CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tentons une définition : un empire est une organisation étatique, avec un centre reconnu, qui ne repose pas sur une unité d’ordre national, ethnique, linguistique, ou civique, mais qui englobe un ensemble varié, sous la direction d’une ethnie ou d’un groupe national dominant. Avec un principe d’organisation de nature différente de celui des États-nations, (non pas national mais dynastique, historique, religieux, idéologique…), et une vocation universelle, voire messianique.

2Le mot implique une souveraineté éminente, surplombant les principautés, royaumes et autres États constitutifs de l’empire considéré. L’exemple de l’empire napoléonien est suggestif : il a été fondé quand le Premier consul a décidé de réorganiser le continent sous direction française [1].

3On laissera de côté le cas des empires coloniaux, de même que les « empires informels » (« l’empire américain » !), pour en rester à l’Europe, marquée par une nostalgie durable de l’unité et de la paix romaines et où, après la disparition du mythe impérial antique, les empires ont subsisté jusqu’en 1914 (ou 1991 pour l’URSS) comme un mode d’organisation, à côté des États-nations, pour celles des régions d’un continent divers où le principe national ne paraissait pas applicable.

Le couronnement de Charlemagne : résurrection de l’empire romain d’Occident, et de la Pax romana

4La fin de l’empire romain en Occident avait provoqué une immense nostalgie. Christianisé depuis Constantin, il était resté à travers les invasions germaniques et jusqu’à sa chute en 476, symbole et instrument de paix et, comme nous dirions aujourd’hui, de culture et de civilisation. Il n’est donc pas étonnant que les conseillers de Charlemagne, profitant de l’extension du royaume franc, lui aient suggéré de se faire couronner empereur par le pape, à Rome, en l’an 800. Aux yeux des contemporains, au-delà même de la promotion de Charlemagne il s’agissait d’une restauration, d’autant plus claire pour eux que l’empire d’Orient, autour de Byzance, poursuivait quant à lui sa carrière historique, sans solution de continuité [2].

5En 962 le couronnement d’Othon Ier par le pape établissait définitivement le Saint-Empire, appelé par la suite « Saint-Empire romain de Nation germanique ». Dès le xe siècle d’ailleurs, les élites « occidentales » avaient une claire conscience de leur identité par rapport à Byzance : outre l’opposition religieuse entre l’Église « romaine » et les Églises grecques, considérées par elles comme schismatiques et hérétiques, elles éprouvaient un sentiment de supériorité par rapport à un empire d’Orient souvent qualifié de décadent et de despotique [3]. Mais en fait, sur le plan culturel, elles n’accédaient, au mieux, qu’à un très mauvais latin tardif : la haute culture classique restait l’apanage de Byzance. Et sur le plan juridique, l’Orient restait fidèle au droit romain, continuait même à le développer, tandis que l’Occident était largement soumis au droit coutumier germanique et au système féodal.

Deux héritages européens : empire féodal décentralisé et empire autocratique centralisé

6Ainsi donc naissaient en Europe deux grandes traditions impériales. D’une part la tradition russe, reposant sur la fameuse trilogie décrite par Pobiédonostsev dans les années 1880, « orthodoxie, autocratie, esprit national » (c’est-à-dire assimilation des minorités ethniques au modèle russe). Le premier récit de voyage d’un Européen de l’Ouest en Russie, celui d’Olearius en 1633-1639 comme ambassadeur d’un prince allemand [4], rend compte des particularités russes, et aussi du poids de l’héritage byzantin. La réception très ritualisée de l’ambassade à Moscou évoque tout à fait le cérémonial byzantin [5]. Moscou était la « Troisième Rome ». Et on a souvent remarqué que bien des traits de la future URSS découlaient en fait de l’ancienne Russie, y compris pour la « vocation » impériale et la continuité de son autocratie centralisée, le Parti succédant à l’Église « pravoslave » et son chef au tsar [6].

7En Occident, le Saint-Empire romain de la Nation germanique correspond à une autre tradition. La longue lutte médiévale entre les papes et les empereurs aboutit à un compromis, distinguant le temporel du spirituel : l’empire ne sera donc pas une théocratie. Il a la prétention de recouvrir toute l’Europe occidentale, au nom d’une vocation de monarchie universelle, mais Philippe-Auguste, à Bouvines, en 1214, résiste : « Le roi de France est empereur en son royaume. » Ainsi s’ouvre la longue route vers les États nationaux pleinement souverains.

8Un Saint-Empire féodal et décentralisé ; une Russie centralisée

9Le Saint-Empire jouera cependant un rôle considérable jusqu’à la guerre de Trente Ans. Sa direction était convoitée : François Ier fut candidat au trône impérial (qui était électif). Par la suite, les Habsbourg occupèrent ce trône, et s’y maintinrent de façon héréditaire, ce qui changeait l’esprit du Saint-Empire. Mais avec l’union dynastique des Habsbourg d’Autriche, d’Espagne et de nombreuses principautés italiennes, le Saint-Empire fut bien près au xvie siècle, sous Charles Quint, de parvenir à établir une « monarchie universelle ».

10Il reposait sur un ensemble hiérarchisé complexe de principautés, de territoires et de villes, soit subordonnés à une entité supérieure, soit relevant directement de l’empire (Reichsimmediat). Les princes les plus importants, les Électeurs, formaient le collège électoral qui désignait l’empereur (désignation purement formelle à partir de 1438, l’empereur étant par la suite toujours un Habsbourg). Contrairement aux idées reçues en France, le Saint-Empire était structuré : une Diète d’Empire réunissait assez fréquemment les princes, et il existait une Chambre impériale (Reichskammergericht) pour résoudre les conflits juridiques entre les membres.

11Le système était en fait féodal et décentralisé, à l’inverse de la Russie centralisée. Mais il n’était pas sans pouvoir d’influence : dans l’Europe actuelle les anciennes possessions impériales ont encore certaines caractéristiques particulières, même au sein des États-nations dont elles font désormais partie. L’exemple de la Savoie, longtemps terre d’Empire, montre que la trace impériale a été durable [7].

La Paix de Westphalie : histoire, dynastie et religion se substituent au mythe romain

12Le Saint-Empire faillit être emporté par la guerre de Trente Ans (1618-1648), véritable cataclysme européen qui opposait catholiques et protestants du Saint-Empire romain germanique et leurs alliés ailleurs en Europe, et divisait politiquement la chrétienté, après la rupture religieuse provoquée par la Réforme au siècle précédent. Il était donc nécessaire de reconstituer un ordre nouveau en Europe. Cet ordre reposa sur trois éléments. D’abord la reconnaissance de la souveraineté entière des États, correspondant au « système westphalien », abolissant la prétention impériale à une suzeraineté éminente. Ensuite, la division des deux branches des Habsbourg (Espagne et Autriche), ce qui mettait un terme au projet de « monarchie universelle » nourri par ceux-ci depuis Charles Quint. Enfin, un régime particulier pour le Saint-Empire, limitant la puissance de l’empereur en garantissant la souveraineté territoriale des États constituant l’Empire, y compris le droit d’alliance, entre eux et avec des puissances étrangères. Ainsi était mis en échec le projet des Habsbourg visant à transformer l’Empire en monarchie unitaire catholique, à l’exemple de la France, en même temps que le mythe d’une monarchie universelle.

13Le Saint-Empire ne reposerait donc plus sur la tradition romaine universelle, et sur son héritière carolingienne, même s’il devait rester « romain » jusqu’en 1806. Sa légitimité serait ailleurs : dynastique (les Habsbourg, puis les Habsbourg-Lorraine), historique, et religieuse (catholicisme). Mais, point essentiel, il ne serait pas centralisé mais fort divers.

14Le nouveau statut de l’empire était garanti par la France et la Suède, et devenait ainsi un élément essentiel du droit public européen. Celui-ci avait donc pour but d’assurer le maintien du statu quo en Allemagne, afin d’éviter à la fois que l’empire des Habsbourg ne devienne une puissance hégémonique, et qu’il ne soit le théâtre d’une nouvelle guerre de religion qui aurait risqué de toucher à nouveau toute l’Europe. À la différence de l’empire russe, le Saint-Empire romain germanique était donc bridé et inscrit de façon décisive dans le système européen, au moment même où le mot « Europe » acquérait une signification politique et plus seulement géographique [8].

15Ceci dit, l’Autriche en tant que telle, indépendamment du Saint-Empire, sortait du xviie siècle et des traités de Westphalie et d’Utrecht (1713) comme une grande puissance européenne ; considérablement agrandie à la suite des guerres et surtout grâce à une habile politique matrimoniale (Alli bella gerant, tu, felix Austria, nube !, « Que les autres fassent la guerre, toi, heureuse Autriche, marie-toi ! »). La réalité du Saint-Empire, c’était de plus en plus l’Autriche, et on s’éloignait complètement du mythe impérial romain : la légitimité était décidément dynastique et historique, et, pour Leurs Majestés Apostoliques de Vienne, dans une Europe qui se résignait à une division religieuse définitive, catholique [9]. Avec malgré tout, sur ce dernier point, un reste de prétention universaliste : jusqu’à 1918, l’empereur d’Autriche a conservé un droit de véto au conclave !

1806 et 1815 : fin du Saint-Empire et Confédération germanique

16Même ainsi, c’était encore trop pour Napoléon, qui entendait refaire l’Europe à sa manière, reprenant pour lui la dignité impériale (avec un pompeux système de références à Rome et à Charlemagne [10]). Il constitua une Confédération du Rhin dont il se nomma le protecteur, et il chassa l’Autriche d’Allemagne ; en 1806 le Saint-Empire était dissous, François II devenant François Ier, empereur d’Autriche. Mais le Congrès de Vienne, sans rétablir le Saint-Empire, instaura une Confédération germanique présidée par l’Autriche.

17Celle-ci était peu structurée, la Diète de Francfort étant en fait un congrès de diplomates aux pouvoirs limités. Néanmoins, on a exagéré l’impuissance de la Confédération, qui n’était pas un simple appendice de l’Autriche, même si celle-ci y jouait un rôle considérable. Son but, d’après l’article II du pacte fédéral, était la sécurité extérieure et intérieure de l’Allemagne, ainsi que l’indépendance et l’intégrité des différents États participants. Elle comportait un processus d’arbitrage entre ses membres, un système militaire (chaque État conservant pourtant le droit de ne pas participer à une action militaire décidée par la Confédération). En réalité le statut de la Confédération germanique était aussi ambigu que celui de l’Union européenne aujourd’hui : dans les deux cas on a affaire à des entités tout à fait originales en droit international, ni États, ni simples confédérations, mais pas non plus fédérations véritables.

18Mais la montée en Allemagne, après les guerres de la Révolution et de l’Empire, d’un courant à la fois national et libéral devait remettre radicalement en cause les principes de Vienne et l’existence même de la Confédération germanique. Les révolutions de 1848 posèrent le problème de façon urgente. Durant 18 ans deux conceptions s’affrontèrent : celle d’une Grande Allemagne englobant l’empire autrichien, et celle d’une Petite Allemagne dirigée par la Prusse, l’Autriche restant en dehors. La Grande Allemagne aurait reposé sur un système bancal, unissant le principe de la nationalité allemande et le principe impérial multinational de Vienne. Et les libéraux du Parlement de Francfort, qui tentèrent de faire triompher cette solution en 1849, étaient en pleine contradiction : ils voulaient à la fois unifier la nation allemande, et y incorporer des territoires Habsbourg non allemands, dont certains d’ailleurs ne faisaient pas partie de la Confédération germanique…

19Bismarck, président du conseil prussien à partir de 1862, comprit cette contradiction, et aussi que les grandes puissances européennes n’accepteraient jamais la constitution d’une Grande Allemagne de 70 millions d’habitants. Il fit triompher, avec la guerre austro-prussienne de 1866 et la victoire de Sadowa, la solution la plus logique dans la situation de l’époque : la coexistence d’une Petite Allemagne dirigée de Berlin et reposant dans l’ensemble sur le principe national (avec quatre millions de Polonais, cependant…) et d’un empire autrichien multinational, dont la légitimité était toute différente, clairement dynas-tique et historique, et également religieuse, mais pas nationale [11]. Ajoutons cependant que l’expression même de « Reich » pour désigner l’empire allemand – même si Guillaume Ier se considérait beaucoup plus comme le roi de Prusse que comme l’empereur allemand – correspondait à une nostalgie impériale toujours présente, au sens médiéval du terme, même s’il s’agissait d’abord de justifier la prééminence de l’empereur sur les souverains des différents États constituant l’Empire, nostalgie que l’on retrouvera à partir de la fin du siècle avec le « pangermanisme ».

20D’une façon générale, on admettait un peu partout vers 1860 qu’il y avait une différence de nature entre les « grandes nationalités » assez cohérentes territorialement, qui avaient vocation à former des États-nations (comme le firent l’Allemagne, l’Italie et la Roumanie), et les mosaïques ethniques de l’Europe centre-orientale et orientale, où la solution impériale multinationale était la seule envisageable [12].

1867 : l’ambiguïté est levée, l’Autriche-Hongrie se réoriente vers le Danube

21Après Sadowa, l’empire autrichien fut comme refondé par l’Ausgleich (« compromis ») de 1867 entre Vienne et Budapest : l’empire austro­hongrois, sous François-Joseph, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, serait un empire multinational avec deux grandes composantes (Cisleithanie autour de Vienne, Transleithanie autour de Budapest), chacune contrôlant ses propres nationalités selon ses propres méthodes (d’ailleurs fort différentes). En résultait un État multinational complexe, avec un souverain unissant deux couronnes en sa personne (et capable, comme François-Joseph, de prononcer un discours en 14 langues), deux gouvernements, et trois ministères communs (Affaires étrangères, Guerre, Finances) et deux parlements représentés, pour les affaires communes, par des « délégations ». C’était la monarchie « impériale et royale », K. und K. (Kaiserlich und Königlich), la fameuse Cacanie de Robert Musil.

22Ce n’était plus un État allemand, mais une monarchie danubienne dont la complexité était issue de l’histoire, dont la légitimité était dynastique, et dont la réalité était le contrôle partagé des 50 millions d’habitants par les Autrichiens de langue allemande (25 % du total) et les Hongrois (là aussi 25 %). On remarquera que les tendances centralisatrices qui s’étaient manifestées au xviiie siècle sous l’empereur Joseph II (1765-1790), au nom du « despotisme éclairé » et d’une rationalité administrative, avaient cédé la place à une méthode impériale plus traditionnelle et plus prudente : dans ce sens, une évolution rare [13]

23Ceci étant dit, il s’agissait d’un État bien administré, réelle expérience d’État multinational, et dont l’Union européenne aurait intérêt à étudier les méthodes. Mais le problème essentiel restait celui des nationalités, géré de façon fort différente dans les deux parties de l’empire. En Cisleithanie, les différentes régions historiques disposaient d’assemblées locales, et les élections générales envoyaient au Parlement à Vienne des députés qui y formaient en fait des groupes nationaux (seuls les socialistes étant vraiment unitaires). Comme il fallait tout de même une majorité, cela conduisait à des alliances et à des compromis (l’alliance la plus fréquente et la plus utile pour les gouvernements était celle qui existait, en général, entre les Autrichiens et les Polonais de Galicie, sans oublier certains conservateurs tchèques). Les enjeux étaient clairs : c’étaient les droits collectifs des différentes nationalités (en particulier l’usage de la langue nationale dans les rapports avec l’administration et les tribunaux, et dans l’enseignement). Mais la pensée politique dans toutes ces régions de l’Europe du Centre-Est était beaucoup plus sophistiquée et complexe que ce que l’on croit souvent : il n’y avait pas une alternative tranchée entre l’empire multinational et des États-nations, bien d’autres solutions étaient envisagées, et avant la Grande Guerre il n’y avait que très peu de partisans d’une dissolution de l’empire [14].

24En Transleithanie en revanche l’on pratiquait une politique assimilationniste moins libérale. Néanmoins l’ensemble fonctionnait à peu près, l’empire était prospère, et, malgré de fortes tensions nationales ou parfois antisémites, on n’y trouvait pas trace de cette purification ethnique dont le xxe siècle devait donner de multiples exemples [15].

Pendant ce temps la Russie se centralise de plus en plus [16]

25La Russie suivait une évolution fort différente. À partir des traités de Vienne et jusqu’à la mort d’Alexandre Ier en 1825, elle se montra relativement libérale, en particulier dans son gouvernement du royaume de Pologne, en union personnelle avec Moscou [17]. Mais sous Nicolas Ier (1825-1855), les choses se durcirent considérablement, comme les Polonais en firent l’expérience lors de leur soulèvement de 1830 et encore en 1863. Les réformes d’Alexandre II, en particulier la libération des serfs, ne remirent pas en cause le renforcement de l’emprise russe. Le Grand-Duché de Finlande était à peu près la seule région à échapper à la russification [18]. Les tentatives de réforme de Nicolas II, d’ailleurs limitées et en partie avortées, ne remirent pas en cause une russification croissante [19].

Le rôle des empires : maintenir la paix en internalisant les conflits nationaux

26Russie et Autriche-Hongrie se ressemblaient sur un point, et tout le monde en était d’accord : elles contribuaient au maintien de la paix dans le cadre du Concert européen en circonscrivant à l’intérieur de leurs frontières bien des querelles nationales ou ethniques, qui auraient pu sinon dégénérer en conflit européen. Les contemporains étaient très conscients, en effet, des interactions entre l’évolution intérieure des empires et la paix internationale [20]. Certes, les opinions publiques de l’Europe occidentale étaient touchées par le sort des Polonais, mais personne ne suggérait une intervention extérieure qui aurait débouché sur une guerre européenne, car la paix était considérée comme un bien supérieur. On notera qu’il en allait autrement de l’empire ottoman, qui, à l’occasion de crises graves entre ethnies, connut des interventions des puissances européennes, comme en Syrie en 1860 ou en Crète en 1895. Mais on considérait qu’il était un objet du Concert européen plus qu’un membre de celui-ci [21].

La situation s’inverse avant 1914 : de facteurs de paix, les empires autrichien et russe deviennent facteurs de guerre

27Le Concert européen s’est considérablement dégradé après 1870. La politique de Bismarck a conduit à la constitution de deux alliances opposées. La Russie alliée à la France d’une part, et l’Autriche alliée à l’Allemagne de l’autre vont, par leur opposition frontale dans les Balkans où se heurtent leurs ambitions, être la cause essentielle de nombreuses crises, de 1875 à la crise finale, celle de 1914 [22].

28En outre, les deux pays divergent de plus en plus : l’Autriche-Hongrie se concentre sur sa survie, qui paraît moins assurée avec la montée des crispations nationales à partir du début du siècle [23]. Elle est en fait sur une position défensive, tandis que la Russie est en proie à des tendances expansionnistes. Depuis le xixe siècle, le débat russe s’était situé entre « occidentalistes », partisans d’une intégration de la Russie à l’Europe sur tous les plans et de l’adoption des normes et institutions occidentales, et « slavophiles », persuadés d’une spécificité russe irréductible, mouvement qui a débouché à la fin du xixe siècle sur un véritable « panslavisme », sur une forme de messianisme à base politique, mais aussi religieuse, culturelle et ethnique (théorisé par Nikolaï Danilevski, dans son ouvrage de 1888 La Russie et l’Europe[24]). Les deux empires ne parvenaient pas à prendre le virage démocratique que suivait le reste de l’Europe à la fin du xixe ou au début du xxe siècle.

L’URSS de Staline, héritière de l’empire russe

29Après la révolution qui libéra les nationalités de l’empire, la guerre civile et le communisme de guerre en réassujettirent beaucoup, de l’Ukraine au Caucase. Et Staline, au-delà même du fait qu’en 1945 il avait pratiquement retrouvé les frontières de 1914, rétablit au fond le modèle impérial derrière le slogan du « socialisme dans un seul pays ». Il n’hésita pas non plus à partir de 1943 à relancer le panslavisme pour mieux faire accepter la satellisation de l’Europe orientale. Simplement, le communisme se substituait à l’orthodoxie, et le Parti à l’armature administrative verticale de l’ancienne Russie [25]. Cela fut remarqué dès l’époque par des observateurs attentifs [26]. Par ailleurs, bien entendu, l’URSS n’abandonna jamais le messianisme révolutionnaire de Lénine, même si la prudence de Staline fit passer le développement et la sécurité de l’Union soviétique avant les projets de révolution mondiale.

30Mais on put relever aussi que les Républiques non russes constituaient un point faible du système, dans la mesure où leur particularisme, dont Moscou était dans la pratique bien obligé de tenir compte, au risque d’affaiblir son contrôle, n’était pas soluble dans le communisme [27].

Quoi qu’ils soient par essence peu ou pas démocratiques, on constate une réticence à dissoudre les empires, par peur de l’instabilité

31Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’Autriche-Hongrie n’a pas été détruite par les Alliés en 1918-1919 : elle s’est effondrée d’elle-même avant même la fin du conflit, alors que les Britanniques lui avaient fait des propositions de paix séparée encore au printemps 1918, et que Clemenceau lui-même, en septembre 1918, essayait de maintenir au moins l’union entre Vienne et Budapest. Outre le fait que l’on était très conscient à Paris des problèmes de nationalités et de minorités qui se poseraient, nul n’avait envie de laisser l’Allemagne s’engouffrer en Europe danubienne à la place que Vienne laisserait vacante [28]. Et par la suite Paris essaya de maintenir au moins la cohésion de l’espace économique danubien autour de Vienne [29].
Même chose pour l’URSS : fin juillet 1991, le président Bush se rendit à Kiev où il conseilla aux Ukrainiens de rester à l’intérieur d’une URSS réformée, au grand mécontentement des nationalistes [30]. Quant à François Mitterrand, il affirma le 11 avril 1991 qu’il ne fallait pas remettre en cause les frontières des États européens, quels que soient les problèmes de minorités. Dans le même ordre d’idées, il devait apporter à Mikhaïl Gorbatchev, lors d’une visite à Moscou le 6 mai, un appui spectaculaire, au moment où le président soviétique s’apprêtait à mater les Arméniens [31]. Et l’année précédente, il avait fait pression sur les Lituaniens pour qu’ils acceptent de retarder leur déclaration d’indépendance : il ne fallait pas compliquer le (difficile) maintien au pou-voir de Gorbatchev, là encore au nom de la stabilité [32]. Bien entendu, c’était la stabilité territoriale qui était en cause, pas celle du communisme, et l’URSS n’a jamais suscité la même nostalgie que la double monarchie [33]

Évolution et permanence de la notion d’empire

32Les empires présentent donc des caractéristiques communes : ils font vivre ensemble des populations hostiles, ce qui permet d’éviter des guerres internationales. La Russie comme l’Autriche ont été des marches de l’Europe, contre les Tartares ou contre les Turcs (de même que l’empire romain se protégeait des barbares par le limes), ce qui contribue à expliquer leur évolution impériale. En outre, telle ou telle forme de messianisme expansionniste peut être présente, l’empire reposant aussi sur des valeurs religieuses ou idéologiques transcendant les frontières.
Les empires connaissent des problèmes semblables : des problèmes de gestion, à cause de leur taille et de leur diversité. Des problèmes de légitimité face aux minorités et aux revendications nationales, quand s’épuise la force du ciment qui les unit. Des problèmes de rapport entre le centre et la périphérie (la périphérie des Républiques non soviétiques était parfois mieux traitée que la Fédération russe, ce qui entraînait beaucoup de frustrations : en 1991, ce sont les Russes avec Boris Eltsine qui ont porté le coup de grâce à l’URSS). Ils ont des problèmes de voisinage à cause de l’irrédentisme de peuples voisins, et de la volonté d’émancipation de leurs frères de race au sein de l’empire (le cas de la Pologne est ici clair). Ils sont, par essence, dépendants du système européen, dont la reconnaissance et l’appui sont essentiels à leur survie (Bertier de Sauvigny en avait fait la remarque pour l’Autriche de Metternich et le Congrès de Vienne [34] on peut faire la même pour l’URSS de Brejnev par rapport à la conférence d’Helsinki de 1975 et à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, CSCE [35]).

33En même temps, les empires veulent contrôler leurs marches, ce qui complique leur rôle dans le système européen, car ils ne sont pas purement conservateurs. Ils sont menacés par la montée des nationalités, du libéralisme démocratique. Ils résistent mal aux grandes guerres, par inefficacité et extension excessive : l’Autriche-Hongrie comme la Russie impériale ne survécurent pas à la Grande Guerre, ou à la guerre froide dans le cas de l’URSS (Staline l’avait sauvée en 1941 en remettant au premier plan le patriotisme russe).

34Cependant, leur mode d’organisation, pré-national, peut-il être aussi un modèle post-national ? On pense évidemment à l’Union européenne, dont Vladimir Boukovski s’était demandé si elle n’était pas une nouvelle URSS [36]. Sans aller jusque-là, on peut penser que ses dirigeants auraient intérêt à étudier l’histoire du Saint-Empire et de l’Autriche-Hongrie : pas forcément afin d’y retrouver des similitudes ou des recettes, car les situations sont fort différentes (l’Autriche-Hongrie était plus intégrée sur le plan militaire et de la politique extérieure, moins sur les plans réglementaire et juridique) ; mais comme un laboratoire de réflexion comparative.

Notes

  • [1]
    Y. Bruley et T. Lentz (dir.), Diplomaties au temps de Napoléon, Paris, CNRS Éditions, 2014.
  • [2]
    R. Folz, L’idée d’Empire en Occident, Paris, Aubier, 1953 et R. Folz, Le Couronnement impérial de Charlemagne (25 décembre 800), Paris, Gallimard, 16964.
  • [3]
    L. de Crémone, Ambassade à Byzance, Toulouse, éditions Anacharsis, 2005.
  • [4]
    Olearius, Relation du voyage de Moscovie, Tartarie, et de Perse, fait à l’occasion d’une ambassade envoyée au Grand-Duc de Moscovie, et du Roy de Perse, par le Duc de Holstein, depuis l’An 1633 jusques en l’An 1639, Paris, G. Clouzier, 1656.
  • [5]
    C. Porphyrogénète, Le Livre des cérémonies, Paris, Les Belles Lettres, 1935.
  • [6]
    A. Besançon, Présent soviétique et passé russe, Paris, Le Livre de Poche, 1980 ; R. Pipes, Histoire de la Russie des tsars, Paris, Perrin, 2013 et A. Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, Paris, Hachette, 1991.
  • [7]
    T. Leguay et J.-P. Leguay, La Savoie, des origines à nos jours, Rennes, Éditions Ouest-France, 2014 ; E. Le Roy Ladurie, Histoire de France des régions : la périphérie française des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2005.
  • [8]
    Voir l’ouvrage essentiel et magnifique d’Herfried Münkler, Der Dreissigjährige Krieg. Europäische Katastrophe, Deutches Trauma 1618-1648, Berlin, Rowohlt, 2017.
  • [9]
    Pour l’Autriche au xviiie siècle, voir J.-P. Bled, Marie-Thérèse d’Autriche, Paris, Fayard, 2001.
  • [10]
    Y. Bruley et T. Lentz (dir.), Diplomaties au temps de Napoléon, op. cit., p. 355-372.
  • [11]
    G.-H. Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 2007, p. 96-103.
  • [12]
    P. Milza (dir.), Napoléon III. L’homme, le politique, Paris, Napoléon III Éditions, 2008.
  • [13]
    J. Bérenger, Joseph II d’Autriche : serviteur de l’État, Paris, Fayard, 2007.
  • [14]
    J. Kloczowski et H. Laszkiewicz (dir.), East-Central Europe in European History, Lublin, IESW, 2009 ; C. Delsol et M. Maslowski, Histoire des idées politiques de l’Europe centrale, Paris, PUF, 1998.
  • [15]
    Nations, cultures et sociétés d’Europe centrale aux xixe et xxe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006. C. Horel, Cette Europe qu’on dit centrale, Paris, Beauchesne, 2009.
  • [16]
    M.-P. Rey, De la Russie à l’Union soviétique, la construction de l’empire, 1462-1953, Paris, Hachette, 1994 ; M. Heller, Histoire de la Russie et de son Empire, Paris, Flammarion, 1997 et H. Carrère d’Encausse, L’Empire d’Eurasie : une histoire de l’Empire russe de 1552 à nos jours, Paris, Fayard, 2005.
  • [17]
    M.-P. Rey, Alexandre Ier, Paris, Flammarion, 2009.
  • [18]
    H. Carrère d’Encausse, Alexandre II : le printemps de la Russie, Paris, Fayard, 2008.
  • [19]
    H. Carrère d’Encausse, Nicolas II. La transition interrompue : une biographie politique, Paris, Fayard, p. 198.
  • [20]
    P. Chaunu (dir.), Les Fondements de la paix. Des origines au début du xviiie siècle, Paris, PUF, 1993 ; P. Chaunu (dir.), Les Enjeux de la paix. Nous et les autres, xviiie-xxie siècle, Paris, PUF, 1995 et G.-H. Soutou, « La France et le Concert européen dans la crise bosniaque », in C. Horel (dir.), 1908, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, cent ans après, Bruxelles, Peter Lang, 2011.
  • [21]
    G. Ameil, I. Nathan et G.-H. Soutou (dir.), Le Congrès de Paris (1856). Un événement fondateur, Bruxelles, Peter Lang, 2009.
  • [22]
    S. McMeekin, The Russian Origins of the First World War, Cambridge, Harvard University Press, 2011 ; G. Kronenbitter, Krieg im Frieden. Die Führung der k. u. k. Armee und die Grossmachtpolitik Österreich-Ungarns 1906-1914, Munich, Oldenbourg, 2003.
  • [23]
    L. Höbelt, « The “Unqualified Majority”: The Austrian Parliament in 1917-1918 » et A. Marès, « Du danger de supprimer les institutions parlementaires : le cas tchèque pendant la Grande Guerre », Revue d’Histoire diplomatique, n° 4, 2016.
  • [24]
    M.-P. Rey, Le Dilemme russe. La Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, Flammarion, 2002. La façon dont tout cela a influencé la politique extérieure russe a été un facteur essentiel des relations internationales avant 1914, voir D. Geyer, Russian Imperialism: The Interaction of Domestic and Foreign Policy, 1860-1914, Londres, Berg, 1987. On lira sur cet ensemble de questions la synthèse très claire et complète d’A. Tchoubarian, The European Idea in History in the Nineteenth and Twentieth Centuries: A View from Moscow, Londres, Frank Cass, 1994.
  • [25]
    D. Volkogonov, Staline : triomphe et tragédie, Paris, Flammarion, 1991 et N. Werth, La Terreur et le désarroi. Staline et son système, Paris, Perrin, 2007.
  • [26]
    Comme le diplomate italien P. Vita-Finzi, Journal caucasien (1928-1931), Paris, L’Inventaire, 2000.
  • [27]
    H. Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté : la révolte des nations en URSS, Paris, Flammarion, 1978 ; A. Bennigsen, « The Evolution of the Muslim Nationalities in the USSR and their Linguistic Problems », Cahiers du Monde Russe et Soviétique, vol. III, Londres, 1961 ; A. Bennigsen, Islam in the Soviet Union, Londres, Praeger, 1967.
  • [28]
    G.-H. Soutou, La Grande Illusion. Quand la France perdait la paix 1914-1920, Paris, Tallandier, 2015.
  • [29]
    G.-H. Soutou, « L’insoluble problème hongrois, ou les limites de la puissance française en 1920 », communication à paraître.
  • [30]
    G.-H. Soutou, La Guerre froide 1943-1990, Paris, Pluriel, 2011.
  • [31]
    G.-H. Soutou, « Les grandes puissances et la question des nationalités en Europe centrale et orientale pendant et après la Première Guerre mondiale : actualité du passé ? », Politique étrangère, vol. 58, n° 3, 1993 et « La France et les bouleversements en Europe, 1989-1991, ou le poids de l’idéologie », Histoire économie et société, n° 1, 1994.
  • [32]
    J. Attali, Verbatim, t. III, Paris, Fayard, 1993, p. 481.
  • [33]
    F. Fejtö, Requiem pour un empire défunt, Paris, Perrin, 2014.
  • [34]
    G. de Bertier de Sauvigny, Metternich et son temps, Paris, Hachette, 1959.
  • [35]
    E. du Réau et C. Manigand (dir.), Vers la réunification de l’Europe ? Apports et limites du processus d’Helsinki de 1975 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [36]
    V. Boukovski, L’Union européenne, une nouvelle URSS ?, Paris, Éditions du Rocher, 2005.
Français

L’idée d’empire s’est concrétisée en Europe dans une histoire complexe, héritière de l’éclatement de l’empire romain, du Saint-Empire romain germanique à l’empire austro-hongrois et à celui des tsars. Les empires peuvent être des facteurs de paix en internalisant les conflits, mais aussi, comme au xxe siècle, facteurs de guerre. Leur dissolution conduit souvent à l’instabilité ; mais leur mode de fonctionnement pré-national pourrait aussi aider à penser le post-national.

Mots clés

  • Empires
  • Europe
  • Nations
  • Russie
Georges-Henri Soutou
Georges-Henri Soutou, historien, est membre de l’Institut de France et professeur émérite à la Sorbonne.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2018
https://doi.org/10.3917/pe.181.0037
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Institut français des relations internationales © Institut français des relations internationales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...