CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’avenir de l’Afghanistan inspire souvent un prudent optimisme. À court terme, la prudence plus que l’optimisme paraît de mise. Le nombre croissant de victimes civiles a notoirement affecté le soutien des Afghans à la présence militaire internationale et aux autorités centrales. Bien qu’il ne faille pas y voir un encouragement au retour des Taliban, le désenchantement et la désillusion depuis la chute des Taliban à la fin de 2001.

2Malgré les déclarations des responsables occidentaux et de l’OTAN sur le besoin de mieux coordonner les opérations de la coalition et des forces de sécurité afghanes, la tactique militaire et le statu quo ne sont pas près de changer dramatiquement dans un avenir prévisible.

3L’objectif de la campagne meurtrière des Taliban à l’été 2007 était de revenir au-devant de la scène nationale et internationale en créant une impression de « succès ». Mais ce « succès » apparent est, en réalité, moins le fruit d’une force retrouvée des Taliban que d’un manque d’engagement sérieux et sans équivoque des forces internationales d’une part, de l’inefficacité et de la corruption endémique de la classe politique, d’autre part. Ces travers sont devenus de plus en plus visibles avec le temps.

L’armée afghane et la securité

42006 s’est révélée extrêmement difficile, avec un regain de violence, particulièrement dans le sud et l’est de l’Afghanistan, qui a conduit aux renforts des troupes de la coalition au milieu de l’année, essentiellement celles des États-Unis, de la Grande-Bretagne et du Canada. Les actions des Taliban contre les forces non américaines de l’OTAN ont rempli leurs objectifs d’érosion du soutien des opinions en Afghanistan et au sein des pays visés.

5L’armée afghane peine dans ses confrontations directes avec les Taliban, malgré l’élimination d’un chef talib très craint, Dadullah. L’incompétence et la corruption continuent de peser sur la police, notamment au niveau local dans le sud, où les administrateurs publics sont souvent compromis dans le trafic de drogue. La province du Helmand est à elle seule la source d’une majorité de la production de pavot, dans un pays qui représente plus de 90 % de la production mondiale d’opium.

6Le commerce de drogue a crû de façon exponentielle depuis l’invasion de 2001, principalement dans des territoires contrôlés par les Taliban. Les ressources alternatives promises par l’agriculture ne se matérialisant pas, les paysans sont laissés à la merci des seigneurs de la guerre, soutiens volontaires à la lucrative culture du pavot, souvent sous la contrainte. En même temps, la demande émanant des pays développés, surtout occidentaux, encourage ce commerce. Les conditions de sécurité rendent les territoires concernés pratiquement inaccessibles à l’aide internationale au développement, notamment en ce qui concerne les investissements dans les infrastructures. L’aide américaine d’un milliard de dollars pour les infrastructures reste marginale comparée à celle apportée l’Irak. Le secteur de la santé, qui touche le plus directement les Afghans, demeure sous-équipé et négligé. L’espérance de vie des Afghans est de 46 ans, moins encore pour les femmes, et la mortalité infantile est la plus élevée du monde, faute d’assistance médicale. Les équipements de transport, hélicoptères surtout, pour relier les zones rurales éloignées, inaccessibles par terre, font défaut.

Le rôle de la structure tribale et la situation politique

7Le besoin d’une meilleure communication entre les forces internationales et la sécurité afghane est patent. Une présence plus visible de forces afghanes et moins visible des étrangers permettrait de réduire tensions et hostilités, spécialement dans les zones rurales où le ressentiment à l’égard des étrangers est fort et où l’ignorance de sensibilités culturelles sommaires peut transformer une simple incompréhension en une tragique violence. Une tendance générale à une vision binaire, qui assimile toute opposition au gouvernement aux terroristes, aux Taliban ou à Al-Qaida, à des éléments subversifs ou sympathisants, a nettement compliqué les choses, particulièrement pour les troupes étrangères en zone rurale, qui peinent à saisir les nuances de la culture locale.

8Une meilleure compréhension des réseaux tribaux et claniques qui déterminent la vie quotidienne des Afghans, ici encore dans les zones rurales plus qu’ailleurs, c’est-à-dire dans l’essentiel du pays et les régions en guerre du sud et de l’est, est nécessaire. Les tactiques militaires doivent prendre en compte ces éléments pour mieux réussir la mission de la coalition. Mieux intégrer les besoins et les doléances de la population dans les opérations de la coalition permettra de changer les perceptions et la réalité du terrain afghan.

9La situation politique est source de fierté pour les Afghans, qui ont su adopter une forme de gouvernement représentatif, même si celle-ci est loin de se conformer aux critères occidentaux – si elle doit jamais les imiter. Le passé afghan rend cet exploit lointain, et le pays est en proie à un paradoxe dont il sera difficile de sortir : il est à la fois très enraciné dans ses traditions et déraciné, transformé par des années d’instabilité dues à des forces étrangères et intérieures. Dans ce contexte, la capacité de la société afghane à surmonter ces énormes obstacles révèle la résilience du peuple afghan, pour lequel l’initiative individuelle prévaut sur la dépendance de l’aide internationale.

10Le président Hamid Karzai, dont les bonnes intentions sont à la mesure de la croissante inefficacité, est en porte-à-faux entre ses bailleurs étrangers et les intérêts locaux, notamment ceux des factions divergentes au parlement et des puissants chefs des provinces. Dans un État fragile, une relative impuissance de la sorte peut être compensée par un chef politique dont la réputation de justice, l’aura d’invincibilité, d’omniscience et d’omniprésence sont des facteurs d’unité nationale. Mais l’Afghanistan n’a pas son Atatürk, et les conflits tribaux et de faction compliquent la tâche de tout prétendant. Le président Karzai, surnommé le « maire de Kaboul » tant il voyage peu afin d’éviter les risques d’assassinat, voit d’autant plus diminuée son influence parmi la population. Son rôle est celui d’intermédiaire et de grand officier au milieu des clans et des groupes. Tout successeur serait confronté aux mêmes contraintes. Dans un système de partis fragile, en gestation, soumis aux retournements d’alliances et aux coalitions ad hoc, la présidence se réduit à une gestion politique.

11La réalité du système afghan de patronage et de donnant-donnant perdurera au parlement, spécialement à l’échelon local. Mais ce que d’aucuns perçoivent comme de la corruption est perçu en Afghanistan comme une pratique normale. Le tissu social et institutionnel afghan est donc loin des critères occidentaux de transparence et de responsabilité. Les donateurs internationaux devraient intégrer ces réalités dans leurs exigences et leurs attentes pour atteindre des buts réalistes.

Les menaces de long terme et la question pakistanaise

12À long terme, la menace principale est une perte irréversible de légitimité du gouvernement. Son échec en matière civile a considérablement diminué sa crédibilité dans l’opinion. La présence et l’engagement plus soutenus de la communauté internationale pourront acheter du temps, mais l’avenir du pays dépend in fine de ses autorités. D’autant que le souvenir de la négligence internationale après le retrait soviétique et l’ascension des Taliban reste ancré dans les mémoires de beaucoup. Or les signes ne sont pas encourageants. Les pays de la coalition ne sont guère disposés à accorder davantage de financements. La question afghane a failli faire chuter le gouvernement Prodi en 2007, en Allemagne de nombreuses voix se sont élevées pour demander un retrait après la mort de soldats sur place, au Canada l’hostilité est patente, quant à la Grande-Bretagne, ses ressources militaires ne sont pas extensibles. Les troupes américaines, canadiennes et britanniques sont celles qui restent les plus exposées dans le sud et l’est.

13Dans les pays de l’OTAN, le défaut de pédagogie et d’explication des responsables publics contribue à l’indécision des opinions et à leur relative hostilité par rapport à un conflit lointain qui s’éternise.

14Le rôle des voisins pakistanais et iranien complique davantage la situation. En Iran, certains éléments de l’appareil de sécurité s’attachent à offrir ce qu’il faut de soutien aux ennemis Taliban pour maintenir la dragée haute aux occupants américains qui encerclent Téhéran par leurs positions en Irak, en Afghanistan et dans le Golfe. Ces actions n’ont toutefois pas l’intensité de celles menées par l’Iran en Irak, où leur appui aux insurgés entretient une guérilla dont les États-Unis ne sont pas près de sortir.

15Mais c’est le Pakistan qui pèse le plus sur le destin du pays, Islamabad ayant fait de l’Afghanistan une aire d’influence à la faveur de l’instabilité qui y règne depuis trente ans.

16Il est certain que des éléments des Taliban et d’Al-Qaida agissent depuis le Pakistan, notamment depuis les zones frontalières de montagne. Le contrôle de ces régions par le gouvernement pakistanais et la réalité de ses efforts contre ces groupes sont plus que douteux. Les États-Unis surestiment peut-être la capacité du président Musharraf face à un appareil de sécurité en prise à des factions et des intérêts rivaux. Celui-ci est en porte-à-faux entre une partie de l’opinion qui le considère comme un laquais des États-Unis, des forces internes à l’appareil d’État hostiles à la lutte contre la terreur, et les pressions américaines.

17La situation du Pakistan et celle de l’Afghanistan sont étroitement liées, car si le Pakistan exerce une influence considérable sur son voisin, l’évolution des forces en Afghanistan peut, en retour, avoir sur le pays de lourdes conséquences.

18La menace la plus sérieuse à la stabilité intérieure, régionale et internationale est ainsi la « talibanisation » du nord-ouest pakistanais, où Musharraf perd en réalité la bataille, en dépit de l’assistance militaire américaine. Les échecs militaires s’accompagnent de pertes croissantes, de redditions en masse et de la perte de larges portions de territoire (en plus des régions que le gouvernement pakistanais n’a jamais placées sous sa coupe). Les opérations militaires sont rendues particulièrement difficiles par la situation propre au nord-ouest, où vit une majorité de Pachtounes, l’ethnie dominante en Afghanistan. Pour beaucoup des habitants pachtounes de la région, la frontière afghano-pakistanaise est une fiction historique, une aberration qui les sépare de leurs congénères. Le statu quo dans la région, reflet d’une certaine impuissance, est un effet de plus en plus néfaste sur le moral de l’armée pakistanaise. Force largement préparée pour une guerre conventionnelle avec l’Inde, l’armée pakistanaise n’est pas prête pour des opérations contre-insurrectionnelles au Pakistan même, contre des compatriotes. Complication culturelle et ethnique supplémentaire, l’armée est composée surtout de Pendjabis, l’ethnie dominante au Pakistan, dont les membres sont, dans le nord-ouest, considérés comme des étrangers par les Pachtounes, ce qui attise davantage les tensions.

19Au total, des échecs militaires humiliants, l’idée de combattre dans les montagnes contre des musulmans et de réprimer des civils non armés dans les centres urbains, tous ces éléments affectent les motivations de l’armée, or la stabilité intérieure au Pakistan repose surtout sur elle. La loyauté des cadres de rang intermédiaire envers Musharraf pourrait cependant ne pas ressembler à celle des officiers supérieurs nommés par lui. Le soutien de l’armée au président étant une condition vitale de son maintien au pouvoir, dans un contexte qui peut réserver toute sorte de surprise, on voit que les résultats de la lutte dans le nord-ouest du pays revêent des enjeux allant au-delà de la seule répression des Taliban. Pour les États-Unis, l’enchevêtrement des situations en Afghanistan et au Pakistan ne laisse que peu de marge de man œuvre.

20L’assassinat de Benazir Bhutto a mis en évidence les carences d’une politique américaine qui s’appuie exagérément, à court terme, sur quelques personnalités, plutôt que de travailler à soutenir davantage les institutions de la société civile. Le soutien à Musharraf contredit par ailleurs la prétention de favoriser la démocratie dans le monde musulman. D’un autre côté, l’instabilité qui menace justifie un soutien sans faille à Musharraf, dans un pays doté de l’arme nucléaire. Pour les États-Unis, le dilemme pakistanais ressemble ainsi à celui dans lequel est enfermé Musharraf lui-même.

21En même temps, conclure du caractère aujourd’hui indispensable du régime que le Pakistan ne peut qu’être gouverné par un homme fort serait méconnaître la maturité politique qu’a acquise le pays depuis 1947. Les institutions de la société civile ont progressé depuis soixante ans. Une presse active, un débat politique très vif et un pouvoir judiciaire qui tente d’asseoir son indépendance sont autant d’éléments certes mis à mal par la situation actuelle, mais qui demeurent une réalité de la vie pakistanaise masquée par les soubresauts et les violences du moment, l’état d’urgence qui fut imposé par Musharraf à la mort soudaine de Benazir Bhutto.

22Le statu quo politique résulte largement d’une série d’erreurs de la part de Musharraf, qui a notamment sous-estimé le soutien populaire à la responsabilité parlementaire. En utilisant la menace des Taliban pour mener une répression politique, le général a entamé son propre crédit auprès de l’opinion. Il doit aujourd’hui veiller à sa propre survie, tandis qu’il navigue entre les écueils de l’opposition politique et populaire, des terroristes Taliban ou d’Al-Qaida, des opposants au sein de l’armée et des influences étrangères. Pour les États-Unis, les options sont donc limitées, Musharraf demeurant le seul rempart contre les islamistes radicaux qui sont à l’œuvre en Afghanistan.

Sur le front intérieur américain

23L’Afghanistan continue de ne recevoir qu’une attention médiatique négligeable aux États-Unis. Les pertes humaines et les dépenses y sont bien plus basses qu’en Irak, et les Afghans ne sont globalement pas défavorables à la présence étrangère, et même davantage disposés à se prendre en main. Tout cela rend le front afghan bien moins conflictuel aux États-Unis que le front irakien, et explique la relative inattention des élites et du public.

24Cependant, un débat interne informé sur l’Afghanistan, au-delà des images faciles et de la rhétorique grossière, serait opportun car s’y joue une bonne part de la sécurité nationale et de la stabilité internationale. Sept ans après le 11/9, l’Afghanistan demeure une menace régionale et internationale. La reconstruction durable du pays nécessitera un engagement sur une génération, or un manque d’intérêt aux États-Unis affectera durablement la crédibilité de l’Amérique auprès des Afghans.

25Le suivi des progrès accomplis dans la sphère non militaire par les responsables politiques américains et l’opinion sera clé pour assurer l’engagement des États-Unis, défi ardu compte tenu du faible niveau d’expertise en matière non militaire au sein de l’administration américaine et des rotations rapides des experts nommés sur place. Ceux-ci manquent pour mettre en œuvre les ressources mises à disposition de façon efficace, notamment dans l’agriculture, l’éducation, la santé et le droit, ce qui réduit l’impact des programmes d’aide et d’assistance technique. Une meilleure expertise technique et des rotations de poste moins fréquentes dans les pays difficiles assureraient une présence américaine plus cohérente et soutenue.

26Aux États-Unis, un déphasage croissant se fait sentir entre l’opinion et les militaires, notamment ceux qui appartiennent à des unités de combat. Beaucoup de militaires perçoivent leurs concitoyens comme détachés de leur réalité de leur combat, de la durée de leurs missions, etc. Après les promesses des architectes de l’intervention en Irak, les Américains sont aujourd’hui réticents à un engagement à l’étranger. Il appartient aux politiques d’expliquer les conséquences d’un échec en Afghanistan, de restaurer la crédibilité de la mission et de raffermir le soutien du public aux forces armées. Les Américains doivent comprendre qu’avec un Pakistan incertain à l’est et un Iran qui s’affirme à l’ouest, les États-Unis ne peuvent se permettre de perdre la partie en Afghanistan.

27Un tel échec aurait des conséquences non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour l’Alliance atlantique, qui demeure une clé de la sécurité internationale. Pour les Afghans, cela représenterait une nouvelle occasion manquée. Les répercussions seraient imprévisibles, d’où un besoin vital d’engagement constant et augmenté de la communauté internationale en Afghanistan.

Français

Résumé

Cet article examine la situation de l’Afghanistan, six ans après l’invasion américaine et le renversement des Taliban. Basé sur une mission exécutée dans le pays par l’auteur, il souligne les défis nationaux et internationaux liés à l’évolution de l’Afghanistan, dont il dresse un tableau préoccupant.

English

Examining Afghanistan : The Fundamental Need for Greater Efficiency and Commitment

Examining Afghanistan : The Fundamental Need for Greater Efficiency and Commitment

This article takes a look at the current state of affairs in Afghanistan, nearly six years after the U.S.-led invasion to overthrow the Taliban. Stemming from a fact-finding mission, it highlights both the domestic and international challenges presented by the situation in Afghanistan, sketching out a worrying picture for the future.

Marco Vicenzino [*]
  • [*]
    Marco Vicenzino est directeur du Global Strategy Project à Washington et conseiller de l’Afghanistan World Foundation.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.010.0049
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