CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a survécu à sa raison d’être originelle : la défense collective de l’Europe contre la menace de l’URSS et de ses alliés du pacte de Varsovie. Dans un environnement post-guerre froide plus complexe, l’OTAN en est venue à assumer des missions et objectifs de plus en plus larges – au point que certains dénoncent aujourd’hui un « ordre du jour trop ambitieux ». La question qui se pose est donc de savoir si ces buts et missions peuvent être remplis dans les années à venir sans une profonde évolution de l’Alliance elle-même et – en supposant qu’ils puissent l’être – sans une transformation concomitante de la relation transatlantique elle-même.

Une alliance très flexible

2Au fil des ans, l’Alliance a démontré à de nombreuses reprises sa capacité à répondre aux changements géopolitiques auxquels elle devait faire face, faisant preuve d’une remarquable souplesse politique et capacité d’adaptation institutionnelle. Mais, aujourd’hui, les défis pour l’Alliance sont d’une tout autre ampleur : comment pourra-t-elle conserver son efficacité alors que l’écart entre les puissances militaires européennes et américaines ne cesse de croître ? Quelles sont les limites de l’approche de la « porte ouverte » pour l’accession de nouveaux membres ? L’OTAN peut-elle conserver à la fois sa légitimité politique et les soutiens des opinions publiques de ses membres pour des missions expéditionnaires – et si oui, comment ? La finalité majeure de l’Alliance restera-t-elle centrée sur la défense du continent européen, et quel serait l’impact sur la cohésion de l’Alliance d’une OTAN devenue « globale » ?

3En fait, l’évolution de l’OTAN, aussi bien pendant qu’au lendemain de la guerre froide, n’a pas résulté d’un quelconque « grand dessein » s’appuyant sur d’ambitieux « concepts stratégiques ». Elle a été le fruit d’initiatives, souvent dispersées, liées aux opportunités du moment, et suscitant inévitablement au sein de l’Alliance controverses et divisions. En réalité, ce qui importait aux alliés, et qui poussait donc l’Organisation à adapter ses structures, c’était la nécessité d’apporter, davantage sur le court terme que sur le moyen ou le long terme, une réponse collective aux bouleversements en cours, davantage sur le court terme que sur le moyen ou le long terme. C’est ce qui advint à tous les moments clés de l’histoire de l’OTAN : accès à la parité nucléaire de l’URSS, qui conduisit à l’adoption de la stratégie de riposte graduée, déploiement des Forces nucléaires à portée intermédiaire (Intermediate Range Nuclear Forces, FNI), fin du pacte de Varsovie, appels à l’élargissement, guerres des Balkans et, plus récemment, choc du 11 septembre 2001, engagement en Afghanistan et à la crise irakienne.

4S’il est un facteur qui a assuré la capacité de l’OTAN à s’adapter et à évoluer, c’est l’attachement politique de ses membres à un partenariat transatlantique qui, au fil du temps, a profondément changé de nature. Il recouvre aujourd’hui bien davantage les aspects économiques et la relation politique avec les États-Unis que la garantie de sécurité. La traduction en termes militaires de cette dernière – qui était au départ le fondement même de la relation entre alliés – paraît aujourd’hui être surtout un legs de l’histoire. Pour les Européens, l’Alliance demeure le symbole politique de leur engagement dans une relation formalisée avec les États-Unis. Pour Washington, il s’agit du cadre politico-militaire privilégié de leur relation politique avec l’Europe et de la légitimation de leur présence sur le continent.

5Il était dès lors normal que questionnements et remises en cause, venus de part et d’autre de l’Atlantique, accompagnent l’évolution de l’Alliance. En Europe, des doutes récurrents se sont manifestés sur le caractère central que continuait de revêtir l’Alliance aux yeux de Washington, chaque changement de génération dans les élites américaines étant perçu comme un signe supplémentaire de la réorientation des priorités des États-Unis, notamment vers l’Asie.

6Après la guerre froide, et en particulier après le 11 septembre, l’affirmation par les Etats-Unis d’une préférence pour des « coalitions » à la composition variable en fonction de la nature des « missions » à accomplir, sembla confirmer que ces priorités se définissaient en direction du Moyen-Orient et de l’Asie – en fonction d’intérêts non nécessairement cohérents avec ceux des membres européens de l’Alliance. L’OTAN pouvait donc ne plus être leur institution de sécurité de référence. Elle risquait de se muer en une simple « boîte à outils », utilisable par l’allié le plus puissant – une situation qui ne reflétait ni les conceptions américaines de départ ni les attentes européennes de l’après-guerre froide. L’Alliance, troublée par ces déclarations venues de Washington, succédant de surcroît aux débats et interrogations sur sa pertinence après la fin de la guerre froide, se prit à oublier que ces questionnements sur la centralité de l’OTAN, loin d’être inédits, étaient même antérieurs à l’Administration Bush – qui, cependant, les relaya publiquement sous une forme et avec une insistance sans précédent.

7« Si les opérations militaires américaines à l’étranger sont entièrement effectuées par des “forces unilatérales” », écrivait pourtant Irving Kristol voici près de trois décennies, « une politique étrangère unilatérale correspondante émergera. Après avoir été au centre de la politique étrangère américaine, l’OTAN deviendra un second choix, puis un simple souvenir. Non que les Américains ne désavoueront jamais leur intérêt très profond pour la défense de l’Europe de l’Ouest. Mais les membres européens de l’OTAN découvriront que le partenariat s’est dissous et qu’ils sont dorénavant des alliés de commodité – des États clients – […] et qu’à moins d’augmenter leurs propres dépenses de défense […] ils pourraient finir comme des alliés incommodes [0]. » Après la guerre froide, il sembla que l’avertissement allait se confirmer. La guerre du Golfe d’abord, puis les guerres en Bosnie et surtout celle du Kosovo, conduisirent beaucoup au Pentagone non seulement à rejeter la « guerre par comité » prétendument lancée par l’OTAN au Kosovo – exagérant les inconvénients militaires qui constituaient pourtant le prix nécessaire à la recherche d’un consensus politique entre alliés –, mais également à souligner l’absence croissante d’interopérabilité et de capacités de déploiement des armées européennes (à l’exception peut-être, à cette époque, de l’armée britannique).

8L’idée que l’Alliance pourrait, d’une certaine façon, faire obstacle à l’exercice de la puissance américaine et donc affecter la mise en œuvre de la politique des États-Unis a pris racine dans certains milieux politiques américains. Six ans après le 11 septembre, l’échec de la stratégie américaine en Irak a montré que l’unilatéralisme avait un coût non négligeable et que, même pour une puissance aujourd’hui sans rivale comme les États-Unis, les alliés pouvaient avoir une valeur politique, si ce n’est toujours militaire. La question de savoir comment et où – c’est-à-dire dans quelles structures diplomatiques – le soutien des alliés devait-il être recherché ne reçut pas de réponse claire de Washington : via l’OTAN, en fonction de coalitions changeantes avec les missions, sur la base de partenariats stratégiques bilatéraux, ou en entraînant et équipant des partenaires locaux ? Toutes les options sont disponibles et toutes devraient rester sur la table pour longtemps.

9En Europe la réponse se fit plus claire : l’OTAN demeurerait un choix évident dès lors que les États-Unis étaient impliqués, alors que dans d’autres circonstances, ce ne serait pas nécessairement l’option de référence, ou la plus appropriée, en fonction du contexte local et des circonstances.

10L’approche suivie par les États-Unis en Irak – la « coalition des volontaires » – peut difficilement être considérée comme un modèle pour l’avenir. Politiquement, une telle coalition a fort peu ajouté à la légitimité internationale de l’opération, et son impact se révéla finalement assez négatif pour les États concernés. Militairement, les 33 pays « volontaires », rapidement réduits à 25, contribuèrent pour moins de 8 % aux troupes déployées en Irak en 2007, et eurent un coût, pour les contribuables américains, de 3,5 milliards de dollars (66 % de ces sommes allant à la Pologne, et 20 % à la Jordanie pour sécuriser la frontière irakienne [1]).

11Comme le note Julian Lindley-French, « pour les Américains, l’Alliance est un outil visant à projeter la puissance américaine à travers le leadership. Tout ce qui importe alors est la capacité et les forces militaires nécessaires pour remplir la tâche. Pour la plupart des Européens de l’Ouest, l’Alliance est un forum pour influencer la politique américaine et, par la suite, se mettre d’accord sur la stratégie. Pour l’Europe centrale et de l’Est, l’Alliance garantit leur intégrité territoriale. Aujourd’hui, l’Alliance doit rechercher un positionnement délicat entre ces différentes approches, entre la sécurité collective stratégique et la défense collective : les trois objectifs pourraient, dans un monde idéal, se combiner pour déboucher sur un outil stratégique utile. » Même si l’on considère que la première priorité de l’OTAN doit demeurer la sécurité de ses membres et que la défense collective n’est pas susceptible d’être remise en question, force est toutefois de constater que la nature même des opérations militaires a changé, et que ces changements soulèvent une série de nouveaux défis. S’ajoutent à ces défis l’idée d’une « OTAN mondiale » qui, littéralement, « réinventerait l’Occident» avec pour conséquence que l’intérêt de Alliance ne serait plus seulement celui de ses membres, mais également celui de partenaires multiples, divers et changeants. L’OTAN assumerait également les défis civils et militaires de « stabilisation et reconstruction » (S&R). Le tout aboutirait en fonction du concept de maximisation de « l’effet recherché » à la perspective d’une Alliance renouvelée, voire refondue. Les conséquences de telles orientations supposent toutefois qu’elles puissent se décliner de manière consensuelle en termes d’exigences militaires pour l’OTAN et – en termes institutionnels – pour l’établissement de nouvelles relations avec l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Union européenne (UE) et les organisations régionales.

Les défis de l’ouverture de l’OTAN

12En novembre 2006, à la veille du sommet de Riga, le secrétaire général de l’OTAN évoquait l’idée, qui circulait alors, d’une « OTAN mondiale », notant qu’il conviendrait toutefois de la concilier avec la situation actuelle, déjà tendue en raison des implications capacitaires de son engagement en Afghanistan. Par ailleurs, le secrétaire général réaffirmait l’engagement de principe de l’Alliance en faveur d’une « politique de la porte ouverte » vis-à-vis des pays candidats d’Europe, tout en promouvant également l’idée du développement de partenariats politiques, y compris en Asie. Cette double problématique demeurera sans aucun doute au cœur des débats sur l’évolution future de l’Alliance dans les dix prochaines années. Le premier aspect – la poursuite de l’élargissement de l’OTAN en Europe – ne soulève cependant pas autant de problèmes que l’évolution, d’aucuns diraient la « dérive », vers une « OTAN mondiale », qui modifierait la nature et les buts mêmes de l’Alliance.

13Le sommet de 2006 de l’OTAN n’a pris aucune décision formelle sur ces problèmes. Sur la poursuite de l’élargissement, l’accord se fit simplement pour inscrire la question au prochain sommet, prévu en avril 2008. Les 26 membres actuels de l’Alliance confirmèrent l’importance du Plan d’action pour l’adhésion (Membership Action Plan, MAP) et du « dialogue intensifié » avec l’Ukraine et la Géorgie. Quant à l’expansion vers de nouveaux partenariats formels hors de l’Europe et de la Méditerranée, l’idée d’un « réseau étendu de partenariats de caractère politique au profit pour l’OTAN » fut provisoirement mise de côté, de nouvelles discussions étant attendues lors du sommet de Bucarest en 2008, voire lors du sommet du 60e anniversaire en 2009.

14À Riga, les « nouveaux » membres s’étaient en effet inquiétés d’un affaiblissement de la garantie de l’article 5 dans une alliance mondiale « diluée », l’organisation de défense collective étant susceptible d’être transformée en une sorte de « club de contributeurs » au profit d’interventions extérieures. L’idée de rejoindre l’OTAN avait en effet été « vendue » aux opinions d’Europe centrale et des pays baltes non seulement comme un « retour » vers une Europe à laquelle ils considéraient avoir toujours appartenu, mais aussi comme une garantie contre le voisin russe à l’Est. Maintenir la stabilité et la sécurité sur le continent européen demeurait donc pour les anciens membres du pacte de Varsovie d’Europe centrale, du Sud-Est et des ex-Républiques soviétiques baltes, l’objectif primordial de l’Alliance, comme il reste la priorité pour la plupart de ses membres européens actuels. Tout ce qui semble affaiblir la garantie de sécurité originelle et introduire des degrés de sécurité différents sera donc contesté par ces pays au nom de « l’indivisibilité » de l’Alliance (la question de la défense balistique pose sous une autre forme ce type de problématique). Les critiques à l’encontre d’une OTAN mondialisée proviennent également de pays européens, qui redoutent qu’une alliance « plus politique » fournisse un alibi à des objectifs militaires revues à la baisse : à un moment où l’Afghanistan est clairement le problème principal pour l’OTAN et pour son avenir, l’idée d’une Alliance « mondiale » est perçue comme une diversion inopportune par rapport aux véritables priorités.

15Finalement, et plus généralement, une majorité des membres de l’OTAN s’interrogent les conséquences d’une telle évolution des ambitions et des structures de l’OTAN pour l’Alliance actuelle. Personne ne conteste que l’OTAN allie les engagements de l’article 5 (défense collective) à ceux de l’article 4 (consultation politique) : mais ces consultations ne sont pas censées être une revue diplomatique permanente de l’état du monde (ou, comme on dirait à Paris, « un café du commerce mondial »). Les membres de l’OTAN ont mieux à faire et doivent notamment s’attacher aux vraies questions : comment, quand et sous quelles procédures les alliés pourront accorder leurs engagements politiques et militaires à leurs ressources ? Pour les 26 membres, satisfaire les besoins militaires actuels est déjà un défi. Élargir le rôle de l’Alliance au spectre complet de toutes les menaces susceptibles de se concrétiser dans un contexte stratégique mondial évoluant rapidement revient à s’engager dans une quête sans fin : avec qui et comment travaillerait alors l’Organisation – contre qui et pour quoi ? Certes, la menace peut être considérée comme globale, et multiforme. Mais étant donné le travail déjà réalisé par d’autres organisations internationales, y compris par l’UE, quelle valeur ajoutée apporterait l’Alliance dans des domaines comme le changement climatique, les pandémies, l’immigration ou même le terrorisme (qui relèvent essentiellement d’opérations de police et de renseignement) ?

16Après la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin, l’OTAN fut particulièrement sensible aux critiques qui l’accusaient de « ne plus être pertinente ». Pendant plusieurs années, la question de la « pertinence » – qui n’était d’ailleurs que l’autre face du succès de l’OTAN contre le pacte de Varsovie – donna lieu à un débat permanent, tant au sein de l’Alliance qu’au-delà. La crainte d’être, d’une certaine manière, mise à l’écart par l’évolution internationale peut d’ailleurs expliquer pourquoi la bureaucratie de l’OTAN fut tentée de s’approprier tout nouveau problème qui pouvait renforcer sa légitimité, sans trop considérer ce qui était déjà fait par ailleurs, par d’autres institutions.

17Historiquement, la première réponse de l’OTAN à la question de la « pertinence » fut de s’élargir aux nouvelles démocraties pour remplir l’objectif politique d’une Europe « whole and free ». Avec l’élargissement de l’UE, celui de l’OTAN aida à stabiliser l’Europe centrale et orientale et constitua un réel succès. Au sein de l’Organisation, il n’affecta pas la manière dont les affaires étaient conduites : la table du Conseil de l’Atlantique Nord fut simplement élargie et si les discussions pouvaient durer désormais plus longtemps (ce fut bien entendu le cas), en substance, l’équilibre entre les membres ne fut pas affecté : la recherche du consensus demeurait la règle constitutionnelle fondamentale de l’Alliance, et les tentatives d’identifier une « majorité » et une « minorité » – notamment une « vieille Europe » opposée à une « nouvelle Europe » comme lors les débats sur l’Irak –, restèrent sans effet durable. Choisir ses amis parmi les alliés et chercher à ignorer les autres pays fut considéré au sein de l’Alliance comme un dangereux défi à la nature même de l’Organisation, créant un éventuel précédent susceptible de mettre en cause l’unité et la cohésion de l’Alliance. En théorie au moins, l’article 10 du traité de Washington définit une « politique de la porte ouverte » en faveur de l’élargissement – en apparence, une invitation pour tous les pays d’Europe à rejoindre l’OTAN. En pratique cependant, ce n’est pas, et ce ne fut jamais le cas : le statut de membre a toujours eu, et a encore, un aspect politique. Ainsi, la première vague d’élargissement post-guerre froide à trois pays d’Europe centrale (République tchèque, Hongrie, Pologne) fut politiquement associée à l’établissement d’une relation spéciale avec la Russie, symbolisée par le Conseil Russie/OTAN. Ceci planta le décor, lors du sommet de Prague à l’automne 2002, pour une deuxième vague d’élargissement (la cinquième depuis 1949) intéressant l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie et la Slovénie. Pour les candidats des Balkans et du Caucase, la situation semble plus compliquée. Si les candidatures sont évaluées à l’aune des performances et mérites de chaque État – mesurés via le MAP –, la stabilité de la région est nécessairement prise en compte : dès lors, peut-on dissocier la Croatie et la Macédoine de leurs voisins, ou l’Albanie de l’évolution du Kosovo, la Géorgie des problèmes du Caucase ? Pour l’Ukraine, le consensus interne sur l’adhésion à l’OTAN fait défaut, et une plus grande stabilité dans sa relation complexe à la Russie pourrait encore être nécessaire.

18Ces dix dernières années, les adhésions à l’OTAN et à l’UE ont suivi des chemins presque parallèles, même si les deux processus étaient fondamentalement différents. Le fait que le processus d’élargissement de l’UE soit dorénavant susceptible de marquer une pause – au moins jusqu’à ce que les procédures de gouvernance interne d’une Europe élargie soient mises en œuvre – peut avoir un effet sur l’élargissement de l’OTAN, soit que l’adhésion à l’OTAN apparaisse une utile compensation pour les pays concernés, soit que de nouvelles formes de partenariat émergent des deux côtés.

Une OTAN expéditionnaire

19Depuis le 11 septembre, priorité a été donnée à un autre rôle pour l’Alliance : répondre aux enjeux de sécurité se situant au-delà de la zone OTAN afin de prendre en compte les menaces de caractère mondial qui pèsent sur ses membres.

20Peu après les attaques sur le sol américain, l’OTAN invoqua l’article 5 en signe de solidarité avec les États-Unis. Les opérations en Afghanistan furent néanmoins lancées sans participation de l’Alliance, pour des raisons aussi délibérées qu’évidentes sur le plan politique : une attaque directe sur le sol américain exigeait, au moins à l’origine, une réponse visiblement américaine. C’est seulement par la suite que l’OTAN, en tant que telle, commença à développer sa présence en Afghanistan, initialement en apportant un soutien discret au contingent germano-hollandais de l’opération « Enduring Freedom » (OEF), sous la forme d’une assistance aux états-majors. Le rôle de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) fut au départ limité à Kaboul et au Nord, puis étendu à l’ouest du pays, alors réputé plus calme. La FIAS, après trois ans, se vit finalement attribuer un rôle sur toute l’étendue de l’Afghanistan, non sans débats à propos de l’articulation des chaînes de commandement respectives de la FIAS et de l’OEF, les deux forces demeurant l’une et l’autre actives sur le théâtre. Après les Balkans, mais dans l’environnement beaucoup plus difficile de l’Afghanistan, l’OTAN fut donc confrontée à la complexité des objectifs du maintien de la paix moderne : combattre les Talibans, mais également tenter d’instaurer la stabilité dans le pays, soutenir les autorités du gouvernement central afghan, mais sans s’y substituer. Le rôle des contingents alliés vis-à-vis du trafic de drogue (via le soutien à la police et aux forces armées afghanes), les problèmes de formation de l’armée afghane et la question des actions civilo-militaires mises en œuvre au travers des différentes équipes de reconstruction nationales (Provincial Reconstruction Team, PRT) ont été, depuis lors, au cœur de tous les débats. Au sein de l’Alliance, le problème des caveats [2] et des chaînes de commandement parallèles a également soulevé beaucoup d’interrogations, de la part des États-Unis et d’autres membres de l’OTAN. Des caveats – déclarés ou non – peuvent en effet rendre le travail plus difficile pour les commandements sur le terrain, mais ils sont impossibles à éviter dans une alliance de nations démocratiques souveraines dans la mesure où nombre d’entre elles voient l’action de leurs forces armées soumises à des règles légales et constitutionnelles particulières. En fait, aucun allié ne peut s’en dispenser.

21Dans le même temps, l’OTAN augmentait sa surveillance maritime de la Méditerranée et s’embarquait dans quelques opérations humanitaires, pour des raisons essentiellement politiques : alors qu’elle n’avait pas participé à l’aide humanitaire pour les victimes du Tsunami – sa zone géographique étant considérée comme sous la responsabilité de l’US Pacific Command –, l’Alliance, soucieuse d’utiliser sa nouvelle Force de réaction rapide (« NATO Response Force (NRF) », apporta son aide aux victimes du tremblement de terre pakistanais quelques mois plus tard, avec pour objectif avoué d’améliorer son image dans un État voisin de l’Afghanistan. L’aide apportée par l’OTAN… aux États-Unis eux-mêmes avec un approvisionnement en colis de vivres – à la suite des dégâts considérables occasionnés par l’ouragan Katrina en Louisiane et au Mississipi – passa en revanche totalement inaperçue de la population américaine, et fut d’une utilité marginale par rapport à d’autres formes d’aide bilatérale. Pressée d’agir sur le Darfour mais bridée par le refus d’une présence sur le terrain émanant du Soudan et de l’Union africaine (UA), l’Alliance aida, en parallèle des actions de l’UE, à transporter des contingents de l’UA dans un cadre onusien et fournit, à nouveau en parallèle, sinon en compétition avec l’UE, une aide technique aux quartiers généraux africains à Addis-Abeba.

22Toutes ces actions ont été le fruit d’opportunités politiques, saisies notamment pour améliorer l’image de l’OTAN, plus que la conséquence d’une nouvelle orientation stratégique. Il est donc quelque peu exagéré d’affirmer, comme ceci a été écrit, que « sans tambour ni trompette », l’Alliance est devenue « mondiale », et que « créée pour protéger l’Europe de l’Ouest de l’Union soviétique après-guerre, [elle] cherche maintenant à apporter la stabilité à d’autres régions du monde [3] ». Ce qui peut être considéré par certains comme une ambition pour l’OTAN, est loin d’être la réalité du moment.

L’impératif militaire et ses diversions

23Parce que les forces alliées sont actuellement surengagées, ce qui débouche sur une réticence généralisée envers une nouvelle multiplication des renforts des troupes aux sol, il existe une tentation d’évoluer dans deux nouvelles directions.

24La première redistribuerait les rôles dans l’Alliance entre les membres souhaitant, et ayant la capacité de conduire des opérations militaires de « haute intensité », et ceux préférant donner la priorité à la « stabilisation et à la reconstruction », même si ce dernier rôle peut apparaître comme une invitation à un engagement illimité, sans stratégie évidente de sortie.

25Les opérations récentes ont pourtant montré que la frontière entre les missions de haute intensité et les tâches de stabilisation était de plus en plus ambiguë et variable. Cette distinction devient de plus en plus complexe (et soulève d’ailleurs de réelles difficultés pour certains alliés contraints, par l’exigence explicite de leur Parlement, de ne pas s’engager dans des opérations de combat). La réversibilité rapide, presque instantanée, de n’importe quelle situation au sol (cf. lors des émeutes au Kosovo en 2004), l’armement de plus en plus sophistiqué de l’adversaire et le changement de nature des conflits eux-mêmes impliquent qu’il ne suffit plus de gagner la bataille d’entrée sur le théâtre pour stabiliser la crise. L’Irak a par ailleurs amplement démontré que le contexte urbain d’un conflit ne permet plus de distinguer combattants militaires et autres acteurs. Aussi, l’idée que des contributeurs extérieurs à l’Alliance et les plus petits alliés pourraient se spécialiser dans l’aspect civil du maintien de la paix – soit parce qu’ils manquent de capacités militaires, soit du fait du caractère plus attractif pour les opinions de cette approche – serait dangereuse pour l’Alliance et pour son efficacité militaire. Elle déboucherait sur une OTAN à deux niveaux, où quelques membres se chargeraient de facto des tâches militaires de haute intensité, les autres alliés se tournant vers des responsabilités militaires moins contraignantes. À moyen terme, serait ainsi encouragée de facto une dérive de l’Alliance vers l’abandon, ou une extrême limitation, d’un rôle militaire sérieux.

26Il n’est donc pas surprenant que la question d’un investissement propre de l’OTAN dans des instruments civils de stabilisation et reconstruction (S&R) pose problème. Les militaires ne veulent pas avoir la responsabilité de telles tâches dans la mesure où elle les éloignerait du cœur de leur mission. Nombre de membres de l’OTAN soulignent également que la S&R serait menée aux dépens à la fois de l’identité militaire de l’Alliance et de sa solidarité politique. Dans tous les cas, l’ensemble des alliés reconnaissent que d’autres organisations ont déjà acquis les moyens et les compétences dans ces domaines et, que certaines, comme l’UE, sont prêtes à investir le vaste champ d’instruments nécessaires à de telles missions (détacher des administrateurs, juges et policiers, financer et gérer les programmes de reconstruction…)

27Face à la réticence ou à la difficulté des membres actuels de l’OTAN à déployer des forces au sol ou fournir les moyens de transports tactiques ou stratégiques nécessaires au déploiement au sol, la tentation existe bien entendu d’aller solliciter les contributions de pays non membres souhaitant, en contrepartie d’un effort financier ou militaire, se valoriser politiquement. Fondé sur une appréciation à priori pessimiste des contributions des membres actuels de l’OTAN, le risque existe qu’une systématisation de cette approche renforce la tendance qu’elle est supposée contrecarrer : plus l’OTAN se développera comme un simple « club de contributeurs » et moins le principe de solidarité agira sur ses membres.

28Si l’offre d’une nouvelle forme de « partenariat institutionnel » à des pays contributeurs non alliés en Afghanistan – la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon – est supposée encourager ces pays à s’engager plus avant en termes financiers, de troupes et d’assistance technique, rien, cependant, n’est dit sur les contreparties politiques qu’offre l’OTAN. Ces nations ont leurs propres besoins en termes de sécurité : est-ce à dire que l’OTAN les prend désormais en charge ? Certains pays neutres européens, déjà impliqués indirectement dans les décisions politiques de l’Alliance, fournissent des contingents – limités – en Afghanistan. Faut-il aller plus loin, et institutionnaliser de nouvelles procédures, comme un nouveau statut de « partenaires » ? Cette perspective, qui équivaudrait à celle d’un statut de membre « semi-externe », soulève de délicates questions. À partir de quel niveau de contribution un pays devrait-il être promu et considéré comme participant à la prise de décision ? Quid du rôle phare du Conseil comme forum de décision, s’il est remplacé pour les décisions importantes par des comités de contributeurs ? Comment déterminer les quotes-parts budgétaires communes ? Enfin, et ce n’est pas le moins important, une telle évolution met en jeu la perception publique de l’Alliance : si membres et non membres sont placés de facto au même niveau, simples partenaires d’une coalition ad hoc, l’idée d’une OTAN devenue « boîte à outils » aux objectifs expéditionnaires se trouvera renforcée, liant par-là sa crédibilité politique aux aléas de l’opinion vis-à-vis de ces opérations extérieures.

29Au-delà de la recherche de nouvelles contributions militaires, l’autre ambition qui fait question est celle de rendre l’OTAN « mondiale » pour la transformer en nouvel instrument politique et, en fait, « réinventer l’Occident ». Faire de l’OTAN une « nouvelle alliance des démocraties » ne va pas, en effet, sans poser des problèmes. Certes, tous les membres de l’Alliance chérissent nos valeurs et sont prêts à les défendre. Mais ils respectent aussi la diversité des cultures et des opinions, parce qu’elle se trouve au cœur de la notion de démocratie. L’OTAN peut-elle être l’instrument d’une croisade visant à « vendre » nos valeurs comme universelles, applicables à tous et désirables pour tous ? En outre, une « OTAN mondiale » étendue au Japon, à la Corée du Sud, à l’Australie ou à l’Inde poserait inévitablement la question de ses limites. En Asie, quid du Pakistan ou de l’Indonésie ? Hors Asie, où élargir ? Quid du Brésil ou de l’Argentine, sans parler, évidemment, d’Israël ? Associer à l’OTAN tous les pays asiatiques ayant déjà une « relation stratégique » avec les États-Unis ne donnerait-il pas l’impression d’une nouvelle coalition anti-chinoise, écho de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) des années 1950 ? Où se trouveront les nouvelles frontières des engagements de sécurité collective des membres, par exemple pour Taïwan par rapport à la Chine, pour la Corée du Sud par rapport à la Corée du Nord ?

Les relations avec l’ONU et l’UE

30Au-delà même de son rôle de légitimation et de coordination de diverses institutions et donateurs internationaux, il faut reconnaître que pour beaucoup d’opérations de maintien de la paix, l’ONU est la mieux placée pour être efficace. Pour l’ONU, travailler au cas par cas avec les organisations régionales et l’OTAN ne présente guère de difficultés. Historiquement, dans les opérations de maintien de la paix, elle a déjà déployé entre le double et le triple des forces de l’OTAN engagées sur des théâtres extérieurs. Le rôle militaire et la qualité de ces soldats de la paix sont certes inégaux, mais l’ONU a démontré, nonobstant les critiques, qu’elle était devenue un cadre politique ne pouvant être ignoré de l’Alliance. Le renforcement du rôle des pays émergents dans les années à venir la rendra encore plus importante. Il n’y a donc rien de honteux pour l’OTAN à reconnaître que l’ONU est parfois mieux placée pour agir qu’elle-même. Le Liban était un cas d’école. Au Darfour, au nom du principe que « les crises africaines doivent être résolues par les Africains », de nombreux pays africains ont explicitement rejeté un rôle accru de l’OTAN sur le continent. À Haïti, au Congo ou même dans les Balkans, l’UE s’est révélée plus adaptée que l’OTAN pour agir localement et ceci en fonction des situations locales. Entre l’OTAN et l’UE, l’objectif devrait donc être une coopération politique efficace et un partage des rôles militaires, avec un accent particulier sur la stabilisation au profit de l’UE.

31Il est aujourd’hui largement reconnu qu’il n’y a presque jamais de solution militaire décisive à une crise : travailler à un résultat politique est toujours nécessaire et présuppose une vaste panoplie de coopérations entre institutions financières internationales, organisations régionales et donateurs, y compris l’UE. L’OTAN n’a ni la capacité de coordonner ces différents programmes internationaux ni même intérêt à le faire.

32L’accord « Berlin plus » et l’établissement d’une cellule de l’UE au Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE) sont suffisants. L’expérience des Balkans a montré que les procédures mises en place fonctionnaient bien, sous condition de l’existence d’une volonté politique de coopération. Il n’est donc nul besoin d’imaginer une structure compliquée pour développer un dialogue politique qui existe déjà au niveau transatlantique et qui inclut l’UE. Il est même hautement exagéré de parler d’une « relation gelée » entre les deux organisations. Au-delà du problème de l’attitude de la Turquie à l’OTAN sur la question de la relation entre l’Alliance et l’UE, que l’on souhaite circonstancielle, il existe toutes sortes de raisons évidentes pour que l’OTAN et l’UE agissent ensemble et de manière complémentaire, chaque organisation respectant la spécificité et l’autonomie de l’autre. Les difficultés principales ne sont donc pas opérationnelles mais, là encore, politiques : la condition d’une relation sereine entre l’UE et l’OTAN demeure la reconnaissance de l’égalité de responsabilité et de statut de l’UE dans la gestion de la relation transatlantique, y compris au niveau de la défense et de la sécurité. L’UE existe désormais comme acteur international et s’attend, par conséquent, à être reconnue comme interlocuteur par les États-Unis – « une puissance dans le monde » – sans que l’OTAN puisse craindre d’en pâtir. Dans la nouvelle relation triangulaire OTAN/UE/États-Unis, l’Alliance ne peut prétendre se situer à l’apex de ces derniers et avoir une prise exclusive sur la dimension de sécurité. De son coté, l’UE ne peut devenir l’équivalent d’une « agence civile » subordonnée à l’OTAN, fournissant fonds et stratégies de sortie des crises sur demande – une forme de « Berlin plus » inversé, parfois évoquée. Elle doit pouvoir décider et gérer elle-même ses propres contributions : sur quelles bases pourrait-elle sinon accepter d’investir ressources et capital politique sur un théâtre où son rôle serait défini comme subordonné ?

33En fait, l’accord « Berlin plus » reconnaît déjà que l’UE peut agir indépendamment quand elle le décide, ou bien coopérer avec l’OTAN (auquel cas de nécessaires procédures de coopération militaire sont mises en place). Mais pour que l’UE agisse, les outils institutionnels de mise en œuvre et de conduite d’une action diplomatico-militaire doivent également être disponibles, ce qui inclut les moyens – politiques et militaires – nécessaires à Bruxelles. En somme, le pragmatisme – plus que la théologie ou les manœuvres pour la primauté institutionnelle – devrait rester la règle cardinale de la relation entre l’OTAN et l’UE.

34Pour les prochaines années, les objectifs de l’OTAN paraissent relativement simples même si leur réalisation ne l’est nullement : ses membres ont hérité d’une bonne alliance, dont la crédibilité future dépend toutefois de l’issue de son engagement en Afghanistan. Il est dès lors impératif pour l’OTAN de se concentrer sur son vrai rôle, c’est-à-dire sur sa fonction militaire, et de ne pas se transformer en un « forum de discussion » mondial – fût-ce pour d’excellentes causes comme la démocratie ou la défense de « nos valeurs ». Faute de quoi, à l’OTAN actuelle se substituerait une sorte d’« Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe en uniforme » : nul apparemment ne le souhaite.

Notes

  • [1]
    I. Kristol in K. A. Myers (dir.), NATO Next Thirty Years: the Changing Political, Economic and Military Setting, Boulder (CO), Westwiew Press, 1980, p. 370-371.
  • [2]
    Government Accountability Office (GAO), Securing, Stabilizing and Rebuilding Iraq, Iraqi Government Has Not Met Most Legislative, Security, and Economic Benchmarks, Washington, DC, GAO, 2007.
  • [3]
    Caveats : limitations d’emploi d’un contingent national allié opérant dans le cadre de l’OTAN.
Français

L’Alliance atlantique a démontré dans l’après-guerre froide toute sa flexibilité. Mais les débats actuels autour de sa « mondialisation », les appels à la redéfinition de ses missions, en direction de tâches de stabilisation et d’action civile, peuvent être aussi considérés comme comportant des risques pour sa mission militaire première. L’adaptation de l’Alliance aux missions complémentaires ne peut se faire qu’en accord avec d’autres institutions – ONU, Union européenne...
politique étrangère

Mots clés

  • Alliance atlantique, OTAN, Union européenne, ONU
Benoît d’Aboville
Benoît d’Aboville est ancien ambassadeur représentant de la France à l’OTAN (2001-2005).
Texte adapté de l’anglais par David Rochefort
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/pe.081.0091
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