui s’y rencontrent, s’articule, pour une part, autour du thème du traumatisme. La catastrophe donne en effet lieu à des agencements militants inédits puisque la cause des « sans-fenêtre » fédère des engagements particulièrement dispersés. Le Collectif « Plus jamais ça ni ici ni ailleurs » regroupe les membres de partis politiques (du PS, des Verts ou de la LCR), des habitués de la contestation multi-causes (présents auprès des sans-papiers, des mal-logés ou des précaires), des associations de victimes (Association des sinistrés du 21 septembre), des organisations de défense des blessés (Vivre après AZF), des rassemblements de familles endeuillées, des comités de quartier, des coalitions d’artisans, etc. Or, la reconnaissance de dommages psychologiques s’impose comme le plus petit dénominateur commun nécessaire à l’unification a minima de ces organisations. Elle élime les hiérarchisations sourdes qui se font jour dans le mouvement en fonction de la gravité des séquelles subies par les militants (le degré de proximité au drame est en effet, aussi, une ressource qui réforme la division ordinaire du travail militant). Le traumatisme ne distingue ou n’exclut ni les blessés, ni les sinistrés matériels, ni les parents endeuillés. Par ailleurs, certaines entreprises victimaires nées ex abrupto après la catastrophe sont dépourvues d’une légitimité politique ancrée historiquement et d’une base militante pré-constituée. Pour partie composées de néophytes, ces associations sont donc conduites à fonder leur recrutement sur l’offre de biens divisibles susceptibles de capter un public populaire peu disposé à l’action collective. Dès lors, la mise à disposition d’une écoute psychologique ou d’une aide à la constitution des dossiers d’indemnisation alimente le circuit de services et de rétributions par lequel on espère perpétuer le flux des adhérents.

24Enfin, les militants affiliés politiquement, malgré un rôle central dans l’organisation et le soutien logistique apporté aux mobilisations sinistrées, sont soumis aux logiques d’imputation du rôle social de victime qui leur impose le retrait. Ils doivent céder la représentation du mouvement à des acteurs vierges d’affiliations publiques. En effet, toute intervention explicite de leur part est par avance suspectée de « récupération » ou « d’instrumentalisation politique » d’un drame consensuel. Contraints d’effacer le stigmate de leur appartenance militante, ils tentent de retraduire leurs propres préoccupations dans le registre du traumatisme. La question de la réparation des préjudices psychologiques sera, par exemple, investie comme un « mode de réappropriation » des profits industriels ou comme un succédané d’écotaxe (plus la réparation sera coûteuse, plus l’effet dissuasif perturbera les logiques d’implantation industrielle). Cet infirmier, militant de l’extrême gauche locale, indique par exemple :

25

« C’était compte ouvert chez Total, c’était le consensus, donc nous, on a considéré le fait de solliciter une expertise comme une forme de réappropriation collective du grand capital, c’est de l’idéologie [rires]. […] Puis le fric pour le traumatisme, ça a été une rétribution pour mon activisme syndical et professionnel, j’ai considéré ça comme ça. Donc c’est sans scrupule que je suis parti à la pêche à l’indemnisation et au stress traumatique vu que je n’avais pas d’impact corporel [39]. »

26Si donc le traumatisme cimente les groupes en construction, il contribue également à durcir des collectifs en voie d’effritement. L’explosion clôt notamment l’histoire en déclin du groupe des ouvriers du site. Outre que l’activité est démantelée et qu’on se dirige vers la fermeture définitive du pôle industriel, le contexte est à la fragilisation structurelle de la communauté. Isolés jusque dans les quartiers construits par leur employeur (l’ancienne cité ouvrière abrite aujourd’hui les membres et le public des associations de victimes), les salariés constatent avec amertume la défection de leurs soutiens politiques traditionnels qui, il y a encore peu, luttaient à leur côté pour le maintien d’une industrie intra-muros. Mais surtout, au sein de l’usine, les relations sociales s’étiolent au rythme des départs en préretraites et des mutations. Les tensions larvées se font jour entre les salariés dont les conditions de départ et les chances de reclassement sont particulièrement hétérogènes. Or, dans ce contexte, les délégués de l’usine sont enclins à se saisir du moindre instrument de réobjectivation du groupe qu’ils prétendent représenter, fut-il mis à disposition par des psychologues.

27Les cliniciennes du site apparaissent ainsi rapidement comme l’unique figure étrangère susceptible d’écouter avec bienveillance des angoisses, des inquiétudes ou des revendications qui n’ont plus de légitimité à être dites sur la scène publique, d’entendre une histoire ouvrière qui ne parle plus guère qu’aux seuls salariés de l’usine. La reconnaissance sociale que puisent les ouvriers dans la présence des psychologues, se traduit par la bonne intégration de ces dernières, qui résulte notamment de la multiplication des tactiques de restauration de la dignité ouvrière qu’elles mettent en œuvre. L’entretien clinique devient le lieu d’un travail de réinterprétation de l’événement et de réhabilitation d’une identité collective valorisée. Si l’on confère aux commémorations organisées par les psychologues des vertus thérapeutiques (réparer le traumatisme et servir le « travail de deuil »), ces cérémonies représentent avant tout l’unique occasion de rassembler physiquement la communauté, de réactualiser les solidarités avec les nouveaux retraités, les récents démissionnaires, les anciens collègues, de montrer ponctuellement une cohésion recouvrée.

28Les conséquences que l’on prête au déploiement public des savoirs psychiatriques sont généralement univoques : « individualisation » du malheur, « dépolitisation » des situations, « sérialisation » des intérêts, « occultation » des causes, « abrasion » de la conflictualité [40]. Pourtant, à l’aune des usages militants du traumatisme, on perçoit toute l’ambivalence des effets produits par l’importation d’une catégorie psychiatrique dans le traitement politique d’une catastrophe collective. Le traumatisme n’est alors plus simplement une réalité clinique individuelle mais il devient un vecteur collectif d’identification qui fonctionne en concurrence, mais aussi parfois en renfort, d’autres attributs sociaux [41].

Du collectif à l’individuel : le traumatisme comme opérateur de réparation

29La mosaïque des appropriations sociales du traumatisme éloigne progressivement ce dernier de sa description clinique initiale. Dans les cellules d’urgence ou dans les permanences associatives, on présuppose l’existence d’un traumatisme collectif sans qu’il soit besoin d’en valider individuellement la réalité. La procédure diagnostique est suffisamment souple pour englober tout acteur du drame. Pourtant le second temps de la gestion du sinistre, celui de l’expertise et de la réparation financière des dommages, contrarie la logique initiale d’attribution au tout-venant d’une condition de victime. Les enjeux ne sont plus simplement d’ordre symbolique mais matériel puisqu’il s’agit d’ouvrir des droits et de distribuer des ressources. Par ailleurs, l’expertise engage une restriction des acteurs autorisés à établir le diagnostic et restaure le monopole médical sur l’évaluation des séquelles psychiques de la catastrophe. La logique compassionnelle doit s’effacer au profit d’une logique médico-légale de discrimination et de hiérarchisation des atteintes individuelles. Il s’agit d’établir une stricte démarcation entre le vrai et le faux, l’authentique et l’inauthentique, l’imputable et le non imputable. La réparation constitue un moment de vérité pour le syndrome post-traumatique car, si le droit politique à l’écoute a conduit les acteurs toulousains à entretenir la polysémie de la catégorie (incluant aussi bien la frayeur ponctuelle que le PTSD caractérisé), le travail des experts doit permettre une explicitation et une objectivation des critères de sa définition. Pourtant, nous constaterons que la présomption collective de traumatisme en cours dans l’espace social, se reproduit sur la scène de la réparation. Le jugement des experts se détourne de l’histoire individuelle du patient, pour porter sur le caractère collectif de l’événement qu’il a subi. C’est cette rencontre entre l’évaluation médicale et les procédures sociales d’étiquetage du sinistre qu’il s’agit à présent de mettre au jour.

L’expertise des névroses traumatiques revisitée : quand une certitude collective structure l’évaluation individuelle

30La principale innovation introduite par la convention d’indemnisation tient en l’invention d’un chef de réparation exceptionnel : « le préjudice spécifique ». Ce supplément est le produit d’une négociation qui s’engage – quelques mois après le début des premières expertises – entre les associations de sinistrés, la chancellerie, et les assureurs de l’entreprise civilement responsable. Pour les premières, les examens strictement corporels manquent l’essentiel des conséquences de l’explosion. La forte concentration sociale des victimes a contribué à accroître les difficultés auxquelles s’affrontent les sinistrés pour recouvrer leurs conditions antérieures d’existence. Moins aptes à circuler dans les méandres des procédures assurantielles, les populations des quartiers populaires doivent faire face à la fragilisation de la plupart des fronts de leur vie sociale. Le logement, l’emploi, les chances de reclassement, la scolarité des enfants, les réseaux locaux d’entraide et les solidarités familiales sont affectés par l’explosion. Or, si la réalité de ce préjudice social est admise sans peine par les experts, les signataires de la convention d’indemnisation posent deux conditions à sa réparation. D’une part, ce préjudice doit être spécifique à la catastrophe toulousaine et il ne saurait servir de point d’appui à une extension jurisprudentielle des postes d’indemnisation reproductible à d’autres événements. D’autre part, il ne peut s’émanciper du cadre de la réparation médicale du dommage. Il ne s’agit donc pas de compenser financièrement les conséquences socio-économiques de l’explosion mais le « vécu psychologique » de ces dernières, le « traumatisme supplémentaire » qui en découle. Ne sont d’ailleurs invitées à prétendre au préjudice spécifique que les victimes s’étant vu reconnaître des séquelles médicalement constatables. Pourtant, même si le préjudice est évalué par les plus légitimes des experts psychiatres (recrutés sur la liste de la Cour de cassation), aucune sémiologie n’est précisée et pour s’en prévaloir il suffit tout au plus de témoigner d’une « légère angoisse ». Son montant ne dépend pas d’un état clinique mais du cumul des sinistres (perte d’emploi, destruction matérielle, dommage corporel). Paradoxe donc d’un préjudice collectif évalué individuellement (plutôt que forfaitairement) et d’un préjudice social mesuré par des experts psychiatres (plutôt que sur la base d’une confrontation des situations socio-économiques). Cette innovation condense, en même temps qu’elle révèle, la logique des expertises toulousaines au cours desquelles le traumatisme fonctionne, épuré de sa définition clinique, comme un opérateur de réparation collective qui déborde largement le cadre du dommage corporel individuel. Si l’exigence de reconnaissance publique du sinistre structure le dispositif institutionnel de réparation, elle s’insinue également dans les pratiques d’évaluation du traumatisme psychique dont font part les experts.

31La littérature psychiatrique met traditionnellement en exergue cinq registres de disqualification des victimes psychiques qui ont nourri les controverses médico-légales depuis le début du siècle. Or, ces derniers deviennent inopérants dans le cas toulousain [42] :

32

  • L’argument de la clinique. Il s’agit du mode de discrimination le plus évident. La victime peut ne présenter aucun des symptômes ouvrant droit à la réparation. Pourtant, moins de 10 % des expertises post-AZF se solderont par le constat d’une absence de séquelles psychiques. Ce faible pourcentage est d’autant plus remarquable qu’aucun tri médical n’est pratiqué en amont de l’examen. Contrairement à la procédure habituelle, l’établissement d’un certificat médical initial n’est pas exigé pour obtenir une expertise. La latitude des évaluateurs découle de l’indétermination du tableau clinique requis pour obtenir une indemnisation. Ce n’est pas le PTSD qui organise l’investigation des médecins. Renonçant à établir une grille symptomatologique standardisée, les experts se mettent en quête de chaque indice accréditant l’hypothèse de répercussions psychologiques de la catastrophe.
  • L’argument de la falsification de l’événement. L’expert peut contester la réalité de l’événement revendiqué par la victime. À Toulouse, ce soupçon est levé d’emblée au point qu’une victime absente de la ville le jour de la catastrophe puisse parfois être indemnisée (en justifiant d’une peur pour sa famille ou son logement).
  • L’argument de la simulation ou de l’exagération de la souffrance. La victime était présente le jour de l’accident, mais elle feint l’atteinte psychique pour en tirer des avantages matériels (une indemnisation) ou symbolique (une sollicitude). Or, les experts toulousains écartent immédiatement cette possibilité. La sincérité du récit de la victime est donc présupposée.
  • L’argument de l’événement-écran. La catastrophe a certes bien eu lieu, la victime l’a subie, sa souffrance est réelle. En revanche, elle n’est pas imputable à cette dernière mais à un état antérieur ou à une fragilité psychologique préalable. Après le 21 septembre, les experts renoncent presque systématiquement à l’hypothèse de la non-imputabilité.
  • L’argument de la responsabilité des victimes. Même si la réalité clinique de la névrose traumatique est validée, la controverse peut porter sur la légitimité de sa réparation. L’endossement du rôle de traumatisé psychique relèverait alors d’une faiblesse morale de la victime (la paresse dans le cas des accidents du travail, le manque de courage dans celui des soldats combattants). Pourtant, à la suite de l’explosion de l’usine AZF, aucun acteur, pas même l’entreprise civilement responsable, ne discutent le bien-fondé de l’indemnisation du préjudice psychologique.

33Ces cinq obstacles à la réparation du traumatisme sont suspendus car la focale qui dirige le regard des experts porte sur l’événement plutôt que sur le patient. Il est significatif que le professeur de médecine légale chargé de piloter les examens justifie les décisions d’imputabilité par la situation plutôt que par les manifestations traumatiques :

34

« Le poids de la situation était fondamental. Il fallait reconnaître le caractère collectif et catastrophique de l’événement, le fait qu’une partie de la ville avec toutes ses composantes sociales, de voisinage, de famille, de travail avait été touchée. Ce n’était ni un accident de la circulation, ni un attentat, ni le crash d’un avion. Là, on était dans une situation unique [43]. »

35Cette priorité accordée au caractère collectif de l’événement est d’autant plus prégnante que les experts l’éprouvent jusque dans leurs conditions de travail. On assiste en effet à une double collectivisation des évaluations : par la répétition des expertises, d’une part, et par leur confrontation, d’autre part. La pratique des médecins est affectée par la masse des expertises (12 000) réalisées sur un temps court (deux ans) et par un nombre réduit d’intervenants. Un expert évoque ainsi un « syndrome Toulouse », une exacerbation involontaire des postures empathiques conduisant à une extension des évaluations :

36

« On se sentait tous concernés par cette catastrophe et inconsciemment nous avions tous l’impression d’avoir souffert. […] quand vous êtes face à cette masse de souffrance, il y a comme une espèce d’infusion du malheur. À certaines périodes, j’ai dû arrêter parce que j’avais du mal à supporter le caractère répétitif de la souffrance. »

37À mesure que s’accumulent, au fil des mois, les témoignages de sinistrés, se construit l’évidence d’un dommage psychologique collectivement partagé. Cette croyance est d’autant plus solidement ancrée que les risques de récits dissonants sont limités par la densité des circuits de diffusion des narrations adéquates [44] (par le biais des réseaux de voisinage, des médias locaux, des notices d’information affichées dans les cages d’escaliers) ainsi que par le travail de tri et d’encadrement des plaintes qu’effectuent les associations. Ces dernières préparent leurs adhérents aux expertises et découragent les candidats à l’indemnisation qui risqueraient de mettre en cause la crédibilité de leur action.

38Mais surtout, les experts sont soumis à une contrainte de justification publique des décisions. Contrairement à l’examen ponctuel de la victime isolée d’un accident de la route, les résultats des expertises toulousaines sont mis en série puis confrontés par les avocats et les associations. Cette surveillance, réelle ou anticipée, contribue à réduire les décisions de non-imputabilité mais également à hiérarchiser les experts puisque l’un des critères explicites de sélection et de reconduction des médecins est le nombre de contestations dont leur travail a fait l’objet. Enfin, appuyant leur communication sur l’efficacité de la réparation, le payeur (le groupe Total) et le commanditaire (les pouvoirs publics) n’incitent guère à une compression des coûts (et donc à une discrimination clinique des patients) et encouragent à une distribution « démocratique » des taux d’incapacité partielle permanente. Tout se passe donc comme si l’instrument d’administration de la preuve ne résidait plus dans le récit de la victime individuelle mais dans l’événement collectivement partagé. Habituellement binaire (authentique/simulé, imputable/non-imputable), le raisonnement médicolégal est ici circulaire : le poids de l’événement assure par avance la crédibilité du témoignage du sinistré, qui, à son tour, contribue à valider la nature traumatique de la catastrophe.

39La collectivisation des évaluations ne signifie pas pour autant une disparition des mécanismes d’exclusion qui fondent l’expertise. Ces derniers cessent simplement de viser des individus sur la base de discriminations cliniques pour porter sur des populations par différenciation de l’événement qu’elles ont subi. Ainsi, la réparation du traumatisme fait l’objet d’un consensus social tant qu’elle reproduit les deux attendus théoriques qui encadrent la construction de l’état de stress post-traumatique. Le PTSD se définit, on le rappelle, comme une réaction normale (la condition psychique de la victime est supposée entièrement déterminée par l’événement) à un événement anormal (la validité du traumatisme requiert un consensus social autour de l’exceptionnalité de l’événement). Or, on constate à Toulouse que lorsque l’une de ces conditions fait défaut, la reconnaissance médico-légale des séquelles psychiques devient problématique. Deux groupes ont ainsi en commun de figurer parmi les premières victimes objectives du drame et d’être pourtant tenus aux marges de la convention d’indemnisation : les malades mentaux d’un hôpital psychiatrique voisin immédiat d’AZF et les ouvriers de l’usine chimique.

L’exclusion des malades mentaux : une réaction « anormale »…

40L’hôpital psychiatrique Marchand, pionnier des établissements spécialisés au XIXe siècle, a vu ses 370 lits intra-muros soufflés par l’explosion. Pris de panique, les patients ont fui à travers la ville et, dans les semaines qui suivent, ils sont éparpillés dans les structures hospitalières du Grand Sud-Ouest. Le cas des malades du CHS est pourtant banni des priorités politiques du moment. Alors qu’en décembre 2004 les expertises touchent à leur fin, le traitement des patients de l’hôpital reste toujours en suspens. Aucun dossier d’indemnisation n’a encore été réglé, ni même initié. De multiples facteurs pourraient être convoqués pour rendre compte du retard. Outre l’invisibilité sociale dont souffre historiquement cette population, un déficit de ressources sociales et militantes suffit à expliquer l’absence de reconnaissance. Du fait des spécificités de la psychiatrie régionale (la plupart des lits appartiennent à des institutions privées), l’établissement public ne recrute que les fractions les plus paupérisées de la population psychiatrique. Or, les entrepreneurs de mobilisations susceptibles de porter publiquement la parole des malades font largement défaut. Si une intersyndicale se constitue pour réclamer une reprise rapide de l’activité, elle éclate en revanche sur la question de la réparation des malades. Seuls quelques militants de SUD, attachés depuis plusieurs années à étendre le public syndical aux usagers, créent tardivement une association (Braque) dont l’objet est de publiciser la discrimination qui a pesé sur le traitement assurantiel des patients.

41En l’absence d’acteurs disposés à construire politiquement le groupe des malades psychiatriques comme victime évidente de l’explosion, le traumatisme n’est plus présumé. Le médecin légiste responsable des évaluations fait ainsi part de l’embarras dans lequel le place la situation des patients. Comment en effet dissocier ce qui relève d’un état psychologique antérieur des séquelles exclusivement imputables à l’accident ? « C’est très difficile de donner un taux d’invalidité à des gens qui étaient déjà hospitalisés. Quel est l’impact vraiment spécifique de l’explosion ? » Ici, le socle de la validité sociale du PTSD, son étiologie purement événementielle, est contrarié et l’argument de l’événementécran réapparaît alors même qu’il avait été suspendu pour l’ensemble des populations sinistrées. À l’évidence les malades mentaux ne sont pas des victimes présumées. Ce point est significatif d’une césure entre la connaissance clinique et l’assignation à la condition de victime puisqu’au regard de la littérature internationale, le diagnostic de PTSD n’est justement pas exclusif d’un autre et les malades mentaux auraient précisément pu être considérés comme une population à risque [45]. Mais si le traumatisme est admis tant qu’il définit des populations non spécifiques, il s’évanouit dès lors qu’il reprend la forme banale de la maladie psychiatrique.

… à un événement normal : la relégation de « l’accident du travail »

42Les ouvriers de l’usine sont également exclus de la convention d’indemnisation mais d’une autre manière. Le consensus sur la nécessité de déroger au droit commun qui a prévalu pour les « sinistrés de l’extérieur » s’étiole dès lors qu’il est question des salariés du site chimique. Soucieux de ne pas nourrir les argumentaires en faveur d’une réparation intégrale des accidents du travail [46], leur employeur refuse toute entorse à la législation du travail qui risquerait de faire précédent. Seule une réparation forfaitaire est exigée interdisant, de ce fait, la prise en compte des atteintes extra-corporelles que sont les souffrances psychiques ou le préjudice spécifique. La menace d’un déplacement du débat dans l’arène judiciaire est nécessaire pour que le groupe industriel accepte une extension ponctuelle des postes d’indemnisation. Mobilisant à grand-peine 13 des 450 salariés AZF, la FNATH (Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés) sollicite en effet l’ouverture d’une enquête pour faute inexcusable de l’employeur. La procédure s’interrompt rapidement mais suffit à convaincre l’entreprise d’accepter une réparation élargie. La décision est finalement présentée aux salariés non comme un droit à l’indemnisation mais comme un avantage octroyé par l’employeur. La transaction emprunte ainsi à l’économie du patronage décrite par François Ewald : « pas de droits mais des libéralités, des gratifications pour service rendu [47] ».

43Les sections syndicales ne sont pas étrangères à ce traitement ad hoc puisqu’elles désertent le terrain de la réparation des dommages psychologiques. Contrairement aux associations de sinistrés, elles marquent de franches réticences à apporter leur soutien logistique à la constitution de dossiers individuels d’indemnisation. Outre que cette démarche contrarie les normes définissant les bonnes façons de protester [48], requérir une indemnisation est perçu par ces acteurs comme une trahison à l’égard de l’entreprise, dans la mesure où cette démarche pouvait être interprétée comme une acceptation de la responsabilité de l’entreprise et plus encore des ouvriers eux-mêmes se ralliant à l’ennemi du moment en adoptant les manières de « pleureuse » qu’on attribue aux associations de sinistrés. Dès lors, les rares salariés sollicitant une réparation individuelle des préjudices, sont accueillis comme des « jaunes » ou comme des « free-riders » préférant le salut individuel à la défense collective du groupe. Seuls les militants en rupture de ban (opposés à « l’union sacrée » avec la direction de l’usine) et les organisations dissidentes participent à la mise en forme des préjudices individuels.

44Ces hésitations syndicales illustrent plus globalement le statut problématique de l’événement quand on le thématise comme « accident du travail ». L’acceptation sociale dont ce dernier fait historiquement l’objet [49] déstabilise le second pilier de l’architecture contemporaine du traumatisme psychique. Il s’agit bien ici d’une réponse psychologique normale… mais à un événement qui finalement n’est même plus considéré comme un « événement » lorsqu’il s’agit d’un accident du travail. La clause d’exceptionnalité de l’accident posée par le DSM-III est suspendue dès lors que l’explosion échappe à l’étiquetage social comme « catastrophe collective » [50]. Ainsi, même si les réticences à attribuer au groupe ouvrier le statut de victimes psychiques sont vieilles de plus d’un siècle [51], les modalités de cette exclusion se renouvellent radicalement. Le soupçon ne prend plus pour cible des attitudes individuelles (de simulation, d’exagération) mais l’événement vécu collectivement (qui déroge ici à la définition de l’événement traumatique).

45Finalement, l’invisibilité sociale des blessures psychologiques des ouvriers d’AZF reproduit l’oubli qui recouvre, dans l’historiographie française de la névrose traumatique, la masse abondante des travaux consacrés aux séquelles psychiques consécutives aux accidents du travail. Tandis que, jusqu’aux années 1970, la majorité des articles consacrés aux pathologies post-traumatiques font référence de façon prioritaire aux accidentés du travail, ce prototype de traumatisé psychique a disparu des histoires disciplinaires officielles. Les reconstructions de la découverte des traumatismes psychiques ne conservent que les éléments favorables aux paradigmes actuellement dominants, érodent les figures dissonantes. Aujourd’hui, dans les téléologies mettant en scène la prise de conscience contemporaine des troubles post-traumatiques, défilent tour à tour les victimes d’accidents de chemin de fer, les combattants meurtris par l’expérience du front, les rescapés de la shoah, les victimes d’attentat, à l’exclusion des salariés victimes de leur travail.

46Les échanges entre l’espace psychiatrique et les mouvements sociaux apparaissent finalement toujours ambivalents et les formules elliptiques comme « la socialisation de la psychiatrie » ou la « psychiatrisation du social » ne permettent pas d’en épuiser la description. Certes le traumatisme psychique est une catégorie clinique qui semble de part en part façonnée par les mobilisations collectives. Historiquement, ces dernières ont contribué à réformer son étiologie. Plus encore, les concepteurs du PTSD, en refusant de dresser une liste exhaustive d’événements potentiellement pathologiques, ont abandonné aux acteurs mobilisés le soin de définir ce qu’est ou non une catastrophe traumatique. Enfin, les mouvements sociaux s’approprient activement le syndrome, en en contournant ou en en détournant le sens. Pourtant, le paradigme psychiatrique façonne en retour les modalités de la contestation et affecte les hiérarchies entre organisations. Le cadrage psychologique de l’événement exerce des censures sur le contenu des revendications (qui doivent dès lors prendre la forme d’exigences sanitaires), sur les modes de présentation de soi (l’appartenance sociale des victimes n’est dicible que retraduite dans les termes de l’expérience traumatique), sur la valeur des regroupements (qui se fonde pour partie sur leur adéquation au paradigme psychotraumatologique).

Notes

  • [1]
    La recherche sur laquelle cet article se base a bénéficié du soutien financier de l’Inserm, du CNRS et de la MiRe/DRESS dans le cadre de l’appel d’offres sur la santé mentale.
  • [2]
    Entretien avec un psychiatre, chef de service au CHU, février 2002.
  • [3]
    Entretien avec un psychiatre, membre de la cellule d’urgence médico-psychologique, février 2002.
  • [4]
    Ce point de vue est fréquemment développé dans les articles de presse ou les essais consacrés à l’urgence médico-psychologique. Cf. par exemple Gaillard (J.), Des psychologues sont sur place…, Paris, Mille et Une Nuits, 2003 ; « L’État ambulance », Télérama, 2859,2004.
  • [5]
    Ehrenberg (A.), « Remarques pour éclaircir le concept de santé mentale », Revue française des affaires sociales, 1,2004 ; Lovell (A.), « Santé mentale et société. Avant-propos », Problèmes politiques et sociaux, La Documentation Française, 899,2004.
  • [6]
    Memmi (D.), Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte, 2003 ; Fassin (D.), Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004 ; Rechtman (R.), « Le miroir social des souffrances adolescentes : entre maladie du symbolique et aveu généralisé », L’évolution psychiatrique, 69 (1), 2004.
  • [7]
    Pour I. Sommier un faisceau de causes (dont la principale est la dévaluation brutale des lectures classistes du social) incline les mobilisations collectives à se saisir du lexique de la souffrance : « Alors que les mobilisations antérieures tendaient à gommer tout particularisme pour présenter un groupe victime dans son ensemble, celles qui se développent depuis une quinzaine d’années non seulement ne cachent pas mais exposent l’expérience personnelle malheureuse à l’origine de l’engagement ». Cf. Sommier (I.), Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2001, p. 133. Dans le même sens, cf. Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 2002, p. 98.
  • [8]
    E. Darras montre comment, sur les plateaux de télévision, les acteurs susceptibles d’offrir des cadres politiques d’interprétation sont aujourd’hui concurrencés par des « profanes affectés », des anonymes dont on attend l’expression brute d’une émotion et d’une expérience privée. Darras (E.), « Espaces privés à usages politiques », in Haroche (C.), dir., Le for intérieur, PUF, 1995. Cf. également sur ce thème : Mehl (D.), La télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1996.
  • [9]
    Loriol (M.), Le temps de la fatigue : la gestion sociale du mal-être au travail, Paris, Economica, 2000 et Le Goff (J.-P.), « Que veut dire le harcèlement moral ? Genèse d’un syndrome », Le débat, 123,2003.
  • [10]
    Ce travail s’appuie sur une série de 25 entretiens menés auprès des différents acteurs intervenus dans la prise en charge des traumatismes psychiques après le 21 septembre (experts, psychiatres, psychologues, fonctionnaires). Les données recueillies sur les mobilisations collectives post-AZF sont pour leur part issues d’une enquête ethnographique conduite depuis avril 2002 dans les quartiers sinistrés toulousains.
  • [11]
    Une vaste enquête épidémiologique est certes diligentée par l’Institut de veille sanitaire mais ses résultats ne seront mobilisés ni par les acteurs des politiques de la santé publique, ni par les médecins légistes chargés de construire le dispositif de réparation. Lang (T.), « 21 septembre 2001-21 septembre 2004. Bilan de l’explosion de l’usine “AZF” à Toulouse », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 38-39, 2004.
  • [12]
    Sur le rôle des accidents de chemin de fer dans la généalogie du traumatisme psychique, cf. Hacking (I.), L’âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Le Plessis-Robin-son, Institut Synthélabo, 1998, p. 291-294 ; Harrington (R.), « The Neuroses of the Railway », History Today, 44 (7), 1994.
  • [13]
    Hécaen (H.), « Les névroses traumatiques. Problèmes théoriques », communication à la LIIe session du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et de pays de langue française, Liège, 19-26 juillet 1954.
  • [14]
    Dès 1935, Costedoat réduit la catégorie à un « groupement d’attente » que le progrès médical est appelé à démanteler : « La névrose traumatique n’existe pas en tant que maladie propre ». Vingt ans plus tard, Hécaen réitère le constat : « Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une maladie ayant des caractères spécifiques mais d’un groupement de névroses diverses réunies par un lien circonstanciel : le trauma. Au cours des dernières décades, on a assisté au démembrement progressif du groupe des névroses traumatiques et l’on peut légitimement s’attendre à ce que ce mouvement se poursuive ». Cf. Costedoat (A.), « Les névroses traumatiques », Annales de médecine légale, 15,1935 et Hécaen (H.), ibid.
  • [15]
    Moreau (M.), « La question des névroses traumatiques et des névroses de guerre dans son état actuel », Journal belge de neurologie et de psychiatrie, 41-42,1941.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Sivadon (P.), Veil (C.), « Aspects sociologiques et cliniques de la sinistrose », Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, Marseille, 1964.
  • [18]
    Péchine (C.), Le facteur ethnique dans les névroses traumatiques, Thèse pour le doctorat de médecine, Dijon, 1968. Pour une analyse sociologique de l’espace des discours psychiatriques portant sur les relations entre traumatisme et immigration cf. Sayad (A.), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Le Seuil, 1999 et Fassin (D.), « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, 19 (4), 2001.
  • [19]
    Barrois (C.), « La simulation des troubles psychiques. Les aspects psychopathologiques et psychodynamiques en milieu militaire », Annales médico-psychologiques, 144 (1), 1986.
  • [20]
    Rechtman (R.), « Être victime. Généalogie d’une condition clinique », L’évolution psychiatrique, 67 (4), 2002.
  • [21]
    Rechtman (R.), « The Rebirth of PTSD : the Rise of a New Paradigm in Psychiatry », Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, 39 (11), 2004.
  • [22]
    Kirk (S.), Kutchins (H.), Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998.
  • [23]
    Rechtman (R.), « L’hallucination auditive : un fondement paradoxal de l’épistémologie du DSM », L’évolution psychiatrique, 65 (2), 2004.
  • [24]
    On renverra notamment aux travaux de la féministe radicale Rush (F.), The Best Kept Secret : Sexual Abuse of Children, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1980. Cf. également Rechtman (R.), « Remarques sur le destin de la psychanalyse dans les usages sociaux du traumatisme », Revue française de psychosomatique, décembre 2005.
  • [25]
    Nelson (B. J.), Making an Issue of Child Abuse. Political Agenda Setting for Social Problems, Chicago, University of Chicago Press. 1984.
  • [26]
    Scott (W. J.), « Post-traumatic Stress Disorder in DSM-III : a Case in the Politics of Diagnosis and Disease », Social Problems, 37 (3), 1990. Young (A.), The Harmony of Illusions. Inventing Post-Traumatic Stress Disorder, Princeton, Princeton University Press, 1995. Pour une synthèse de cette enquête en langue française : Young (A.), « Nos névroses traumatiques ont-elles un avenir ? », in Ehrenberg (A.), Lovell (A.), dir., La maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société, Paris, Odile Jacob, 2001.
  • [27]
    APA., ed., Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder (DSM-III), Washington, APA Press, 1980.
  • [28]
    Young (A.), « L’auto-victimisation de l’agresseur : un éphémère paradigme de maladie mentale », L’évolution psychiatrique, 67 (4), 2002.
  • [29]
    Rechtman (R), « Du traumatisme à la victime : une construction psychiatrique de l’intolérable », in Fassin (D.), Bourdelais (P.), dir., Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005.
  • [30]
    Pour une analyse systématisée des conditions sociales de production d’une maladie mentale, cf. Hacking (I.), Les fous voyageurs, Paris, Le Seuil, 2002.
  • [31]
    Pour une étude détaillée de cette entreprise disciplinaire, cf. Latté (S.), La « naissance » de la victimologie. Institutionnalisation d’une discipline et ébauche de construction sociale d’un groupe improbable : les « victimes », Mémoire pour le DEA de sciences sociales, ENS-EHESS, 2001.
  • [32]
    Dab (W.), Abenhaim (L.), Salmi (L. R.), « Épidémiologie du syndrome de stress post-traumatique chez les victimes d’attentat et politique d’indemnisation », Santé publique, 6,1991.
  • [33]
    Créées par l’ordonnance de 1996, les Cellules de l’urgence médico-psychologique (CUMP) ont progressivement été implantées sur l’ensemble du territoire national. Étroitement articulées au réseau des SAMU, elles ont pour vocation d’intervenir précocément sur les lieux d’une catastrophe ou d’un accident à haut potentiel traumatique. Leur déclenchement répond à un plan d’urgence généralement déclenché par l’autorité préfectorale. Divisées en sept inter-régions couvrant l’ensemble du territoire national (DOM-TOM compris), elles sont placées sous l’autorité du Comité national de l’urgence médico-psychologique qui était présidé, au moment de l’accident chimique de Toulouse, par le haut fonctionnaire de défense du ministère de la Santé.
  • [34]
    Steinle-Feuerbach (M.-F.), « Victimes de violences et d’accidents collectifs : situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels : réflexions et interrogations », Médecine et droit, 45,2000.
  • [35]
    Entretien avec un conseiller municipal, février 2002.
  • [36]
    C. Detrez synthétise ainsi sous cet angle les recherches effectuées autour des usages des catégories psychiatriques : « La constitution de nouvelles catégories médicales est un instrument très puissant car elle permet de placer sur le terrain du biologique ce qui relèverait de rapports de force sociaux et politiques. Quand la fatigue des infirmières est médicalisée sous le nom de burn-out, il suffit de les soigner, de leur apprendre à gérer un stress constitutif de leur profession plutôt que d’embaucher de nouveaux personnels ou d’alléger les horaires. Quand la faim des pauvres du bidonville brésilien se trouve désignée dans le jargon médical par le terme de nervoso, on la soigne dans les hôpitaux publics avec des tranquillisants et des somnifères (qui dort dîne…). Quand la souffrance issue des traumatismes de la violence politique est définie comme une douleur, une catégorie médicale, le syndrome post-traumatique, on la traite comme une maladie, par des médicaments, voire par un suivi psychologique : la victime devient patient, l’expérience sociale devient affection privée. » Cf. Detrez (C.), La construction sociale du corps, Le Seuil, 2002, p. 177-178.
  • [37]
    Dominique Cardon montre qu’une part des analyses sociologiques consacrées au développement des « sciences de la personne intime » incline ainsi au misérabilisme : « La plupart de ces travaux identifient ces nouveaux savoirs à un arbitraire culturel (un “mythe réalisé”, une “sociodicée”, une “idéologie”) imposant, sous l’espèce de la violence symbolique, des normes de comportement, des prescriptions de rôle et des modèles d’accomplissement de soi aux différents groupes sociaux ». En contrepoint, l’auteur décrit toute l’importance des dispositifs de publicisation de la parole privée (groupe de parole, émissions de partage de vécus intimes) dans la construction de la cause féministe, dans la conversion d’une somme d’expériences domestiques sérialisées en une « condition féminine », visible publiquement, unifiée symboliquement et pertinente politiquement. Cardon (D.), « “Chère Ménie…”. Émotions et engagements de l’auditeur de Ménie Grégoire », Réseaux, 70,1995.
  • [38]
    Entretien avec un agent de sécurité, délégué syndical, avril 2002.
  • [39]
    Entretien avec un infirmier psychiatrique, septembre 2004.
  • [40]
    Pour une recension détaillée des effets politiques produits par la médicalisation des problèmes publics, cf. Conrad (P.), Schneider (J. W.), Deviance and Medicalization : From Badness to Sickness, Philadelphie, Temple University Press, 1992, p. 248 et s.
  • [41]
    M. Loriol propose en ce sens une démarche attentive à la construction des identités sociales et professionnelles pour rendre compte des réceptions différenciées du concept de stress. Loriol (M.), Le temps de la fatigue : la gestion sociale du mal-être au travail, Paris, Economica, 2000.
  • [42]
    Nous travaillons ici sur les discours recueillis auprès des experts toulousains et non sur des pratiques observées. Faute d’un accès direct aux interactions, les conclusions portent donc uniquement sur les normes qui pèsent sur l’évaluation.
  • [43]
    Entretien, décembre 2004.
  • [44]
    La salariée d’une association de sinistrés évoque ainsi la circulation des modèles de récit reproduisant plus ou moins fidèlement les symptômes du syndrome post-traumatique : « Dans le quartier, c’est passé aussi très vite qu’il fallait dire “on fait des cauchemars, on sursaute aux portes”, tout le monde dit la même chose, avec les mêmes mots, c’est excellent [rires]. “Elle a très très peur, elle saute au moindre bruit, les portes qui claquent, beaucoup de mal à s’endormir”. Mais bon, j’en sais rien, c’est exactement les mêmes mots mais c’est peut-être aussi exactement les symptômes du truc. Mais voilà. Les gens savent comment présenter les choses, ils savaient que pour être pris en charge à une expertise, il fallait avoir quelque chose. Une fois que ça c’est enregistré, ce qui n’était pas toujours le cas au début, si t’as pas été blessé, c’est tout de suite le “choc”, les gens des quartiers ils vont pas te dire “c’est le préjudice moral”, ça ils savent pas ce que c’est, il faut quand même avoir un petit peu réfléchi au problème pour prétendre au préjudice moral, c’est abstrait, donc ils te disent “c’est le choc, voilà, on a été très choqué”. Donc le “choc”, ils savent ce que c’est. Y en a un qui est allé à l’expertise, il a vu qu’on lui parlait de ça et donc il l’a dit, puis le voisin l’a dit, etc. Certains jours, tu regardes les adresses et tu t’aperçois que c’est toute la cage d’escalier qui est passée te voir. » (Entretien, septembre 2004) .
  • [45]
    Frame (L.), Morrison (A. P.), « Causes of Posttraumatic Stress Disorder in Psychotic Patients », Archives of General Psychiatry, 58 (3), 2001. Marley (J. A.), Buila (S.), « When Violence Happens to People with Mental Illness Disclosing Victimization », American Journal of Orthopsychiatry, 69 (3), 1999. Mueser (K. T.), Goodman (L. B.), Trumbetta (S. L.), Rosenberg (S. D.), Osher (C.), Vidaver (R.), Auciello (P.), Foy (D. W.), « Trauma and Posttraumatic Stress Disorder in Severe Mental Illness ». Journal of Consulting and Clinical Psychology, 66 (3), 1998.
  • [46]
    Depuis la publicisation du problème de l’amiante, le compromis instauré par la loi de 1898 est largement contesté. Plusieurs rapports officiels recommandent ainsi une réparation intégrale des préjudices, arguant du fait que les accidentés du travail et les victimes de maladies professionnelles sont aujourd’hui l’objet d’une forte discrimination dans l’indemnisation du dommage corporel. Masse (R.), Réflexions et propositions relatives à la réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles, rapport remis au ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 2001 ; Cour des comptes, La gestion du risque accident du travail et maladie professionnelle, rapport remis au président de la République, février 2002 ; Yahiel (M.), Vers la réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles , rapport remis au ministère de l’Emploi et de la Solidarité, avril 2002.
  • [47]
    Ewald (F.), L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
  • [48]
    « Monter des dossiers d’indemnisation, pour un syndicaliste, c’est pas un boulot intéressant. Moi ce qui m’intéresse c’est le collectif, l’action qui porte, où on avance ensemble. L’individuel, le cas par cas, je ne sais pas faire, ce n’est pas mon truc. Je ne suis pas une assistante sociale, je suis un salarié avant tout, ouvrier de l’industrie chimique et fier de l’être. Je ne suis pas du tout apte à gérer des situations individuelles. Je te dis ça, pourtant, il y a des gars qui sont dans des situations psychologiques et financières terribles, ils n’ont pas touché de pognon, ils supportent pas le choc. Mais qu’est-ce que tu veux que je leur réponde ? Je leur dis “Retournez-vous auprès de la direction”, je peux pas vous aider les mecs. » (Entretien avec un syndicaliste, avril 2002).
  • [49]
    E. Henry rappelle en effet que tout concourt à l’invisibilité des risques professionnels : faiblesse des moyens alloués aux organismes de contrôle et de répression, pénalisation épisodique des infractions, clémence comparative des peines, traitement médiatique parcellaire, fatalisme des victimes entretenu par des mécanismes complexes d’occultation et de méconnaissance. Cf. Henry (E.), Un scandale improbable. Amiante : d’une maladie professionnelle à une « crise de santé publique », Thèse pour le doctorat de sciences de l’information et de la communication, Université de Compiègne, 2000. Cf. également Mattei (B.), « La normalisation des accidents du travail : l’invention du risque professionnel », Les temps modernes, 354, 1976 ; Lenoir (R.) « La notion d’accident du travail : un enjeu de luttes », Actes de la recherche en sciences sociales, 32-33,1980 ; Juffé (M.), À corps perdu : l’accident du travail existe-t-il ?, Paris, Le Seuil, 1980.
  • [50]
    E. Henry montre dans le même sens que les conditions d’indemnisation des atteintes liées à l’amiante se sont transformées à la suite de l’étiquetage du problème comme « scandale de santé publique » et non plus comme « accident du travail ». Henry (E.), ibid.
  • [51]
    Dès la loi de 1898 sur les accidents du travail, l’indemnisation des traumatismes ouvriers est violemment contestée. Cf. par exemple, Brissaud (E.), « Troubles nerveux post-traumatiques », Conférence faite à l’hôpital des accidents du travail, Paris, 1909. Ce n’est par ailleurs qu’en 2003, dans le contexte de mobilisations autour du harcèlement moral, que la notion d’accident du travail est étendue, par la jurisprudence, aux séquelles psychiques (Cass. civ., 2e ch., 1er juillet 2003, CPAM de Dordogne c/Ratinaud et a. ; Cass. 2e civ., 15 juin 2004, n° 02-31.194, CPAM d’Indre-et-Loire c/ Badin et a.).
Français

L’accident chimique de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001, a donné lieu à une formidable mobilisation autour du risque psychotraumatique. Initié dès les premières heures par le maire de la ville appelant les cliniciens à se porter au-devant des blessés psychiques, le registre traumatique a été mobilisé par l’ensemble des acteurs, sinistrés, cliniciens, autorités politiques et administratives, ouvriers, syndicats, et experts. Cette mobilisation soulève de nombreuses questions auxquelles cette enquête tente de répondre. Car la sollicitation inaugurale de la parole psychologique exerce des effets durables qui dépassent largement le temps de l’urgence. Elle met en circulation des registres légitimes d’expression de la plainte qui pèsent sur les façons dont on interprète l’explosion, sur la hiérarchisation des groupes candidats au statut de victimes ainsi que sur les modalités de la réparation financière des dommages. Mais surtout le cas toulousain illustre de façon exemplaire deux ordres de transformations qui affectent conjointement le champ psychiatrique et l’espace politique. L’extension du champ de la psychiatrie aux avatars de la normalité souffrante grâce à la reconfiguration de l’espace de la santé mentale, d’une part, et l’importation, dans le jeu politique, de nouveaux modes de gestion – du côté des pouvoirs publics – et d’expression – du côté des mouvements sociaux – de la plainte et des griefs, d’autre part. La scène toulousaine illustre de façon paradigmatique la rencontre entre des acteurs, des motifs, des intérêts sociaux et des aspirations territoriales, que tout oppose parfois, et qui vont néanmoins emprunter un même langage, celui du traumatisme et de sa légitimité sanitaire, pour exprimer l’authenticité de leurs attentes ou de leurs actions, selon les cas.

Stéphane Latté
ATER au département de science politique de l’Université Paris 1 et membre du Laboratoire de sciences sociales ENS-EHESS. Il rédige actuellement une thèse consacrée à l’institutionnalisation de la catégorie de « victime ». Ses recherches portent sur les usages sociaux de la « victimologie » et sur les mobilisations collectives consécutives à l’explosion de l’usine AZF à Toulouse (cf. « “Naissance” de la victimologie. De la discipline à la pratique », in Fassin (D.), Rechtman (R.), Traumatisme, victimologie et psychiatrie humanitaire. Nouvelles figures et nouvelles pratiques en santé mentale, Paris, Mire-Drees, 2002). Il travaille également sur les effets de la variable genre dans la vie politique municipale (cf. « Cuisine et dépendance. Les logiques pratiques du recrutement politique », Politix, 60, 2003 et, avec Éric Fassin, « La Galette des reines. Femmes en campagne », in Lagroye (J.), Lehingue (P.), Sawicki (F.), dir., Mobilisations électorales, Paris, PUF, 2005).
stephane.latte@libertysurf.fr
Richard Rechtman
psychiatre et anthropologue, médecin chef du Centre hospitalier spécialisé de la Verrière, chercheur au Cesames (Inserm, CNRS, Université Paris 5) et coordonnateur du thème « Altérité, psychisme et santé mentale » de la Maison des sciences de l’homme de Paris Nord.Ses recherches portent sur les usages sociaux de la psychiatrie contemporaine et sur les recompositions de l’altérité dans le champ de la santé mentale. Il a récemment publié : « L’ethnicisation de la psychiatrie. De l’universel à l’international », L’information psychiatrique, 79 (2), 2003 ; « Le miroir social des souffrances adolescentes : entre maladie du symbolique et aveu généralisé », L’évolution psychiatrique, 69 (1), 2004 ; « Douleur et politique du corps souffrant », L’information psychiatrique, 80 (9), 2004 ; « L’évolution contemporaine des usages sociaux de la psychiatrie », Psychiatries. Revue de recherche et d’échange, 142, 2004 ; et en collaboration avec Didier Fassin, « An Anthropological Hybrid. The Pragmatic Arrangement of Universalism and Culturalism in French Mental Health », Transcultural Psychiatry, 42 (3), 2005.
richard.rechtman@wanadoo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2009
https://doi.org/10.3917/pox.073.0159
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