CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au xxie siècle, en douze années seulement, la planète a vécu deux crises majeures : l’une financière en 2008, l’autre sanitaire en 2020. Les différences entre ces deux crises mondialisées sont, au sens strict du terme, aveuglantes. Leur lumière nous cache en effet d’instructives similitudes. Si comparaison n’est pas raison, ces deux tragédies présentent six points communs qui méritent réflexion.

Petites causes, grands effets

2D’abord, leur point de départ paraît dérisoire. Ces deux crises trouvent en effet leur origine dans des objets peu étudiés, voire délaissés, éloignés de l’attention des décideurs et des stratèges. De petites causes dissimulées ont cependant produit de grands effets. Elles ne relèvent pas d’une fatalité naturelle mais d’actions humaines : ce sont des tragédies, non des catastrophes. Ce ne sont pas des crises aléatoires tombées du ciel mais des événements humains.

3La crise financière de 2008 naît des dysfonctionnements d’un marché financier de petite taille, aux États-Unis : celui des prêts immobiliers hypothécaires (mortgage loans). Pour les Américains, il s’agissait d’un marché sensible puisque le rêve américain prend depuis toujours les atours de l’enrichissement personnel et surtout de la propriété privée. Le héros de Frank Capra dans La Vie est belle (1946) est ainsi un humble dirigeant de caisse d’épargne, prêtant à ses coreligionnaires modestes de quoi s’offrir le rêve de leur vie : une maison.

4Il est toutefois difficile de vendre le rêve de « la maison pour tous » quand les salaires sont bloqués, la répartition de la valeur ajoutée dans les entreprises se faisant au profit non des salariés mais des actionnaires et cadres dirigeants. La déflation salariale est alors masquée temporairement par une incitation massive à l’endettement des ménages, et en particulier des classes moyennes et pauvres. Cependant, nul en dehors des États-Unis ne se préoccupe de ce marché financier en raison de sa nature nationale et de sa taille réduite rapportée au gigantisme des marchés financiers. Par ailleurs, l’establishment américain – responsables politiques, économistes et journalistes mainstream, président de la Réserve fédérale, etc. – considère par idéologie que les bulles immobilières et boursières sont des artefacts, et qu’en toute hypothèse ces bulles ne peuvent présenter de danger, le risque étant dilué dans des produits structurés innovants (CDO, CDS, etc.). Or tel ne fut pas le cas. Les bulles ont éclaté.

5La crise sanitaire de 2020 a probablement aussi une cause dérisoire. Son épicentre en Chine n’a pas encore été déterminé avec précision, mais si l’histoire se répète, son origine se trouve alors dans un marché local d’animaux sauvages vivants (wet market). Quoi de plus éloigné de nous par la géographie et les mœurs qu’un marché asiatique ? L’ironie de la situation apparaît éclatante : une crise mondiale, et peut-être le déclassement accéléré de l’Occident, provoqués par une chauve-souris ou un pangolin. La transmission du virus passe cette fois non par des outils juridico-financiers et numérisés, mais par des échanges humains accélérés et massifiés.

6Lors de ces deux crises, le battement d’ailes du papillon – l’écroulement d’un marché immobilier obligataire, une contamination sur un marché d’animaux – provoque un chaos mondialisé, qui mute ensuite en crise économique, puis sociale, et enfin des dettes souveraines. La métaphore, empruntée au météorologue Edward Lorenz, sur « l’effet papillon » – « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » – nous rappelle notre dépendance et notre sensibilité aux conditions initiales. Or la mondialisation des flux – humains, financiers, économiques, culturels – nous rend de manière permanente vulnérables aux événements de la planète, y compris les plus obscurs et négligés.

7À chaque fois, des causes localisées et de taille modeste provoquent un tsunami mondial. Deux virus, l’un financier, l’autre biologique, se répandent à grande vitesse sur la planète. Ces deux épisodes sont ainsi des crises de la mondialisation des flux, d’un monde structuré autour de l’idéologie du No border, No frontier, No limit. La mondialisation ne crée pas ces virus financier et sanitaire, mais elle en accélère la diffusion par-delà les frontières. En 2008, lors de la crise des subprimes, le risque financier s’est transmis à la totalité de la planète financière par l’interdépendance et l’interconnexion de tous les marchés financiers ; le virus des produits financiers frelatés s’est répandu à la vitesse des marchés numérisés et du trading de haute fréquence. En 2020, lors de la crise du COVID-19, le risque biologique a contaminé l’Asie, puis l’Europe et enfin le reste du monde, par la circulation accélérée de populations voyageant pour les affaires et le tourisme de masse ; « bougisme techno-marchand » [1] et consumérisme frénétique [2] ont transformé un sujet local en problème mondial. À chaque fois, l’accélération du temps a rétréci la géographie [3].

« Je suis oiseau, voyez mes ailes… » [4]

8Ces deux crises présentent des apparences trompeuses. Elles méritent en effet que l’on s’interroge sur leur signification réelle. Leurs appellations respectives – financière pour l’une, sanitaire pour l’autre – dissimulent leur causalité profonde, leur principe générateur : la cupidité, et à travers elle un modèle politico-économique corrompu. En qualifiant ces crises de financière et de sanitaire, nous en nommons plus la conséquence que la cause première.

9Aux États-Unis, le marché de l’immobilier hypothécaire dérive à partir de la décennie 1990 suite à des réformes néo-libérales qui conduisent d’abord à la faillite frauduleuse des Savings and Loans (1985), puis à la réorganisation de tout le marché immobilier hypothécaire autour du modèle des mortgage lenders dérégulés. Le système devient alors profondément criminogène, dans la mesure où il crée des incitations et des occasions systémiques à la fraude. Faute d’arbitre, se développe une loi de Gresham de grande ampleur : les mauvaises conduites chassent les bonnes, les mauvais acteurs chassent les bons, car l’irrespect de l’éthique et des normes procure un avantage concurrentiel aux fraudeurs. Les prêts ne sont plus distribués selon des critères qualitatifs (respect des normes et de l’éthique), mais selon des critères quantitatifs de cupidité frauduleuse. Les prêts sont perclus de fraudes banales mais quasi-systématiques : abus de confiance, faux en écriture, abus de faiblesse, escroquerie, etc.

10En bout de chaîne, les produits financiers structurés, qui agrègent ces prêts hypothécaires perclus de fraudes, deviennent eux-mêmes frelatés et contrefaits, dans la mesure où ils mentent sur leur niveau de risque. Une partie importante de la formation des bulles immobilières et boursières s’explique ainsi par la fraude. C’est pourquoi l’analyse des crises financières de 1985 et de 2008 relève autant de la criminologie que de l’économie politique [5].

11En Chine, si l’histoire se répète, l’épicentre de cette crise sanitaire se trouve dans le système des marchés à ciel ouvert, vendant des animaux vivants, sauvages et de ferme, entassés dans des conditions sanitaires déplorables. Ces marchés sont déjà à l’origine de plusieurs épidémies : par exemples la grippe asiatique en 1957-1958 et plus récemment le SRAS en 2002-2004, apparu sur le marché de Foshan à partir de la vente de chats sauvages. Or après la crise du SRAS, ces marchés n’ont été fermés que de manière temporaire : ils ont rouvert dès août 2003. Pourquoi cette réouverture si rapide, alors que leur dangerosité est bien connue ? Deux explications sont classiquement apportées, sans vraiment convaincre : la première est anthropologique, avec le respect des traditions chinoises (un mode d’alimentation et de médecine ancré dans les mentalités) ; la seconde est économique, avec le coût plus faible de ce mode d’alimentation comparé aux produits importés de l’étranger. Mais peut-on se contenter de ces considérations ?

12Ces marchés à ciel ouvert ont été encouragés par l’État chinois depuis une loi de 1978 qui confère le statut de « ressources naturelles » aux animaux et protège tous ceux qui « utilisent et développent » la faune. Ainsi, une industrie a pris son essor. Au fil des années, elle a été alimentée, entre autres, par un important trafic d’espèces protégées venant du monde entier : rhinocéros, tigres, pangolins, etc. C’est ainsi qu’il n’est pas exagéré d’établir une relation de cause à effet entre le trafic international d’espèces protégées, l’industrie des wet markets en Chine, et le COVID-19. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pose l’hypothèse de manière claire : « La criminalité liée aux espèces sauvages met en danger la santé de notre planète – et notre propre santé. Les pangolins n’offrent aucune menace aux humains dans leur propre habitat, mais leur permettre d’être trafiqués, abattus et vendus sur les marchés illicites avec d’autres espèces sauvages augmente considérablement le risque de transmission de virus et d’autres agents pathogènes. Pour préserver la biodiversité et prévenir la prochaine urgence de santé publique, le commerce illégal d’espèces sauvages doit cesser [6]. »

13La destruction des espèces protégées est une des activités criminelles organisées parmi les plus lucratives au monde, expliquant en grande partie la quasi-disparition de certaines d’entre elles [7]. Les clients de ces marchés ne sont pas « les Chinois du peuple », mais plutôt une minorité de nouveaux riches. Cette faune sert certes d’alimentation mais aussi à des usages divers : médecine parallèle, produits de fitness, etc. pour la upper class chinoise. L’industrie des wet markets est devenue un lobby préservant ses intérêts – rouvrir vite après chaque épidémie –, qui n’a cessé de gagner en influence auprès des autorités chinoises. Ces marchés de grande taille génèrent en effet des profits considérables. Par ailleurs, les wet markets sont connus pour être cogérés par les hiérarques communistes locaux et la criminalité organisée, dont les Triades. L’influence des « sociétés noires » (Triades) en Chine et à Hong Kong dans le contrôle des wet markets est une réalité, comme le rappelle le professeur de criminologie de l’université d’Oxford Federico Varese [8].

14Mais l’illégalisme sanitaire est-il un phénomène si nouveau ? Vérité ou légende, la grande Peste noire de 1720 qui tua la moitié des habitants de Marseille aurait, elle aussi, pour origine une illégalité majeure [9]. La peste se serait répandue par des tissus issus des cargaisons d’un bateau arrivant de Syrie après plusieurs escales, le Grand Saint Antoine. Les mesures sanitaires drastiques imposées aux navires, à leurs équipages et à leurs marchandises, n’auraient pas été respectées. Les tissus contaminés auraient été sortis en fraude, puis vendus à Marseille.

15À travers les ressorts de l’enrichissement débridé, les crises financière et sanitaire interrogent donc sur la nature des deux systèmes champions du capitalisme. Leurs différences sont certes aveuglantes : démocratie d’opinion et capitalisme de marché versus régime totalitaire et capitalisme d’État. Mais leur point commun est évident : un même ethos, celui décrit par la Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714), selon lequel « les vices privés font le bien public ».

Une criminalisation accélérée de l’économie

16Si la fraude est à l’origine de ces crises, leurs conséquences ultimes présentent également un caractère criminel. On l’oublie souvent, mais la criminalité organisée est un acteur majeur de la modernité. Les grandes organisations criminelles disposent de trois atouts pour s’assurer des avantages compétitifs déterminants dans la vie économique et financière : l’intimidation et la violence qui « assouplissent » la concurrence ; la réduction des coûts du travail par l’évasion fiscale, l’emploi des travailleurs au noir et l’irrespect de toutes les normes (environnementales, sanitaires, urbanistiques, etc.) ; enfin, la disponibilité parfois sans limite de liquidités d’origine illégale (trafic de drogue, etc.).

17Or, les crises de 2008 et de 2020 ont eu pour conséquence de se transformer de manière évidente en crises sociale et économique, et de façon plus dissimulée en crise criminelle. Quand une économie réelle commence à sombrer par la multiplication des faillites et la montée du chômage, les entrepreneurs sont incités à se financer non plus seulement par les banques – surtout quand elles sont en crise de liquidité, voire de solvabilité – mais par le shadow banking, c’est-à-dire le système des organisations criminelles qui, structurellement gorgées de liquidités, sont de manière permanente en recherche d’investissements permettant de blanchir l’argent sale. Durant les crises, plus encore qu’en période calme, les organisations criminelles se transforment en banquiers et investisseurs. En temps de chômage et de faillites, les défenses immunitaires des entreprises légales se trouvent mécaniquement affaiblies. Le crime organisé propose aux entrepreneurs exsangues de l’argent abondant à des taux souvent usuraires, pour pouvoir ensuite racheter aisément les entreprises en difficulté et en devenir des partenaires silencieux.

18C’est ainsi qu’après 2008, il est très probable – mais mal documenté faute d’études – que des banques et surtout des petites et moyennes entreprises (PME) par centaines aient été rachetées à bas bruit par la criminalité organisée. En Italie, ces prédations ont été le fait des quatre grandes organisations mafieuses : Cosa Nostra en Sicile, Camorra en Campanie, Sacra Corona Unita dans les Pouilles et ‘Ndrangheta en Calabre. Ces investissements criminels ont eu lieu dans le Mezzogiorno, territoire de naissance de ces mafias, mais aussi dans le nord de l’Italie. Les mafias italiennes ont été d’autant plus à l’aise dans ce marasme post-subprimes que le tissu industriel national, en particulier au Nord, est structurellement riche en PME, et que le Mezzogiorno est historiquement pauvre.

19Avec la crise de 2020, une crainte identique est réapparue en Italie. Le procureur national anti-mafia, Federico Cafiero de Raho, a immédiatement sonné l’alerte, soulignant le risque de voir, une fois encore, les mafias chercher à saisir de nouvelles opportunités criminelles, en particulier en captant des entreprises moribondes : « Les clans vont exploiter l’urgence pour dévorer l’économie [10]. » Le journaliste vedette Roberto Saviano, auteur de Gomorra, lui a emboîté le pas dans La Repubblica[11]. Le chef de la police italienne, Franco Gabrielli, s’est montré tout aussi pessimiste au mois d’avril : « L’onde de choc des capitaux sales de la Mafia financerait la crise de liquidités des grandes entreprises, et aussi des petites et moyennes, peinant à faire face à leurs charges à cause du confinement. La criminalité organisée profiterait de ce moment difficile pour s’infiltrer parmi les actionnaires, en apportant l’argent nécessaire ou en proposant des prêts à des taux usuraires. Ainsi, à la fin de la crise, les associations criminelles auraient pollué l’économie et pris le contrôle d’entreprises auparavant non infiltrées [12]. »

20Évidemment, comme le rappelle le professeur Jacques de Saint Victor, « l’ordre mafieux ne doit pas être surdimensionné mais il doit toujours s’analyser en revanche comme une main de fer, utilisant sa “force d’intimidation” pour renforcer cette légitimité auprès des populations locales et contrebalancer le manque d’État » [13]. Une fois la crise sanitaire passée et les dégâts de la crise économique devenus visibles et incontestables, il restera à long terme les stigmates de la criminalisation de l’économie sur lesquels il sera difficile de revenir avec succès. « Une fois passé le risque pandémique, explique Jacques de Saint Victor, le monde se retrouvera confronté à un phénomène qui ne sera plus un simple microbe mais un véritable “virus criminel” pour lequel il n’existe pas de vaccin décisif » [14].

21Ce risque de prédation criminelle ne peut pas être ignoré en France. Le « milieu » y est certes moins structuré et entreprenant qu’en Italie, mais la menace existe ; d’autant que Camorra et ‘Ndrangheta se sont installées en France, à bas bruit, depuis quelques décennies, comme le souligne année après année le Rapport annuel sur la criminalité organisée en France du Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (SIRASCO) [15]. La criminalité organisée n’épuisant évidemment pas le sujet des prédations post-crises qui peuvent aussi émaner de fonds d’investissements, de multinationales et d’États…

Le mensonge paupérise et tue

22On sait que si le ressentiment et l’humiliation sont de puissants moteurs de l’histoire des hommes [16] ; le mensonge ne l’est pas moins. Dans Vérité et politique[17], Hannah Arendt a souligné la parenté du mensonge avec la politique depuis l’Antiquité grecque. Or ces deux crises peuvent en partie s’expliquer par ce mécanisme mortifère du mensonge.

23Aux États-Unis, la crise des subprimes s’est nouée autour des prêts hypothécaires alloués aux classes moyennes et pauvres qui furent, en majorité, des « prêts menteurs » (liar loans). Les courtiers, les prêteurs et les agences de notation savaient que ces prêts comportaient des mensonges à répétition : sur l’historique de crédit, la capacité de remboursement des ménages, les taux, etc. Ces prêts comportaient des mensonges explicites mais aussi par omission : au lieu de mentir expressément dans la rédaction des prêts, il devint plus pratique au fil des années de ne plus les remplir complètement. C’est ainsi que la majorité de ces prêts furent qualifiés de « non documentés » (no doc loans). Mais ces mensonges sériels ne peuvent se comprendre qu’à l’aune des contre-vérités politiques antérieures qui en constituaient le cadre. Il y eut d’une part le mensonge politique de la « maison pour tous », comme si ce rêve était accessible quels que soient les revenus des ménages par la magie de l’endettement ; et d’autre part le mensonge de la science économique libérale vantant des marchés autorégulateurs et omniscients, ne pouvant que produire richesse et harmonie. Ces mensonges, grands et petits, ont conduit à une paupérisation brutale de millions de personnes.

24En Chine, la propagation du virus sur la planète s’explique par le silence des autorités locales puis nationales chinoises sur la gravité du virus. Paralysés par la peur de la sanction, effrayés de dire la vérité, les fonctionnaires locaux ont tardé à alerter leurs autorités supérieures. Aucun cadre local n’a souhaité porter la mauvaise nouvelle de la gravité de l’épidémie, qui plus est au moment où devaient se tenir les deux assemblées locales de Wuhan et de la province en janvier 2020. Ce type de régime confondant, plus qu’un autre encore, le message et le messager, le fonctionnaire qui sonne le tocsin est sanctionné. Il est donc préférable de se taire et de faire l’ignorant. Ce mécanisme avait déjà été à l’œuvre lors de la catastrophe de Tchernobyl (1986) : les ingénieurs soviétiques, connaissant les défauts structurels de la centrale, avaient préféré le silence à la sanction.

25D’une certaine manière, l’épidémie de coronavirus de 2020 s’explique autant par les défauts de la mondialisation que par ceux du communisme. Au mensonge local est venu ensuite s’ajouter le mensonge des autorités nationales qui a entraîné une sous-information des pays étrangers. L’Europe s’est ainsi calée sur les silences puis les déclarations officielles chinoises lacunaires sur la gravité de l’épidémie et la dangerosité du virus. Un silence aussi profond est un mensonge par omission. Ce temps du silence mensonger fut celui de la propagation mondiale du virus. Le mensonge, tueur froid, s’explique par la nature même du régime. Un système communiste vit par construction dans la peur et les contre-vérités [18], et le régime chinois, toujours fondamentalement communiste [19], n’échappe pas à cette loi d’airain.

Amnésie et hubris

26Par ailleurs, ces deux crises sont des crises de la mémoire. Leur survenance s’explique par notre amnésie : nous oublions de manière régulière et quasi-névrotique ce que l’histoire nous a déjà dit et répété. Chaque nouvelle génération se croit plus intelligente et refuse de considérer que le passé peut nous enseigner des leçons.

27Avec la crise sanitaire de 2020, nous avons redécouvert l’histoire riche des pandémies, y compris récente : leur origine dans les wet markets de Chine ou parfois leur grande létalité, à l’image de la « grippe asiatique » en 1957-58 et de la « grippe de Hong Kong » en 1968-70. Ces deux épisodes ont fait, à chaque fois, 30 000 morts en France. Pourtant, plus personne ne semble s’en souvenir. Faute de mémoire, nous n’avons pas su faire de ces expériences mortelles des leçons. Toutes les grandes épidémies grippales ont eu tendance à être oubliées, en dépit de leur dangerosité. Le fait que nombre de médecins et scientifiques aient qualifié à ses débuts le COVID-19 de « grippette » montre combien l’amnésie des grandes épidémies s’était répandue. En revanche, les pays et les continents ayant conservé une véritable mémoire des pandémies ont su agir mieux et plus tôt, comme on a pu le constater en Asie et en Afrique. Peut-être cet oubli des experts occidentaux dissimulait-il aussi une trop grande confiance en soi, une forme d’arrogance : ces maladies n’étaient-elles pas réservées aux autres continents ? La mémoire des pandémies nous aurait instruit utilement en rappelant que, lors d’un autre épisode de mondialisation des échanges, au xive siècle, la Peste noire était partie d’Asie centrale en 1338, puis s’était propagée par les Routes de la soie et les réseaux du commerce italien. La même géographie n’est-elle pas à l’œuvre en 2020 ?

28Pour les crises financières, l’amnésie a été clairement identifiée comme la cause (psychologique) de la formation des bulles immobilières, puis boursières, à travers l’histoire. Chaque génération se croit plus intelligente que la précédente et, le temps passant, commet à nouveau les mêmes erreurs, conduisant aux mêmes résultats, en l’occurrence une prise de risque inconsidérée. Cette prise de risque déraisonnable s’explique par deux mécanismes psychologiques – deux « instincts animaux » comme aurait dit Keynes : l’hubris (je sais tout mieux que tout le monde) et la cupidité (je veux tout, immédiatement). Comme l’ont montré les professeurs Carmen M. Reinhart et Kenneth Rogoff dans This Time Is Different, Eight Centuries of Financial Folly[20], les experts clament à chaque époque que les anciennes règles d’évaluation des marchés ne s’appliquent plus et que la nouvelle situation ne ressemble guère aux catastrophes passées. « Cette fois, c’est différent » : le slogan a conduit à de multiples tragédies.

Le déclin accéléré de l’Occident ?

29Enfin, la Chine analyse ces deux crises de 2008 et 2020 comme des signes annonciateurs du déclin irrémédiable de l’Occident. Ces deux événements ne sont des tragédies que pour l’Occident et sont perçues par la Chine comme des occasions pour accélérer sa suprématie globale (valeurs, technologies, normes, etc.). Pour paraphraser Lénine à propos des guerres, les crises sont des accélérateurs de l’Histoire. La Chine n’est plus seulement fière de sa culture et de son histoire ; désormais, elle est aussi fière de son système, qu’elle juge plus efficace.

30Seul un Occident compassionnel et vivant sous la loupe des médias peut se rendre malade pour si peu : que sont en effet quelques dizaines ou centaines de milliers de morts dans un régime totalitaire de 1,3 milliard d’habitants ? La Chine communiste n’entend pas faire du « doux commerce » cher à Montesquieu et aux Occidentaux un outil de son intégration dans la modernité occidentale, de sa « libéralisation », mais au contraire un moyen d’imposer sa conception du monde, y compris avec des procédés prédateurs – espionnage, corruption, détournement des droits de propriété intellectuelle, etc. Ces procédés, comme le notait récemment le ministre de la Justice des États-Unis William Barrs, ancien analyste de la CIA sur la Chine, ne représentent pas des réalités marginales (side show) [21]. W. Barrs préconise d’ailleurs de répondre à ce phénomène d’« agressions économiques » et de « blitzkrieg technologique » par davantage de poursuites judiciaires.

31La « diplomatie du panda » est un écran de fumée destiné à masquer un tigre déterminé, et les Routes de la soie ne sont que les autoroutes d’un banal impérialisme.  Nous nous sommes imaginés que les Chinois allaient devenir d’autres nous-mêmes car ils utilisaient notre grammaire : nous avons confondu le moyen et la fin, et oublié que le joueur de go encercle et étouffe pour vaincre. Après la chute du mur de Berlin, le politologue américain Francis Fukuyama avait annoncé à tort « la fin de l’histoire », donc le triomphe du capitalisme libéral et de la démocratie. Ce fut, au contraire, l’aube de la revanche chinoise, une civilisation qui s’est toujours pensée au centre du monde et de l’histoire, et un pays dont le projet est résolument celui d’un capitalisme d’État communiste. La crise de 2020 est devenue d’une extrême gravité – démographique, économique, financière – en Europe car la pandémie a touché des pays anémiés et des États surendettés depuis la crise de 2008.

32Mais nous savons aussi depuis Arnold J. Toynbee, que « les civilisations ne meurent pas assassinées, elles se suicident ». Les causes du déclin sont toujours intérieures, et la menace extérieure ne fait que précipiter le processus endogène. Si l’on suit l’historien Ramsay MacMullen, la chute de l’Empire romain s’explique par la corruption, la perversion de son droit et la multiplication de ses fonctionnaires, puis les Barbares n’ont eu qu’à s’emparer d’un Empire fatigué [22]. Dans son livre intitulé Effondrement[23], le biologiste Jared Diamond mentionne parmi les raisons expliquant la mort des civilisations, l’incapacité de leurs élites à se représenter clairement le processus d’effondrement en cours.

33Qui en Occident a livré, pieds et poings liés, nos industries à la Chine ? Il nous faudra identifier l’entrelacs de naïveté, de cupidité et d’idéologie qui, en France et ailleurs, est responsable de cette situation. Ici, la grande histoire rencontre la petite ; ici débute le domaine de l’enquête historique et policière pour savoir qui nous a vendus…

34

* * *

35En résumé, ces deux crises inaugurales du xxie siècle nous ramènent à six leçons triviales : des petites causes peuvent produire de grands effets destructeurs par les mécanismes de la mondialisation ; la cupidité corruptrice est un mécanisme invisible qui se dissimule derrière des causalités apparentes ; les crises accélèrent la criminalisation des économies ; le mensonge fait l’histoire et les crises ; l’amnésie et l’hubris nous font oublier les leçons de l’histoire ; une crise n’est pas un jeu à somme nulle : il y a des gagnants et des perdants.

Notes

  • [1]
    P.-A. Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, 2011 ; on trouve dans les œuvres littéraires de Philippe Muray et de Michel Houellebecq une critique et une illustration talentueuses de ce « bougisme » inventé par Pierre-André Taguieff.
  • [2]
    Le consumérisme est une idéologie avant d’être un ensemble d’actes économiques, dont on retrouve la théorisation dans l’œuvre de Guy Debord (La Société du spectacle) ou l’illustration dans les romans de Georges Perec (Les Choses).
  • [3]
    H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2014.
  • [4]
    Voir la fable de J. de la Fontaine, La Chauve-souris et les Deux Belettes.
  • [5]
    J.-F. Gayraud, La Grande Fraude. Crime, subprimes et crises financières, Paris, Odile Jacob, 2011 et J.-F. Gayraud, Le Nouveau Capitalisme criminel, Paris, Odile Jacob, 2014.
  • [6]
    Voir « Le trafic d’espèces sauvages nuit aux animaux et à la santé humaine - le cas des pangolins », disponible sur : www.unodc.org, ainsi qu’un reportage ayant rencontré un large écho aux États-Unis, « How Wild Trade Is Linked to Coronavirus », disponible sur : www.youtube.com.
  • [7]
    J.-F. Gayraud et F. Thual, Géostratégie du crime, Paris, Odile Jacob, 2012 et « World Wildlife Crime Report », 2020, ONUDC.
  • [8]
    F. Varese, Australian & New Zealand Journal of Criminology, vol. 51, 2018 ; F. Varese et R. W. Y. Wong, « Will China’s Wildlife-Consumption Ban Work? », Project Syndicate, 25 mars 2020.
  • [9]
    F. Beauvieux, « Marseille en quarantaine : la peste de 1720 », L’Histoire, vol. 471, n° 5, 2020, p. 11-19.
  • [10]
    J. de Saint Victor, « Le virus de la violence », Revue des deux mondes, été 2020.
  • [11]
    R. Saviano, « La mafia del coronavirus. Dalla droga alla sanità, la pandemia aiuta l’economia criminale », La Repubblica, 22 mars 2020.
  • [12]
    A.-Y. et A. Portnoff, « Scénario noir pour l’économie mondiale », Futuribles, 18 juin 2020, disponible sur : www.futuribles.com.
  • [13]
    J. de Saint Victor, « Le virus de la violence », op. cit.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    SIRASCO, « Rapport annuel sur la criminalité organisée en France », 2018, p. 22 à 25.
  • [16]
    M. Ferro, Le Ressentiment dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2008.
  • [17]
    H. Arendt, « Vérité et politique », La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 2013.
  • [18]
    P. Bénéton, Introduction à la politique moderne, Paris, Pluriel, 1987 et F. Furet, Le Passé d’une illusion, Paris, Le Livre de poche, 2003.
  • [19]
    A. Ekman, Rouge vif. L’idéal communiste chinois, Paris, éditions de l’Observatoire, 2020 et S. Boisseau du Rocher et E. Dubois de Prisque, La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation, Paris, Odile Jacob, 2019.
  • [20]
    C. M. Reinhart et K. Rogoff, This Time Is Different. Eight Centuries of Financial Folly, Princeton, Princeton University Press, 2011.
  • [21]
    « Attorney General Barr’s Keynote Address: China Initiative Conference », CSIS, 6 février 2020.
  • [22]
    R. MacMullen, Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir, Paris, Perrin/Tempus, 2004.
  • [23]
    J. Diamond, Effondrement, Paris, Gallimard, 2005.
Français

Les crises financière de 2008 et sanitaire de 2020 ne résultent pas de la fatalité mais bien d’actions humaines. Elles illustrent certaines dérives du système international et de la mondialisation. Cupidité corruptrice, criminalisation des économies, propension au mensonge, tendance à oublier les leçons de l’histoire : tels sont quelques-uns des ingrédients de ces crises. La pandémie de COVID-19 risque d’engendrer une accélération des comportements prédateurs, notamment de la Chine.

  • Crise financière de 2008
  • COVID-19
  • Mondialisation
  • Criminalité organisée
Jean-François Gayraud
Jean-François Gayraud, docteur en droit diplomé de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, est enseignant au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, Paris, CNRS éditions, 2017.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/09/2020
https://doi.org/10.3917/pe.203.0099
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