CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans son avant-dernière livraison (n? 105, mars 2007), Politique africaine se faisait l’écho des interrogations des chercheurs sur les impasses de la politique française en Afrique et interpellait les candidats à l’élection présidentielle sur la nécessité d’un profond renouvellement des relations de la France avec le continent. Nicolas Sarkozy avait, durant la campagne électorale, promis de rompre avec l’héritage de ses prédécesseurs. Depuis son élection, certains signes ont pu sembler encourageants, comme par exemple dans le traitement de l’assassinat à Djibouti du juge Borrel ou l’ébauche d’ouverture de Bernard Kouchner à l’égard du Rwanda [1]. D’autres symptômes, comme la place de choix accordée par la présidence française au président gabonais Omar Bongo ou l’hommage rendu à Jacques Foccart et à son dauphin, Robert Bourgi, semblent plutôt indiquer la continuité [2]. Ce qui paraît se dessiner au total, c’est un vide conceptuel, une gestion au cas par cas, une politique où, faute d’une approche nouvelle, les vieux réflexes pourraient bien encore jouer leur jeu.

2La continuité est en effet indiscutable pour ce qui concerne les représentations, comme en témoigne le discours prononcé le 26 juillet 2007 à Dakar par Nicolas Sarkozy à l’attention des « jeunes d’Afrique » [3]. Ce texte a immédiatement suscité les nombreuses critiques d’intellectuels français et africains [4], et un universitaire sénégalais s’est demandé s’il fallait « perdre davantage de temps à répondre à M. Sarkozy [5] ». Peut-être avait-il raison. Sans reprendre ici l’ensemble des points développés par les critiques souvent excellentes (et parfois plus longues) déjà parues, Politique africaine estime cependant nécessaire de prendre à son tour position.

3Le discours, dont les sentencieuses formulations néogaullistes indiquent qu’il visait à faire date, a été lu à l’université Cheikh Anta Diop, devant une audience choisie. Comme de nombreux commentaires l’ont souligné, le texte, préparé par Henri Guaino, conseiller spécial du président Sarkozy [6], était d’un essentialisme achevé, reprenant notamment le poncif hégélien de l’Afrique immobile. On citera pour mémoire, parmi les moments les plus déconcertants :

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« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. […]
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. […]
Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. »

5De façon symptomatique, la bienveillance présidentielle envers l’Afrique se traduit ensuite par le recours à des stéréotypes éculés : l’art est évidemment le grand exemple de la contribution de l’Afrique à l’histoire de l’humanité, l’Afrique réveille bien sûr « les joies simples, les bonheurs éphémères et […] ce besoin de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin d’être en harmonie plutôt que d’être en conquête » ; et, comme de juste, la « solidarité », la « chaleur », l’« esprit communautaire » y sont forts.

6Ce texte signale la méconnaissance et le dédain du pouvoir à l’égard des travaux des sciences sociales sur l’Afrique, et Achille Mbembe a la juste ironie d’en conclure qu’il faut s’interroger sur l’utilité réelle de l’argent investi par l’État français dans la recherche sur l’Afrique [7]… Le discours de Dakar est assurément un soufflet à tous ceux qui, d’Afrique, d’Europe et d’ailleurs, s’attachent à dire l’histoire de l’Afrique en la replaçant dans l’histoire du monde et refusent d’en faire le lieu de la différence absolue et du mystère insondable.

7Mais au-delà de ces soucis qu’on pourrait dire corporatistes, le propos présidentiel surprend sur bien des plans. D’abord, le ton en est d’un paternalisme et d’un didactisme extrêmes, et l’on a du mal à imaginer un autre dirigeant occidental s’exprimer ainsi [8]. Les « jeunes d’Afrique » avaient-ils vraiment besoin d’apprendre de la bouche du Président français que « l’homme africain est aussi logique et raisonnable que l’homme européen » ? Encore l’équipe présidentielle s’est-elle rendue compte à la dernière minute que le tutoiement (« Jeune d’Afrique… ») employé dans la version initiale posait quelque problème…

8Le texte étonne également par ses contradictions internes : peut-on simultanément évoquer l’Afrique immobile du village et les migrations des jeunes Africains ? Déplorer l’aliénation coloniale et expliquer les maux de l’Afrique par l’« immobilité » des sociétés africaines? Souligner la diversité de l’Afrique pour la réduire ensuite à un lieu commun néocolonial ? Appeler les Africains à refuser la « tentation de la pureté » tout en les enfermant dans leur supposée « tradition » ?

9La persistance des imaginaires forgés à l’époque coloniale est d’autant plus remarquable qu’on sent à l’œuvre dans le discours un topos de la rhétorique sarkozyste : la « rupture », le « il faut se dire la vérité », la volonté de prendre le contre-pied, de « dire les choses qui fâchent ». Ainsi, probablement, aucun Président français n’aura été aussi explicite dans sa critique de la traite et de la colonisation. Nicolas Sarkozy ménage certes la mémoire des colons en soulignant les bonnes intentions qui ont guidé certains d’entre eux, ainsi que leurs réalisations. Mais là où, en 2005, Jacques Chirac avait posé à Madagascar d’expéditifs et spécifiques regrets à propos des événements de 1947 sur la Grande île, Nicolas Sarkozy discute à Dakar de la colonisation dans son ensemble, soulignant qu’elle a d’abord été une « grande faute », une « aliénation ». Sans doute, il y a dans cette critique de la colonisation une manière de faire solde de tout compte, de payer de mots et d’éviter les vraies questions du présent des relations entre France et Afrique – relations commerciales, immigration, soutien français aux autoritarismes africains. Le discours comprend ainsi un refus explicite de la repentance. Que cette critique de la colonisation ne s’accompagne pas d’une remise en cause du regard essentialiste indique en tout cas à quel point le nouveau pouvoir cherche plus le symbole que la cohérence, le slogan que la réflexion, l’affichage que la connaissance. La spectaculaire contradiction entre la lecture de la colonisation à laquelle Nicolas Sarkozy s’adonne et l’image qu’il semble se faire de l’Afrique d’aujourd’hui indique aussi et surtout la ténacité du culturalisme et de l’essentialisme au plus haut niveau de l’État français, et une persistance à ignorer les origines colonialistes et le racisme sourd de ces manières de voir, depuis longtemps mis en évidence par Edward Said et Valentin Mudimbe [9]. Quel genre de « rupture » peut-on enraciner dans une ignorance qui est d’autant plus profonde qu’elle se prend pour un savoir ?

Notes

  • [1]
    « La veuve du juge Bernard Borrel reçue à l’Élysée par Sarkozy », Reuters, 19 juin 2007 ; « La France a commis des “erreurs” au Rwanda (Kouchner) », AFP, 2 octobre 2007.
  • [2]
    Lors d’une remise de médaille à Robert Bourgi, acteur central des liens entre l’État français et les États africains, Nicolas Sarkozy a rendu un hommage appuyé à Jacques Foccart. Voir F. Soudan, « Quand Sarkozy réhabilite Foccart », Jeune Afrique, n° 2439, 7-13 octobre 2007.
  • [3]
    Le texte intégral du discours est disponible sur le site www.elysee.fr.
  • [4]
    Dans l’ordre chronologique, citons entre autres A. Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy », Sud Quotidien (Dakar), 2 août 2007, et « France-Afrique : ces sottises qui divisent », Sud Quotidien, 11 août 2007 ; J.-F. Bayart, « Y’a pas rupture, patron ! », Le Messager (Douala), 4 août 2007 ; É. Smith, « L’Afrique de Monsieur Sarkozy », www.mouvements.info, 7 août 2007 ; I. Thioub, « Lettre à M. Nicolas Sarkozy », Le Matin (Dakar), 7 septembre 2007; Raharimanana, B. Boris Diop et al., « Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy », Libération, 10 août 2007 ; C. Coquery-Vidrovitch, G. Manceron et B. Stora, « La mémoire partisane du président », Libération, 13 août 2007 ; F. Brisset-Foucault et al., « Géopolitique de la nostalgie », Libération, 14 août 2007 ; D. Simon, « Sarkozy en Afrique sur les traces de Tintin au Congo », www.rue89.com, 14 août 2007; N. et S. Kourouma, « En mémoire de notre père », Libération, 20 août 2007; M. Diouf, « Pourquoi Sarkozy se donne-t-il le droit de nous tancer et de juger nos pratiques… », Sud Quotidien, 17 août 2007 ; B. Girard, « Les tribulations sarkoziennes en Afrique et l’histoire à l’école », Libération, 20 août 2007 ; P. Bernard, « Le faux pas africain de Sarkozy », Le Monde, 23 août 2007 ; J.-P. Chrétien, « Le discours de Dakar. Le poids idéologique d’un “africanisme” traditionnel », Esprit, novembre 2007, p. 163-180. Les textes parus dans la presse africaine sont accessibles sur le site de la section toulonnaise de la Ligue des droits de l’homme, www.ldh-toulon.net.
  • [5]
    C. Thiam, « Devons-nous perdre davantage de temps à répondre à M. Sarkozy ? », Walfadjri, 6 octobre 2007.
  • [6]
    Faut-il voir dans le fait que ni le Quai d’Orsay ni la cellule diplomatique de l’Élysée n’ont été associés à la préparation de ce discours un symptôme de l’art de gouverner du Président français ?
  • [7]
    A. Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy », art. cit.
  • [8]
    On pourra utilement contraster le discours de Dakar avec les récentes déclarations, respectueuses, spécifiques et engagées, de la chancelière allemande Angela Merkel à Addis Abeba. « En tournée africaine, Merkel réclame plus d’ouverture politique », AFP, 4 octobre 2007.
  • [9]
    E. Said, Orientalism, Londres, Routledge et Paul Kegan, 1978 ; V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1988.
La rédaction
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.107.0005
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