CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis les premières élections générales irakiennes du 30 janvier 2005, la coalition emmenée par les États-Unis laisse penser qu’une nouvelle ère s’ouvre pour l’Irak. La participation importante des Irakiens au scrutin est présentée par la Maison-Blanche comme un succès. Ceci ne peut pourtant pas cacher le caractère artificiel des différentes étapes de la transition politique. Le contrôle strict exercé par les Américains sur le processus politique et sur le dispositif de sécurité a empêché l’adhésion totale et entière de la population aux nouvelles autorités irakiennes. Les conditions d’intervention et de gestion américaine de cet après-guerre ont, en outre, empêché la formation d’une véritable coalition internationale. En l’état, la force multinationale souffre d’un déficit de contributeurs alors que la plupart des États l’ayant intégrée signifient leur volonté de ne pas maintenir leur présence. De plus, les forces de sécurité irakiennes amenées à se substituer à cette présence étrangère ne sont toujours pas capables de prendre le relais. L’aide internationale à la reconstruction reste limitée, en dépit des promesses.

2Ces limites posent le problème de la durée et du format de la présence militaire étrangère en Irak, de la capacité des Irakiens à se réapproprier le processus de transition, de l’aide (politique, économique et de sécurité) à apporter par la communauté internationale et, par voie de conséquence, de la reconstruction effective de ce pays.

Les objectifs d’une intervention

3Sans base juridique et sans légitimité, l’opération Liberté pour l’Irak (Iraqi Freedom) est déclenchée le 20 mars 2003 au motif d’une menace irakienne devenue imminente dans l’après-11 septembre. La présence supposée d’armes de destruction massive, la nature même du régime de Saddam Hussein et son lien allégué avec le réseau Al-Qaida construisent le discours américain par lequel l’Irak rejoint l’« axe du Mal ». Au-delà, les objectifs comprennent la volonté de remettre le pétrole irakien sur le marché mondial, de redéfinir les équilibres stratégiques dans le Golfe et de faire de l’Irak un nouveau modèle pour l’ensemble de cette région.

4Les grandes lignes d’un Irak de l’« après-Saddam » avaient été dessinées bien avant l’intervention [1]. Du point de vue de l’Administration Bush, il s’agissait d’aboutir à un système fédéral donnant des garanties spécifiques aux Kurdes du Nord, à une répartition des pouvoirs selon des systèmes de quotas démographiques par communautés ethnico-confessionnelles, à la « débaasification » et à l’introduction de l’économie de marché. Ces orientations supposaient une refonte de l’État irakien et non une simple reconstruction, mais aucune planification n’organisait ces objectifs. L’impératif de l’intervention occultait tout débat : la définition trop précise de plans pour l’après-guerre, qui eût fait ressortir l’ampleur de la tâche, était assimilée à une fronde politique [2].

5À un excès de confiance en la suprématie militaire s’est superposée la vision idéologique des néo-conservateurs sur la réalité du pays, influencés par certaines figures de l’opposition irakienne en exil [3]. Cette dernière, introduite auprès des civils du Pentagone et de la Central Intelligence Agency (CIA), véhiculait une vision schématique d’un pays dont elle était coupée depuis trop longtemps et qu’elle présentait comme un pouvoir dictatorial accaparé par une minorité arabe sunnite, un système étatique ultracentralisé affublé d’une idéologie socialisante de parti unique et d’une économie dirigiste, avec des instruments de contrôle appuyés sur le parti Baas, l’armée et les divers services paramilitaires de sécurité et de renseignement, et une population dans l’attente impatiente de sa libération. Le déroulement de l’opération Liberté pour l’Irak va battre en brèche cette image figée d’un pays qui, depuis la guerre du Golfe, l’embargo et les sanctions internationales, est demeuré opaque tant aux observateurs extérieurs qu’aux exilés.

L’intervention à l’épreuve des réalités du pays

6La victoire militaire fut rapide, le régime tombant le 9 avril 2003, soit moins de trois semaines après le début des opérations, et suivie de la proclamation, le 1er mai, de la fin officielle des combats majeurs par le président Bush. Cependant, l’immédiat après-guerre ne correspond pas aux premières attentes : le choc de l’intervention a d’abord mis à jour la dislocation de l’État irakien et de sa société [4].

7À l’image des structures administratives et du parti Baas, l’armée et les divers corps de sécurité et de renseignement, exerçant peu de résistance, se sont dissous, la plupart de leurs membres regagnant leur famille et leur lieu d’origine pour se fondre dans le paysage irakien. Alors que la crise humanitaire de grande ampleur annoncée par les organisations humanitaires et les agences onusiennes se réduisait en fait à quelques déplacés dont certains trouvant refuge aux frontières, les principales villes du pays sombraient dans un désordre auquel la coalition ne s’était pas préparée. À Bagdad, les troupes américaines découvrent un espace déserté, peu marqué par les combats et les bombardements [5], mais offert pendant trois semaines aux pillages et au vandalisme. En sous-effectifs (140 000 soldats dans un pays de 25 millions d’habitants), non préparée à des missions de maintien de l’ordre [6], l’armée américaine ne peut combler le vide d’autorité. De plus, l’attitude des soldats américains pendant cette période a pu choquer, la sécurisation des lieux publics se limitant aux ministères et aux infrastructures stratégiques (pétrole, défense), alimentant le doute sur les intentions réelles des « libérateurs ».

8L’indifférence des forces militaires américaines face aux pillages et aux destructions de biens publics, de musées, de sites archéologiques jusqu’alors épargnés par les bombardements, aura un impact symbolique décisif. L’accueil triomphal et les soutiens attendus n’étaient pas au rendez-vous. Si la majorité de la population espérait une intervention seule à même de renverser Saddam Hussein, le soulagement de la fin de l’oppression a rapidement tourné à l’attentisme pragmatique. Celui-ci a rapidement laissé la place à un sentiment d’humiliation face à une présence étrangère vite perçue comme occupante. Puis, avec le désordre et l’insécurité croissante, ce sentiment se transforme en colère sourde. Les frustrations des années d’oppression et de sanctions sont désormais alimentées par des problèmes quotidiens d’accès à l’électricité, à l’eau potable, à l’essence dans un contexte sécuritaire de plus en plus dégradé.

L’occupation face à un État fantoche

9Les premiers mois d’occupation se caractérisent par des tentatives de rétablissement de l’ordre et d’introduction de réformes à un État qui, vidé déjà de sa substance [7], se dissout pour laisser place à des phénomènes de récupération progressive de l’espace public par des courants religieux et leurs milices. Peu préparée à cette situation, la Coalition se voit contrainte d’adapter son approche au fur et à mesure.

10Les conditions d’installation des autorités chargées de la gestion d’après-guerre renforcent l’impression d’improvisation. L’Office américain de reconstruction et d’assistance humanitaire (Office of Reconstruction and Humanitarian Assistance, ORHA), dirigé par le général Jay Garner, se voit rapidement remplacé en mai 2003 par l’Autorité provisoire de la coalition (Coalition Provisional Authority, CPA). À l’image des tiraillements qui opposent à Washington le Pentagone et le département d’État, la CPA dirigée par Paul Bremer souffre de graves dysfonctionnements internes. Le manque de coordination qui y règne est aggravé par l’incessant roulement des personnels civils dépêchés par Washington ou Londres, et l’inexpérience de nombre d’entre eux, qui découvrent le pays et la région [8]. À l’impréparation se superpose une désorganisation qui rend aléatoire une stratégie d’ensemble.

11Dans une économie et une société cannibalisées depuis vingt-cinq ans, les plans de reconstruction visant l’introduction ex nihilo d’instruments politiques et économiques libéraux paraissent vite irréalistes et inadaptés au regard des besoins immédiats [9]. Repliée dans la « zone verte » et dépendante de la vision des anciens exilés qui forment le cœur du Conseil intérimaire de gouvernement (CIG) installé en juillet 2003, la Coalition commet des erreurs d’appréciation dont les effets sont toujours palpables. L’ORHA, puis la CPA, n’auront de cesse d’identifier les relais crédibles et représentatifs de la « société civile » pouvant porter leurs objectifs. Elles intégreront bien souvent, dans les premiers comités de quartier, les instances municipales ou provinciales, ceux-là mêmes sur lesquels le régime de Saddam Hussein s’était appuyé [10]. Plus encore, l’application des décrets liés à la « débaasification », symboles de la reprise en main par Paul Bremer [11], aura des effets dévastateurs.

Les erreurs de l’après-guerre : du dirigisme à l’« irakisation »

12La purge de l’administration de tous les membres du parti Baas, accompagnée d’une démobilisation de l’armée, des diverses forces de sécurité et de renseignement et des ministères afférents, est d’abord appliquée systématiquement et sans mesure d’accompagnement. Cette décision frappe directement près de 500 000 personnes (et leurs familles élargies), soudainement interdites d’emploi dans le secteur public et mises au ban de la société. Cette purge, justifiée au regard des crimes et abus commis de l’ancien régime, est appliquée sans discernement. Dans une société où l’adhésion au parti Baas était incontournable, quelle que soit l’origine communautaire – pour accéder aux bourses d’études, aux diplômes et aux emplois de la fonction publique –, ces mesures apparaissent comme une punition collective injustifiée.

13En outre, alors que le système irakien portait encore les marques symboliques d’une excessive centralisation, la dissolution du parti, colonne vertébrale du système de redistribution des biens de première nécessité importés via le dispositif onusien « Pétrole contre nourriture », aura un impact direct sur une population qui dépend à 60 % de ces subsides. Combiné au gel ou à la fermeture de nombre d’entreprises d’État, le départ massif et soudain des cadres et techniciens du secteur public, et avec eux celui des compétences techniques et institutionnelles, provoque une désorganisation et une paralysie supplémentaires. Avec un taux de chômage autour de 30 % – le double pour les moins de 25 ans –, ces décisions entraînent un gonflement subit de l’inactivité, alimentant encore les mécontentements et l’impression que le pays est « vendu » aux firmes américaines [12]. Alors que les armes circulent encore librement et à bas prix, cette situation alimente la violence chronique et favorise le basculement de certains dans l’opposition, la criminalité ou l’insurrection armée [13].

14Les réorientations successives des priorités amplifient encore la désorganisation et empêchent tout impact réel dans le pays [14]. Alors qu’une allocation supplémentaire de 18,4 milliards de dollars était débloquée par le Congrès en octobre 2003 pour l’amélioration des infrastructures (électricité, production pétrolière, eau et assainissement, transports et télécommunications), l’annonce, en novembre 2003, des principales étapes de la transition politique vient bouleverser les schémas. L’« irakisation », qui fixe au 30 juin 2004 le transfert officiel de souveraineté à un nouveau gouvernement, conduit à la dissolution de la CPA et hypothèque les mesures jusqu’alors décidées. Le département d’État désormais en charge des affaires irakiennes, via l’Iraq Reconstruction Management Office (IRMO) au sein de l’ambassade américaine, choisit d’utiliser les 18,4 milliards de dollars d’abord pour la sécurité (création, formation et équipement de nouvelles forces irakiennes) et la démocratisation (assistance au processus électoral du 30 janvier 2005).

15À l’impréparation de l’après-guerre, à la désorganisation interne des structures de la Coalition, s’ajoutent non seulement des erreurs stratégiques (débaasification) mais de brusques changements d’orientation qui, in fine, brouillent toute perspective réelle de reconstruction. Face à une insécurité croissante, cette dernière semble mise entre parenthèses au profit du processus électoral et du rétablissement de l’ordre par la force. C’est dans ce contexte que les Américains souhaitent que l’Organisation des Nations unies (ONU) avalise le processus de transition, pour légitimer la présence militaire étrangère, poser l’autorité d’un pouvoir central irakien en quête de légitimité, et ouvrir la voie au partage du fardeau de la stabilisation et de la reconstruction.

De la « fin » de l’occupation américaine à la « souveraineté » irakienne

16La résolution 1546 du Conseil de sécurité du 8 juin 2004 « note avec satisfaction » la fin de l’occupation au 30 juin 2004, et le fait que l’Irak recouvre « sa pleine souveraineté ». Elle approuve « la formation d’un gouvernement intérimaire souverain de l’Irak qui assumera pleinement la responsabilité et l’autorité de gouverner l’Irak, tout en s’abstenant de prendre des décisions affectant le destin de l’Irak au-delà de la période intérimaire, jusqu’à l’entrée en fonction d’un gouvernement de transition issu d’élections ». Après avoir fait avaliser leur présence militaire par la résolution 1511, les États-Unis réussissent à faire adhérer la communauté internationale au calendrier de transition qu’ils ont défini.

17La résolution 1511 du 16 octobre 2003 avait autorisé la création d’une force multinationale en « oubliant » de mentionner la présence de forces d’occupation. Celles-ci sont donc de facto fondues dans la « nouvelle » force multinationale, et le commandement américain doit à ce titre faire rapport au Conseil de sécurité des progrès accomplis. La force multinationale comprend dorénavant les « anciennes » forces d’occupation américaines (environ 138 000 hommes en avril 2005) et britanniques (environ 8 000), et une coalition formée d’une trentaine de pays, la Corée du Sud (3 700), l’Italie (3 200) et la Pologne (1 800) étant parmi les plus gros contributeurs. L’ambiguïté perdure quant aux forces d’occupation initiales, puisque les nouveaux contributeurs restent cantonnés à des tâches « subalternes » (protection des camps ou de sites stratégiques, actions civilo-militaires), loin des opérations militaires. Toutefois, aux yeux des Irakiens, la force multinationale est assimilée dans son ensemble à une force d’occupation et ses membres, sans distinction, constituent des cibles.

18Dans un pays où la présence militaire étrangère reste prépondérante et où les nouvelles autorités irakiennes demeurent sous tutelle, le transfert de souveraineté entériné par la résolution 1546 est avant tout théorique. Le nouveau pouvoir central, issu majoritairement du Conseil intérimaire de gouvernement, reste perçu comme une création artificielle de l’autorité occupante étrangère. Son Premier ministre Iyad Allaoui symbolise cette mise sous tutelle prolongée par son adhésion aux plans américains de reprise en main des zones insurrectionnelles, auxquels il fait symboliquement participer des forces irakiennes. Le « tout sécuritaire » tient lieu de campagne avant le scrutin, l’élimination par la force de l’opposition interne remplaçant les tentatives de concertation, l’écrasement des combattants armés, vite assimilés aux terroristes étrangers infiltrés, visant à garantir aux courants « officiels » une place prépondérante dans le système.

19Cette logique explique l’échec des tentatives d’ouverture politique de l’envoyé spécial du secrétaire général, Lakhdar Brahimi. Visant à juguler la violence armée en intégrant des acteurs jusqu’alors exclus – en premier lieu les Arabes sunnites et les partisans du courant radical chiite de Moqtada Al-Sadr –, la conférence nationale d’août 2004 est sabordée dès sa préparation par les principales figures du gouvernement. La conférence internationale sur l’Irak à Charm El-Cheikh le 23 novembre 2004, placée pourtant sous le signe de la « réconciliation nationale » et de la nécessaire « inclusivité » du processus politique, ne change pas cette situation : aucun membre de l’opposition n’y est représenté alors que, dans le pays, les opérations de nettoyage des bastions armés se poursuivent.

Une implication internationale limitée

20La « fin » de l’occupation n’a pas entraîné, contrairement aux attentes américaines, un plus grand investissement de la communauté internationale. L’ONU n’a pu, en raison des conditions de sécurité, jouer le rôle crucial, vital ou moteur prévu par les résolutions du Conseil de sécurité [15].

21Depuis l’attentat qui a coûté la vie à Sergio Vieira de Mello le 19 août 2003, le secrétaire général est resté très prudent sur l’engagement de son organisation, le conditionnant strictement aux contraintes de sécurité. C’est donc une mission réduite, la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI), qui a participé à la préparation des élections du 30 janvier, et coordonne l’aide humanitaire principalement à partir d’Amman et de Koweït City, avec au total 33 agences, fonds et programmes du système onusien [16]. Ses locaux sont situés dans la zone verte et les personnels dépendent entièrement de la force multinationale pour leur protection, leurs déplacements hors de la zone internationale et leur vie quotidienne Le rôle actuel de l’ONU n’est pas exactement celui que lui avait confié le Conseil de sécurité dans sa résolution 1546 [17]. Elle n’a à ce stade ni les moyens ni la volonté de s’impliquer dans la promotion d’une approche plus inclusive, et d’un dialogue inter-irakien garantissant la participation de tous au processus constitutionnel. Il en est d’ailleurs de même d’autres questions pendantes, comme le contrôle et la certification du désarmement irakien par la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations unies (CCVINU). Cœur des enjeux ayant conduit les États-Unis à intervenir, cette question est désormais complètement occultée par les autorités américaines.

22De la même manière, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Union européenne limitent leur action à de simples missions de formation, strictement conditionnées par la situation sécuritaire. Ces missions se déroulent donc pour l’essentiel hors d’Irak. C’est le cas de la mission de l’Union européenne (Eujust Lex), en matière de sécurité et d’état de droit, lancée par le Conseil européen le 21 février 2005 [18]. La situation est légèrement différente pour la mission de formation de l’OTAN (NATO Training Mission in Iraq) du fait de son intégration à la force multinationale. Cette mission, décidée par le Conseil de l’Atlantique Nord le 22 septembre 2004, est dirigée par un général américain également en charge des actions de formation pour la force multinationale. Elle se limite aujourd’hui à 50 personnes, mais pourrait en comprendre jusqu’à 360, et est orientée sur le conseil et la formation des cadres de l’armée irakienne. Faute d’un accord des États pour contribuer à ce programme dans le pays même, l’Alliance pense développer une formation hors d’Irak, dans ses écoles et centres de formation notamment [19].

23La présence internationale dans le pays se réduit donc comme peau de chagrin, démontrant l’isolement relatif des Américains dans la gestion de l’après-guerre. Cette situation découle largement de la volonté des États-Unis de contrôler les actions de sécurité ou de reconstruction menées par les États ou les organisations internationales. Le territoire irakien est imperméable à des projets politiques alternatifs, d’autant que la volonté politique des autres États d’infléchir cette stratégie fait défaut.

La reconstruction oubliée ?

24Avec l’aggravation de la situation sécuritaire, l’approche américaine a oublié la reconstruction économique. À ce jour, moins de 200 projets de reconstruction ont été menés au regard des 2 390 prévus par les autorités américaines jusqu’en 2008, et seuls 10 % des 18,4 milliards de dollars prévus à cet effet ont été dépensés, essentiellement dans le domaine sécuritaire. Ces résultats sont très en deçà des prévisions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), fixant à 55,3 milliards de dollars le montant nécessaire à la reconstruction et au développement, dont 17,5 milliards à la seule restauration au niveau d’avant-guerre des infrastructures et services publics [20].

25Malgré les apparences d’amélioration du quotidien à Bagdad et dans les grandes villes du pays [21], le peu de progrès réalisés dans le domaine des infrastructures et des services de base est significatif, notamment dans des secteurs aussi sensibles que l’électricité ou la production pétrolière. La remise à niveau du secteur électrique n’a toujours pas été effectuée, la production quotidienne ayant même chuté au dernier trimestre 2004 par rapport au niveau précédant l’intervention. Les exportations pétrolières ont stagné en 2004 autour d’une moyenne de 1,55 million de barils par jour (2,2 mb/j évalués en 2000). À un état général des sites d’exploitation et des infrastructures très dégradé par l’embargo et les sanctions, s’ajoute, comme dans le domaine de l’électricité, l’effet d’attaques et de sabotages systématiques. Depuis la fin de l’année 2004, ces derniers se concentrent au nord du pays, là où l’impact sur la consommation locale de Bagdad est le plus fort. Les conséquences de l’insécurité sur les prix des denrées de base sont considérables, notamment sur le prix de l’essence que l’Irak se voit aujourd’hui contraint en partie d’importer, alimentant les réseaux toujours actifs du marché noir.

26Enfin, le dispositif de distribution de biens de première nécessité de facto géré par les autorités irakiennes [22] reste parcellaire et inapproprié : la population demeure dépendante à 25 % de ces distributions, et à 11 % dans une situation d’extrême pauvreté et de malnutrition, que ces distributions ne peuvent compenser [23]. Les segments les plus démunis de la population se trouvent dans les régions rurales du centre et du nord, dites du « triangle arabo-sunnite » (provinces d’Al-Anbar et de Ninive), ou dans les régions du sud-est, à proximité de la frontière iranienne (provinces d’Al-Wassit et de Missan), là où les infrastructures sont les plus lacunaires, le taux de chômage le plus élevé, et l’opposition armée la plus développée.

27Ces quelques exemples traduisent l’absence de projets conséquents de reconstruction, qui prive d’assise le processus politique engagé depuis 2003 et renforce, aux yeux de la population, son caractère artificiel. Les différentes étapes du processus de transition apparaissent ainsi comme autant d’échéances théoriques qui répondent d’abord à un calendrier proprement américain. À ce titre, les élections du 30 janvier ont certes constitué une victoire pour Washington (avec un taux officiel de participation de 58 %), mais l’absence de réels programmes politiques, les fraudes et la faible participation des zones à majorité sunnite témoignent des limites du scrutin, et reflètent un système encourageant la segmentation des positionnements selon les appartenances communautaires. Les difficultés de formation du nouveau gouvernement d’« union nationale » amoindrissent aussi l’impact symbolique de ce premier vote. Les Irakiens attendent principalement des changements visibles dans leur quotidien. Ces attentes pourraient être éludées par un gouvernement qui ne semble pas réellement plus inclusif que les précédents, et laisse encore de côté les représentants des courants religieux sunnites pour intégrer des figures déjà contestées par la base. De nouveaux écueils et retards sont ainsi prévisibles pour les prochaines étapes qui passent par la rédaction de la Constitution avant le mois d’août, son approbation par référendum en octobre et l’organisation de nouvelles élections fin 2005.

28Le renouvellement des dispositions de la résolution 1 546, prévu en juin 2005, ne fait pas débat. L’échéance, toute symbolique qu’elle soit, ne peut remettre en cause une présence militaire étrangère toujours incontournable en dépit des efforts consacrés à la mise sur pied de forces de sécurité irakiennes plus crédibles et plus efficaces. Celles-ci restent encore incapables de prendre le relais, leurs effectifs étant très en deçà des objectifs, alors que leurs capacités, en termes d’équipement et de fiabilité, demeurent limitées [24].

29***

30L’Irak de l’après-guerre semble enfermé dans un cercle vicieux. L’absence de reconstruction prive le processus politique des appuis nécessaires. Ce manque d’appui nourrit l’insécurité, amenant les Américains à se concentrer sur le rétablissement de l’ordre, et les autorités irakiennes à s’appuyer sur cette logique pour assurer leur légitimité et contrôler le pays. Une situation qui obère tout investissement économique international significatif.

31Comment briser ce cercle vicieux et ouvrir le jeu politique ? Au-delà des effets d’annonce, la situation de « campagne politique » prolongée par le calendrier de la transition ne portera sans doute pas le nouveau gouvernement à s’impliquer dans le nécessaire travail de réconciliation nationale et de reconstruction de long terme – d’autant que les contours mêmes de l’État restent à négocier. L’élaboration de la Constitution sera donc un moment décisif pour apprécier la réelle marge de manœuvre des autorités irakiennes. Elle pourrait aussi constituer une chance, pour la communauté internationale, d’influencer le processus en cours. Une implication coordonnée de l’ONU et de l’Union européenne, dans la perspective de l’organisation des prochaines élections, pourrait ouvrir la voie à une gestion moins américaine de la transition. Un tel rôle pourrait bénéficier du soutien d’autorités irakiennes désormais élues et, à ce titre, en quête d’une plus grande souveraineté.

32Il est cependant peu probable que les États-Unis laissent trop ouvertes des perspectives de transition qui ne s’intégreraient pas dans leur calendrier. Après douze années de contrôle international, l’Irak serait-il en train de repasser sous une autre tutelle durable ? Dans cette logique, ce pays, doté d’institutions faibles confrontées à une insécurité latente, constituerait un nouveau point forcé d’ancrage pour les États-Unis, face à un Iran apparaissant désormais comme l’État stable et fort de la région.

Notes

  • [1]
    Bien avant l’intervention du 20 mars 2003, des débats et travaux sur l’« après » avaient été initiés entre les grandes agences américaines et dans les principaux think tanks, cf. International Crisis Group, « War in Iraq: Political Challenges After The Conflict », Middle East Report, n° 11, 25 mars 2003.
  • [2]
    Pour plus de précisions sur le contexte politique aux États-Unis, cf. J. Fallows, « Blind into Baghdad », The Atlantic Monthly, janvier-février 2004.
  • [3]
    En particulier Ahmad Chalabi, dirigeant du Conseil national irakien (CNI), qui déjà en 1995 avait incité la CIA à se lancer dans le montage d’opérations aventureuses de déstabilisation du régime de Bagdad à partir du territoire kurde dans le nord de l’Irak.
  • [4]
    Cf. P.-J. Luizard, La Question irakienne, Paris, Fayard, 2002 ; H. Dawod, « Tribus et pouvoirs en Irak », in H. Dawod (dir.), Tribus et pouvoirs en terre d’Islam, Paris, Armand Colin, 2004.
  • [5]
    Les frappes ont surtout concerné des objectifs à caractère militaire ou participant à la chaîne de commandement.
  • [6]
    Cf. notamment « Plan to Secure Postwar Iraq Faulted », The Washington Post, 19 mai 2003. Côté britannique, les leçons tirées de l’intervention (opération Telic) soulignent également l’absence de planification, notamment dans le volet civilo-militaire pour le maintien de l’ordre. Cf. « Iraq : An Initial Assessment of Post-Conflict Operations », Rapport du Defense Select Committee, Chambre des communes, 24 mars 2005.
  • [7]
    Cf. D. Baran, « Dans “l’après-Saddam” il y a encore Saddam », Le Monde diplomatique, décembre 2003. Sur l’inadaptation des stratégies vis-à-vis des « États faillis », cf. S. E. Eizenstat, J. E. Porter et J. M. Weinstein, « Rebuilding Weak States », Foreign Affairs, janvier-février 2005, vol. 84, n° 1, p. 134-146.
  • [8]
    Cf. J. Fallows, article cité [2].
  • [9]
    La volonté d’appliquer une politique de marché, via une privatisation à outrance, sur une économie exsangue portant encore les marques de l’organisation centralisatrice de l’État, alimente les critiques dans le pays, même si les plans de privatisation de la CPA n’ont pas été conduits à leur terme. Cf. International Crisis Group, « Reconstructing Iraq », Middle East Report, n° 30, 2 septembre 2004.
  • [10]
    T. Dodge, Inventing Iraq: the Failure of Nation Building and a History Denied, Londres, Hurst & Co., 2003.
  • [11]
    L’ORHA avait, au contraire, exprimé son intention de s’appuyer sur l’armée régulière irakienne et la police pour mener les premières tâches de reconstruction.
  • [12]
    Cf. décret de la CPA n° 39 du 19 septembre 2003 par lequel la propriété et l’investissement étranger direct sont autorisés dans tous les secteurs d’activité, excepté celui du pétrole et de la propriété terrienne où les capitaux étrangers ne peuvent excéder les 40 %. Ce décret autorise également des bénéfices illimités et détaxés pour les entités étrangères.
  • [13]
    Cf. G. Lafarge, article « Irak », in J.-M. Balencie et A. de La Grange (dir.), Mondes rebelles, Paris, Michalon, 2005, p. 25-39.
  • [14]
    Cf. « Iraq: Recent Developments in Reconstruction Assistance », CRS Report for Congress, version réactualisée du 20 décembre 2004.
  • [15]
    G. Lafarge et A. Novosseloff, « L’ONU et la crise iraquienne : d’une impasse à l’autre », Annuaire français de relations internationales, vol. 5, 2004, p. 238-262.
  • [16]
    La MANUI a réparti ses activités en onze domaines : éducation et culture, santé, hygiène et eau, infrastructure et logement, agriculture, environnement, sécurité alimentaire, opérations de déminage, réfugiés et personnes déplacées, gouvernance et société civile, réduction de la pauvreté et soutien électoral. Elle gère également le Mécanisme des fonds internationaux pour la reconstruction de l’Irak (International Reconstruction Fund Facility for Iraq, IRFFI).
  • [17]
    Notamment, « conseiller et appuyer le Gouvernement intérimaire de l’Irak ; promouvoir le dialogue et de la recherche d’un consensus au niveau national ; aider à l’élaboration d’une constitution nationale ; promouvoir la protection des droits de l’homme, la réconciliation nationale et la réforme judiciaire et juridique en vue de renforcer l’État de droit en Irak ; assister le Gouvernement de l’Irak dans le cadre de la planification initiale d’un recensement exhaustif ».
  • [18]
    Son objectif est de former 520 juges, magistrats, officiers de police et gardiens de prison et 250 magistrats et policiers d’enquête judiciaire. Cette mission de 10 millions d’euros sera opérationnelle à l’été 2005.
  • [19]
    L’Alliance souhaite former chaque année jusqu’à 1 500 officiers irakiens environ, 1 000 à l’intérieur du pays et 500 à l’extérieur, en plus de la fourniture d’équipements militaires en quantité importante. « Aide apportée par l’OTAN à l’Irak », mars 2004, <http:// www. nato. int/ issues/ iraq-assistance/ index-f. html>.
  • [20]
    Cf. « Iraq: Macroeconomic Assessment », Rapport du Fonds monétaire international (FMI) du 21 octobre 2003 ; « Status Report: Meetings with the Current and Incoming Chairs of the Donor Committee », World Bank Iraq Trust Fund, New York, 2-3 février 2005.
  • [21]
    Dans la capitale, comme dans les autres villes du pays, les rues regorgent de denrées alimentaires, d’électroménager, de téléphones portables, de produits informatiques et multimédias, de voitures étrangères etc. Pour autant, l’augmentation générale du pouvoir d’achat masque des déséquilibres flagrants entre régions et segments de la population.
  • [22]
    Les résolutions 1 472, 1 476 et 1 483 ont appelé à la clôture aussi rapide que possible du programme « Pétrole contre nourriture ». Le paragraphe 26 de la résolution 1 546 confie aux autorités intérimaires irakiennes, désormais souveraines, la poursuite du programme.
  • [23]
    Cf. World Food Programme, Baseline Food Security Analysis in Iraq, septembre 2004.
  • [24]
    Si 50 000 éléments formés aux méthodes contre-insurrectionnelles ont été mis en avant dans plusieurs opérations récentes, les effectifs des différents corps de sécurité n’atteignent qu’environ 150 000 personnes, au regard des quelque 275 000 attendues à l’été 2006. Malgré des salaires attractifs, les nouveaux recrutements pâtissent, en effet, de l’impact des assassinats ciblés, des attaques et des attentats de ces derniers mois. À cela s’ajoutent la rapidité de la formation reçue et le sous-équipement qui rendent ces forces encore peu efficaces, ainsi que leur manque de fiabilité. Lors des offensives lancées depuis l’été 2004, on a enregistré de nombreuses désertions, des refus au combat, voire des basculements du côté des insurgés. Les formations paramilitaires kurdes et chiites sont donc toujours aussi omniprésentes dans leurs zones d’implantation respectives malgré l’annonce durant l’été 2004 d’un accord sur leur dissolution. Le manque de confiance dans les forces de sécurité nationale encourage l’action de corps d’autodéfense formés au niveau local autour de notables tribaux. Dans ce contexte, la tentation des autorités militaires américaines pourrait être de passer progressivement le relais aux forces irakiennes dans les régions nord et sud où la situation demeure relativement plus calme. S’il était mis en œuvre, ce plan pourrait amplifier les risques de division du pays, en consacrant l’autonomie de fait des peshmergas dans les régions kurdes et des bras armés des courants religieux chiites dans certains quartiers de Bagdad et dans le sud.
Français

Résumé

L’impréparation de l’après-guerre, la désorganisation de la Coalition, les erreurs de stratégies changeantes ont créé en Irak une obsession de l’insécurité qui limite toute possibilité de reconstruction. Le processus politique est décalé par rapport aux attentes des populations, les organisations internationales sont peu présentes, et les services de sécurité irakiens encore incapables de prendre le relais. Le réinvestissement international, nécessaire, apparaît dans ces conditions problématique.

Mots-clés

  • Irak
  • États-Unis
  • reconstruction
  • ONU
Gabrielle Lafarge
Gabrielle Lafarge (pseudonyme) a été chercheur associé à l’Institut français d’études arabes de Damas (IFEAD) et a rédigé plusieurs articles consacrés au Moyen-Orient, dont celui sur l’Irak paru dans l’ouvrage collectif Mondes rebelles (Paris, Michalon, 2005).
Alexandra Novosseloff
Alexandra Novosseloff, docteur en science politique, est chercheur associé au Centre Thucydide de l’Université Paris II-Panthéon-Assas, spécialiste des Nations unies et du maintien de la paix. Elle a publié avec Paul Quilès (dir.), Face aux désordres du monde (Paris, Les portes du monde, 2005) et Le Conseil de sécurité et la maîtrise de la force armée (Bruxelles, Bruylant, 2003).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.052.0343
Pour citer cet article
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