CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les doubles élections, législatives et présidentielle, qui se sont déroulées à Tunis le 24 octobre dernier ont été présentées par les autorités tunisiennes comme un nouveau pas en avant dans le cadre du processus politique impulsé le 7 novembre 1987 avec l’éviction, par l’actuel président Zine El Abidine Ben Ali, du fondateur de l’État tunisien moderne, Habib Bourguiba. Le pluralisme des candidatures au scrutin présidentiel – une première, en effet, dans la Tunisie indépendante – conforterait ainsi la démocratisation. C’est le langage qu’ont tenu également les deux concurrents du président Ben Ali, en l’occurrence Belhadj Amor, secrétaire général du Parti de l’unité populaire (PUP), et M. Tlili, chef de l’Union démocratique unioniste (UDU), soulignant en particulier le caractère « pédagogique » de cette expérience. À l’heure où le nouveau roi du Maroc, Mohamed VI, semble vouloir réformer le système politique que lui a légué son père, Hassan II, et que l’Algérie tente de faire quelques progrès dans le chemin de la paix, le score plébiscitaire de 99,44 % des voix qu’aurait obtenu Ben Ali impose d’examiner de plus près la dynamique politique dans laquelle s’insèrent ces élections.

L’unanimisme électoral

2Les dernières élections rompent en effet avec le principe de la candidature unique en vigueur depuis l’indépendance. Cette situation a été rendue possible par des amendements transitoires de la loi électorale. Celle-ci prévoyait notamment que tout candidat devait obtenir le parrainage de 30 députés ou présidents de conseil municipal. Dans la mesure où ces derniers appartenaient tous au parti du président sortant, cette clause s’opposait à toute compétition effective. En 1994, le docteur Moncef Marzouki, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, s’y était heurté lorsqu’il avait voulu présenter sa candidature. En verrouillant ainsi le système électoral, les autorités tunisiennes cherchaient surtout à éviter qu’un vote protestataire ne menace l’hégémonie du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), comme cela avait pu être le cas en 1989 lorsque les listes « violettes » du courant islamiste avaient obtenu, selon différentes estimations, entre 20 et 30 % des voix. En revanche, une petite dose de proportionnelle est introduite, qui assure la présence d’un quota de 19 députés, sur un total de 163, à l’Assemblée législative ; 20 % des sièges sont donc attribués d’office aux députés n’appartenant pas au parti de Ben Ali. Les élections de 1994 consacrent les nouvelles règles légales et Ben Ali, candidat unique, obtient, selon les chiffres officiels, 99,91 % des suffrages. Par ailleurs, 144 candidats du RCD se retrouvent au Parlement, tandis que les quelques partis autorisés à présenter des candidats [1] se partagent les 19 sièges qui leur sont réservés. La signification de ces élections ne peut apparaître que si on les replace dans le contexte de l’élimination brutale du champ politique, à partir de la fin de l’année 1990, du mouvement islamiste puis de toute opposition, ainsi qu’au désenchantement généralisé qui s’en est suivi [2]. Certes, ces élections ont permis l’introduction d’un certain pluralisme au sein de la Chambre des députés, mais son caractère symbolique ne cessera de se confirmer. Des mesures seront d’ailleurs rapidement prises pour interdire la divulgation par la presse des propos non-officiels tenus dans l’enceinte parlementaire.

3Si le régime de Ben Ali ne supprime donc pas toute forme de représentation, celle-ci ne constitue assurément pas le mode privilégié d’articulation des intérêts et de gestion des conflits. Les amendements transitoires ont pu apparaître comme une réactivation du principe de la représentation. Ils ont en effet suspendu provisoirement la clause du parrainage, qu’ils remplacent par cette autre condition : être depuis au moins cinq années consécutives le premier responsable d’un parti disposant d’une représentation parlementaire. Seuls MM. Belhadj Amor et Tlili répondaient à ces normes, comme aux autres critères retenus par le code électoral, notamment la limite d’âge: ne pas avoir plus de soixante-dix ans. D’autre part, l’augmentation du nombre de sièges à 182 permet d’augmenter le nombre de députés non-destouriens à 34 [3]. Ce chiffre ouvre ainsi la possibilité théorique d’un parrainage pour d’éventuels candidats à la présidentielle de 2004. Ni le déroulement de la campagne ni les scores annoncés n’ont cependant corroboré l’hypothèse d’une réaffirmation du principe de la représentation. La campagne a été marquée par un discours consensuel d’où n’émergeaient ni bilan ni propositions alternatives. Les adversaires du président Ben Ali ont ainsi reconnu explicitement le caractère symbolique de leurs candidatures et souligné leur accord sur le fond avec le programme de celui-ci. Le même unanimisme s’est exprimé dans la campagne pour les élections législatives. Malgré cela, l’annonce des résultats a suscité quelques déceptions. Non pas du fait de la répartition des sièges à la Chambre des députés, pour laquelle chacun savait à quoi s’en tenir, mais à cause du score de 99,44 % des voix obtenu par le président Ben Ali. Trop élevé pour être crédible, ce résultat peut légitimement sembler en porte à faux par rapport à la volonté exprimée avec l’introduction du pluralisme. Reste alors à expliquer une stratégie présidentielle pour le moins paradoxale : Ben Ali paraît vouloir restaurer l’image démocratique de son régime sans se résoudre pour autant à une légitimité qui ne soit pas plébiscitaire. Pour comprendre cette antinomie apparente, il convient de resituer ces élections dans leur contexte.

Le « miracle » tunisien en question

4Certes, lorsqu’il arrive au pouvoir, Ben Ali prend en charge un pays en crise: crise financière, crise budgétaire, crise de la dette. La perte de légitimité du régime bourguibiste, la déliquescence des sommets de l’État, les progrès de la contestation islamiste n’avaient guère favorisé la mise en œuvre du Programme d’ajustement structurel (PAS) décidé en 1986, mais le large consensus réalisé par le nouveau président, le soutien sans faille des puissances occidentales, une conjoncture économique internationale propice donneront une certaine impulsion à l’économie tunisienne.

5Pour s’en tenir aux indicateurs économiques généralement retenus, les résultats les plus probants sont certainement la maîtrise de l’inflation, qui serait passée de 9 % à 5 % entre 1986 et 1996, et celle du déficit budgétaire, passé de 5 à 3 %. En ce qui concerne le taux de croissance, les chiffres sont moins encourageants qu’on ne l’a dit. La Tunisie a, il est vrai, connu des pics : 6,7 % en 1987, à prix constants, 7,8 % en 1990 et en 1992. La moyenne annuelle sur l’ensemble de la période indique, au mieux, une stagnation si on la compare à la période de crise qui a précédé l’arrivée au pouvoir de Ben Ali: 4 % en 1982-1986, 4,2 % en 1987-1991 et 3,5 % en 1992-1996 [4]. Pour l’année 1998, le taux de croissance du PNB aurait été de 5 %.

6On met également souvent en avant les performances de l’économie tunisienne en matière d’exportation. La période 1987-1990 correspond à une augmentation des exportations de 18,7 % par an. Les services, surtout le tourisme, contribuent de manière importante à cette progression qu’expliquent, outre la conjoncture internationale, les mesures d’ajustement : dévaluation du dinar, réduction de l’inflation à la suite de la compression de la consommation interne, baisse du salaire réel, multiples incitations financières et aides à l’exportation. Cette dynamique a cependant rapidement atteint ses limites: la croissance des exportations ne dépasse pas 2,4 % entre 1991 et 1993 et connaît une progression en dents de scie jusqu’en 1997. Cette courbe révèle une indiscutable fragilité, que l’économiste A. Bédoui rattache en premier lieu à l’essoufflement de « l’effet compétitivité-prix [5] », mais aussi à leur double polarisation : concentration autour d’un nombre réduit de produits, d’une part, et polarisation géographique d’autre part, puisque l’Union européenne constitue, de loin, le principal marché de la Tunisie.

7L’évolution des investissements n’incite guère non plus à l’optimisme tant elle paraît aléatoire. Après une reprise timide des investissements locaux entre 1989 et 1992, dont le secteur des services a d’ailleurs été le principal bénéficiaire, on note un recul sensible entre 1993 et 1995, puis une nouvelle progression l’année suivante. Les investissements étrangers en Tunisie ont connu sur la même période un certain essoufflement, passant de 565,4 millions de dinars tunisiens en 1992 à 365 en 1995. Alors que le pays reste peu attractif pour les capitaux étrangers, la signature de l’accord sur la Zone de libre échange tuniso-européenne (ZLE) en juillet 1995 menace directement une partie importante du tissu industriel tunisien, peu concurrentiel par rapport aux produits importés, et pèse sur les recettes fiscales de l’État. La ZLE, impliquant le démantèlement du dispositif de protection douanière, prévu sur une période de douze ans par le nouvel accord de libre échange, signifiera à moyen terme un manque à gagner de 4 milliards de dollars pour le budget [6].

8À l’instar de plusieurs pays signataires des PAS, la Tunisie a réussi sa première phase, permettant le rétablissement des grands équilibres macro-économiques (réduction de l’inflation, du déficit budgétaire, du service de la dette et rétablissement de la croissance). Toutefois, la deuxième phase, celle des réformes structurelles, dont la libéralisation (commerce extérieur et secteur public) est la cheville ouvrière, reste partielle. La Tunisie n’a en fait que timidement encouragé la privatisation. Sur 250 entreprises publiques à privatiser, entre 1989 et 1996, 77 l’ont effectivement été. Le processus de privatisation n’a concerné dans un premier temps que les entreprises publiques de taille petite et moyenne. Les recettes de ces privatisations auraient généré seulement 400 millions de dollars jusqu’en 1998. La cession d’entreprises dites stratégiques a commencé en 1998 avec la vente de deux importantes cimenteries pour une valeur de 400 millions de dollars américains. La ZLE est censée donner un coup de fouet à l’ajustement en accélérant le volet privatisation. Cela ne pourrait se traduire que par un renforcement des tendances lourdes à l’œuvre depuis le début des années 80, à savoir l’approfondissement des inégalités sociales et l’affaiblissement de la fonction régulatrice de l’État.

Des « restos du cœur » comme politique sociale ?

9Une réalité est, en effet, trop souvent occultée: celle du coût social de la libéralisation économique. Dans la mesure où elle implique la réduction des dépenses budgétaires de l’État, la baisse de la consommation interne, la privatisation et l’orientation vers les marchés extérieurs et les capitaux étrangers, la libéralisation impose la maîtrise des salaires, la déréglementation du travail et l’abandon plus ou moins accéléré de la politique sociale publique. Les autorités tunisiennes, qui ont gardé en mémoire la grève générale du 26 janvier 1978 et la « révolte du pain » de janvier 1984, restent prudentes mais ne renoncent pas pour autant au démantèlement des mécanismes redistributeurs. Les subventions aux produits de première nécessité ont diminué de plus de deux tiers dans la consommation des ménages entre 1980 et 1996. La gratuité presque totale des services sociaux tels que la santé et l’enseignement est remise en cause, comme la politique de logement social. Le dernier rapport du PNUD indique d’ailleurs un recul du pays sur le plan du « développement humain ». La Tunisie passe ainsi du 78e rang mondial en 1993 au 102e en 1999.

10Certes, l’administration, relayée par le RCD, développe des programmes d’assistance, un fonds de solidarité (le « 26/26 ») financé par des dons plus ou moins volontaires (prélevés dans les entreprises, les administrations, les écoles…) est mis en place, des repas gratuits sont offerts pendant le ramadhan, mais la gestion opaque de toutes ces opérations et leur objectif en vérité plus politique que social ne peuvent en aucun cas leur permettre de compenser l’abandon progressif par l’État de ses fonctions sociales.

11Ainsi, le bilan de treize ans d’ajustement structurel en Tunisie, s’il est en demi-teinte au plan économique, apparaît encore plus incertain quant à ses conséquences sociales. Les statistiques officielles sont d’ailleurs particulièrement inexistantes ou peu crédibles sur ce point. À titre d’exemple, elles situent l’augmentation des salaires à des taux annuels variant entre 11 et 16 % entre 1991 et 1996 ; ainsi, les revenus réels auraient connu une augmentation d’environ 9 à 13 % par an, ce qui apparaît totalement invraisemblable aux observateurs sérieux. Nombreux sont ceux qui affirment au contraire que, pendant cette période, « il n’y a pas de doute [que] le niveau de vie baissait pour des catégories à bas revenus et que la pauvreté restait un véritable problème pour le pays [7] ». Pourtant, les chiffres officiels, tout en reconnaissant l’augmentation du taux de chômage (d’environ 15,7 % en 1994 [8]) et la réduction des prestations sociales, préfèrent passer sous silence l’impact de ces évolutions sur la distribution des revenus ou des salaires. Combler patiemment ce manque est une tâche à la fois épique et impossible. La difficulté est à la mesure de l’enjeu. En effet, tout chercheur désirant conduire une enquête de terrain est contraint de présenter son projet quatre mois à l’avance, pour approbation, à un organisme au sein du ministère de l’Enseignement supérieur. Le projet doit indiquer, entre autres, le but de la recherche, la taille et le profil de l’échantillon. Non seulement le chercheur peut se voir opposer un refus catégorique, mais il peut également recevoir la visite à son domicile des agents de police. Il va sans dire que contester les statistiques officielles ou même fournir des estimations différentes n’est guère facile.

Le verrouillage de l’UGTT

12On comprend dans ces conditions l’importance de l’enjeu syndical. Seule organisation de masse, en dehors du parti au pouvoir, à disposer d’une autorité propre, malgré les liens de sa bureaucratie avec l’appareil d’État, l’UGTT n’a pas hésité, dans les années 70 et 80, à mobiliser ses troupes pour défendre certains acquis sociaux du monde du travail. Soumettre l’organisation ouvrière était donc un impératif du point de vue des objectifs de l’ajustement structurel. Sans doute est-ce là le principal succès du nouveau régime qui, alliant répression, manœuvres et corruption, obtiendra sans trop de difficultés l’allégeance d’une direction « purifiée » de ses éléments les plus combatifs et relayée à la base par autant de structures régionales ou sectorielles pour la plupart dévouées. Le XIXe Congrès de l’UGTT, qui s’est tenu début avril 1999, a couronné le processus. Selon de nombreux syndicalistes, il aurait été marqué par de multiples irrégularités, comme la manipulation du nombre d’adhérents ou la désignation arbitraire des délégués, ainsi que par diverses entorses au règlement, telle, en particulier, la réélection du secrétaire général, Ismaïl Sahbani, par acclamation. Fidèle à sa démarche consensuelle, l’UGTT a appellé à voter pour Ben Ali aux élections présidentielles.

13L’état de l’organisation ouvrière est symptomatique d’une situation plus générale de restriction des libertés syndicales : avant le 7 novembre 1987, le fameux décret n° 40 interdisait déjà les réunions syndicales sur les lieux de travail; le code du travail imposait un préavis de dix jours et la caution du syndicat concerné avant toute grève. La direction actuelle de l’UGTT a encore aggravé cette disposition : désormais, un syndicat ne peut prendre l’initiative d’une grève sans l’accord du secrétaire général de la centrale. Alors que les licenciements de syndicalistes se multiplient, une collaboration étroite s’est instaurée entre les autorités et la direction syndicale pour réprimer les syndicalistes dissidents. Ainsi, au lendemain du XIXe Congrès, une douzaine d’anciens responsables de l’UGTT ont été gardés à vue pendant quarante-huit heures et menacés de poursuites pour avoir contesté les conditions dans lesquelles s’était déroulé le Congrès et annoncé leur intention de déposer un recours judiciaire.

Un malaise généralisé

14La vague de contestation qui a agité durant l’année scolaire 1998-1999 l’enceinte universitaire est exemplaire. Provoquée par l’instauration d’un CAPES pour obtenir un emploi dans l’enseignement secondaire au terme des quatre années de maîtrise, la mobilisation étudiante a atteint une ampleur qu’on ne lui avait plus connue depuis la répression des premières années de la décennie. Assemblées générales, grèves, manifestations sont allées crescendo pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce que le pouvoir y mette brutalement un terme en arrêtant les principaux animateurs du mouvement, condamnés à de lourdes peines puis finalement libérés.

15Rien ne permet cependant de penser que le calme soit durablement rétabli, tant est profonde la crise du système universitaire et de l’enseignement en général, dont la démocratisation amorcée dès la fin des années 50 (en 1958) est désormais gravement remise en cause. Par-delà la question du CAPES, qui a servi de détonateur, c’est plus généralement la réduction sensible des perspectives professionnelles à la sortie de l’Université qui préoccupe les étudiants. Si le chômage des diplômés n’atteint pas encore des proportions aussi graves qu’au Maroc, il constitue déjà un problème préoccupant, et tout porte à croire qu’il va s’amplifier rapidement [9]. Alors qu’ils sont confrontés à la dégradation constante de leurs conditions de vie et d’étude, les étudiants se heurtent à la présence directe de la police dans les campus, qui décourage toute activité syndicale autonome.

16Les mêmes phénomènes sont à l’origine du malaise du corps enseignant. Les restrictions budgétaires se conjuguent à l’explosion du nombre d’étudiants pour rendre particulièrement pénibles leurs conditions de travail, alors qu’il y a relativement peu de recrutement. Les professeurs, qui se plaignent des difficultés croissantes de la recherche, évoquent également la « secondarisation » de l’enseignement supérieur, c’est-à-dire le caractère de plus en plus administratif de la définition des programmes, dont le contenu n’est plus vraiment déterminé par les instances élues mais relève de plus en plus de structures composées d’experts désignés. C’est dans ces conditions que, après des années de résignation, s’est développé un large mouvement de protestation, que la centrale syndicale tente tant bien que mal de neutraliser.

17L’agitation à l’Université, plaque sensible de la société, est l’indice d’un mécontentement bien plus large qui commence seulement à s’exprimer. Si les gens ont toujours peur, les langues se délient désormais dans nombre de milieux pour critiquer l’arbitraire administratif et policier, la corruption ou la dégradation des conditions de vie. Le malaise semble toucher également les milieux des affaires et des entrepreneurs. Des tracts anonymes circulent, dénonçant la corruption ou encore l’accaparement illégal de certains marchés. Le malaise s’exprime aussi par l’apparition de scènes de violences et d’affrontements dans les stades (on parle ainsi d’une dizaine de morts, au printemps, dans la ville de Béja et à Gabès), où le public n’hésite plus à crier des slogans hostiles au régime, provoquant la réaction brutale de la police. En automne dernier, des élèves se sont mis en grève et une émeute, où se sont retrouvés lycéens et chômeurs, a éclaté à Gafsa, dans le sud du pays. Plus récemment, un accident de travail mortel a provoqué une importante poussée de fièvre dans la ville de Kasserine.

18La réapparition d’une dissidence à l’intérieur de l’UGTT et l’écho qu’a rencontré la proposition de constituer une confédération syndicale autonome sont révélateurs d’un nouveau climat au sein du monde du travail. Après une longue traversée du désert, le mouvement démocratique reprend progressivement confiance en lui. Les quelques associations indépendantes – l’Association des jeunes avocats, l’Association tunisienne des femmes démocrates, la Ligue tunisienne des droits de l’homme… – prennent à nouveau des initiatives : des comités se créent, les pétitions se multiplient. Un groupe d’économistes, de syndicalistes et de démocrates constitue un Rassemblement pour une alternative internationale de développement (RAID), en liaison avec le mouvement ATTAC international.

19À l’étranger, notamment en France, les Tunisiens sont de plus en plus actifs, comme en témoigne le dynamisme du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT). Mais l’initiative la plus significative est sans doute la fondation, le 10 décembre 1999, du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT) par quelques dizaines d’intellectuels et de militants connus du mouvement démocratique et de la gauche tunisienne. Leur projet est d’intégrer la défense des droits humains dans une perspective plus globale de lutte pour l’avènement d’un État démocratique, qui suppose une réorganisation d’ensemble du système politique et constitutionnel tunisien. Démantelé en 1991-1992, le mouvement islamiste Ennahda, dirigé depuis Londres par Rached Ghanouchi, ne semble pas en mesure de se réorganiser rapidement, mais il garde un potentiel d’influence certain, que la répression dont il est l’objet contribue à alimenter.

20Conscient probablement de la nouvelle situation qui se profile et de l’érosion du caractère dissuasif de la répression, inquiet des développements en Algérie et au Maroc, et sensible à la dégradation de son image de marque sur le plan international, le pouvoir est désormais contraint de se monter plus prudent, de manœuvrer, d’exercer des pressions indirectes et, parfois, de reculer. Les dernières élections expriment parfaitement le dilemme politique dans lequel se trouve le régime du président Ben Ali. Celui-ci perçoit la nécessité d’une réorientation de sa politique, d’où le pluralisme affiché, mais il ne parvient pas à en assumer la réalité, d’où des résultats plébiscitaires qui réduisent à néant les objectifs initiaux du scrutin.

21Le même dilemme transparaît également juste au lendemain des élections. À l’occasion de la commémoration du 12e anniversaire du « Changement », le 7 novembre dernier, plus de 600 détenus politiques, condamnés pour leur appartenance au mouvement Ennahda, ont été graciés, de même que plusieurs étudiants de gauche condamnés cet été à de lourdes peines de prison. Aucune annonce officielle n’a suivi ces libérations, ce qui révèle une fois de plus l’ambivalence de la politique suivie. Par ailleurs, aucun membre dirigeant de ce mouvement n’a été élargi et plus d’un millier d’islamistes demeurent encore en prison. Il est significatif, de ce point de vue, que les docteurs Marzouki et Ben Jaafar (ce dernier étant le secrétaire général du Forum démocratique, organisation non-reconnue) viennent d’être convoqués par le juge d’instruction, qui leur a signifié de nouvelles inculpations.

22Il y a fort à craindre que le régime tunisien ne parvienne pas à imaginer de nouvelles formes d’articulation avec la société autres que la violence et le développement des rapports clientélaires. Cette situation est particulièrement inquiétante, compte tenu des tensions qu’engendrent nécessairement la réorganisation économique en cours et les répercussions locales d’un contexte régional et international en pleine mutation.

Notes

  • [1]
    Il s’agit du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), du Parti d’Ettajdid (ancien Parti communiste), du PUP et de l’UDU.
  • [2]
    Sur toutes ces questions, voir notamment les rapports d’Amnesty International – qui estime actuellement à près de 2 000 le nombre de prisonniers politiques –, celui présenté par la Fédération internationale des droits de l’homme, le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie et la Ligue tunisienne des droits de l’homme au Comité contre la torture de l’Onu en novembre 1989 ; le rapport de Reporters sans frontières sur l’état de la presse (« Tunisie: silence, on réprime », juin 1999) et de Human Right Watch sur Internet dans le monde arabe (7 juil. 1999).
  • [3]
    En fait, il devrait être de 36,6 (c’est-à-dire 20 %) mais, curieusement, le décret d’application en réduit le nombre à 34.
  • [4]
    Institut d’économie quantitative (IEQ). En 1971-1981, le taux de croissance moyen était de 6,4 % et, en 1961-1970, de 5 %.
  • [5]
    A. Bédoui, « Dynamique de l’emploi et dynamique de la croissance en Tunisie », Conférence nationale pour l’emploi, 1998, p. 75, communiqué par l’auteur.
  • [6]
    M. Camau, « D’une République à l’autre. Refondation politique et aléas de la transition libérale », Monde arabe Maghreb-Machrek, n° 157, juil.-sept. 1997, pp. 3-16.
  • [7]
    E. Murphy, Economic and Political in Tunisia. From Bourguiba to Ben Ali, London, Macmillan Press, 1999, pp. 129 et 155-156.En ligne
  • [8]
    Le recensement général de la population de 1994 n’a été communiqué publiquement que quatre ans plus tard, suscitant notamment une intervention au Parlement d’un député de l’opposition. En revanche, le taux de chômage par région n’est toujours pas accessible.
  • [9]
    Selon un document de l’UGET, qui estime à une moyenne de 17 000 nouveaux diplômés par an pour les dix ans à venir, il y aurait déjà 21 000 diplômés au chômage (L’Étudiant et l’Université : la réalité et les ambitions, sept. 1998).
Français

Douze ans après l’avènement de l’« ère nouvelle » en Tunisie, le pays offre une image paradoxale : un discours officiel qui se veut rénovateur et moderniste, auquel s’oppose une pratique politique de l’immobilisme et de la répression. Les dernières élections ont illustré de manière saisissante les difficultés de maintenir durablement un tel équilibre dans un contexte en mutation.

Sadri Khiari
Olfa Lamloum
Université Paris-VIII.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.076.0106
Pour citer cet article
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