CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour régler la fin de la Première Guerre mondiale, on ne fit pas ce qui avait été prévu au départ. Une conférence interalliée réunie à Londres début décembre 1918 fixa les grandes lignes du programme de travail de la conférence de la paix, en suivant largement d’ailleurs les propositions de la diplomatie française : on commencerait à fixer entre Alliés les préliminaires de paix, c’est-à-dire les grandes orientations des différents traités à conclure, puis on inviterait les puissances vaincues pour négocier les détails.

2C’était tout à fait conforme à la pratique usuelle : on n’avait pas procédé autrement au Congrès de Vienne en 1814-1815. Toutefois, comme les discussions entre Alliés furent beaucoup plus difficiles et longues que prévu et aboutirent à un texte complet de 440 articles touchant pratiquement tous les aspects de la vie du Reich, il n’y eut pas, finalement, de véritables négociations avec les Allemands, auxquels on remit le texte beaucoup plus tard que prévu initialement, et pratiquement à prendre ou à laisser. D’où le terme de Diktat usité en Allemagne à l’époque pour qualifier le traité, ce qui d’emblée le délégitima aux yeux de l’opinion allemande. Les questions de principe et les points particuliers furent constamment mélangés dans le déroulement des négociations, avec des échanges de concessions renforçant cette confusion et nuisant à la lisibilité de l’ensemble.

3Les travaux commencèrent le 12 janvier 1919. L’essentiel eut lieu d’abord au sein du Conseil des Dix (les chefs de gouvernement des cinq principales puissances et leurs ministres des Affaires étrangères) jusqu’au 24 mars ; puis on mit en place un Conseil des Quatre (Woodrow Wilson, David Lloyd George, Georges Clemenceau, Vittorio Orlando), puis des Trois, après le départ d’Orlando, mécontent, le 22 avril. Bien entendu, de nombreuses conversations particulières eurent lieu entre les Trois : c’est là, et non dans le cadre officiel, que les grandes difficultés furent résolues. Pour la technique de négociation, on notera que Clemenceau ne recourait qu’au français dans les séances formelles, mais passait à l’anglais, qu’il maîtrisait parfaitement, dans ses conversations particulières avec Wilson et Lloyd George.

4La tactique de négociation de Clemenceau contribua sans doute à aggraver les défauts du traité : il choisit de commencer par régler des questions relativement secondaires, en faisant à leur sujet des concessions, afin, en quelque sorte, d’accumuler un crédit diplomatique quand on aborderait les questions intéressant Paris au plus haut point (comme l’occupation de la Rhénanie). Ainsi retardées, ces questions provoquèrent une véritable crise fin mars et début avril, quand tous les problèmes importants se posèrent à la fois : Rhénanie, Sarre, réparations ; Wilson menaça même de partir. Puis tout s’arrangea à la mi-avril. Le 6 mai, le traité était prêt.

5Il fut communiqué aux Allemands (enfin convoqués) le 7 ; ceux-ci eurent jusqu’au 29 mai pour formuler leurs observations par écrit. Du 2 au 16 juin, les Alliés mirent au point leur réponse aux observations allemandes (réponse négative, sauf sur la question essentielle de la Silésie, d’abord attribuée purement et simplement à la Pologne, et pour laquelle les Alliés finirent par accepter un plébiscite). Malgré bien des hésitations, les Allemands acceptèrent le traité. Il fut signé dans la galerie des Glaces à Versailles le 28 juin [1]. Cette méthode d’élaboration du traité, une fois de plus différente de ce qui avait été prévu au départ, eut deux grandes conséquences : ce fut une paix unilatérale, qui ne fut pas intériorisée par le vaincu, et ce fut une paix contradictoire. La différence avec Vienne est, sur ces deux points, éclatante.

Une paix unilatérale (en dépit des pourparlers secrets)

6Élaboré en fait unilatéralement – ce qui est incontestable et fit l’objet des plus vives protestations de la part des vaincus –, le traité fut cependant précédé de pourparlers secrets, peu connus. Il y eut en effet au printemps 1919 des conversations à Berlin entre Français et Allemands. Il en ressortit que la pire disposition du futur traité pour les Allemands était la perte de la Silésie, avec ses 40 millions de tonnes de charbon produits chaque année. Elle risquait de faire échouer la ratification du traité par l’Assemblée de Weimar. Paris s’entremit donc auprès des Alliés pour que la Silésie fît l’objet d’un plébiscite en 1921, et ne fût pas purement et simplement remise à la Pologne. Ce fut la seule concession faite aux Allemands en juin 1919 – mais d’importance.

7En outre, en juillet et août 1919, après la signature du traité, Paris proposa aux Allemands de constituer une série de cartels franco-allemands pour l’acier, la potasse et les colorants. Ces approches bilatérales correspondaient, pour les Français, à deux soucis. D’une part on se rendait bien compte qu’il faudrait continuer à vivre avec l’Allemagne ; Clemenceau ne partageait pas les vues de ceux qui, comme Maurice Barrès, Jacques Bainville ou Raymond Poincaré lui-même, pensaient qu’après la défaite, l’unité du Reich pourrait être remise en cause. D’autre part, certains pensaient que la France risquait de se retrouver marginalisée par les Anglo-Saxons, et que son intérêt était d’établir un miniminimum de liens avec Berlin, en particulier dans le domaine économique [2].

8Seulement, tous ces contacts secrets, outre qu’ils mettaient à mal l’unité des Alliés, ne pouvaient que confirmer les Allemands dans l’idée que les vainqueurs eux-mêmes voyaient les défauts de leur œuvre, et qu’une révision serait possible. Le traité lui-même intégrait d’ailleurs la possibilité de sa révision, ce qui ne fut certainement pas de nature à favoriser la stabilisation de l’Europe après la guerre.

Une négociation bancale et une paix contradictoire

9Une autre conséquence de ces négociations bancales fut une série de marchandages entre les grands principes et des revendications plus égoïstes. Ce qui conduisit à une paix en partie contradictoire, prise entre le wilsonisme et les paradigmes séculaires de l’« équilibre européen ».

10En effet, la Conférence de Paris et le traité de Versailles furent marqués par une double inspiration (ce qui ne contribua d’ailleurs pas à leur lisibilité) : d’une part, le wilsonisme ; de l’autre, malgré tout, une vision encore traditionnelle du système international. Les grands principes du wilsonisme (diplomatie ouverte, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) paraissaient bien sûr opposés, en première analyse, à la théorie et à la pratique du Concert européen d’avant 1914, dominé qu’il était par les grandes puissances et leur diplomatie en large mesure secrète : Wilson voulait justement réagir contre le système européen d’avant 1914, et opérer une révolution dans les relations internationales. Mais il fut obligé de faire bien des concessions à ses partenaires, qui en restaient largement à la notion d’équilibre européen, malgré leur lip service à la « noble candeur » du président Wilson, saluée par Clemenceau (qui savait très bien que si candour en anglais est effectivement flatteur, ce n’est pas le cas pour la candeur française [3]…).

11En effet, les traités de 1919-1920 étaient loin de correspondre totalement aux canons du wilsonisme. Ils conservaient bien des éléments de l’ancien Concert européen, et il faut les analyser dans cette perspective contrastée d’innovations wilsoniennes d’une part, et de rémanences du passé européen de l’autre. Certes, tous ces traités confirment la disparition, acquise dès 1918 à cause de leur défaite militaire, de deux empires multinationaux qui jouaient un rôle essentiel dans l’équilibre européen, l’Autriche-Hongrie et la Turquie, et entérinent les pertes de territoires allogènes du troisième, c’est-à-dire de la Russie (en particulier la Pologne).

12À la place des empires reposant sur une fidélité dynastique et une légitimité historique, naissent ou renaissent des États-nations. Néanmoins, une fois de plus, les négociateurs de 1919 ne perdaient pas de vue toutes les formules du Concert européen. C’est ainsi que l’esprit nouveau, celui du wilsonisme, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, étaient limités et modulés par des considérations géopolitiques plus traditionnelles : l’Anschluss, c’est-à-dire la réunion de Vienne et de Berlin, était interdit, bien sûr pour que l’Allemagne ne sortît pas renforcée de la guerre. Les frontières de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Yougoslavie et de la Roumanie, les quatre pays alliés de la France après la guerre, furent tracées très largement par les missions militaires françaises présentes dans ces pays durant les premiers mois de 1919, sur la base de considérations stratégiques, afin de tenter de remplacer, face à l’Allemagne, l’allié de revers russe. Incontestablement, les considérations traditionnelles d’équilibre avaient joué.

13D’autre part, le pacte de la Société des Nations (SDN), par son article 15, réservait un rôle déterminant dans la résolution des conflits aux membres du Conseil de cette organisation, c’est-à-dire essentiellement aux grandes puissances, à condition qu’elles soient d’accord entre elles. En fait, on prolongeait la place privilégiée réservée lors des négociations de paix et dans le traité aux « principales puissances » (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon), par opposition aux « puissances à intérêts particuliers ».

14On n’est pas là si éloigné qu’on pourrait le croire de la pratique du Concert européen du XIXesiècle, qui reposait essentiellement sur une entente entre les grandes puissances pour limiter les conflits entre les petites. En fait, la SDN était censée se substituer au Concert européen. Toutefois, la substitution n’était que très imparfaite ; ni les méthodes de travail ni l’idéologie de la SDN, organisation d’ailleurs à vocation mondiale, ne lui permettront de remplacer vraiment celui-ci : l’Europe n’a plus en fait en 1919 d’organe, formel ou informel, de régulation. D’autant plus que l’Allemagne est exclue de la SDN par les auteurs du traité, et que la Russie bolchevique, en dépit des efforts de Wilson pour l’associer à la paix, conteste la notion même de système international.

15Cette absence d’un organe européen de régulation de l’après-conflit est le reproche essentiel que l’on peut faire aux auteurs de la paix de 1919. Il restait une ambiguïté entre l’affirmation des principes wilsoniens, et une pratique de l’équilibre européen beaucoup plus classique, accompagnée d’un système de concertation permanente, tel qu’on le vit se remettre en place durant « l’ère de Locarno » à partir de 1925.

Une paix d’experts, très complexe mais techniquement mal maîtrisée

16Les différents conseils (des Dix, des Quatre, des Trois) prenaient leurs décisions sur la base des travaux préparés par 52 commissions traitant chacune d’une question particulière, et qui eurent recours à des centaines d’experts. Pour la première fois dans l’histoire, une conférence de paix abordait maints sujets techniques, en matière économique, financière, juridique. Il ne s’agissait plus simplement de s’échanger des provinces. Mais même en ce qui concerne ces dernières, le positivisme scientiste de l’époque exigeait que l’on évaluât de façon précise les aspects géographiques et les données ethnographiques des questions territoriales [4]. L’ensemble fut complexe !

17Le rôle nouveau des experts fut perçu à l’époque : la fondation Carnegie suscita après 1919 des dizaines d’études, encore aujourd’hui fondamentales pour l’étude de la Grande Guerre, qui furent confiées à nombre de ces experts (dans la série « Histoire économique et sociale de la Guerre mondiale [5]  »).

18Le secrétariat général de la Conférence, confié à un diplomate, Paul Dutasta, ne sut pas coordonner le travail des commissions, ni leurs relations avec le conseil. En outre, la délégation française elle-même n’était pas bien organisée : Georges Clemenceau, André Tardieu, qui avait été Haut représentant à Washington, le ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon, suivaient les questions politiques, Louis-Lucien Klotz (ministre des Finances) et Louis Loucheur (ministre de la Reconstruction) les questions économiques, le diplomate Philippe Berthelot assurant (mais dans un certain désordre) le secrétariat de la délégation française. En particulier, la synthèse entre les différents aspects de la négociation (question fondamentale parce que problèmes territoriaux, de sécurité, économiques rejaillissaient évidemment les uns sur les autres dans un ensemble si complexe) ne se faisait guère que dans la tête de Tardieu [6].

19Ajoutons à cela que le président de la République, Raymond Poincaré, ne fut que très imparfaitement informé, et le Parlement pas du tout. Enfin, la tactique de négociation de Clemenceau mentionnée précédemment contribua au désordre, et surtout au manque de coordination entre les commissions, ce qui aboutit parfois à des décisions cumulatives plus dures pour l’Allemagne que si les Alliés avaient eu en permanence une vue claire de l’ensemble des négociations.

La nécessité d’un rôle prioritaire pour les « principales puissances »

20La complexité même de la négociation imposait la présence d’un organe de direction et de décision de la Conférence, capable de dénouer des situations inextricables. On avait décidé à Londres en décembre 1918 – premier accroc au wilsonisme – que seules les « principales puissances » (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon) discuteraient de tout ; les « puissances à intérêts particuliers » ne seraient entendues que pour les questions les concernant directement. On n’avait pas procédé autrement à Vienne ! Avec le recul, on se rend compte que sans cette décision découlant de la prépotence des grands alliés, la conférence aurait parfaitement pu échouer, chacun des Alliés signant pour finir une paix séparée avec le Reich (comme d’ailleurs les États-Unis finirent par le faire en 1921) : la stabilité de l’Europe n’en aurait sans doute guère bénéficié...

21On ne procède pas différemment aujourd’hui pour bien des crises régionales, avec le rôle des membres permanents du Conseil de Sécurité et les « groupes de contact ». L’évolution actuelle de l’affaire iranienne montre que cette pratique ne suffit pas à tout régler, mais comment faire autrement [7] ?

Paix de juristes, paix moralisatrice

22Dans son livre de 1941 Après la défaite, Bertrand de Jouvenel soulignait que pour la première fois dans l’histoire, on n’avait pas affaire à un traité de paix politique, mais à un traité d’abord juridique, où les considérations de droit international, de responsabilité, etc., l’emportaient sur les considérations géopolitiques et la volonté de restaurer une paix peut-être imparfaite, mais durable.

23On le vit en particulier dans le domaine des réparations. Sur l’impulsion du wilsonisme, les Alliés avaient renoncé à la traditionnelle « indemnité de guerre » qui incombait au vaincu. Mais du coup on éprouva le besoin d’une justification juridique pour les réparations. On fut donc d’accord pour affirmer (article 231) que l’Allemagne était « responsable, pour les avoir causés, de toutes les pertes et dommages subis » par les Alliés. Cette clause scandalisa les Allemands, car elle fut interprétée comme une condamnation morale, et pas comme une simple affirmation de responsabilité juridique [8]. Psychologiquement, une indemnité traditionnelle n’aurait pas pu provoquer plus de dégâts.

24Ce qui nous renvoie à un deuxième aspect du traité qui heurta profondément les Allemands : son côté moralisateur. Le Reich était dépouillé de ses colonies avec des attendus insultants (il aurait perdu le droit moral de posséder des colonies [9]) ; il devait livrer aux Alliés plus de 800 responsables, empereur en tête, accusés de crimes de guerre (article 228). Certes, ce moralisme s’explique dans les conditions de l’époque : il était à la base de la philosophie calviniste et kantienne de Wilson [10], il était essentiel pour la politique intérieure de Lloyd George [11], et pour l’idéologie républicaine française.

25Il aurait pourtant sans doute mieux valu, pour les vainqueurs, éviter une telle prétention moralisatrice, qui causa la première crise du traité (refus de livraison des criminels de guerre, accepté par les Alliés en échange d’un jugement en Allemagne même, première révision du traité dès 1920), et des blessures durables aux conséquences politico-psychologiques incalculables, d’abord bien sûr en Allemagne. Mais pas seulement en Allemagne : en Grande-Bretagne, un sentiment de culpabilité à propos de ces clauses se développa par la suite, qui contribua dans les années 1930 à l’appeasement selon une relation dialectique évidente [12]. Le juridisme et le moralisme qui présidèrent à la rédaction du traité rendaient d’emblée très incertaine toute possibilité de réconciliation.

Une paix évolutive, sous l’influence des opinions

26Ce fut la première fois que l’on conclut un grand traité international sous le regard de l’opinion. En 1919, la puissance de la presse était déjà évidente. Depuis le début de sa présidence, Woodrow Wilson se soumettait à l’épreuve d’une conférence de presse hebdomadaire [13].

27Dans son récit de la négociation du traité de Versailles, André Tardieu, journaliste lui-même et chargé du contact avec les correspondants étrangers au Grand quartier général (GQG) avant d’être placé à la tête d’une mission aux États-Unis en 1917, l’explique bien : pour la première fois, la question de la presse se posait pleinement en relations internationales [14]. Woodrow Wilson était arrivé suivi par 300 journalistes américains ; les reporters étaient très présents et indiscrets ; les délégations essayaient de faire admettre que les résultats seraient certes publiés, mais que les négociations devaient rester secrètes. On négocia des compromis difficiles…

28Or, fin 1918 avaient eu lieu en Grande-Bretagne des élections dites « kaki » : l’opinion britannique exigeait une paix punitive. C’était la même chose en France. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles on ne fixa pas le montant des réparations dès le traité, mais seulement en 1921 : on espérait que les opinions alliées se calmeraient entre-temps…

29Même approche évolutive pour certaines clauses commerciales punitives (valables cinq ans, elles pourraient être prorogées ou au contraire abrogées par la suite, en fonction du comportement de l’Allemagne). Même chose pour la Sarre : son statut définitif ne serait fixé qu’en 1935. Quant à la rive gauche du Rhin, elle pourrait être occupée pendant 15 ans, ou moins, ou indéfiniment, selon ce que l’on penserait de l’évolution de la situation de sécurité des voisins occidentaux de l’Allemagne. Ce fut le compromis trouvé entre les Français, qui auraient voulu une occupation permanente, et les Anglo-Saxons, qui ne voulaient pas, au départ, en entendre parler.

30Mais cette méthode de négociation nourrit le révisionnisme allemand. Comme les désaccords entre Alliés en 1918-1919 conduisirent à des clauses évolutives, avec des délais qui pouvaient varier, ou qui pouvaient être révisées, et comme le pacte de la SDN (article 19) prévoyait lui-même la possibilité de réviser les frontières (et même l’interdiction de l’Anschluss !), pourquoi les Allemands se seraient-ils privés de se réclamer de tout ce qui pouvait justifier, le moment venu, une révision du traité [15] ? Le traité de Versailles ne pouvait qu’encourager le révisionnisme et il était même construit pour l’alimenter. Certaines clauses constituaient une prime au révisionnisme.

Une paix reposant sur le principe des nationalités ?

31Certes, sur le fond le traité n’aurait pas pu être très différent : on n’imagine pas le Reich vaincu conservant en son sein quatre millions de Polonais et un million et demi d’Alsaciens-Lorrains. Et il est vrai que les auteurs des traités de 1919 pensaient pouvoir établir le nouvel équilibre de l’Europe sur le principe des nationalités, dans la conviction que la reconnaissance de celles-ci et la fin des empires élimineraient la cause primordiale des tensions. Mais là, leur œuvre était frappée d’une ambiguïté fondamentale : ni la Pologne, ni la Tchécoslovaquie, ni la Roumanie nouvelles ne respectaient, dans leurs structures mêmes, le principe des nationalités ; elles répétaient à plus petite échelle les multinationalismes des empires.

32Certes, la conception de l’État-nation, d’inspiration rousseauiste, imposée par les vainqueurs de 1919 était censée permettre de dépasser ce problème : les membres des minorités nationales des nouveaux États se verraient garantir, d’ailleurs sous l’égide de la SDN, la plénitude des droits civiques et civils, et seraient en principe à l’abri de toute discrimination. Elles participeraient à l’élaboration de la « volonté générale » dans le cadre étatique national. Cependant, cette reconnaissance et cette participation ne se feraient qu’au niveau individuel : aucun groupe national ou ethnique intermédiaire ne pourrait s’interposer entre l’individu et l’État, l’État-nation rousseauiste issu de la « volonté générale ». Cette vision était celle des Français, de l’Europe occidentale, des Américains, des nouveaux dirigeants de l’Europe centrale issus des milieux radicaux et maçonniques : ce n’était pas celle de beaucoup d’habitants de l’Europe centrale, de culture germanique, pour lesquels les groupes nationaux continuaient à exister au sein des États, et devaient se voir reconnus des droits non seulement individuels mais collectifs, dans un schéma non pas d’État-nation mais d’État fédéral, reconnaissant la personnalité de ses éléments constitutifs.

33Les travaux des experts de la conférence attirèrent bien l’attention sur ces difficultés. En particulier, le Comité d’étude français : d’une façon générale, tous les arguments en faveur de tel ou tel tracé d’une frontière y furent présentés, qu’ils fussent historiques, géographiques, économiques, ethnographiques, et ce de façon contradictoire et à partir d’un point de vue scientifique. Les souhaits et orientations des différentes populations concernées étaient également notés, aussi objectivement que possible. Souvent, le Comité vit bien les choses, comme dans le cas de la Pologne, pour laquelle il souligna les ambitions territoriales démesurées et injustifiées de certains responsables polonais.

34Il arriva souvent, il est vrai, que l’opportunité géopolitique, du point de vue français, l’emporte : il était « de l’intérêt de la France » que la Pologne parvienne à la Baltique, et que la Prusse orientale soit séparée de l’Allemagne. Pour la Bohème, il fallait que la Tchécoslovaquie soit un État viable, donc il n’était pas question d’en retirer les Allemands des Sudètes. Ils devraient se contenter des garanties que Prague serait prête à leur accorder. « L’Europe doit exiger que ces populations s’entendent entre elles », note le procès-verbal de la réunion. L’argument d’autorité et celui de l’intérêt national français s’imposent aussi à l’égard des pays baltes : après une longue discussion sur la complexité de la situation locale, on admet qu’il « ne faut pas être trop scientifique », et que l’intérêt français est que ces pays soient tout simplement indépendants de l’Allemagne.

35Le Comité n’était pas situé en dehors de son temps, et il correspondait, tout en maintenant une remarquable indépendance d’esprit et une grande liberté d’appréciation, avec les politiques, les diplomates, les militaires, qui n’avaient pas besoin d’un programme de recherches scientifiques mais de conseils pour faire triompher, autant que possible, les objectifs français, et assurer le moins mal possible la sécurité du pays après une guerre terrible. Retenons que, grâce au sérieux et à l’objectivité des travaux du Comité, la plupart des mines que renfermaient les traités de paix de 1919-1920, qui exploseront dans l’Europe des années 1920 et 1930, et qui parfois continuent de le faire (comme dans le cas de l’Ukraine) auront été bien repérées…

36Mais on voit bien que les experts furent plus utilisés qu’écoutés, aucun système ne permettant de trier et mettre en perspective leurs travaux, et de les communiquer aux décideurs avec indication du degré d’urgence, et du mode d’emploi correspondant. Comme d’autre part on ne discutait qu’avec les responsables des différents mouvements nationaux (Polonais, Tchèques…) et pas avec les représentants des anciens empires – et pour cause –, les Alliés négociaient en fait avec eux-mêmes.

Une paix démocratique ? Le poids de l’idéologie en 1919

37Pour les négociateurs de 1919, il paraissait clair que les grands principes de la démocratie libérale allaient balayer les structures politiques aristocratiques, autoritaires, « militaristes », d’une partie de la vieille Europe, même si, à la différence des accords de Potsdam de 1945 et des traités de paix de 1947, la démocratie n’est pas mentionnée dans le traité. Il est évident que, pour fonctionner dans le cadre idéologique et politique prévu, le système de Versailles nécessitait une telle transformation de l’Europe. Mais justement, celle-ci ne devait être que très partielle, à cause de la rémanence des anciennes structures de pouvoir (malgré parfois un badigeonnage républicain, comme dans le Reich). En outre, l’apparition du bolchevisme en Russie et ses répercussions ailleurs, ainsi que les réactions qu’il suscita, en bref l’apparition des totalitarismes, contribuèrent à faire échouer le modèle démocratique libéral dans toute une partie de l’Europe.

38Il reste que, pour la première fois dans l’histoire européenne, un grand traité de paix ne fut pas négocié avec le vaincu, mais imposé purement et simplement. La comparaison entre le traitement de la France au Congrès de Vienne en 1815 et celui de l’Allemagne à la Conférence de Paris en 1919 est éloquente.

39Rupture plus importante peut-être encore : traditionnellement, les traités de paix européens visaient à établir ou à rétablir un équilibre entre les puissances beaucoup plus qu’à imposer une conception de l’ordre international ou une idéologie. Tandis que l’ensemble des traités de 1919-1920 constituaient un véritable système juridique, politique et idéologique. Pour le résumer, le nouveau système international présupposait implicitement la victoire dans toute l’Europe de la démocratie libérale et du libéralisme économique ; il fonctionnerait en vertu d’une politique extérieure démocratique d’un type nouveau. Ne pas avoir compris que cela n’irait pas de soi fut probablement la plus grande faute de méthode des négociateurs [16].

40 ***

41Quatre leçons et une question peuvent être tirées des réflexions qui précèdent. Première leçon : un traité ou un accord de paix qui vise la durée ne doit pas se contenter de régler des points précis, il doit permettre de reconstruire un nouvel ordre international. C’était certes la volonté des négociateurs de 1919, comme celle de leurs prédécesseurs de la Paix de Westphalie ou du Congrès de Vienne, même s’ils perdirent beaucoup de temps sur des points particuliers, au point d’en perdre de vue parfois l’essentiel.

42En effet – deuxième leçon –, ils n’ont pas maîtrisé un processus de négociation qui ne pouvait être que très complexe, infiniment plus que ce dont les diplomates avaient l’habitude. Or la mécanique même ainsi que l’organisation des travaux des négociateurs sont depuis 1919, et seront de plus en plus, des éléments déterminants. C’est tout le problème de la complexité et de l’expertise par rapport à la sphère politique [17].

43Troisième leçon : il ne faut pas trop compter sur un regime change chez le vaincu pour faciliter les choses. Il faut que la paix soit suffisamment « réaliste », au sens des politologues, pour durer indépendamment de ce facteur.

44Quatrième leçon : même si un processus évolutif de pacification par étapes peut paraître souvent constituer une solution, il peut être aussi un facteur d’enlisement ou de crispation, comme le montrent, après les avatars du traité de Versailles, le « processus d’Oslo » ou les nombreuses Roadmapsde nos contemporains.

45Enfin, question des questions : dans le monde actuel, de plus en plus fragmenté malgré (ou à cause ?) de la mondialisation, une grande conférence du style de Versailles est-elle encore imaginable ?

Notes

  • [1]
    La meilleure description de la négociation est celle de J.-A. de Sédouy, Ils ont refait le monde. Le Traité de Versailles, Paris, Tallandier, 2017.
  • [2]
    G.-H. Soutou, « The French Peacemakers and their Home Front », in M. F. Boemecke, G. D. Feldman et E. Glaser (dir.), The Treaty of Versailles. A Reassessment after 75 Years, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
  • [3]
    L. E. Ambrosius, Woodrow Wilson and the American Diplomatic Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
  • [4]
    O. Lowczyk, La Fabrique de la paix. Du Comité d’études à la Conférence de la Paix, l’élaboration par la France des traités de la Première Guerre mondiale, Paris, Économica, 2010. L. E. Gelfand, The Inquiry: American Preparations for Peace 1917-1919, Westport, Greenwood Press, 1976. G. H. Soutou (dir.), Les Experts français et les frontières d’après-guerre. Les procès-verbaux du comité d’études 1917-1919, Introduction et notes par Isabelle Davion, Société de Géographie, bulletin hors-série, juin 2015, disponible sur : <https://socgeo.com>
  • [5]
    Cf. un ouvrage d’ailleurs consacré à l’un de ces experts : S.-A. Marin et G.-H. Soutou (dir.), Henri Hauser (1866-1946). Humaniste, Historien, Républicain, Paris, PUPS, 2006.
  • [6]
    A. Tardieu, La Paix, Paris, Payot, 1920.
  • [7]
    Sur les groupes de contact, voir par exemple F. Boidevaix, Une diplomatie informelle pour l’Europe. Le Groupe de contact Bosnie, Paris, Fondation pour les Études de Défense, 1997.
  • [8]
    C. Bloch et P. Renouvin, « L’article 23l du traité de Versailles, sa genèse et sa signification », Revue d’histoire de la guerre mondiale, janvier 1932. W. Röhr, Hundert Jahre deutsche Kriegsschulddebatte vom Weißbuch 1914 zum heutigen Geschichtsrevisionismus, Hambourg, VSA, 2015.
  • [9]
    C. Metzger, L’Empire colonial français dans la stratégie du troisième Reich (1936-1945), Bruxelles, Peter Lang, 2002.
  • [10]
    Sur le moralisme religieux de Wilson voir C. Maurras, Les Trois aspects du Président Wilson. La neutralité, l’intervention, l’armistice, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1920.
  • [11]
    A. Lentin, Guilt at Versailles. Lloyd George and The Pre-History of Appeasement, Londres, Methuen, 1985.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Et d’une vraie, pas du style « veRépublique »… Le texte a été publié : A. S. Link (dir.), The Papers of Woodrow Wilson, Princeton, Princeton University Press, 1967.
  • [14]
    A. Tardieu, La Paix, Paris, Payot, 1921, p. 119-127.
  • [15]
    G.-H. Soutou, « Révisionnisme allemand et puissances occidentales entre 1919 et 1939 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, n° 38, avril-juin 2006.
  • [16]
    Pour une réflexion en perspective européenne sur ces questions, cf. G.-H. Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 2007 et H.-O. Binder, Der Friedensgedanke in den Friedensschlüssen der Neuzeit, Villingen-Schwenningen, Neckar-Verlag, 1987.
  • [17]
    Cf. l’étude pionnière de S. Jansen, Les Boîtes à idées de Marianne. État, expertise et relations internationales en France, Paris, éditions du Cerf, 2017.
Français

Les négociations du traité de Versailles ne se sont pas passées comme prévu. Les Allemands se sont vu imposer un texte perçu comme un Diktat. La paix de Versailles ne fut pas seulement unilatérale, elle fut aussi contradictoire, dans le sens où les principes du wilsonisme se sont heurtés à des considérations géopolitiques plus traditionnelles. Le traité, nourri par les travaux d’experts, était complexe et difficile à maîtriser. Il ouvrait en outre la voie à une révision future.

Mots clés

  • Première Guerre mondiale
  • Traité de Versailles
  • Négociations de paix
  • Sorties de guerres
Georges-Henri Soutou
Georges-Henri Soutou, historien, est membre de l’Institut de France et professeur émérite à la Sorbonne.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/09/2018
https://doi.org/10.3917/pe.183.0011
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