CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 2001, l’artiste germano-kenyane, Ingrid Mwangi, crée la série Static Drift[1]. Dans ce diptyque photographique, l’objectif ne dévoile qu’une partie de son corps, son abdomen. Sur la première image, le corps de l’artiste est recouvert d’une peinture marron à l’exception d’un espace, une carte de l’Afrique, qui n’est plus le « continent noir » (dark continent) décrit par George Friedrich Hegel mais un « continent noir et clair » (dark bright continent) dont les contours le singularisent de son support physique. Par cette image, Mwangi rappelle comment le corps noir et l’Afrique ont conjointement été représentés comme des espaces sur lesquels chacun a assis des représentations exogènes, voire des imaginaires. Le corps devient un territoire, observé, segmenté en espaces de sens produit par le regard de l’autre.

2Dans la seconde image, Ingrid Mwangi intervertit les codes et dessine une carte foncée de l’Allemagne sur sa peau claire. L’Allemagne n’est plus un État-nation mais un « pays dévasté » (burn-out country) que ses échanges avec d’autres territoires dont l’Afrique ont inévitablement transformé en un lieu hybride. Sans jamais évoquer la notion de race, Mwangi joue sur les contrastes de couleurs et l’opposition des mots pour interroger l’articulation entre corps et territoire. Elle revisite les migrations des hommes et des cultures pour représenter son identité métisse : entre l’Afrique et l’Europe, entre des appartenances nationales et continentales. Le corps réunit ces espaces et pose la question de sa positionalité. Quels territoires ce corps incarne-t-il ? Lorsqu’en 1993, Paul Gilroy publie The Black Atlantic, il propose un paradigme pour penser cet entre-deux géographique commun à de nombreuses populations afro-descendantes. Il pose l’Atlantique comme un espace de circulation et d’hybridité. Pourtant, comme d’autres modèles empruntant à la géographie, l’Atlantique noir interroge peu les représentations du corps, premier support de cette perspective transnationale. Il n’y est pas pensé pour lui-même mais est décrit comme le porteur de culture et d’identités en migration qui font, elles, l’objet d’analyses. Plusieurs auteurs comme Andrea Stone, Fassil Demissie et al., Carol E. Henderson ou Ronald L. Jackson II ont complété cette perspective par des études sur le corps de l’esclave, les imaginaires coloniaux, le corps féminin ou masculin [2]. Ces productions interrogent les catégorisations du corps noir à travers l’histoire et analysent sa racialisation. Cependant, peu d’études considèrent le corps noir comme un espace atlantique. En ce sens, les travaux des artistes visuels, particulièrement des photographes contemporains comme Ingrid Mwangi, obligent les chercheurs à s’interroger sur l’articulation entre le corps et la géographie. Par leurs images, ils travaillent sur l’identité de ce corps et sa construction comme un espace atlantique à inventer et imaginer où se croisent des cultures, des identités et des représentations.

3Le propos de cet article est de prolonger la réflexion d’Ingrid Mwangi sur la territorialité du corps noir dans la photographie contemporaine. Il observe comment des photographes africains et afro-américains visualisent cette appartenance noire globale. La perspective développée ici émane de l’histoire de l’Atlantique noir et du champ des histoires connectées et non de l’histoire de l’art pour laquelle je ne prétends pas avoir de bagage. Elle se décline suivant une discussion, une proposition et une remarque conclusive. La discussion reprend un débat auxquels les photographes contemporains participent par leurs travaux. Elle aborde la construction du corps noir comme une archive capable de sortir du paradigme altérité/affirmation de soi qui, au xixe siècle, a généré des « catégories » de corps noirs (le corps de l’esclave ou par exemple celui du colonisé). La proposition est celle de ces photographes qui, par leurs images, cherchent à inventer une positionalité atlantique, en représentant le corps comme un espace à la fois ancré en Afrique et dans les Afriques hors d’Afrique. Enfin, la remarque évoque le rôle de l’image dans la formation d’un cosmopolitanisme noir.

4Une première observation en lien avec le thème de ce numéro s’impose. Dans cet article, le terme blackness est mis en concurrence avec le préfixe « afro » qui a ma faveur. Comme j’ai pu le noter ailleurs [3], « afro » recouvre plus aisément la tension entre la revendication d’une multiplicité des identités et des cultures et la célébration d’un commun épistémologique noir. Ce préfixe dit à la fois l’origine africaine commune, la valorisation du noir – même si toujours en termes raciaux – et l’expérience de la discrimination. Il est associé à des noms de nationalités et de communautés qui notifient, eux, l’ancrage d’une identité dans des histoires spécifiques. Il saisit le spécifique sans renier le commun d’un héritage, voire d’un imaginaire. « Afro » ouvre vers une agency culturelle, identitaire, sociale qui caractérise les pratiques des communautés dont nous parlons. Il laisse la place à l’invention, à la représentation de soi comme à la réélaboration constante de leurs relations avec d’autres Afro-descendants. Il n’est pas une catégorie mais plutôt une rubrique dont la flexibilité autorise toutes les appropriations. Le terme blackness émane lui d’un contexte anglophone et particulièrement américain dans lequel il a été racialement construit à travers l’expérience des Noirs aux États-Unis, qui reste très différente de celle des Africains et d’autres peuples noirs. Il a d’abord été pensé comme un instrument de discrimination puis, avec l’émergence des nationalismes, notamment au milieu du xxe siècle, il est devenu un outil de valorisation communautaire. Il est ancré dans une situation historique et sociologique particulière. Au-delà des liens continus des Africains-Américains avec d’autres peuples noirs, le terme blackness peine à s’extraire d’une lecture étatsunienne et conduit souvent à réifier la race, voire à penser une unicité des peuples noirs qui n’existe pas. À l’heure où les notions de post-black, post-racial traversent les débats politiques américains, il semble pertinent d’en proposer une lecture critique.

De l’archive à l’esthétique décoloniale

5En janvier 2013, lors de la conférence The Black Body in the Western Art, les débats entre historiens et artistes ont systématiquement abordé deux thématiques qui traversent les arts visuels et les études globales, qu’elles soient dites diasporiques, atlantiques ou transnationales : comment repenser le corps noir et ses archives visuelles d’un point de vue étique et non émique ? Comment dépasser une grammaire visuelle de l’autre qui a longtemps découpé le corps noir en espaces de sens pour lesquels les cheveux, la couleur de la peau et la morphologie ont servi de codes pour penser l’altérité ? Comment enfin, inventer des images du corps noir qui ne seraient pas des contre-discours sur la négritude ? L’une des voies choisie fut de considérer le corps noir comme une archive où se superposent des représentations issues de différentes histoires.

Le corps noir comme archive

6Considérer le corps noir comme une archive pose plusieurs questions [4]. La première est la définition du terme « archive » appliqué à des représentations visuelles. Le statut de l’archive en histoire est source de débats nombreux et récurrents, tant sur sa place dans les pratiques historiennes que sur sa définition matérielle et immatérielle ou sur sa capacité à rendre compte d’un moment et de la trajectoire d’individus [5]. En 1989, Arlette Farge en avait rappelé la fonction essentielle dans la pratique historienne dans Le goût de l’archive[6]. À partir des archives judiciaires, elle recompose des discours, des modes de pensée et de hiérarchie et tente de reconstituer une « dramaturgie du réel [7] ». Ce questionnement archivistique de pratiques historiennes qui se veulent distanciées des sources est lui-même questionné par l’archive visuelle. Michel Foucault avait, en son temps, abordé cette question en travaillant sur une archéologie du savoir articulée entre l’énonciation et le visible [8]. Il pensait l’archive à travers le primat de l’énonciation qui conserve la trace de l’événement et forme un « système de la formation et de la transformation des énoncés [9] ». Le visible apparaissait dans un second temps, forgé non par la vue mais par « des complexes d’actions et de passions, d’actions et de réactions, des complexes multi-sensoriels, qui viennent à la lumière [10] ». En 1980, dans La chambre claire, Roland Barthes [11] pousse l’idée d’interaction à l’origine des images et analyse comment le tryptique Operator, Spectator et cible produit l’image non comme un « simple document ou un index mais aussi un ensemble de codes culturels et de croyances [12] ». Parmi d’autres, Foucault et Barthes ont montré que l’archive visuelle ne naît pas de l’image elle-même mais de représentations, voire de politiques de représentation de soi ou de l’autre. Dans le cas de l’archive visuelle, cette relation entre Operator, Spectator et cible se déploie dans l’espace et dans le temps. Elle croise des représentations formées lors de la mise en œuvre de la photographie et, plus tard, lors de ses diverses relectures et réinterprétations, comme une trace du passé. Dès lors, se superposent des compréhensions du monde, des imaginaires, des images de soi et de l’autre. S’agissant du corps dans les archives ou, plus exactement de la « mise en archive » du corps, la photographie a été longtemps lue comme un instrument de vérité [13]. En 1989, Allan Sekula discutait du lien entre archive et corps [14]. Il analysait comment l’apparition du portrait photographique au milieu du xixe siècle a servi, dans les enquêtes criminelles, à identifier et classer les corps. La photographie devient un instrument de représentation de la réalité physique du sujet prise comme une évidence, voire une « vérité empirique » irréfutable [15]. Cette « réalité » physique s’appuie sur la représentation de corps objectivisés, normés par la vogue des inventaires des êtres vivants développée à la même époque par les sciences émergentes dont l’anthropologie. La photographie en devient l’instrument premier. Elle permet de justifier des discours eugénistes et racistes car elle est censée être fidèle à ce que l’œil perçoit. Le corps doit donner à voir l’invisible, les sentiments, les intentions, parfois même des prédispositions du sujet [16]. La photographie fixe alors les corps dans un identique que l’observateur perçoit ou reconnaît et sert à définir des invariants physiques jugés caractéristiques d’un « corps criminel », d’un « corps anormal » ou du « corps du sauvage ».

7Cette insistance sur le visible et la physicalité comme révélateurs d’une personnalité fut largement utilisée pour décrire les corps noirs. Cela relève de ce que Jacques Derrida, nommait « consignation » ou comment l’archive écarte l’hétérogénéité et rassemble les sources pour en retirer une unité, voire des signes et des récurrences [17]. Les corps noirs ont subi cette consignation car ils apparaissent, dans les archives visuelles, dans des séries anthropologiques de craniologie sur les morphologies bantoues, nilotiques, etc. Ils deviennent le corps noir, typifié par des éléments jugés caractéristiques [18]. On se souvient des désormais connus daguerréotypes d’esclaves d’une plantation de Caroline du Nord, pris en 1850 par J. T. Zealy [19], montrant des corps figés par le regard du photographe. Ils sont interprétés comme les signes d’une infériorité mais aussi d’une appartenance intemporelle à l’Afrique. La couleur de peau et le phénotype incarnent le territoire. Zealy choisit des sujets qu’il associe à des régions d’Afrique. L’esclave Renty est dit « Congo » tandis que le chauffeur Jack est censé venir de Guinée. Zealy cherche dans les traits de leur visage, dans leur morphologie des indices qui l’autoriseraient à localiser leurs origines en Afrique de l’Ouest ou centrale. La littérature à ce sujet est abondante [20]. Elle décrit la formalisation du corps noir et analyse les modèles qui fondent cette hiérarchie politique, sociale et économique imposée par le maître et le colonisateur. De nombreux ouvrages comme celui de George Yancy [21] décrivent comment, dans l’histoire mondiale, le corps noir est autant déterminé par les gestes et les actions d’individus qui « réagi[ssent], résiste[nt], ruse[nt], consent[ent], se résigne[nt] ou partage[nt] avec autrui [22] » que par les représentations et les « discours sur » la race et la corporéalité noire.

8Les artistes, les activistes et les hommes politiques africains et afro-américains ont eux aussi transformé le corps noir en archive. De Frederick Douglass à W. E. B. Du Bois, des « pères des nations » africaines, dont Kwame Nkrumah, aux membres de la Renaissance de Harlem photographiés par James Van der Zee, jusqu’aux militants du mouvement pour les droits civiques photographiés par Gordon Parks, tous ont utilisé l’image, l’apparence et les postures de leur corps comme des outils de leurs discours politiques. Observant le photographe comme Frederick Douglass, ou pris sur le vif alors qu’ils prononcent un discours ou défilent comme Malcolm X, ils ont pensé l’image comme un instrument de représentation de leur lutte sur le court et le long terme. À court terme car, comme le pensait Du Bois, les images d’élites noires devaient servir de modèles à d’autres Noirs. À long terme ensuite, car la photographie témoigne d’un temps historique, parfois aussi d’une destinée à la fois individuelle (celle de futurs hommes d’états ou de leaders politiques) et collective (celle d’une communauté ou d’un continent en lutte pour la liberté). Les gestes et les attitudes disent l’engagement et le parcours politique voire l’accession à la fonction suprême de chef d’État. Ces photographies sont avant tout des « contre-archives [23] » répondant à des imaginaires dépréciatifs associés aux peuples noirs. Les portraits de Frederick Douglass en sont un bon exemple. Ils rappellent le chemin parcouru par cet ancien esclave, devenu une voix du combat abolitionniste aux États-Unis. Assis de trois-quarts, regardant le photographe dans les yeux, il utilise son corps, ses vêtements et sa chevelure pour incarner sa trajectoire, d’une plantation du Maryland jusqu’à Washington. Il pense la photographie comme un « instrument du changement social [24] » et en use pour incarner ce déplacement social et politique, espérant modifier le regard de la majorité blanche. Douglass ? comme W. E. B. Du Bois mais aussi Marcus Garvey ou plus tard les nationalistes du milieu du xxe siècle ? est une cible qui influence l’Operator pour mieux agir sur les représentations du Spectator[25]. Il est une cible qui construit un langage visuel pour contrer les images d’esclaves entassés dans les quarters ou celles de lynchages. Le même processus opère dans les photographies officielles de Kwame Nkrumah qui, arrivé à la présidence du Ghana, s’appuie sur la photographie pour composer son image de chef d’État, défenseur d’une pensée panafricaine.

9Aujourd’hui, certains photographes tentent de sortir de cette double consignation du corps noir – endogène et exogène ? et travaillent sur le corps comme un espace performatif. Le propos n’est plus seulement de représenter le corps comme l’illustration d’un moment historique ou de la trajectoire d’une communauté mais aussi de penser une appartenance globale. Les photos-textes d’Ingrid Mwangi et Carrie Mae Weems ou les autoportraits de Kudzanai Chiurai l’illustrent. Les corps évoquent un passé partagé, celui de couples et de familles et fixent sur la pellicule un moment de leur existence. Les corps ne sont plus identifiés comme des corps noirs mais comme des espaces fluides qui superposent des représentations de soi passées – celles des sujets et des photographes ? et présentes ? celle de l’artiste et du spectateur ? et ouvrent vers une discussion sur le commun des expériences africaines et afro-descendantes. Le corps devient une archive « dispersée, dynamique et transformative » où s’invente le commun et le spécifique de ces expériences noires [26].

L’esthétique décoloniale et le post-blackness

10Définir le corps comme une archive dispersée est une question qui traverse les débats actuels sur la décolonisation du regard et la modernité noire. Entre 2011 et 2013, plusieurs conférences sur ce thème ont été organisées entre La Havane, Berlin, Chapel Hill et Bogota. Elles ont réuni des historiens de l’art, des conservateurs et des artistes désireux de « désoccidentaliser » l’art contemporain. À partir des travaux du sémiologue Walter Mignolo [27], les participants y ont développé ce qu’ils nomment la « décolonialité » ou l’« esthétique décoloniale ». L’esthétique décoloniale invite à penser les œuvres d’artistes issus de communautés autrefois dominées ou colonisées comme une forme de contre-modernité ? et non une altermodernité, qu’ils considèrent comme une réitération du trope universaliste de la pensée occidentale. Suivant une rhétorique de la libération qui rappelle celle d’artistes des années 1960 comme ceux du Black Arts Movement, la décolonialité se construit à travers l’interculturalité, prise comme un espace d’échanges où les croisements culturels et identitaires donnent naissance à l’art. Elle se différencie finalement peu des histoires connectées ici appliquées aux pratiques artistiques. Elle réintroduit d’ailleurs les thématiques anciennes de la désincarcération, l’agency, le paradigme centre-périphérie comme la critique post-coloniale. Cette analyse autrefois développée tant par les nationalistes afro-américains que par les pères des indépendances africaines comme Julius Nyerere, a ici deux intérêts. Le premier est qu’elle travaille sur la connectivité des pratiques (« decolonial delinking ») entre artistes visuels. Elle qualifie leurs migrations comme celles de leurs œuvres dessinent des espaces, des lieux de rencontre entre pays du Sud pour renverser la circulation Nord-Sud qui continue de déterminer le regard sur une œuvre.

11Deuxièmement, si cette orientation n’est pas nouvelle et malgré la multitude de concepts et de termes non explicités qui la compose (« (transnational) identities-in-politics », « transmoderne », etc.), elle a le mérite de poser une question latente : dans quelle mesure évoquer des corps noirs à travers des concepts issus d’un contexte occidental permet-il de penser la subjectivité des expériences africaines et afro-descendantes ? Autrement dit, comment parler du corps noir sans le réifier comme le signe d’une altérité raciale qui doit être constamment expliquée voire justifiée ? Ce débat ouvert s’appuie sur les travaux de photographes africains et afro-descendants comme Ingrid Mwangi pour inciter les historiens et les artistes à une autonomisation des savoirs sur le corps noir. Il est vrai que défendre le noir ou la blackness est intrinsèquement une posture de différentiation qui questionne les normes esthétiques dominantes mais ne les remet pas en cause. L’« esthétique décoloniale », ou la post-blackness comme le note Nana Adusei-Poku [28], montre que les photographes ont, eux, dépassé ce paradigme et utilisent le corps noir pour évoquer une « multiplicité de multiplicités » où la race et ses représentations à travers l’histoire ne sont plus la base commune de leurs expériences.

La positionalité des corps

12Entre 2009 et 2012, Tina Campt montrait que cette « multiplicité des multiplicités » existait déjà dans la photographie vernaculaire des années 1920 et 1930 [29]. Dans Image Matters, elle étudie les portraits de familles noires et mixtes allemandes et montre que la photographie servait déjà à dépasser la « visibilité » de la race pour représenter des corps noirs, devenus des « site[s] complexe[s] » où se réfracte et se reflète la « construction européenne et diasporique noire » (« black European diasporic formation »)[30]. Un couple et ses deux enfants à bord d’un bateau les menant de l’Amérique vers l’Europe, un bébé sur une chaise dans un jardin ou une femme dans son salon à Berlin, ces corps incarnent des identités superposées (communautaires, nationales, globales ou locales). Les postures, les vêtements autant que les regards racontent leurs migrations entre les États-Unis, l’Angleterre, la France, le Ghana et l’Allemagne. Les photographes contemporains racontent des histoires similaires et utilisent trois voies pour le faire.

La topographie du corps

13La première voie est une critique des usages du corps noir comme une métaphore de l’Afrique. Hier comme aujourd’hui, être Noir signifie souvent posséder des liens immédiats ou distants avec l’Afrique. Le corps est lu comme le signe d’une appartenance ancienne et parfois éternelle au continent. Il en devient la trace, au point souvent d’éluder l’hybridité des cultures africaines et afro-américaines comme leurs identités plurielles (sociale, de genre, etc.).

14C’est le propos de Static Drift où Ingrid Mwangi aborde l’influence de la colonisation sur cette représentation du corps noir. Elle utilise le corps comme une carte sur laquelle le regard définit des espaces, des lieux de sens et d’appartenance. Une géographie politique émerge, créant des empires et des pays qui oblitèrent une géographie culturelle, sociale et également politique préexistante. L’Afrique est scindée en zones d’influence française, britannique ou allemande tandis que le corps apparaît comme un territoire vierge formé par le regard de cet autre européen. Le corps fait face au spectateur comme pour affirmer son existence. Le gros plan sur son abdomen focalise le regard du spectateur et le rend omniprésent voire surdéterminé. Dans le même temps, il souligne l’invisibilité du sujet qui rappelle l’absence des peuples africains à la conférence de Berlin de 1884. Le corps devient la trace de la violence coloniale et de cette narration eurocentrée de l’histoire de l’Afrique. Mwangi ajoute de la contemporanéité car Static Drift évoque aussi son identité kenyane et allemande. Cette double ascription, construite entre deux continents et deux pays, remet en question la collusion entre corps noir et Afrique car elle témoigne d’une circulation inexistante durant la colonisation. Son corps, à la fois blanc et noir, est inclassable car il transcende les catégories raciales. Il incarne un entre-deux visuel qui évoque une connexion improbable et rappelle que l’histoire du continent s’est écrite dans des allers et retours vers d’autres territoires.

15Progressivement, Mwangi transforme l’hybridité en une posture artistique. Elle associe son nom et son identité artistique à ceux de son mari, Robert Hutter, et invente un artiste unique, IngridMwangiRobertHutter (ou Mwangi Hutter). Au fil des images et des installations vidéos, cet artiste imaginaire interroge l’incorporation des catégories raciales par le spectateur. Dans Neger Don’t Call Me en 2000 et Cutting the Mask en 2003, Mwangi dissimule son visage derrière ses cheveux tressés suivant différentes coiffures. Les traits de son visage disparaissent derrière ces formes. Le spectateur perd ses repères. Il est désormais confronté à l’iniquité de codes qui ont fondé un lexique visuel qu’il a inconsciemment intégré. Le visage n’est plus. Il ne reste plus qu’un corps, identique à tout autre. Le spectateur est forcé de s’interroger : quelle(s) partie(s) du corps est (sont) associées au noir et pourquoi ? Splayed[31] poursuit cette ligne et morcelle le corps en îlots de sens (les bras et le visage). D’un écran à l’autre, le spectateur doit regarder chaque film, chaque image, pour le recomposer et finalement voir une personne. Mwangi segmente le corps et le transforme en un espace performatif où le noir, symbole d’altérité voire d’exotisme [32], mais aussi la nudité font écho au corps blanc d’un Robert Hutter aux yeux cachés par des pansements, sur lequel des passants noirs de Johannesburg, anciennes victimes de l’apartheid, écrivent ce qui leur vient à l’esprit : life, love, killer, war, art, Africa, etc. [33]. Mwangi Hutter travaille le renversement des codes raciaux et va même jusqu’à évoquer un universel des corps. À l’instar de la série photographique Headskin, en 2004, où Mwangi et Hutter se font simultanément raser le crâne, le corps n’est plus le marqueur racial. Les nuques rasées témoignent de l’impossibilité d’établir une distinction entre Mwangi et Hutter. La singularité de phénotypes jugés noirs ou blancs disparaît. L’œil ne permet plus aucune différenciation. Au contraire, il évoque la synthèse voire la fusion des corps dans une humanité indéniable.

16L’analyse historique de Mwangi prolonge celle du Nigérian Rotimi Fani-Kayode qui, en 1988, interrogeait déjà la collusion entre corps noir, Afrique et africanité. Décédé en 1989, son œuvre explore les identités culturelles, sexuelles et les normes esthétiques et sociales qui, en Afrique comme ailleurs, contraignent le corps. Au-delà du caractère transgressif et homoérotique de ses photographies, Fani-Kayode critique l’essentialisation des corps – notamment masculins – et photographie des hommes devenus des métaphores. Homme-oiseau ou homme-fleur, ses autoportraits présentent des corps aux visages dissimulés derrière des masques. Le corps noir masculin est pris entre une représentation exogène sexualisée comme dans Gold Phallus[34] où Fani-Kayode peint son sexe en jaune et une « réalité spirituelle » africaine qui transcende le corps [35]. À l’instar de la série Masks from Ecstatic Antibodies, en 1989, il oppose un regard occidental qui invente une corporéalité noire en même temps qu’il la chosifie par des stéréotypes raciaux et des « multiplicités » africaines incarnées par des masques ife ou yoruba. Ces masques sont à la fois des traces d’Afrique mais aussi des instruments d’essentialisation de cultures africaines qui, au-delà des frontières du continent, les réduit souvent à ces symboles visuels.

17La juxtaposition de masques et de corps pour évoquer l’Afrique est un linéament qui fait se rejoindre des productions africaines et afro-américaines. Ainsi, en 1989, dans Dan Mask[36], le même Fani-Kayode réinterprète Noire et Blanche de Man Ray et place au centre de l’image un masque dan similaire à celui placé à côté de Kiki de Montparnasse. Dans les deux cas, ces masques aux traits minimalistes semblent sans expression et forcent le spectateur à en observer la forme, les traits, la couleur pour en comprendre le sens. Le regard passe des cheveux, à la forme du visage, aux yeux, au nez et à la bouche, et compose un tout interprété comme les caractéristiques d’une origine africaine. Ce que beaucoup définissent sans distance critique comme « une morphologie et des traits négroïdes […] du visage (le cheveu crépu, les lèvres épaisses, le nez épaté […]), mais aussi du corps (cambrure des reins, largeur des hanches, rebondi des fesses, arrondi du buste) [37] » devient un lieu d’interprétation. Le voyage de l’œil génère un codage et définit un « phénotype noir ». Le corps devient alors un espace à déchiffrer, dont chaque partie devient un indice indéniable d’un lien avec l’Afrique [38].

18En 1996, l’Afro-Américaine Cynthia Wiggins évoquait les interprétations de cette physicalité « d’origine africaine » aux États-Unis. Elle critique cette géographie corporelle qui décompose le corps noir en espaces de sens formé par la « perception incarnée » (« embodied perception ») d’un autre occidental et blanc qui définit le beau et le laid. Dans Don’t Hate Me because I’m beautiful[39], qui reprend un slogan publicitaire pour des produits capillaires, Wiggins explore le lien entre race et continent africain. Elle présente six autoportraits en noir et blanc. Deux images alternent trois fois. L’une la représente, les yeux baissés, comme si elle n’osait croiser le regard du photographe. Elle alterne avec une autre image où une main blanche tire ses cheveux crépus comme pour l’obliger à voir son observateur. Sans maquillage ni travail sur ses cheveux, elle apparaît naturelle, observant avec lassitude comment, à travers le monde, chaque partie du corps de la femme noire, doit subir une transformation pour être jugé beau. Wiggins refuse les canons esthétiques dominants [40] et célèbre la « valeur de son propre corps [41] ». Elle critique le rôle de l’industrie cosmétique dans l’internalisation de préjugés qui associent le naturel au corps de l’esclave, dernier lien direct avec l’Afrique [42]. Celui-ci illustre alors une proximité négative avec le continent et s’oppose à une sophistication qui devrait, elle, représenter la complexité de l’identité afro-américaine née de la rencontre entre Européens, Africains, Indiens.

19Cette dualité entre une modernité occidentale et une racine africaine, dont le phénotype noir ? voire la « nudité noire » ? serait la trace, engage un dialogue absent du modèle gilroyien. L’Afrique n’incarne pas un avant l’hybridité d’identités afro-descendantes mais elle est un lieu où elles s’élaborent au même titre que l’Amérique ou l’Europe. Les pratiques artistiques de Mwangi Hutter, Fani-Kayode et Wiggins rééquilibrent le modèle de Paul Gilroy en réintégrant l’Afrique dans les circulations atlantiques et en critiquant l’idée de corps noirs imprimés par un regard éloigné [43]. Ils travaillent sur la stasis[44] ? soit la tension entre le déplacement des corps, le croisement des cultures et l’intersectionalité des identités ? et la fixité de l’image qui traduit l’expérience migratoire de sujets à la fois liés à Afrique et à un autre territoire. Cette tension entre le proche et le lointain, entre le mouvement et l’immobile, entre le global et le local a longtemps été absente des représentations du corps noir. Pourtant, elle permet de saisir cette multiplicité des multiplicités, où le corps n’est alors plus le signe d’un ancrage territorial mais celui d’une translation entre des espaces, de la recomposition de leurs appartenances le long de routes [45] qui forment l’Atlantique noir.

Reenactment

20La seconde voie ouvre vers une circulation temporelle où le corps devient un passage entre le passé et le présent. Il sert à la reconstitution (reenactment) ou comment mettre en scène le passé pour appréhender les émotions de ses acteurs. Comme la performance, l’image n’est alors pas une illustration du passé mais une narration a posteriori qui efface la distance entre l’événement et l’œuvre artistique [46]. Elle force le spectateur à ressentir et non plus observer. Le reenactment permet de croiser les regards du photographe et du spectateur de l’époque avec ceux de leurs contemporains. Il interroge les représentations nées de cette circulation entre des acteurs passés et présents pour discerner comment le corps est non seulement un lieu d’une mémoire traumatique née de l’esclavage ou de la colonisation, mais un espace recréé par cette réélaboration du récit. L’image est alors une représentation « indirecte du temps et de la durée [47] ». Elle est un réagencement du passé ou d’« images-temps [48] » qui visualisent dans l’instant un sujet ou un événement.

21Entre 1990 et 2002, Rotimi Fani-Kayode et Carrie Mae Weems s’engagent dans une reconstitution de l’esclavage qui place le corps noir entre les continents africain, européen et américain. Assis nu face à l’objectif, les jambes pliées comme un captif, Fani-Kayode s’extrait du contexte africain pour évoquer l’histoire des Afro-descendants d’Amérique. Aucun décor, aucun objet ni inscription – excepté le titre de l’œuvre, Cargo Middle Passage[49] – ne localise cette image dans le temps. Seule, la posture du corps rappelle au spectateur celles des esclaves enchaînés dans les cales des bateaux négriers. Le geste prend alors une signification historique : Fani-Kayode se cache les yeux comme l’esclave qui ne veut pas voir le destin tragique qui l’attend. Le nu accroît l’impression de vulnérabilité d’un corps chosifié, exposé au regard des autres. Parallèlement, il dit la résistance des esclaves qui refusent de soumettre leur volonté, à défaut de pouvoir refuser de soumettre leurs corps. Le corps est un espace de conflits entre l’essentialisation du noir par les esclavagistes et le refus des esclaves de devenir des corps imprimés par la race. Cela signifie également refuser la segmentation du corps pour des raisons économiques. Le corps n’est pas la somme des parties utilisables pour le travail des champs. Au contraire, Fani-Kayode revendique l’unité et la subjectivité de l’esclave qui, fermant ses bras sur lui-même, tente de protéger ce qui lui reste d’identité.

22En 1995, Carrie Mae Weems fait le chemin inverse dans From Here I Knew What Happened and I Cried[50]. Elle utilise quatre des daguerréotypes produits par J. T. Zealy en 1850. Deux hommes et deux femmes, y apparaissent, à demi dévêtus, observant avec lassitude et incompréhension le photographe. Weems reprend cette série et l’enserre entre deux images identiques d’une femme africaine à la large coiffe. Elle imagine une conversation entre une esclave aux États-Unis et une femme africaine par-delà l’océan Atlantique. La première raconte à la seconde ce qui l’attend. Les photographies comportent des légendes qui évoquent les clichés associés au corps noir et sont autant de mises en garde de l’esclave à la femme libre : d’« objet d’étude », à l’incarnation du « type négroïde » en passant par « un débat anthropologique », elle révèle comment le corps est devenu l’instrument d’une discrimination protéiforme. Weems fait se rencontrer des récits africains et afro-américains non plus scindés en rhizomes par la traite transatlantique mais intégrés dans une même narration. Weems produit un récit global noir qui englobe à la fois la mémoire de l’esclavage, inscrite dans les corps photographiés par Zealy et les histoires africaines. Le corps n’est alors plus la marque d’une dislocation des identités africaines en Amérique mais il devient un espace où les artistes révèlent des nœuds identitaires et culturels. Weems et Fani-Kayode ne nient pas les spécificités identitaires et culturelles africaines et afro-descendantes mais les incorporent dans une unité globale, dont le corps est le premier espace d’expression.

23Dès lors, le propos n’est plus de saisir par l’image comment le corps s’inscrit dans un espace, un territoire ou une histoire mais comment son apparence, ses gestes et ses déplacements dessinent un espace noir global, un espace « afro ».

Le global et le local

24Ce travail sur le commun et le différent permet deux choses. La première est que cette positionalité globale obliger à repenser les usages du corps noir en Afrique grâce à des images formées au-dehors. Dans la série Dying to be Men[51], le Zimbabwéen Kudzanai Chiurai se représente en ministres d’un gouvernement imaginaire. Comme dans d’autres œuvres, il évoque la corruption et la violence de dirigeants qui préemptent le pouvoir politique comme un bien personnel. Chiurai utilise des références visuelles issues de la culture hip-hop afro-américaine pour initier un débat sur la démocratie et ses représentations en Afrique. Face au même papier peint doré, tous les ministres étalent les signes de leur richesse ? vêtements, téléphones portables, bijoux ou armes. Debout et immobiles, le regard altier ou dissimulé derrière des lunettes noires, ils incarnent l’autorité d’États vacillants. Certaines de leurs tenues font référence à un contexte africain (chasse-mouches, tenues en wax) et d’autres reprennent les codes esthétiques de rappeurs afro-américains (bagues à inscriptions, dents en or, coupes de cheveux « plateau » des années 1980, radiocassettes, etc.). Ces ministres portent les espoirs et les blessures de l’Afrique, à l’instar du ministre de la Santé qui, d’une main, rédige une formule qui pourrait sauver son peuple des pandémies, et de l’autre tient trois crânes. Imitant l’esthétique du gangsta rap des années 1990, un « ministre de l’Entreprise » aux lunettes noires apparaît en peignoir, un cigare au bord des lèvres. Il brûle un billet de vingt rands, montrant son mépris de l’argent public qui semble couler à flots. Il semble sciemment ignorer le spectateur, même si ce dernier est la cible de cette autoreprésentation. Chiurai utilise les stéréotypes véhiculés par la culture rap pour nourrir une double critique, destinée à la fois aux hommes politiques et aux Africains. D’un côté, il déconstruit l’appropriation des signes de la réussite sociale, d’abord développée à la marge de la société américaine comme des clichés dont ses auteurs n’ignoraient pas le caractère essentialiste. Sur les traces de Notorious B.I.G. et Tupac Shakur [52], ces anciens criminels qui ont associé leurs usages de gang au rap et généré un imaginaire visuel de parvenus, Chiurai évoque les similitudes des trajectoires d’hommes politiques africains tout aussi avides de pouvoir. Dans les deux cas, l’autoportrait marque le déplacement de classes sociales basses vers un sommet sociétal. Il permet d’incarner un moi sublimé qui s’impose à celui qui l’observe, voire transforme le sujet en prescripteur d’une mode ou d’un ordre social. De l’autre, il explore la notion de marge pour saisir comment un phénomène localisé, la culture rap américaine, s’insère dans le contemporain post-apartheid sud-africain. La culture rap incarne une modernité construite par l’appropriation d’imaginaires de soi, qui attire et contraste avec la figure d’un ministre de la Défense, incarnant un chef traditionnel.

25Chiurai travaille également sur l’hypervisibilité du corps et sur sa surdétermination, comme instrument du langage politique. Il est le lieu où se forme une esthétique du pouvoir qui emprunte tant aux traditions locales qu’aux imaginaires d’un autre Afro-descendant [53]. Les images circulent d’un bord à l’autre de l’océan Atlantique et transforment le corps en un Atlantique noir, né grâce aux liens renouvelés entre des individus, des époques et des lieux.

26Le second attrait de cette positionalité formée entre le global et le local est justement de considérer les photographies du corps noir en termes de mouvement et de fluidité. La positionalité du corps par l’image ne relève pas uniquement d’un jeu d’échelles entre le local et le global mais raconte comment le corps construit l’espace qu’il « pratique [54] ». Entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe, le mouvement identifie et situe les individus et les peuples dans des lieux et des temporalités pour former une cartographie visuelle noire. De l’esclave à l’ancien colonisé, le corps n’est pas simplement déplacé mais il est transformé, voire recréé. En ce sens, on peut prolonger l’analyse de Gilles Deleuze et considérer que le mouvement génère un changement qualitatif des identités et des cultures qui deviennent d’autant plus hybrides. Dès lors, la positionalité du corps noir que propose, par exemple, Ingrid Mwangi se situe dans l’intervalle temporel et géographique entre le Kenya et l’Allemagne, tandis que celle inventée par Chiurai effectue des allers et retours dans un contemporain noir. Cette positionalité flexible existe grâce à cette translation et se différencie donc de celle d’un Kenyan ou d’un Allemand qui n’aurait aucun contact avec l’un de ces pays. Celle qu’évoque Carrie Mae Weems se situe dans l’Atlantique noir entre les xviiie et xxie siècles et rappelle celle d’autres Afro-descendants d’Amérique. De même, les représentations des corps noirs proposés par Rotimi Fani-Kayode ou Kudzanai Chiurai en Afrique ne peuvent se lire qu’à travers leurs allers et retours réels ou symboliques entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. En ce sens, comme le notait Tina Campt, le mouvement ne s’oppose pas à la statique de l’image mais il en est la toile de fond.

27Une remarque en guise de conclusion. Ces œuvres photographiques travaillent les connexions entre histoire, mémoire, territoire et identités. À travers ses déplacements réels et symboliques, par la migration de leurs images, elles utilisent le corps noir pour (re)créer des liens entre les temporalités et les lieux. De Carrie Mae Weems à Rotimi Fani-Kayode en passant par Ingrid Mwangi, les images sont composées comme des cartographies d’expériences noires qui dessinent des espaces globaux, à l’instar de l’Atlantique noir. À l’heure où des débats autour des notions de blackness, de cosmopolitanisme et de cosmopolitanisme noir réapparaissent, une question demeure : comment évoquer une corporéalité noire à l’ère globale sans réifier la race [55] ? Comment penser le corps noir à l’échelle globale sans verser dans une essentialisation – volontaire ou non – qui s’attache à décrire les représentations négatives et positives qui lui ont été apposées au fil des siècles ? Cette question s’avère ici pertinente puisque tous ces artistes abordent la race à travers les notions de culture, de territoire, d’identité mais aussi d’hybridité et de migration.

28Si, dans un contexte anglophone et particulièrement étatsunien, l’expression « transnational blackness » est utilisée depuis le début des années 2000, elle reprend une définition duboisienne qui travaille la « ligne de couleur » comme un instrument de segmentation et de représentation du monde [56]. Les histoires africaines et afro-descendantes sont définies comme les tenants d’une même « expérience noire », ? parfois nommée panafricaine ? de peuples discriminés de par leur apparence [57]. Selon feu Manning Marable, considérer la race comme un prisme d’analyse global permet d’explorer les inégalités sociales, économiques et culturelles comme les formes de résistances qui ont construit le monde actuel. Si pertinente que soit cette analyse pour qualifier l’action politique ou sociale, elle est confrontée à plusieurs contradictions particulièrement prégnantes lorsqu’il s’agit des images du corps. La première est que la race tend à rendre les lieux et les temporalités inertes. En effet, penser les trajectoires d’un Africain-Américain, d’un Afro-Européen ou d’un Éthiopien au prisme de la race oblitère le spécifique de leurs expériences et de leurs subjectivités ainsi que la façon dont les individus « produisent » le territoire. C’est précisément ce que tentent de faire les artistes mentionnés ici. Ils observent la race en tant que construit historique, une donnée parmi d’autres dans la formation de leurs identités. En ce sens, les corps présentés ne sont pas des corps noirs mais des corps africains ou afro-américains dont les images disent la multiplicité. Ils évoquent moins une corporéité noire qu’une corporéité africaine ou afro-américaine construite à travers ses liens avec d’autres peuples ? d’abord noirs mais pas uniquement. Dès lors, ils s’engagent dans un dialogue visuel sur les modes de représentations du corps noir où la race n’est pas le déterminant de leurs expériences [58]. En ce sens, leurs travaux les placent plutôt dans la perspective d’un cosmopolitanisme noir du xxie siècle. Depuis la fin des années 1990, le concept de cosmopolitanisme a réapparu dans le sillage des études atlantiques, culturelles et postcoloniales [59] pour penser la globalisation et ses effets [60]. Par leur travail sur le commun et le spécifique, les photographes illustrent le cosmopolitanisme tel qu’il est défini par Kwame Anthony Appiah, soit une posture qui allie revendication d’une culture ou d’une identité locales, voire d’un territoire des origines, et un universalisme « sensible aux moyens par lesquels le contexte historique peut définir le sens d’une pratique [61] ». Dès lors, ils tiennent compte des représentations racialisées du corps noir sans pour autant les réifier. Au contraire, ils inventent des images qui créent de nouvelles interactions et ouvrent vers l’« engagement dialogique » que Kobena Mercer appelait de ses vœux en 2012, espérant qu’une conception diasporique de l’art contemporain pourrait initier un « engagement […] grâce auquel les points de vue spécifiques [des Africains et des Afro-descendants] ouvriraient vers [de futurs échanges] [62] ».

Notes

  • [1]
    I. Mwangi, « Static Drift », dyptique en couleur, photographie numérique, 2001.
  • [2]
    Voir A. Stone, « The Black Atlantic Revisited, The Body Reconsidered: on Lingering, Liminality, Lies, and Disability », American Literary History, vol. 24, n° 4, 2012, p. 814-826 ; F. Demissie, S. Jackson et M. Goodwin (dir.), Imagining the Black Body, Pretoria, University of South Africa Press, 2009 ; C. E. Henderson (dir.), Imagining the Black Female Body. Reconciling Image in Print and Visual Culture, New York, Palgrave Macmillan, 2010 ; R. Jackson II, Scripting the Black Masculine Body. Identity, Discourse, and Racial Politics in Popular Media, Albany, State University of New York Press, 2006.
  • [3]
    Sarah Fila-Bakabadio, « “Pick your Afro daddy”: Neo Soul and the Making of Diasporan Identities », Cahiers d’Études africaines [à paraître].
  • [4]
    Voir à ce sujet I. Baxmann, « The Body as Archive: on the Difficult Relationship between Movement and History », in S. Gehm, P. Husemann et K. von Wilcke (dir.), Knowledge in Motion. Perspectives of Artistic and Scientific Research in Dance, Biefield, Transcript Veralg, 2008, p. 207-216.
  • [5]
    Voir E. Anheim et al., « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de Synthèse, tome 125, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004.
  • [6]
    A. Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1989.
  • [7]
    Ibid., p. 59
  • [8]
    M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 265.
  • [9]
    Ibid., p. 179.
  • [10]
    G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1986, p. 66.
  • [11]
    R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du Cinéma Gallimard Seuil », 1980.
  • [12]
    J. Tagg, The Burden of Representation. Essays on Photographies and Histories, New York, Palgrave Macmillan, 1988, p. 64. Voir également M. McTighe, Framed Spaces. Photography and Memory in Contemporary Installation Art, Hanover, Dartmouth College Press, 2012, p. 73.
  • [13]
    Voir E. Edwards, « Tracing Photography », in M. Banks et J. Ruby (dir.), Made to Be Seen. Perspectives on the History of Visual Anthropology, University of Chicago Press, 2011, p. 159-189.
  • [14]
    A. Sekula, « The Body and the Archive », in R. Bolton (dir.), The Contest of Meaning. Critical Histories of Photography, Cambridge (MA), MIT Press, 1989, p. 343-389.
  • [15]
    B. J. Wright, « Black Talk: Recoding the Body », Callaloo, vol. 19, n° 2, 1996, p. 398.
  • [16]
    G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004 [1986], p. 60.
  • [17]
    J. Derrida, Mal d’archives. Une impression freudienne, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1995, p. 14.
  • [18]
    Tina Campt évoque à ce titre le rôle de la photographie comme outil d’indexation qui a transformé la race en une catégorie. Voir T. M. Campt, « “Pictures of Us?” Blackness, Diaspora and the Afro-German Subject », in D. C. Hine, T. D. Keaton et S. Small (dir.), Black Europe and the African Diaspora, Chicago, University of Illinois Press, 2010, p. 139-160.
  • [19]
    Voir J. T. Zealy, « Jack the Driver », « Portrait of Delia, American-Born Slave », « Portrait of Renty, African-Born Slave », daguerréotypes, mars 1850, Peabody Museum of Archaeology and Ethnology, Université Harvard.
  • [20]
    Voir par exemple, N. Mirzoeff, « Photography at the Heart of Darkness », in N. Mirzoeff (dir.), Bodyscape: Art, Modernity and the Ideal Figure, Londres, Routledge, 1995, p. 121-145.
  • [21]
    G. Yancy, Black Bodies, White Gazes. The Continuing Significance of Race, Lanham, Rowan & Littlefield Publishers, 2008.
  • [22]
    A. Farge, « Corps et politique : individu et société », French Politics, Culture & Society, vol. 24, n° 1, printemps 2006, p. 4.
  • [23]
    M. L. Shawn, Photography on the Color Line: W. E. B. Du Bois, Race, and Visual Culture, Durham, Duke University Press, 2004, p. 9.
  • [24]
    L. Wexler, « “A More Perfect Likeness”: Frederick Douglass and the Image of the Nation », in M. O. Wallace et M. Smith Shawn (dir.), Pictures and Progress: Early Photography and the Making of African American Identity, Durham, Duke University Press, 2012, p. 18.
  • [25]
    Voir pour exemple, le discours de Frederick Douglass, « Picture and Progress », discours prononcé le 3 décembre 1861 à Boston, Washington DC, Library of Congress, http://www.loc.gov/resource/mfd.28009
  • [26]
    T. De Laet, « Bodies with(out) Memories: Strategies of Re-enactment in Contemporary Dance », in L. Plate et A. Smelik (dir.), Performing Memory in Art and Popular Culture, Londres, Routledge, 2013, p. 147.
  • [27]
    Voir l’article de W. Mignolo et R. Vásquez, « Decolonial AestheSis: Colonial Wounds/Decolonial Healings », Social Text, http://socialtextjournal.org/periscope_article/decolonial-aesthesis-colonial-woundsdecolonial-healings/, 15 juillet 2013.
  • [28]
    N. Adusei-Poku, « “Enraciné dans, mais pas limité par” : Les black artistes contemporains et l’évolution des conditions de la représentation », Multitudes, vol. 2, n° 53 (n° spécial « Histoires afropolitaines »), 2013.
  • [29]
    Voir T. M. Campt, Image Matters. Archive, Photography, and the African Diaspora in Europe, Durham, Duke University Press, 2012.
  • [30]
    T. M. Campt, « “Pictures of Us?”… », art. cité.
  • [31]
    IngridMwangiRobertHutter, Neger Don’t Call Me, 2000, film projeté face à quatre chaises entourées de haut-parleurs. IngridMwangiRobertHutter, Splayed, 2004, installation vidéo composée de trois films projetés sur trois écrans, chacun représentant une partie du corps de Mwangi (le bras droit, le visage, le bras gauche).
  • [32]
    Voir IngridMwangiRobertHutter, Trophy, 2005, photographies en couleur, un dyptique où Mwangi apparaît nue, sans visage. Dans la première image, un hologramme « exotic award » lui barre la poitrine. Dans la seconde image, elle tient un cœur entre ses mains.
  • [33]
    Voir IngridMwangiRobertHutter, The Cage, film couleur de 12 mn 01 et la série de trois photographies en couleur qui en est tirée, intitulée Fence, 2009.
  • [34]
    R. Fani-Kayode, Gold Phallus, photographie en couleur, 1989.
  • [35]
    Voir R. Fani-Kayode, « Traces of Ecstacy », in O. Enwezor et O. Oguibe (dir.), Reading the Contemporary. African Art from Theory to the Marketplace, Londres, Institute of International Visual Arts, Cambridge, MIT Press, 1999 [1987], p. 276-281.
  • [36]
    R. Fani-Kayode, Dan Mask, photographie en noir et blanc, 1989.
  • [37]
    S. Mulot, « Chabines et métisses dans l’univers antillais. Entre assignations et négociations identitaires », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 27, 2008, p. 115-134.
  • [38]
    J.-L. Bonniol, « Penser et gérer l’hérédité des caractères discriminants dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes », Rives méditerranéennes, n° 24, 2006, p. 24.
  • [39]
    C. Wiggins, Don’t Hate Me because I’m beautiful, série de six photographies en noir et blanc, 1996.
  • [40]
    Voir la série How to Read a Character (1990-1991) où Carla Williams évoque la permanence des stéréotypes physiques associés au corps noir féminin. Dans « A Virtuous Negro’s Head », elle se représente de profil, comme les sujets d’études anthropologiques du xixe siècle, tandis que « Untitled » révèle son large bassin dont la morphologie était, au xixe siècle, associée au corps de la femme noire.
  • [41]
    P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, Coll. « Le sens commun », 1979, p. 227.
  • [42]
    Plusieurs expressions de la vie quotidienne associent le corps noir naturel à l’esclavage ou à l’Afrique. Des cheveux non apprêtés sont dits « slave hair » ou une personne sans maquillage ou coiffure peut se voir rétorquer : « you look like a slave ».
  • [43]
    Voir C. Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983.
  • [44]
    T. M. Campt, « The Sounds of Stillness. Dwelling in the Visual Archive of Diaspora », séance plénière à la conférence Remapping the Black Atlantic. (Re)Writings of Race and Space, Chicago, DePaul University, 14 avril 2013.
  • [45]
    J. Clifford, Routes. Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
  • [46]
    E. Van Alphen, Art in Mind. How Contemporary Images Shape Thought, Chicago, The University of Chicago Press, 2005, p. 169.
  • [47]
    G. Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 47.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    R. Fani-Kayode, Cargo Middle Passage, photographie en noir et blanc, 1989.
  • [50]
    C. M. Weems, From Here I Knew What Happened and I Cried, série de cinq photographies en couleur avec un texte gravé sur des vitres teintées et contre-collées, 1995.
  • [51]
    K. Chiurai, Dying to Be Men, photographies en couleur et encre sur papier, 2009.
  • [52]
    Voir par exemple le clip vidéo de T. Shakur (featuring Dr. Dre), « California Love », All Eyez on Me, Death Row Records, 1996.
  • [53]
    Voir Kudzanai Chiurai, cité dans L. Heidenreich-Seleme et S. O’Toole (dir.), Uber(W)unden. Art in Troubled Times, Johannesburg, Jacana Media, 2012, p. 91.
  • [54]
    Voir M. de Certeau, « Pratique de l’espace », L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, p. 137-191.
  • [55]
    Voir K. A. Appiah, The Ethics of Identity, Princeton, Princeton Universit y Press, 2005 ; I. K. Nwankwo, Black Cosmopolitanism, Racial Consciousness and Transnational Identity in the Nineteenth-Century Americas, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2005.
  • [56]
    Voir M. Marable et V. Agard-Jones (dir.), Transnational Blackness. Navigating the Global Color Line, New York, Palgrave Macmillan, 2008.
  • [57]
    Voir M. Marable, « Introduction. Black ness Beyond Boundaries: Navigating the Political Economies of Global Inequality », in M. Marable et V. Agard-Jones (dir.), Transnational Blackness…, op. cit., p. 3.
  • [58]
    Voir à ce sujet J. Nassy Brown, « Before Blackness, Beyond Diaspora: Cosmopolitanism in Liverpool’s Age of Sail », 2001, http://cgirs.ucsc.edu/publications/cpapers/nassybrown.pdf.
  • [59]
    Voir P. Cheah et B. Robbins, Cosmopolitics. Thinking & Feeling Beyond the Nation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 ; S. Vertovec et R. Cohen (dir), Conceiving Cosmopolitanism Theory, Context, and Practice, New York, Oxford University Press, 2002 ; D. Archibugi, Cosmopolitics, Londres, Verso, 2004.
  • [60]
    Aux États-Unis, ces débats s’inscrivent dans une discussion plus large sur l’avènement supposé d’une Amérique post-raciale, apparue à la suite de la première élection de Barack Obama. On évoque désormais une post-blackness qui obligerait à repenser l’identité afro-américaine en dehors d’un paradigme racial. Voir à ce sujet le très discuté ouvrage de Touré, Who is Afraid of Post-Blackness ? What It Means to Be Black Now, New York, Free Press, 2011. Le terme post-black est apparu en études visuelles dès 1991 sous la plume de Robert Farris Thompson. Voir R. Farris Thompson, « Afro Modernism », Artforum International, vol. 30, n° 1, septembre 1991, p. 91-94.
  • [61]
    K. A. Appiah, The Ethics of Identity, op. cit., p. 256.
  • [62]
    K. Mercer, « Art History and the Dialogics of Diaspora », Small Axe. A Caribbean Journal of Criticism, vol. 16, n° 38, 2012, p. 213.
Français

Le corps noir est à la conjonction des expériences africaines et afro-descendantes. Déplacé, exhibé, scruté, il porte les histoires de migrations successives entre l’Afrique, les Amériques et l’Europe. Cet article examine la géographie corporelle dessinée par certaines œuvres produites par des photographes contemporains africains, afro-américains et afro-européens comme Carrie Mae Weems, Ingrid Mwangi, Rotimi Fani-Kayode ou Kudzanai Chiurai. Il discute de leurs représentations croisées du corps noir défini comme une métaphore d’une positionalité atlantique, voire d’un cosmopolitanisme noir. Le propos est de saisir comment les images reconstruisent le corps comme un espace d’interaction et représentation d’une histoire noire connectée, dont l’Atlantique est le lieu de formulation premier.

Sarah Fila-Bakabadio
Civilisations et identités culturelles comparées (CICC) EA 2529/ Mondes américains (EHESS/CNRS)
Université de Cergy-Pontoise
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/03/2015
https://doi.org/10.3917/polaf.136.0021
Pour citer cet article
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