CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’expression « couple franco-allemand » est apparue assez tardivement, sous les gouvernements de Valéry Giscard d’Estaing et de Helmut Schmidt. La formule relève d’ailleurs du cliché journalistique et les historiens préfèrent en général celle de « moteur franco-allemand de la construction européenne », qui elle-même, quoique moins subjective, reste trop sommaire. Les médias lui préfèrent cependant l’image du « couple », dont la stylisation a sans doute atteint son sommet en 1962, avec Charles de Gaulle et Konrad Adenauer debout dans la cathédrale de Reims, ou en 1988 quand François Mitterrand et Helmuth Kohl se sont tenus par la main à Verdun.

2Ces belles images, qui tranchent sur l’histoire des conflits franco-allemands (1813, 1870, 1914, 1939), doivent être analysées. La réconciliation franco-allemande a été bien sûr accueillie avec soulagement par les autres Européens et par l’ensemble des Occidentaux, et bien des étapes de la construction européenne n’ont été rendues possibles qu’à partir d’un accord initial franco-allemand. Mais dans ce couple, un partenaire se montre en général plus empressé (la France), l’autre plus réservé (l’Allemagne). L’expression et même la notion d’un couple franco-allemand sont beaucoup moins présentes outre-Rhin. Chacun poursuit évidemment ses intérêts et conserve ses arrière-pensées. Et, comme dans tout roman français, dans le couple, c’est souvent le troisième qui compte (Washington, Londres, Moscou, Rome, etc.) : c’est dans la nature des choses. Comme la relation franco-allemande demeure de toute façon centrale, on se consolera en suivant le sage précepte de Bismarck : « Quand on est trois, l’essentiel est d’être l’un des deux. »

L’Europe de Schuman et d’Adenauer : une communauté multilatérale plus qu’un couple

3Le couple est apparu beaucoup plus tardivement qu’on ne le croit communément aujourd’hui. L’Europe du début des années 1950, celle de Jean Monnet et de Robert Schuman, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et de la Communauté européenne de défense (CED), est une Europe à six, vraiment multilatérale, et non une Europe à base franco-allemande bilatérale. Le projet des démocrates-chrétiens de l’époque, au pouvoir dans les six pays fondateurs, est un projet commun, conçu certes pour dépasser l’antagonisme franco-allemand, mais pas pour faire reposer l’Europe sur un quelconque couple dirigeant franco-allemand. Et s’il est vrai qu’Adenauer fait partie des pères de cette Europe-là, cette dernière est d’abord destinée à contrôler la toute jeune République fédérale d’Allemagne (RFA), dans un ensemble dont le leadership est assuré par Paris. La CECA correspond certes à un projet économique pour l’Europe, mais elle doit aussi contrôler la sidérurgie allemande, assurer sa décartellisation, et permettre à la France d’établir un équilibre avec sa voisine dans ce domaine. C’est encore plus vrai du projet de CED : les Américains imposent le réarmement de l’Allemagne à la suite de la guerre de Corée et les Français inventent la CED pour en garder le contrôle. C’est vrai aussi des projets français – de 1945 jusqu’à 1954 – visant à détacher la Sarre du reste de l’Allemagne et de la rattacher économiquement à la France : aucun bilatéralisme franco-allemand, aucune réconciliation réelle ne seront d’ailleurs possibles avant que Paris ne se résigne à restituer la Sarre à la RFA. Et ces arrière-pensées sont largement partagées en France, même par quelqu’un d’aussi dégagé que l’est Robert Schuman des réflexes nationalistes. Il craint trop, en effet, une possible rechute de l’Allemagne dans le nationalisme [1].

Mendès France-Adenauer : naissance du rapport bilatéral franco-allemand

4L’échec de la CED, le 30 août 1954, devant le Parlement français paraissait remettre en cause toute la construction européenne depuis 1950. En outre, comme la fin du statut d’occupation auquel était soumise la RFA depuis sa création était conditionnée à la ratification de la CED, on pouvait craindre une grave rechute dans les relations franco-allemandes. Pourtant, dès le mois d’octobre suivant, tout était réglé par les Accords de Paris : la RFA était réarmée, mais dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) – ce qui au fond convenait mieux à tout le monde –, et elle retrouvait sa souveraineté. Certes, les Américains et surtout les Britanniques s’étaient beaucoup investis pour faire aboutir cette solution multilatérale et atlantique, qui a constitué le cadre de la situation internationale de la RFA jusqu’en 1990.

5Mais ce succès n’aurait pas été possible sans l’accord conjoint de Paris et de Bonn. La rencontre de Pierre Mendès France et de Konrad Adenauer à La Celle Saint-Cloud, le 19 octobre 1954, juste avant la conférence qui aboutit aux Accords de Paris du 23, a été essentielle. En outre, l’entrevue de La Celle Saint-Cloud a permis de régler l’ensemble du contentieux franco-allemand, avec en particulier un accord sur les conséquences de la déportation, un accord sur les cimetières militaires allemands en France et surtout un accord qui devait permettre de régler, en 1957, l’affaire sarroise. Il n’y avait pas de réelle solidarité possible avec l’Allemagne sans le retour pur et simple de la Sarre et l’abandon des prétentions françaises sur cette région.

6L’entrevue a jeté les fondations d’une véritable coopération franco-allemande. Sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique : on allait conclure des accords commerciaux de long terme ; on allait signer des contrats de livraison de produits agricoles français ; on allait coopérer pour l’équipement de l’Union française ; on allait établir un « comité économique franco-allemand », qui a effectivement vu le jour en 1956. En fait, on posait déjà les bases de ce qui allait être la signification profonde, non écrite, du traité de Rome de 1957 : échange de produits agricoles français contre des produits industriels allemands et participation industrielle et financière allemande à la mise en valeur de l’Union française, pour essayer de faciliter le maintien de la France en Afrique [2].

7Comme on le voit, c’est bien lors de l’entrevue de La Celle Saint-Cloud que naît la coopération bilatérale franco-allemande [3]. C’est à compter de là que les deux pays vont se parler directement, sans le truchement de l’Europe des Six ou des États-Unis. Bien entendu, cela n’interdira pas, de part et d’autre, les arrière-pensées. En particulier, la France ne renoncera pas dans le nouveau cadre bilatéral de ses rapports avec l’Allemagne à assurer, à côté de la coopération, son ascendant sur la RFA ni à utiliser à son profit le potentiel allemand [4].

Le premier couple : de Gaulle-Adenauer

8Charles de Gaulle et Konrad Adenauer établirent une relation particulière dès la visite du second à Colombey, le 14 septembre 1958, juste après le retour au pouvoir du général. Ils firent le constat d’une vision du monde identique : celle d’une Europe ayant sa personnalité historique et culturelle, qui devait, après deux guerres mondiales, se structurer sur tous les plans, pas seulement économique mais aussi politique et stratégique. La guerre froide (on allait entrer très vite dans la crise de Berlin, après l’ultimatum soviétique de novembre 1958 à propos de Berlin-Ouest) rendait cette orientation d’autant plus urgente. D’autre part, les deux hommes étaient d’accord pour considérer que les progrès nucléaires et balistiques soviétiques fragilisaient la garantie américaine. Les Européens ne pouvaient plus se contenter de poursuivre l’intégration économique de la partie occidentale du continent, en s’en remettant aux États-Unis pour leur sécurité et la gestion du conflit Est-Ouest. Il fallait s’organiser.

9De Gaulle, farouchement hostile à la voie de l’intégration communautaire à visée fédérale, voulait mettre sur pied une « Europe des États ». Adenauer, en fait très pragmatique, n’était pas foncièrement attaché à la formule de l’Europe communautaire (la CECA et la Communauté économique européenne [CEE] avaient eu pour lui surtout l’avantage de permettre la réhabilitation de la RFA sur un pied d’égalité). Même s’il était moins hostile au fédéralisme que le général, la confédération d’États que proposait son partenaire était à ses yeux acceptable. C’est pourquoi les deux hommes se mirent d’accord sur le projet d’union politique à six de 1961-1962 (plan Fouchet). Après l’échec de celui-ci en avril 1962 (essentiellement à cause de la réticence des partenaires à envisager une personnalité européenne de défense qui serait distincte de l’Alliance atlantique), Adenauer, en juillet 1962, répondit tout de suite favorablement à la proposition du général de reprendre l’esprit et même largement le contenu du plan Fouchet, mais à deux : ce fut le traité de l’Élysée de janvier 1963.

10Il est incontestable que le spectaculaire rapprochement des deux hommes d’État déclencha, au niveau populaire dans les deux pays, un véritable mouvement de réconciliation, que la construction européenne n’avait pas réussi à développer jusqu’alors. Ce mouvement fut prolongé, pour les nouvelles générations, par le travail remarquable, en qualité et en quantité, de l’innovation sans doute la plus originale du traité de l’Élysée : l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), qui fut accompagné par un effort dans le domaine de l’enseignement de la langue du voisin. D’autre part, si le traité n’a pas tenu toutes ses promesses, la machinerie des consultations et des réunions qu’il a instaurée n’a jamais cessé de fonctionner depuis 1963 : sommets semestriels, auxquels s’ajoutent les fréquentes rencontres informelles entre le chancelier et le président de la République (dites « rencontres de Blaesheim » depuis l’ère Chirac- Schroeder), ainsi que de très nombreuses réunions de travail au niveau ministériel (près d’une centaine chaque année). Moins médiatisées, ces rencontres contribuent à une réelle intimité, de même que la présence de nombreux hauts fonctionnaires dans les ministères du pays voisin.

11Certes, en 1963 la situation relative des deux pays n’était pas celle qu’elle deviendrait par la suite, et de Gaulle avait ses propres objectifs et arrière-pensées : ce serait la France qui dirigerait le couple franco-allemand (car l’Allemagne était divisée, sans arme nucléaire, et le règlement de la question allemande relevait toujours des quatre vainqueurs de 1945). D’autre part, de Gaulle visait à terme, une fois les idéologies de la guerre froide dépassées, la mise en place d’un nouveau système de sécurité européen, reposant d’abord sur une coopération entre Moscou et Paris, qui marginaliserait les États-Unis et dans lequel l’Allemagne retrouverait peut-être une certaine unité, mais très contrôlée [5].

12De tout cela, Adenauer était conscient. Mais il estimait que la réconciliation franco-allemande (à laquelle il œuvrait depuis la crise de l’occupation de la Ruhr en 1923) était indispensable, et en soi, et parce qu’elle constituait le meilleur certificat de respectabilité de la RFA à l’égard des autres Européens [6]. D’autre part, il avait besoin du général de Gaulle comme d’une réassurance face à ce qui lui apparaissait comme un affaiblissement de la garantie américaine à l’Europe. En même temps, car lui aussi avait ses arrière-pensées, il était très conscient de la position de plus en plus importante de la RFA au sein du monde atlantique : il pensait pouvoir jouer le rôle d’un intermédiaire dans le conflit franco-américain (de plus en plus net depuis 1962) et maintenir de bonnes relations avec Washington malgré ses accords avec de Gaulle. Au fond, ces accords étaient aussi un moyen de faire pression sur les Américains, pour les ramener à de meilleurs sentiments envers Bonn. Le général était d’ailleurs lucide lui aussi : il admettait que la RFA ne pouvait pas se séparer des États-Unis. En fait, les deux hommes comprenaient bien que le « couple » ne pouvait pas être trop exclusif [7].

13Adenauer était sorti affaibli des élections de 1961 ; après avoir fait entrer les libéraux au gouvernement, il se retira en octobre 1963. Or les libéraux, et d’ailleurs la majorité de la classe politique allemande, ne voulaient pas prendre le moindre risque à l’égard de l’Alliance atlantique et n’avaient nulle envie d’accepter le leadership français, même avec les réserves que nourrissait Adenauer. Ils étaient d’ailleurs soutenus en cela discrètement par l’administration Kennedy, qui contre-attaqua vigoureusement tout au long de l’année 1963. D’autre part, de Gaulle commit l’erreur de se départir à l’égard des États-Unis de la prudence dont il avait fait preuve dans ses conversations avec Adenauer. Sa conférence de presse du 14 janvier 1963 dans laquelle il refusait de s’associer aux accords nucléaires anglo-américains de Nassau et rejetait l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, intervenant trois jours avant la signature du traité de l’Élysée, donnait à celui-ci l’aspect d’une alliance tournée contre les Anglo-Saxons.

14En fait, l’accord avec Bonn était en négociation depuis l’été, et c’était la RFA qui avait voulu un traité en bonne et due forme, là où Paris se serait contenté d’une simple déclaration. Mais rien n’y fit : la classe politique allemande fut convaincue que de Gaulle demandait à la RFA de choisir entre Paris et Washington. Posée en ces termes, la question ne pouvait avoir qu’une réponse : Washington. Et le 16 mai 1963, le Bundestag ratifia le traité, mais en y ajoutant un préambule unilatéral rappelant la fidélité atlantique de la RFA et son soutien à la candidature britannique, ainsi qu’au « Kennedy Round » du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), façon d’indiquer que l’on n’adhérait nullement à la vision économique, relativement protectionniste, que la France avait pour l’Europe. Le traité existait et fonctionnait, mais il ne devait pas retrouver une vie véritable [8], son esprit d’origine, avant les années 1980.

Giscard d’Estaing et Schmidt : le couple trouve son rythme

15Sur bien des sujets, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se comprenaient sans difficulté et avaient une vision convergente des choses [9]. Certes, d’autres éléments entrèrent en compte dans le rapprochement franco-allemand qu’ils suscitèrent, après la retombée des espoirs mis à Paris dans le traité de l’Élysée de 1963 et la méfiance de Georges Pompidou à l’égard de Willy Brandt, c’est-à-dire après dix ans de refroidissement. Tout d’abord, au milieu des années 1970, la RFA apparaissait de plus en plus aux Français comme un modèle de gestion économique et sociale et comme un exemple de décentralisation efficace. En outre, Raymond Barre, Premier ministre en août 1976, adopta une politique budgétaire, monétaire et économique beaucoup plus compatible avec celle de Bonn que celle de ses prédécesseurs [10]. Enfin, Giscard d’Estaing et Schmidt se retrouvèrent à partir de 1977 dans une commune méfiance à l’égard du président Jimmy Carter, dont ils n’appréciaient ni la politique économique, ni le militantisme des Droits de l’homme qui leur paraissait porteur de tensions dangereuses pour la stabilité Est/Ouest.

16La nouvelle phase de coopération fut marquée par la mise en place du système monétaire européen (SME) en 1979, pour épargner aux pays participants les effets négatifs du flottement généralisé des monnaies provoquées par le « choc Nixon » de 1971. Ce fut l’ancêtre de l’euro. D’autre part, la détérioration de la situation internationale à partir de l’intervention soviétique en Afghanistan en décembre 1979 eut pour conséquence un resserrement des liens entre Paris et Bonn, dans un souci commun de sauver la détente. Après l’intervention soviétique, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt réagirent par un communiqué commun, le 5 février 1980, déclarant l’initiative soviétique «inacceptable» et exigeant sa « fin sans délai ». Mais le reste du communiqué était plus ambigu : il proclamait que la détente était devenue « plus incertaine » et « ne résisterait pas à un nouveau choc », formules qui atténuaient la condamnation de l’invasion ; surtout, le communiqué soulignait les « responsabilités particulières » de l’Europe, ce qui revenait à se démarquer des États-Unis.

17La crise afghane avait donc, aux yeux de Paris, été l’occasion de resserrer la collaboration franco-allemande dans le sens de la promotion d’une identité européenne dans la détente, distincte de la politique américaine, estimée en France trop imprudente. On peut en dire autant pour Bonn, même si Schmidt veilla à ce que le communiqué du 5 février, fort balancé, se distancie moins des États-Unis que Paris ne le souhaitait au départ. Mais dans les mois suivants, à cause de son souci de sauver la détente, l’opposition de Schmidt au président Carter, sensible dès l’arrivée de celui-ci au pouvoir en 1977, s’accrut, le président américain durcissant considérablement son attitude face à Moscou tout au long du printemps 1980. La tension entre Schmidt et Carter atteignit son apogée lors du sommet des pays industrialisés à Venise, au mois de juin [11].

18La « nouvelle guerre froide », à partir de l’intervention en Afghanistan et du durcissement de Carter, ont donc conduit à un rapprochement entre Giscard et Schmidt. On a de bonnes raisons de penser que les deux dirigeants ont, en 1980, sérieusement considéré la possibilité de donner une impulsion décisive à la coopération franco-allemande à l’occasion du 20e anniversaire du traité de l’Élysée de 1983. Ils envisageaient un accord sur la défense, ou même une alliance, comme noyau d’une défense européenne [12].

19Jusque-là, la RFA, tout en essayant de ne pas avoir à choisir, avait donné la priorité à ses relations avec l’Amérique par rapport à la France. Pour un temps, cela allait être l’inverse. La France, dans le même contexte, prenait l’habitude de coopérer sérieusement, dans bien des domaines essentiels, avec l’Allemagne, et sur un pied d’égalité, ce qui n’avait été que rarement le cas auparavant. Et jusqu’à la création de l’euro, jusqu’à l’approfondissement du traité de l’Élysée en 1982 et 1988, jusqu’à Maastricht, bien des choses furent faites dans le prolongement de ce qui avait été commencé par Giscard et Schmidt. Il y avait incontestablement une réalité : c’est ainsi que dans son « Rapport sur l’état de la nation » du 17 mai 1979, Schmidt imposa une phrase distinguant entre l’« alliance [Verbundenheit] étroite avec la France » et le « partenariat amical avec les États-Unis et la Grande-Bretagne ». Hans-Dietrich Genscher protesta vivement au Conseil des ministres, mais Schmidt déclara : « Messieurs, ce texte me convient, et de plus il reflète la réalité. Je n’y changerai pas une virgule. » Les diplomates américains à Bonn se déclarèrent frappés par le côté « irrespectueux et même impertinent » de la formule [13].

20Bien entendu, il y avait du côté français des arrière-pensées. En particulier, l’Allemagne devait rester divisée : de tous les présidents français, Giscard fut le plus brutalement formel à ce sujet, en particulier lors de ses échanges avec les soviétiques, avec lesquels il recherchait une sorte de réassurance discrète [14].

21De son côté, le chancelier Schmidt développa sa propre politique en direction de Moscou, par exemple lors de la visite de Brejnev à Bonn en mai 1978, en particulier avec l’accord de coopération économique et industrielle conclu pour 25 ans à cette occasion entre les deux pays (Paris suivit ces développements avec la même inquiétude que Washington, comme le montrent les télégrammes des ambassades de France à Bonn et Washington). En novembre 1980, constatant la retenue du chancelier dans la crise polonaise, les services du Quai d’Orsay étaient parvenus à la conclusion que Bonn était désormais décidé à faire les plus grandes concessions à Moscou pour sauver l’Ostpolitik[15]. Il n’en reste pas moins qu’en dépit des arrière-pensées de part et d’autre, une réelle coopération franco-allemande fut mise en place à l’époque.

Mitterrand-Kohl : l’heure de vérité

22François Mitterrand ne remit pas en cause le couple franco-allemand. On se souvient que, le 25 février 1982, Mitterrand et le chancelier Schmidt annoncèrent par une déclaration commune que Paris et Bonn allaient faire revivre les dispositions militaires du traité de l’Élysée : il y aurait désormais des rencontres conjointes des ministres des Affaires étrangères et de la Défense à l’occasion des sommets franco-allemands ; on créerait une commission sur la sécurité et la défense comprenant les chefs d’État-Major et les directeurs politiques des deux ministères des Affaires étrangères ; trois groupes seraient formés au sein de cette commission : un groupe de coordination politico-stratégique, un sur la coopération en matière d’armements, un sur la coopération militaire. On a vu que ces idées étaient discutées depuis 1980.

23Avec le successeur de Schmidt, Helmut Kohl, et malgré la différence d’orientation politique, la collaboration se poursuivit en matière bilatérale. Y compris en matière militaire, avec la création de la Brigade franco-allemande en 1987 (soulignons qu’elle ne relevait pas du commandement de l’OTAN : pour la RFA, c’était une innovation audacieuse, tout le reste de la Bundeswehr étant placé sous commandement atlantique dès le temps de paix). Et en 1988, Paris et Bonn, toujours sur la base du traité de l’Élysée, créèrent un Conseil de défense, organisme permanent, ainsi qu’un Conseil économique et monétaire. Le Conseil de défense rédigea en particulier le « concept stratégique commun » adopté en décembre 1996 par Jacques Chirac et Helmut Kohl lors du sommet franco-allemand de Nuremberg, en même temps qu’ils présentaient aux autres membres de lUnion européenne (UE) des propositions pour renforcer la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). On atteignit là le sommet de la collaboration franco-allemande en matière de défense, le point haut de la séquence lancée par Giscard et Schmidt [16].

24Le nouveau couple joua un rôle moteur dans la relance européenne, après la période d’europessimisme du début des années 1980. Cette coopération commença au sommet européen de Fontainebleau, en juin 1984, qui régla les problèmes budgétaires de la CEE (en particulier la Politique agricole commune [PAC] et le problème de la participation britannique). Elle se poursuivit au sommet de Milan de juin 1985, qui ouvrit la voie vers l’Acte unique, signé en février 1986.

25Bien entendu, la réunification allemande provoqua une crise sérieuse dans le couple, Paris ayant du mal à rester dans la course, tentant jusqu’au début de 1990 de ralentir le processus ou de le noyer dans un nouveau système européen de sécurité englobant l’URSS. Ce fut le sens de la rencontre Gorbatchev-Mitterrand à Kiev le 6 décembre 1989 ou de la visite du président français à Berlin-Est fin décembre [17].

26Les archives de l’Élysée montrent cependant que certains collaborateurs de Mitterrand pensaient, dès septembre 1989, qu’un nouveau développement de la construction européenne pourrait encadrer la question allemande [18]. Le président le déclara nettement à Kohl le 2 novembre [19]. Il fut plus incisif avec Genscher le 30 : la réunification allemande ne devrait intervenir qu’après l’unification de l’Europe, sous peine de conséquences très graves [20].

27Jusqu’au printemps 1990, ce courant de réflexion resta à l’arrière-plan, derrière les orientations moins favorables à la réunification allemande que j’ai rappelées. Mais quand il devint évident que la réunification allait intervenir rapidement et selon les termes fixés par le chancelier, les choses allèrent très vite. Le 15 mars, le chancelier fit savoir à Paris qu’il était partisan d’une initiative franco-allemande commune au prochain sommet de Dublin, afin de proposer aux autres partenaires la création d’une union politique européenne. C’était, à ses yeux, nécessaire et pour calmer les craintes suscitées par la réunification et pour rendre acceptables en Allemagne l’autre grand projet de l’époque : l’Union économique et monétaire. Mitterrand donna immédiatement son accord [21]. Ce fut le point de départ du processus qui conduisit au traité de Maastricht en 1992. Là, les arrière-pensées en faveur d’une solution européenne convergeaient, ce qui est le fondement, on le sait, des vrais accords : Mitterrand voulait approfondir l’Europe pour encadrer l’Allemagne réunifiée, Kohl pour éviter tout risque de rechute dans le nationalisme en Allemagne et dans l’antigermanisme hors d’Allemagne.

Entre crises de ménage et réconciliations : le passage à la maturité ?

28Il semble que, depuis la fin des années 1990, le couple ait perdu de sa vigueur, voire de sa pertinence. De crises en réconciliations, il ne joue plus le même rôle en Europe. Le sommet européen de Nice, en décembre 2000, a marqué pour la première fois depuis longtemps une véritable opposition franco-allemande [22]. Il y eut certes depuis des moments de rapprochement, comme en 2003 au moment de la guerre en Irak. La crise actuelle de l’euro a connu des épisodes de convergence ou d’opposition entre les deux capitales, mais il n’y a pas eu d’initiative majeure franco-allemande s’imposant d’elle-même aux autres partenaires, comme ce fut si souvent le cas dans le passé.

29À cela, il y a certainement des raisons structurelles : le poids économique des deux pays était approximativement équivalent dans les années 1960, ce qui n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Les convergences qui existaient entre Paris et Bonn dans les années 1970 se sont plutôt estompées. L’enseignement de la langue du voisin recule, la curiosité des jeunes à l’égard de l’autre pays est moins vive. On pourrait dire que la relation redevient normale. Mais cela va au-delà. Il était entendu, du temps où l’Allemagne était divisée, que c’était la France qui dirigeait le couple, et la RFA l’acceptait. Désormais, ce n’est évidemment plus le cas. On paie le prix des arrière-pensées passées.

30D’autre part, outre des tendances centrifuges dues à la mondialisation et à la crise, l’Europe à 27 est sans doute trop complexe pour être vraiment orientée à partir d’un accord franco-allemand. La RFA, qui n’a jamais accordé au couple la même place que la France, a toujours été plus consciente que sa partenaire de la nécessité de tenir compte des autres, y compris des « petits ». Cette asymétrie, présente depuis le début, se fait aujourd’hui sentir davantage. On conclura sans doute que si le couple est toujours nécessaire, il n’est plus suffisant. Peut-être est-ce désormais dans un cadre multilatéral, et non plus bilatéral, qu’il peut le mieux renaître ? Ce serait retrouver l’inspiration des Pères fondateurs.

Notes

  • [1]
    R. Poidevin, Robert Schuman, homme d’État, 1886-1963, Paris, Imprimerie nationale, 1986.
  • [2]
    S. Lefèvre, Les Relations économiques franco-allemandes de 1945 à 1955, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998.En ligne
  • [3]
    G.-H. Soutou, « La France, l’Allemagne et les Accords de Paris », Relations internationales, n 52, hiver 1987.
  • [4]
    H. Ménudier (dir.), Le Couple franco-allemand en Europe, Asnières, Publications de l’Institut d’allemand d’Asnières, 1993.
  • [5]
    G.-H. Soutou, « Le général de Gaulle, le plan Fouchet et l’Europe », Commentaire, n 52, hiver 1990-1991.
  • [6]
    H.-P. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann: 1952-1967, Stuttgart, DVA, 1991.
  • [7]
    Sur ces aspects nuancés, voir G.-H. Soutou, L’Alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris, Fayard, 1996, p. 221-224.
  • [8]
    G.-H. Soutou, L’Alliance incertaine, op. cit., p. 261-265.
  • [9]
    H. Simonian, The Privileged Partnership. Franco-German Relations in the European Community 1969-1984, Oxford, Clarendon Press, 1985.
  • [10]
    G.-H. Soutou, « Notice sur la vie et les travaux de Raymond Barre (1924-2007) », lue lors de la séance du 12 avril 2010, Paris, Palais de l’Institut, 2010.
  • [11]
    H. Soell, Helmut Schmidt. Macht und Verantwortung, Stuttgart, DVA, 2008, p. 744 et suivantes.
  • [12]
    Voir la contribution de W. Link au volume Die Ära Schmidt (tome 6), p. 334-335, in W. Jäger et W. Link, Geschichte der Bundesrepublik Deutschland, Stuttgart, DVA, 1986.
  • [13]
    Télégramme de l’ambassade de France à Bonn du 28 juin 1979, Archives nationales, 5AG3/828.
  • [14]
    G.-H. Soutou, « L’anneau et les deux triangles : les rapports franco-allemands dans la politique européenne et mondiale de 1974 à 1981 », in S. Berstein et J.-F. Sirinelli (dir.), Les Années Giscard. Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe 1974-1981, Paris, Armand Colin, 2006.
  • [15]
    Note de J.-M. Guéhenno, directeur du Centre d’analyse et de prévision (CAP) au Quai dOrsay, du 5 novembre 1980, et de P. Leclercq, du 6 novembre, Archives nationales, 5AG3/828.
  • [16]
    Le « concept stratégique commun » de 1996 a fait l’objet dune publication partielle et d’une étude approfondie dans Le Monde du 25 janvier 1997, puis d’une publication complète dans le même quotidien le 30 janvier.
  • [17]
    Toute une historiographie tente de démontrer la clairvoyance immédiate, voire prémonitoire, dans ce domaine du président français, mais cela ne tient pas : voir G.-H. Soutou, « Frankreich und der Albtraum eines wiedervereinigten und neutralisierten Deutschlands 1952-1990 », in D. Geppert et U. Wengst (dir.), Neutralität – Chance oder Chimäre? Konzepte des Dritten Weges für Deutschland und die Welt 1945-1990, Munich, Oldenbourg, 2005. Voir aussi G.-H. Soutou, « The German Question as Seen from Paris », in M. Kramer et V. Smetana (dir.), Weaving and Tearing Asunder the Iron Curtain, Lanham, MD, Lexington Books, à paraître.
  • [18]
    Note d’É. Guigou du 29 septembre 1989, lue par le président, Archives nationales, 5AG4/EG 212-3.
  • [19]
    Deutsche Einheit. Sonderedition aus den Akten des Bundeskanzleramtes 1989-1990, Munich, Oldenbourg, 1998, p. 473.
  • [20]
    J. Attali, Verbatim, vol. 3, Paris, Fayard, 1995, p. 354.
  • [21]
    Archives nationales, 5AG4/EG 214.
  • [22]
    Voir le récit décapant de J. Fischer, ministre des Affaires étrangères à l’époque : Die rot-grünen Jahre. Deutsche Außenpolitik vom Kosovo bis zum 11. September, Cologne, Kiepenheuer & Witsch Verlag, 2007.
Français

Le « couple franco-allemand » s’affirme dans les années 1950 et surtout à travers de Gaulle et Adenauer. Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl en donnent des lectures diverses, qui vont dans le sens de l’approfondissement, en dépit des arrière-pensées de chacun et des interpellations de l’Histoire, en particulier lors de la réunification allemande. Le « couple » paraît peut-être aujourd’hui moins décisif, moins central, dans une Europe élargie et confrontée à la mondialisation et à la crise.
politique étrangère

Mots clés

  • France
  • Allemagne
  • Couple franco-allemand
  • Union européenne
Georges-Henri Soutou
Georges-Henri Soutou, historien, membre de l’Institut, est professeur émérite à la Sorbonne.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/12/2012
https://doi.org/10.3917/pe.124.0727
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