Les élu·es et leur démocratie
1Posée ainsi, la question de l’amour des élu·es pour la démocratie risque fort d’en appeler à une réponse relativiste, qui mettrait en scène des élu·es croyant en la démocratie, autant que les Grecs en leurs mythes (Veyne, 1983). À l’aune de la lutte de valeurs inscrite dans leur affect commun (Lordon, 2018) ou leur illusio (Bourdieu, 1997), les élu·es aimeraient leur démocratie, celle-là même qui les a fait·es élu·es : représentative, électorale et délégataire. Certes, avec des nuances selon le camp politique et la position, majoritaire ou minoritaire, voire selon l’histoire personnelle. Mais des nuances qui, outre qu’elles plient face aux tendances, ne font que confirmer que l’idée que l’on se donne pour vraie est « l’expérience la plus historique de toutes » (Veyne, 1983, p. 11).
2La question, au-delà de l’apostrophe faussement provocante, appelle donc précision et délimitation. Au sein du présent dossier thématique de Participations [1], les notions convoquées dans son exploration relèvent principalement de la « démocratie participative » – comprise comme corpus idéologique et ensemble de principes normatifs quant aux rôles des citoyen·nes et des élu·es (Blondiaux, 2008a ; Bacqué, Sintomer, 2011) – et de la « participation publique », entendue comme la promotion et la concrétisation de ces principes au travers d’une « offre de participation », qui se matérialise notamment par des « dispositifs participatifs » (Gourgues, 2012, 2013). La « participation citoyenne » renvoie dans ce cadre à l’intéressement et l’enrôlement d’individus par ces politiques (Talpin, 2011 ; Carrel, 2013), autrement dit à « l’engagement participatif » (Petit, 2017).
3Ce numéro s’inscrit dans ces travaux de recherche et se centre donc sur la « démocratie participative » comme contrepoint à la position des élu·es de la « démocratie représentative » [2]. Ces questionnements gagneraient à être étendus aux formes de participation parfois dites « ascendantes », aux mouvements sociaux qui font vivre la démocratie hors des cadres institutionnels, sans s’y rabattre mais sans pour autant nécessairement les ignorer. Par ailleurs, cette entrée empirique par la démocratie participative et l’offre de participation n’oblitère jamais pleinement l’horizon plus fondamental des représentations de la démocratie (Dupuis-Déri, 2013), et ce, qu’on l’encastre dans le régime mixte du gouvernement représentatif (Manin, 1995) ou qu’on l’enracine dans un principe plébéien (Breaugh, 2007). Dès lors, il s’agit d’interroger la conception que les élu·es ont de leur rôle, mais aussi leur acception, et par-là leur acceptation, de la compétence politique des individus non élus qui composent le peuple. Enfin, la population englobée sous le terme « élu·es » présente une forte hétérogénéité de situations et de significations, dont il faut tenir compte.
4Quel rapport des élu·es à la démocratie, à la participation citoyenne et aux moyens de les concrétiser ? Quelles perceptions de leurs rôles, leurs statuts et leurs marges de manœuvre ? Quelles appréhensions de ceux des citoyen·es ? Quelles relations aux réformes institutionnelles qui revêtent une forte dimension démocratique ? Et dès lors, tous ces enjeux font-ils émerger différents profils d’élu·es ? Les élu·es qu’on pourrait qualifier de « participationnistes » sont-elles et ils des élu·es comme les autres ? En toute fin, comment est-il possible de s’engager en représentation par et pour la participation ?
5Ainsi, la problématique pleinement déroulée interroge les rapports des divers membres élus du personnel politique à la démocratie, à travers leurs représentations et leurs usages de la participation citoyenne, via l’offre de participation publique au nom d’une démocratie participative. Ces différents termes peuvent être conjointement convoqués, sans être impeccablement ordonnés, nous rappelant la pertinence analytique de la « force d’une notion floue » (Blondiaux, 2008a). Ainsi, le propos ne vise pas à dérouler l’historique des théories de la participation (Pateman, 1970 ; Barber, 1984), pour en faire le référentiel normatif d’une comparaison avec la démocratie participative effectivement existante. Il a déjà pu être montré que dans les faits ces références « sont lointaines et muettes » dans la mise en œuvre d’offres institutionnelles de participation (Petit, 2017). Dans les espaces délibératifs, les élu·es sont des acteurs peu dialogiques, c’est-à-dire peu disposés, par effets de rôle, à faire évoluer leurs points de vue et préférences, alors que tel est bien l’illusio des processus délibératifs (Lefebvre, 2007). Il est aussi établi que la démocratisation est un possible largement avorté, notamment en France sous le régime centralisé de la Ve République et dans un système local marqué par la concentration des pouvoirs et le notabilisme (Paoletti, 2007). Les élu·es ont ainsi des dispositions à s’affecter en premier lieu des critiques envers leur démocratie, telle qu’elles et ils l’entendent et la pratiquent pour en revendiquer le monopole et l’universalité (Bourdieu, 1984b, 2001).
La démocratie du local au national : l’inégale impérativité de la participation
6Dans ce dossier de la revue Participations, le prisme du local s’assume comme une limite dans le traitement de la problématique, en même temps qu’il renseigne sur l’objet et l’ancrage des études de sciences sociales sur la participation publique et la démocratie participative, notamment en France. Il nous dit aussi quelque chose du rapport des élu·es à la participation, qui dès lors qu’elle s’entend comme locale, apparaît plus acceptable, mais aussi moins abstraite, car davantage nourrie d’une expérience directe, sans pour autant nécessairement engendrer de la conviction. En phase avec le plus fort développement de la démocratie participative à cette échelle, les articles proposés concernent avant tout des élu·es de collectivités locales, notamment municipales. Une échelle qui n’est d’ailleurs pas univoque, ainsi que l’illustrent dans ce numéro les articles consacrés à l’engagement des maires pour la participation publique dans les grandes villes du Québec (Gauthier, Gagnon, Mévellec, Chiasson) [3] ou contre la participation du public dans les intercommunalités de France (Parnet).
7La pertinence empirique du prisme local n’empêche pas de considérer les indices d’une diffusion nationale des procédures participatives. À titre de simple indication, dans les textes archivés des questions au (et réponses du) gouvernement à l’Assemblée nationale, on relève que l’expression « démocratie participative » apparaît 112 fois depuis 1993, soit un usage marginal mais strictement croissant [4] et de plus en plus transpartisan.
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8La XVe législature, en cours depuis 2017, a vu quatre propositions de loi mobilisant l’expression ; aucune n’a été adoptée. Deux s’inscrivent dans un projet de démocratie radicale ou directe, déposées par les groupes insoumis ou communistes [5]. Une relève de la concertation réglementaire sur l’organisation territoriale [6]. La dernière assume une pleine opposition au principe de concertation, proposant de supprimer l’autorité administrative indépendante en charge du débat public, avec comme objectif ultime de « permettre d’éviter la création de nouvelles ZAD » [7]. Ainsi, l’écart entre participation ascendante et descendante, entre démocratie délibérative et agonistique, peut s’avérer plus ou moins resserré selon les positions, qui peuvent inciter à les distinguer ou au contraire à les assimiler en bloc. Dès lors, si le rapport de causalité entre Commission nationale du débat public (CNDP) et zone à défendre (ZAD) apparaît pour le moins surprenant, il renseigne au moins sur quelles formes de démocratie il s’agit d’éviter pour ces élu·es de droite : à l’exception de la leur, à peu près toutes. Enfin, les ambitions présidentielles de « projets de lois constitutionnelles pour un renouveau démocratique », bloquées au Sénat, puis rendues désuètes par le contexte politique et social, aboutissent à une nouvelle version en août 2019, qui ne cite pas la démocratie participative, mais qui affiche : « Nos concitoyens souhaitent une démocratie revitalisée à travers ces deux principes fondamentaux que sont la participation et la proximité » [8] – la mise en équivalence des deux termes nous renvoyant aux débats sur la loi « démocratie de proximité de 2002 » (Bevort, 2002). Ainsi, s’ils ne la pratiquent pas forcément directement, les parlementaires et les ministres la discutent, et d’abord pour le niveau local.
9Les articles travaillés pour ce dossier l’ont été avant les élections municipales de 2020, qui ont été perturbées par l’application d’une politique inédite de confinement généralisée [9], et délaissées avec un taux d’abstention de 58,3 % au second tour. Cet épisode électoral a aussi relancé l’intérêt de chercheur·es pour les « listes citoyennes et participatives » (Bachir, 2020 ; Gourgues, Lebrou, Sainty, 2020) [10], sur lesquelles 279 000 voix se sont portées, soit 0,58 % du corps électoral, rappelant le caractère marginal du phénomène. Ainsi, la demande de démocratie est avérée pour des segments militants spécifiques, via la défense du tirage au sort ou du RIC local, quand dans le même temps « la démocratie participative n’est plus la marque des outsiders mais un incontournable de la communication et de l’action publique locale » (Mazeaud, 2020).
10Avant l’été 2020, la fin des travaux de la Convention citoyenne pour le climat a pu constituer un espace-temps de médiatisation de l’intéressement des élites gouvernementales à la « gouvernance par les innovations démocratiques » (Elstub, Escobar, 2019). Ce panel national a réuni 150 tiré·es au sort qui ont travaillé entre octobre 2019 et juin 2020 à la remise de 149 propositions au président, dont trois que celui-ci a d’emblée évacuées. Cette assemblée citoyenne se situe à la convergence de différentes tendances : défense de l’impératif délibératif (Blondiaux, Sintomer, 2002), professionnalisation de la démocratie participative (Mazeaud, Nonjon, 2018 ; Bherer, Gauthier, Simard, 2017) [11], engagement des experts et des universitaires (Blatrix, 2012) et valorisation du tirage au sort (Courant, Sintomer, 2019). Si l’analyse de cette entreprise appartient à une temporalité plus longue que celle de la présente publication, les premières réactions aux conclusions des citoyen·nes renseignent sur la portée qu’y prêtent des élu·es en lien avec leurs conceptions de la démocratie. Le journal Le Monde titre ainsi que la majorité des élu·es « salue le sérieux du travail accompli ». Il n’y a que quelques élus de droite ou d’extrême droite pour s’élever publiquement contre « une logique de décroissance, de contraintes, de punition » ou de « propositions toutes plus loufoques les unes que les autres sans conscience des réalités économiques » [12], et qui révèlent par-là autant leur estime du capital que leur dédain pour la délibération. De fait, un membre scientifique du comité d’organisation rapporte que les critiques les plus virulentes sont davantage venues d’éditorialistes et de lobbyistes économiques [13] que de politiques, « forcés désormais à être prudents en public vis-à-vis de ce type de dispositif ». Les critiques émises par des élu·es, notamment à gauche, ne portent pas tant sur l’expérience que sur son contexte institutionnel : le présidentialisme de la Ve République qui la rend inopérante. Une critique politique qui rejoint les résultats de recherche sur le cherry-picking dans les processus participatifs (Font et al., 2018). En contrepoint, les membres du comité d’organisation soutiennent le débouché du référendum comme élément important de légitimité, quand par ailleurs le Conseil économique, social et environnemental (CESE) – la « troisième assemblée », consultative et invisibilisée – pourrait trouver dans l’institutionnalisation de la procédure un élément concourant à sa propre justification. Au-delà de la démonstration de la possibilité de faire participer, il reste à analyser si le degré de publicité et de consensus sur l’opportunité peut constituer un indicateur d’une socialisation des élu·es à la démocratie délibérative et au tirage au sort, qui serait d’ailleurs facilitée par le fait que la première dépolitise le second (Talpin, 2019).
11Bien avant d’atteindre le stade du veto présidentiel, limiter la possibilité des enjeux démocratiques à l’échelle locale peut aussi dédouaner des élu·es s’estimant en situation d’incapacité d’agir du fait d’autres échelles et niveaux de gouvernement, voire plus généralement face à d’autres institutions sociales et économiques. Dès lors, le scepticisme des élu·es ne porterait pas tant sur la norme participative que sur leur capacité à la mettre en œuvre, les renvoyant à leur propre impuissance. Le présent développement, et les articles réunis, ne s’engagent pas dans cette voie « post-démocratique » (Crouch, 2004) de relégation définitive du politique face à l’économique (Vibert, 2007). Au contraire, si ces thèses sont à intégrer dans l’analyse, c’est pour souligner qu’il y a à la fois dépossession et maintien d’un pouvoir agissant à cette dépossession (Boltanski, Bourdieu, 1976 ; Crouch, 2011). Au concret, ces jeux de confiscation ne sont d’ailleurs pas inconnus de la sociologie du pouvoir local (Desage, Guéranger, 2011 ; Douillet, Lefebvre, 2017 ; Desage, 2019 ; Lefebvre, 2020a).
12Du local au national, la démocratie participative, comme composante d’un répertoire de légitimation dans le travail de représentation politique (Mazeaud, 2014), s’accommode d’un « activisme symbolique [d’] élu·es qui font feu de tout bois pour susciter de l’assentiment, de la loyauté et de la légitimité » (Lefebvre, 2012). Dès lors, il est judicieux de rappeler que « c’est au moment où le politique semble perdre de sa capacité à agir sur le monde social que ceux qui détiennent le pouvoir sont contraints de le partager » (Lefebvre, 2007). L’amour pour la démocratie participative relèverait dès lors bien davantage du mariage de raison.
Les élu·es : acteurs ou objets des études sur la démocratie participative ?
13Alors que les recherches en France sur la démocratie participative se sont multipliées en une vingtaine d’années (Blondiaux, Fourniau, 2011 ; Mazeaud, Nonjon, 2018, p. 83), peu prennent pour objet central le rôle et la place des élu·es. Même si des recherches se penchent sur les « apprentissages mutuels » des citoyen·nes et des élu·es ou des fonctionnaires (Seguin, 2015 ; Nez, 2016), les effets de la participation restent avant tout documentés chez les participant·es. La sociologie du métier d’élu·e reste rarement convoquée dans les études sur la participation, et inversement. Pourtant, en se centrant sur les élu·es, plutôt que sur les citoyen·nes ou les professionnel·les publics ou privés de la participation, il est possible d’ouvrir de nouvelles questions. L’équipe de coordination de ce numéro a souhaité interroger les perceptions ordinaires de la démocratie parmi le personnel politique, leurs contraintes et leurs transactions avec l’idéal participatif. Les auteurs du premier article de ce dossier proposent en ce sens une typologie des adjoint·es délégué·es à la démocratie participative (Lefebvre, Talpin, Petit).
14Les rapports des élu·es à la démocratie sont aussi structurés par les représentations qu’elles et ils ont de leur propre rôle. Leurs croyances, et les pratiques qui en découlent, sont encastrées dans leurs positions institutionnelles et la manière dont elles et ils les habitent. Dès l’amont de la prise de rôle, les effets de sélection, dans l’accès aux positions électives et dans la hiérarchie de ces différentes positions, sont connus et puissants, en confirmation des positions sociales (Koebel, 2012 ; Lehingue, 2019), genrées (Mévellec, Tremblay, 2016 ; Arambourou, 2014) et raciales (Avanza, 2010 ; Geisser, Soum 2008). Nonobstant sa sélectivité, le groupe des élu·es est hiérarchisé selon des éléments structurants, comme le parti, l’échelle, le territoire, le secteur (Borraz, 1995 ; Koebel, 2013). Les élu·es viennent d’organisations partisanes qui façonnent leur socialisation politique, et leurs positions sont déterminées par une multiplicité d’échelles et de strates institutionnelles. Les élu·es sont aussi à l’image de leurs territoires qui présentent une grande diversité sociologique, historique, identitaire, économique. Enfin, les élu·es, en dehors des « généralistes », sont aussi dans des logiques d’action sectorielle, avec des secteurs qui imposent leurs logiques propres : la culture n’est pas l’économie, qui n’est pas l’eau (Barone et al., 2017). Est-il alors possible de prolonger ces analyses différenciantes au prisme des rapports que les élu·es entretiendraient à la démocratie, selon leur engagement dans une offre de participation ? Si l’impératif de participation est fabriqué en réponse à la « crise de la représentation », comment ce diagnostic est-il allégué ou convoqué par les diverses catégories d’élu·es ?
15Bien que centrale, la catégorie des élu·es reste le plus souvent abordée par la bande, au sein d’études centrées sur d’autres problématiques. À notre connaissance, seules des recherches récentes en Belgique francophone ont mis au centre de leur démarche la question des rapports des élu·es à la démocratie participative (Jacquet et al., 2015 ; Schiffino et al., 2019 ; Talukder, Bedock, Rangoni, à paraître ; Bottin, Schiffino, à paraître) ou au tirage au sort (Jacquet, Niessen, Reuchamps, 2020). Par ailleurs, des thèses récentes ou en cours interrogent les rôles des élu·es dans leur rapport circonstancié à la participation, en s’intéressant notamment aux usages clientélaires (Ferran, 2015 ; Giraud, 2018), à leur rôle renouvelé de « maître d’ouvrage » (Charles, 2020) ou à leur influence sur la dynamique délibérative de mini-publics expérimentaux (Devillers, 2019). Dans l’étude de deux cas municipaux néerlandais, deux chercheurs notent en quoi « un problème majeur est l’attitude ambiguë des élus […] qui bien que souvent à l’initiative […] hésitent à y prendre part, craignant que leur marge de manœuvre pour rejeter ou amender les propositions en soit restreinte » (Klijn, Koppenjan, 2000, p. 369) [14] ; les élus se voient alors doublement qualifiés de « meneurs du jeu » (playmakers), mais aussi de « rabat-joie institutionnels » (institutional spoilsports).
16Néanmoins, les rapports des élu·es aux processus participatifs et à l’impératif délibératif ne sont pas pleinement méconnus des recherches existantes en France. Dans les travaux de sociologie de l’action publique, le rôle des élu·es est principalement saisi à travers la thèse de l’instrumentalisation de la participation citoyenne. Alice Mazeaud analyse à ce propos la mise en récit de l’alternance et l’appropriation politique d’une institution régionale via la référence à la démocratie participative (Mazeaud, 2010). Dans ce même contexte institutionnel, les thèses de Guillaume Gourgues (2010) et Julien O’Miel (2015) rapportent les usages de la démocratie participative par des élu·es minoritaires au sein de coalition de gauche plurielle. Marion Paoletti analyse les réticences fondamentales des élu·es vis-à-vis du référendum local (Paoletti, 1997). Cet exemple du destin du référendum local en France renseigne sur les frontières mentales des élu·es au niveau local en matière de démocratie, alors que le droit référendaire apparaît particulièrement attentif à déconnecter participation et décision, et que sa mise en pratique s’avère singulièrement restreinte par rapport à d’autres pays européens (Magni-Berton, 2018 ; Prémat, 2020).
17Les processus participatifs peuvent aussi servir de support pour interroger si « les élu·es sont amenés à d’autres façons de concevoir de nouveaux projets de territoire » (Buclet, Salomon, 2012, p. 134), ce à quoi les auteur·es répondent par la négative, ou servir d’entrée pour distinguer différentes postures dans la concertation environnementale : « démocrate ; rigide ; stratège ; légaliste ; notable » (Ballan, Baggioni, Duch, 2003). Mais à travers ces approches, le lien à la démocratie reste ténu, profitant de la plasticité de la démocratie participative pour y discuter davantage de territoires et d’environnement, dans le prolongement des préoccupations des organisateurs de la concertation territoriale. D’autres travaux indexent des justifications discursives d’ordres « politiques ; sociales et culturelles ; techniques et gestionnaires ; domestiques » (Damay, Schaut, 2007). Pour conclure que « pragmatiquement », « les acteurs politiques puisent donc dans tel ou tel registre de justification en fonction de la définition qu’ils donnent à la situation » (Ibid., p. 194). À l’opposé, Mario Bilella restitue des contraintes structurelles, qui déterminent les prises de position des élu·es. Il note comment la promotion de l’« innovation politique peut être comprise comme un processus d’affirmation et distinction d’une petite bourgeoisie culturelle […] [qui] prolonge […] la technicisation de la vie politique municipale, et le renforcement de la sélectivité sociale » (Bilella, 2019, p. 148, 165). Auparavant, les travaux sur la démocratie participative et le communisme municipal ont fait voir comment celle-ci a pu apparaître comme une alternative à d’autres corps intermédiaires, pour recréer une identité collective par la participation (Nez, Talpin, 2010), « dans un discours [plus que des pratiques] insistant sur le “partage du pouvoir” et la “codécision” entre élus et citoyens » (Ibid., p. 99). Ces appropriations par des élu·es se font dans le prolongement d’une logique de contre-affiliation (Biland, 2006). Dans des municipalités anciennement communistes, il s’observe aussi une « tentative de remplacement d’une identité ouvrière par une quête d’identité par la démocratie participative […] en s’appuyant sur une proposition qui présente des contours plus flous, autant d’un point de vue idéologique que sociologique, répondant également à l’évolution sociodémographique » (Petit, 2017, p. 158).
18Dans la littérature existante, des termes viennent qualifier de façon récurrente les pratiques participatives des élu·es : « impensés » (Blondiaux, 2005), « proximité » (Nonjon, 2005), « écoute sélective » (Sintomer, Talpin, 2011, p. 22), « dépolitisation » (Gourgues, 2018). Le rôle des élu·es se voit mobilisé dans l’explication de l’impossible succès d’une politique de participation nécessairement subordonnée à leur cadre représentatif (Blatrix, 2009), et ce, même à l’échelle locale (Lefebvre, 2012). Malgré son assise empirique, ce « schème de l’action manipulatrice » peut en venir à sous-estimer « le caractère exploratoire de procédures, qui ne sont jamais totalement contrôlées par une seule catégorie d’acteurs » (Barthe, 2002, p. 59-60). Mais il reste que c’est parmi les élu·es que se retrouvent celles et ceux qui « plébiscitent l’amalgame participation et proximité pour se dispenser de procédures trop contraignantes » (Gourgues, 2018, p. 4), « domestiquent la démocratie participative sous la forme d’un jeu de l’expérimentation participative » (Mazeaud, Nonjon, 2018, p. 78) ou « pour certains, voient les masses comme des gens illettrés et incompétents, à qui l’octroi de tout pouvoir supplémentaire constituerait un risque pour la stabilité politique » (Talpin, 2020, p. 93).
19Ainsi, pour les élu·es, par une conjugaison mutuelle d’inclination et de détestation, d’enchantement et de désillusion, la question de l’amour de la démocratie redouble celle de sa haine (Rancière, 2005).
Les élu·es toutes choses égales par ailleurs
20La littérature internationale apparaît plus prolixe et vient fournir des résultats consolidés et réitérés dans différents contextes nationaux. À partir de matériaux d’opinion recueillis via des enquêtes par questionnaire dont les élu·es sont destinataires, des études analysent leur rapport aux institutions électorales (Bowler, Donovan, Karp, 2006 ; Pilet, Bol, 2011) et à la représentation (Deschouwer, Depauw, 2014), ou à l’inverse leur degré de soutien à des réformes de démocratie directe (Bowler, Donovan, Karp, 2002). Dans ce dossier, l’article de Caroline Close prolonge ces analyses, en mesurant les déterminants individuels de différences d’appréciation de parlementaires au niveau européen quant aux réformes de démocratie directe ou délibérative.
21Des études font des orientations et des comportements de rôle des élu·es leurs variables dépendantes. Un exercice d’objectivation statistique peut ainsi parvenir à isoler des styles personnels d’élu·es significativement déterminés par la taille des circonscriptions et les conditions de la compétition électorale (André, Depauw, 2013). Un sondage des conseillers et conseillères de six municipalités suédoises peut révéler que l’exposition à des dispositifs participatifs semble conduire à une attitude plus favorable envers la participation citoyenne, mais surtout qu’elle n’altère en rien les représentations des élu·es quant à leur rôle de représentant·es : « Il semble plutôt que les conseillers de ces municipalités utilisent ces nouveaux instruments et ces nouvelles pratiques pour atteindre des idéaux anciens de la représentation politique » (Karlsson, 2012, p. 812). Des chercheurs néerlandais mobilisent des données de cross-national surveys pour opposer différents modèles de gouvernance locale dits party-democratic ou citizen-democratic et mesurer leurs effets sur les élu·es quant à leurs comportements et leur compréhension de leur rôle en termes de responsiveness ; ils concluent à un faible support empirique d’une telle corrélation (Denters, Klok, 2013, p. 674). Une recherche étend ce questionnement à l’échelle européenne et prend comme variable dépendante les « notions de la démocratie », en se concentrant notamment sur les maires et les conseillers et conseillères au niveau local (Heinelt, 2013 ; Vetter, Heinelt, Rose, 2018). Ainsi, ces « conseillers ont des compréhensions différentes de ce que signifie la démocratie, et ces différences peuvent être reliées clairement d’une part à un modèle de démocratie représentative, et d’autre part à un modèle de démocratie participative » (Heinelt, 2013, p. 658). Cette étude cite principalement l’orientation partisane (à gauche), l’âge (plus jeune) et le genre (féminin) comme variables déterminantes du soutien au modèle participatif. Si ces variables explicatives récurrentes dans l’ensemble de ces études semblent bel et bien déterminantes, les effets isolés restent relativement muets, et il faut souvent se contenter de voir s’opposer dans des tableaux de contingence de « grands élus, vieux hommes de droite » et de « petites élues, jeunes femmes de gauche ».
22Quelques études en disent cependant davantage, en proposant par exemple d’esti-mer l’influence réciproque de ces variables. Ainsi, chez des maires espagnols l’effet (positif) de l’idéologie décroît avec l’ancienneté dans la carrière politique (Vallbé, Alonso, 2018). Par ailleurs, « le support pour les innovations démocratiques des élites partisanes est extrêmement lié aux partis antisystème, aux partis de gauche et aux partis avec un accès limité au pouvoir » (Núñez, Close, Bedock, 2016). C’est cette position dans l’espace politique et partisan qui se répercute dans des caractéristiques qui, bien que saisies à l’échelle individuelle, n’en demeurent pas moins reliées à une place dans le champ politique et à une posture au sein des institutions.
23Ces enquêtes quantitatives menées dans des contextes divers reconduisent une logique méthodique similaire : forger des hypothèses et des modèles à partir de la littérature, pour mesurer des effets et leur force présumée dans différents pays ou à différentes échelles de gouvernement, au travers d’un appareillage statistique fondé sur la régression multi-niveau. Malgré leur puissance (dé)monstrative, ces approches butent sur des limites : simplification des concepts, défaut de comparabilité et moindre contextualisation historique [15]. L’objectivation statistique a pour intérêt de faire ressortir les effets les plus significatifs et les plus aisément isolables (orientation idéologique, appartenance partisane, durée au pouvoir…), mais son application sérielle peut finir par apparaître trop spéculative et rencontre des limites, généralement bien rappelées par leurs auteurs. Ainsi, l’arbre des résultats consolidés dissimule une forêt de coups d’essai à la significativité statistique moindre et à la signification sociologique équivoque. Par exemple, lorsque des données disponibles de mesure du support envers le New Public Management et des notions de démocratie locale de maires belges, ou encore les attitudes des conseillères et conseillers municipaux de seize pays envers une batterie de réformes institutionnelles, sont mobilisées conjointement, les analyses proposées en viennent à poser des précautions d’usage – à propos de « modèles déroutants (puzzling pattern) avec peu de corrélations significatives » (Steyvers et al., 2006, p. 440) ou « d’explications complexes et plutôt mitigées, qui renvoient aux statuts des élu·es dans chaque pays et aux spécificités de chaque système de gouvernement local, quand bien même notre modèle révèle des corrélations intéressantes (interesting patterns) » (Razin, Hazan, 2014, p. 278) – qui résonnent comme un appel à un retour à l’enquête contextualisée.
Les élu·es au sein des luttes politiques et institutionnelles
24Des travaux publiés en langue anglaise ont pu restituer davantage les effets contextuels et les conditions historiques des liens entre élu·es et démocratie participative. Un cas ressort comme particulièrement documenté, celui du Brésil, en lien notamment avec le budget participatif : sa genèse (Sa Vilas Boas, 2017), son institutionnalisation et sa diffusion, au prix de sa neutralisation politique (Wampler, Avritzer, 2005 ; Ganuza, Baiocchi, 2012 ; Montambeault, 2015). Ces recherches permettent de saisir les usages de la participation, en lien avec les mouvements sociaux et les partis politiques s’en réclamant. Par le cumul d’observations ethnographiques et de nombreuses interviews, permettant la restitution de trajectoires d’élu·es qui viennent d’organisations militantes de la société civile, Brian Wampler note l’importance de socialisations politiques antérieures (engagement syndical, communautaire, religieux…) des maires promouvant la démocratie locale et la budgétisation participative (Wampler, 2004, p. 82-83). Au sujet du Parti des Travailleurs (PT), Camille Goirand note l’évolution d’un référentiel d’engagement à un référentiel de participation, et relève que « les changements dans le sens attribué à la participation [par une moindre référence à des objectifs de transformation sociale radicale] et l’intensification de la référence à la démocratie participative constituent un indice de l’institutionnalisation du PT et de l’insertion de ses cadres dans le champ politique » (Goirand, 2019, p. 196). Si les effets de clientélisme liés à la démocratie locale restent présents (Montambeault, 2015), « avec des maires qui traitent leurs administrations municipales comme des fiefs personnels » (Wampler, 2004, p. 74), il s’observe aussi, via la participation, des changements dans le champ politique par la promotion de nouvelles figures politiques (Avritzer, 2009), dont le volontarisme plus ou moins affirmé expliquerait les résultats inégaux des budgets participatifs. Cette approche par le volontarisme reste cependant « discutable, puisqu’elle néglige les règles et les réseaux du système politique » (Sa Vilas Boas, 2017, p. 15).
25Les travaux sur la démocratie intra-partisane constituent un espace de recherche à part, qui n’est que peu connecté aux recherches sur la démocratie participative. Le lien se fait sporadiquement via la question des principes démocratiques en tension avec la loi d’airain de l’oligarchie (Rahat, Hazan, Katz, 2008). La rareté des travaux faisant explicitement le lien entre perception de la participation citoyenne et sociologie de la profession politique, ouvre l’hypothèse d’un faible intérêt et faible gain des élu·es en la matière. Comme le résume Camille Bedock : « La littérature tend à montrer que dans tous les cas l’effet des réformes [démocratiques] sur le niveau de soutien [des électeurs] est, au mieux, faible » (Bedock, 2017, p. 257). Dans le contexte français, les travaux portés par Rémi Lefebvre abordent ces questions des changements des milieux partisans, à l’épreuve des procédures délibératives (Lefebvre, Roger, 2009), ou d’évolutions procédurales ou organisationnelles comme les « primaires » (Lefebvre, 2020b) ou la « plateformisation » (Lefebvre, 2018), mais ils relèvent davantage un renforcement de la démocratie d’opinion et de la centralisation qu’une démocratisation.
26L’impératif délibératif est partie prenante de la démocratie du public (Manin, 2002), plutôt que constitutif d’un nouvel état du gouvernement représentatif (Manin, 1995). L’offre de participation consiste en un appareillage supplémentaire dans la production d’une opinion publique (Blondiaux, 2002), ou d’un de ses fragments, face à un électorat devenu trop volatile ou trop abstentionniste. Construire et faire parler un public : voilà sans doute l’une de ses fonctions (Gourgues, Mazeaud, 2018 ; Bachir, Lefebvre, 2019). Mais à la condition que cette construction, qui peut largement relever de l’antithèse comme dans le cas d’un « grand débat national » à rebours de la sociologie du mouvement des gilets jaunes [16], ne bouleverse pas fondamentalement la division du travail politique. La démocratie participative, entendue comme production et usage d’une opinion publique entre deux élections à travers des dispositifs et des procédures, s’est diffusée, mais génère en même temps déceptions et critiques et peut-être repli vers d’autres modes d’exercice du pouvoir politique. La critique du politique, saisie longuement dans la littérature au travers des vocables de la défiance et de la méfiance, peut être interprétée par une part du personnel politique comme une demande d’autorité et d’efficacité, soutenant des processus de -dé-démocratisation (Brown, 2007), que ne vient pas endiguer le recours aux forums délibératifs (Lee, McQuarrie, Walker, 2015).
Les élu·es comme composante du système délibératif
27Pour les théories de la délibération et leurs mises en pratique, un enjeu est de donner aux élu·es une place et un rôle dans le système délibératif. Nivek Thompson propose de distinguer cinq attitudes : initier, participer, répondre, résister ou institutionnaliser, et deux motivations : normatives et instrumentales (Thompson, 2019). Elle souligne l’ampleur limitée des recherches sur le rôle des élu·es dans les innovations démocratiques, dont elle extrait deux certitudes significatives : l’influence de l’idéologie et de l’orientation partisane (Ibid., p. 266), nous ramenant aux résultats d’ensemble déjà évoqués.
28Une recherche récente propose de pallier ces limites dans l’interprétation, en adoptant une posture compréhensive plus exploratoire (Hendriks, Lees-Marshment, 2019). Les deux chercheures, spécialistes respectivement de la démocratie délibérative et du marketing politique, mobilisent 51 entretiens effectués auprès de ministres et secrétaires d’État dans six pays anglophones, comprenant une majorité d’hommes de partis conservateurs. Leur recherche inédite fait écho, sans les connaître du fait de la barrière de la langue, aux travaux belges francophones cités plus haut. Elles proposent aux élu·es « d’expliquer dans leurs propres mots comment, quand et sous quelle forme la contribution du public leur est utile » (Ibid., p. 601). Leurs conclusions se résument en quatre raisons principales, du point de vue des élu·es : rassembler de l’information, se connecter à l’existence ordinaire, vérifier sur le terrain les effets de leurs politiques et rallier des parties prenantes et le grand public. « Dans l’ensemble les dirigeants semblent apprécier la contribution du public pour des raisons essentiellement épistémiques et instrumentales, plutôt que démocratiques » (Ibid., p. 605), même si elles parviennent à trouver de rares exceptions. Mais le propos le plus intéressant n’est pas dans cette restitution sans filtre de propos de ministres, dont il n’est guère possible d’estimer le biais de désirabilité, mais dans la mise à jour d’un « écart remarquable entre les formes de contribution publique que les dirigeants considèrent comme idéales (par exemple, les forums participatifs structurés en groupes) et les formes qu’ils jugent utiles dans la pratique politique (par exemple, les interactions informelles avec des citoyens individuels) » (Ibid., p. 609), les amenant à conclure que le « système délibératif » devrait inclure cette informalité afin de pouvoir « impacter » la décision.
29Les élu·es répondent positivement à l’idée de valoriser un « public input », en tant que sa définition leur revient, révélant par là avant tout leur propre vision d’une « bonne participation » : un face-à-face privé avec un individu et qui ne les engage nullement. Si leurs « conclusions suggèrent que certaines des communications les plus importantes entre les décideurs et le public peuvent avoir lieu dans les espaces plus informels et souvent cachés où les élites et les citoyens interagissent » (Hendriks, Lees-Marshment, 2019, p. 609), les auteures omettent de détailler les conditions d’accès à ces espaces, qui semblent à rebours des résultats sur l’autonomisation et la professionnalisation croissante du champ politique (Gaxie, 2001 ; Michon, Ollion, 2018), et d’interroger le caractère asymétrique des relations qui peuvent s’y nouer. En fin de compte, un tel travail ne fait que redécouvrir la démocratie de proximité et sa déconnexion avec la question démocratique.
30Les études sur la démocratie délibérative semblent faire peu de cas des faibles effets des réformes participatives, qui ne semblent pouvoir viser qu’à maximiser leur capacité à attirer l’attention des élu·es (Migchelbrink, Van de Walle, 2020), concordant en ce sens avec l’idée d’une démocratie sans demos (Mair, 2013 ; Brown, 2015) et d’une politique sans luttes d’intérêts ou de pouvoir (Shapiro, 1999). Ainsi, l’appréciation positive de la participation reste subordonnée à l’ordre politique existant, et la fonction limitative des élu·es reste clairement figurée : « Habituellement, la participation populaire s’achève avec le choix de mettre en œuvre telle politique ou d’élire tel candidat, et toute activité politique ou législative qui s’en suit s’opère dans l’isolement assez complet de la sphère étatique » (Fung, Wright, 2001, p. 23-24).
31La participation citoyenne doit-elle s’articuler au système représentatif et électif ou à un système de participation continue ? La réponse à cette question est le plus souvent limpide : la liberté de participer s’arrête là où commence celle de représenter.
Les élu·es et leurs représentations et usages de la participation citoyenne
32Les articles de ce dossier explorent conjointement deux grandes lignes problématiques, faisant de la démocratie participative une variable indépendante ou dépendante [17] : les élu·es composant avec l’impératif délibératif, mais aussi les élu·es en tant qu’entrepreneur·es de la cause participative, et donc produisant de telles injonctions. En effet, les offres de participation se présentent comme des politiques procédurales largement volontaristes, les obligations légales en la matière (Blondiaux, 2005, p. 127-128) ne suffisant pas à consolider des politiques de démocratie participative le plus souvent présentées comme volontaires et conjoncturelles (Mazeaud, Nonjon, 2018, p. 277).
33Le premier article de ce dossier se centre sur les adjoint·es à la démocratie participative, et présente une série de prises de position : indifférente, managériale, militante et opposante (Lefebvre, Talpin, Petit). Les auteurs notent que l’expérience d’élu·e délégué à la participation peut s’avérer avant tout déceptive. Ce constat subjectif accompagne pourtant l’augmentation du nombre de délégations dédiées. Mais les élu·es les plus « croyants » se heurtent aux routines du jeu politique local. À rebours d’une intuition courante, la vocation pour un mandat d’élu·e à la participation n’est pas la norme. L’engagement peut au contraire y être passablement désinvesti. De fait, les élu·es délégués à la participation sont pour la plupart des acteurs dominés du jeu politique local : dans l’ordre des délégations, dans l’accès aux ressources administratives et dans la relation avec le ou la maire. Cette dernière variable est fondamentale et peut suffire à construire une exception, rappelant en dernière instance la misère positionnelle relative de la délégation, qui lorsqu’elle est fortement investie, se légitime d’abord au travers de la figure mayorale.
34C’est ce que confirme l’article de Mario Gauthier, Lynda Gagnon, Anne Mévellec et Guy Chiasson qui analyse les rôles moteurs des maires dans la mise en place des concertations en matière d’aménagement et d’urbanisme au Québec. Leur rôle y apparaît primordial, tant dans la résistance que dans l’adhésion aux démarches de participation publique. Le maire y est en effet la seule figure politique locale à être élue par l’ensemble des électeurs, et non sur la base d’un découpage par district comme pour les conseillères et conseillers municipaux. Leur propos condense une riche expérience de recherche et l’étude d’un corpus documentaire couvrant les dix premières villes québécoises, pour y tracer la diffusion contrôlée de l’impératif délibératif. Leurs données mettent à jour différentes dynamiques dans chacune de ces villes, d’où les auteur·es tirent un classement suivant différentes dimensions, révélateur des différences de poids accordé à la participation par chaque administration municipale. En dernier lieu, leur propos reprend le constat initial : la place centrale des maires, qui œuvrent au maintien de leurs prérogatives, ou au contraire, conditionnent l’adoption de dispositifs de participation publique. En écho au contexte français, se trouve ainsi confirmée la pleine compatibilité de la démocratie participative avec la personnalisation du pouvoir municipal (Lefebvre, 2012 ; Talpin, 2016a ; Petit, 2018b).
35Ce poids des maires est également mis en avant par Christophe Parnet, alors qu’il étudie la mise à distance des citoyens dans la négociation de la réforme intercommunale entre 2012 et 2016. Ici, le rapport à la démocratie participative semble surtout déterminé par un certain corporatisme électif. L’auteur prolonge ainsi la thèse de la confiscation du politique (Desage, Guéranger, 2011), par la mise à distance des citoyens et l’absence de débat sur les réformes. La consultation citoyenne est jugée chronophage, inefficace, et les possibilités d’expression sont renvoyées au fonctionnement ordinaire et routinier de la démocratie représentative. La recherche de C. Parnet remonte la chaîne de la formalisation juridique, pour démontrer comment la non-association des citoyens s’y insère en amont. S’il y a bel et bien un travail politique, il œuvre avant tout à la dépolitisation. L’analyse détaille trois niveaux : publicisation, consultation et partage du pouvoir, pour noter les obstacles qui s’accumulent – et ce, dès le premier niveau, malgré sa teneur démocratique des plus minimales, auquel est préférée la tractation directe entre élu·es.
36Les rapports des élu·es à la démocratie participative en suivent aussi les principales tendances. L’une des plus visibles est celle des budgets participatifs, notamment dans le contexte français depuis la « troisième vague » après les municipales 2014 (Pradeau, 2018). Deux articles y sont dédiés, mettant encore en avant le rôle de maires volontaristes – « source de l’inspiration participative », à Avignon, étudiée par Jessica Sainty, ou « qui en a fait un pilier de son mandat » à Paris, dans l’article de William Arhip-Paterson. Mais ce volontarisme s’avère pleinement compatible avec une posture paternaliste ou un usage personnel de la démarche.
37Jessica Sainty montre comment la mise en œuvre du budget participatif (BP) charrie les conceptions usuelles qu’ont les élu·es de la démocratie. Le fait que le BP soit une promesse de campagne suffit à sa mise en œuvre, quand bien même d’autres promesses (moins visibles ou moins consensuelles) sont oubliées. Le dispositif fait l’objet d’un « sous-investissement procédural », et au-delà des figures de premier plan (maire, directrice) la plupart des agents soulignent leur manque de compétence et de moyens. La solution retenue est alors de reprendre ce que font d’autres villes du même type dans la même période, reléguant encore davantage la référence aux expériences historiques. La mise en œuvre localisée est marquée par un bricolage, dont les logiques révèlent les postures des élu·es, qui conservent une lecture dite « paternaliste » de la répartition des rôles entre représentant·es et participant·es. Dans les faits, l’enjeu démocratique est absent, et l’auteure note comment « aucun élu ne semble particulièrement soucieux de faire du dispositif autre chose que ce qu’il est destiné à être : une forme sophistiquée d’appel à projets, destiné prioritairement aux habitants les plus investis » (Sainty). Un investissement qui semble aller jusqu’à la fraude, facilitée par le faible investissement procédural et présentée par les élu·es comme une conséquence paradoxale de la volonté d’inclusion. Ce laisser-aller confirme pour l’auteure que tout ceci n’a guère d’importance par rapport à la « vraie » politique ; le jouet participatif est hors du jeu politique.
38William Arhip-Paterson se centre sur le cas du BP le plus médiatisé en France, celui de Paris à partir de 2014. Bénéficiant d’une position d’observation privilégiée, il propose une analyse multi-niveaux à l’échelle municipale, en se centrant sur les BP d’arrondissement. Il observe comment même des maires de droite s’approprient cette offre politique centrale dans le mandat de la maire socialiste. Il nuance cependant la thèse de la « départisanisation » en observant que si maires de gauche et de droite s’y engagent, ce n’est ni avec la même intensité, ni pour les mêmes raisons – des résultats concordant avec la littérature existante (Sintomer, Herzberg, Röcke, 2008).
39Les élu·es dans leur ensemble accueillent aussi bien plus favorablement l’éventualité d’événements délibératifs, plutôt que le recours à une consultation directe, comme le montre l’article de Caroline Close. Cet article livre une vision comparative à l’échelle européenne, centrée sur les rapports au système représentatif des parlementaires. Les données mobilisées permettent de comparer le soutien différencié aux réformes de démocratie directe (référendum) ou délibérative (mini-publics), pour en expliciter les facteurs explicatifs décisifs. L’auteure démontre en quoi ce soutien est déterminé par le profil des représentants, mais aussi par leurs propres perceptions du système représentatif. Comme noté, les élu·es accueillent plus favorablement l’expérimentation délibérative (aux trois quarts) que le recours référendaire (au tiers). À l’échelle des familles de parti européennes, c’est d’abord le soutien aux référendums qui varie, en étant plus fort chez les élu·es de gauche radicale, extrême droite et écologiste, tandis que le support aux événements délibératifs apparaît plus diffus. À l’échelle individuelle, être une femme de gauche augmente le soutien aux événements délibératifs. Une variable enfin relie les deux types de réformes : la vision des compétences des citoyens, rappelant que les représentations des possibilités démocratiques sont aussi des représentations des capacités populaires.
40Dès lors, la différence fondamentale est la façon dont les élu·es appréhendent l’articulation entre démocratie participative et gouvernement représentatif : « Alors que les croyants voient en la participation un moyen de renforcer une légitimité élective en crise, pour les opposants les dispositifs participatifs incarnent une légitimité concurrente qui risque d’approfondir la défiance à l’égard des élu·es » (Lefebvre, Talpin, Petit). À bien des égards, que cela soit à travers une vue d’ensemble ou rapprochée, la participation des citoyens apparaît davantage tolérée qu’acceptée. Il faudrait ainsi demander aux élu·es à quelles occasions elles et ils ont l’impression d’agir pour une « vraie » démocratie. Or, les articles nous font voir que la démocratie, la vraie, c’est la représentative, celles dont elles et ils sont les tenants et aboutissants, qu’elles et ils font et qui les a fait·es.
Méthodes de la recherche : explorer une forme d’indicibilité
41Poser une telle question n’a rien d’évident, alors qu’on se propose de faire parler les élu·es sur le principe qui justifie leur position. Quels sont les moyens de parvenir à mettre à jour les représentations sur un sujet qui peut comporter une bonne part d’indicible, voire « d’impensé » (Blondiaux, 2005) ? L’analyse compréhensive génère une catégorie spécifique, celle des élu·es participationnistes, qui se différencie de ou s’oppose à une norme autre : représentative, délégataire, paternaliste. Mais il serait aussi légitime d’interroger si, après tout, les recherches ont vocation à distinguer les croyants sincères, des opportunistes ou des obligés ? Et surtout, si les pratiques ne devraient pas valoir davantage, qu’importe la croyance. Une telle position est à rebours d’études qui peuvent au contraire revendiquer d’« examiner les points de vue de dirigeants politiques sur l’engagement public, plutôt que d’analyser leurs actions » et « numéroter les citations, sans les identifier afin de réduire le biais de lecture immédiat » (Hendriks, Lees-Marschment, 2019, p. 602), ce qui revient à prendre en compte les discours, mais à négliger les cadres sociaux et politiques dans lesquels ils sont produits.
42Pourtant, l’analyse du rapport des élu·es à la participation gagne à être saisie de façon séquencée, selon les contextes et les positions : en campagne, au pouvoir, dans l’opposition, à la retraite… Le premier article du dossier met bien à jour l’influence de ces contextes, qui sont aussi ceux des situations d’entretien, sur les propos recueillis. De même, l’article de J. Sainty explore comment la mise en scène de l’alternance, après une élection en demi-teinte, vient soutenir la concrétisation d’une promesse de campagne, ce « temps des rêves » comme le lui rappelle un élu adjoint de quartier. Les articles sur les municipalités québécoises ou les intercommunalités françaises intègrent aussi cette dimension longitudinale. Les auteur·es en appellent d’ailleurs à un approfondissement ethnographique qui permettrait de relier ces évolutions institutionnelles aux pratiques et aux trajectoires sociales et politiques.
43La littérature existante laisse entrevoir un partage entre enquêtes statistiques et études de cas. Si la plupart des articles réunis ici s’inscrivent dans la deuxième perspective, ils n’en mobilisent pas moins une approche comparative : entre Lyon et Marseille (Parnet) ou à l’échelle des grandes villes du Québec (Gauthier, Gagnon, Mévellec, Chiasson) ou des plus grandes villes de France et de la région Nord–Pas-de-Calais (Lefebvre, Talpin, Petit), ou de l’ensemble des mairies d’arrondissement parisiennes (Arhip-Paterson). Finalement, seul le cas d’Avignon est convoqué comme une étude monographique (Sainty), mais pour amener des résultats en cohérence avec la sociologie politique du métier d’élu·e et de l’action publique locale. Enfin, le dernier article propose une vision panoramique, agglomérant au sein d’une même enquête des parlementaires issus de quatorze pays européens (Close). Les protocoles méthodologiques mobilisés entretiennent ainsi un rapport différent à la montée en généralité à partir de leurs résultats. Les articles collectifs dédiés aux adjoint·es à la démocratie participative en France (Lefebvre et al.) ou aux maires urbains aux Québec (Gauthier et al.) se fondent, en plus de leurs matériaux inédits, sur le cumul des expériences de recherche des auteur·es, bénéficiant ainsi de regards multiples sur un même objet saisi dans différents contextes.
44La méthode la plus commune aux enquêtes réunies dans ce dossier est le couplage de l’observation (plus ou moins participante) et de l’entretien (plus ou moins formel). Cette approche pose néanmoins la question de l’accès aux coulisses, au-delà des discours convenus ou de façade. Les auteurs du premier article en conviennent, en précisant que « les opposants, qui assument en entretien leur défiance à l’égard de la participation citoyenne, demeurent relativement rares » (Lefebvre et al.). Pourtant, le récit de l’engagement de l’élu·e sur la voie de la participation relève rarement de la symbiose. Les entretiens avec des élu·es « croyants » sont aussi un moment de partage des doutes, des difficultés voire d’une forme de « malheur militant » (Fillieule, Leclercq, Lefebvre, 2020). Cette limite déclarative se retrouve dans les études réalisées avec des membres du pouvoir exécutif en Belgique : « À l’unanimité, et sans surprise, tous les mandataires sont favorables à la participation des citoyens, voire l’encouragent » (Schiffino et al., 2019, p. 70), quand bien même ces élu·es se limitent à voir la participation comme complément subordonné à la représentation et donnent à la première un sens « différent de celui développé dans les travaux de sciences sociales » (Jacquet et al., 2015, p. 192). Les édiles peuvent tout simplement refuser de donner suite aux sollicitations, comme le rappelle J. Sainty.
45Un surcroît d’objectivation peut alors être recherché : par la mise en tableau de données disponibles sur les délégations, à l’échelle nationale et régionale (Lefebvre et al.), sur les budgets dédiés par chaque mairie d’arrondissement parisien (Arhip-Paterson), ou via la constitution d’un corpus documentaire (Gauthier et al.) ou l’étude des débats parlementaires (Parnet) ou de la documentation officielle de la participation (Sainty). La pratique de l’observation, ou simplement le fait de faire parler d’autres sur les élu·es (Arhip-Paterson ; Sainty) vont aussi dans ce sens de saisir les représentations, usages et pratiques des élu·es au-delà de leur propos. « [Ces] autres options méthodologiques aident à reconstituer une posture plus générale […] [par] une attention soutenue aux entourages des élues [et] le recoupement systématique entre ce que disent et ce que font (ou surtout ne font pas) les élues » (Sainty). Si on y adjoint l’analyse statistique, permettant d’isoler des déterminants du support à la démocratie directe et délibérative (Close), le présent dossier confirme l’intérêt d’une pluralité méthodologique dans l’étude du politique.
46Si les études de cas restent un prisme privilégié pour permettre une analyse en contexte des usages et des représentations de la démocratie participative par les élu·es, les articles réunis, en eux-mêmes et par le fait de leur réunion, offrent davantage qu’une stricte analyse localisée, et œuvrent à la contextualisation de ces dynamiques localement observées dans un mouvement plus général ; mais lequel ?
Horizon problématique et historicité de la question : le choix des meilleurs contre le meilleur des choix ?
47On affirmera ici l’hypothèse que ce mouvement d’ensemble est celui de la réduction des espaces (de la critique) démocratique(s), que ne vient pas combler, ni même dissimuler, le recours à l’étiquette participative. Une réduction dont les effets pour les citoyens s’observent sur le terrain des dispositifs participatifs (Talpin, 2016a), mais aussi à distance de l’espace public et du champ politique, jusque dans les sphères résidentielles, familiales et professionnelles (Petit, 2019), et qui s’entend aussi plus généralement comme la persistance, voire l’aggravation, des inégalités sociales et politiques malgré les opportunités de participation. Des effets qui ont déjà été documentés aux États-Unis (Lee et al., 2015), certes dans un contexte où « la participation apparaît éminemment hybride, reposant sur des partenariats publics/privés mouvants, [mais qui illustre qu’il est] possible d’associer des méthodes participatives à des fins parfaitement réactionnaires » (Talpin, 2016b, p. 268, 270).
48Même lorsqu’elle est le fait de représentant·es élu·es sincèrement engagés en sa faveur, la démocratie participative, telle que saisie par l’offre de participation, semble toujours devoir se rabattre sur trois « modes dégradés » : instrumentalisation, neutralisation ou évacuation. Ainsi, il est troublant de constater à quel point les études réunies cumulent des catégories d’analyse bien éloignées des ambitions prêtées au recours à la participation citoyenne : misère positionnelle (Lefebvre et al.), paternalisme (Sainty), mise à distance (Parnet), départisanisation et dépolitisation (Arhip-Paterson), mayorisation (Gauthier et al.) et scepticisme vis-à-vis des compétences politiques des électeurs (Close), pour se limiter à quelques-unes.
49Par ailleurs, il ne faut pas restreindre la focale sur les élu·es se revendiquant explicitement comme participationnistes, afin d’intégrer toute la dimension critique et ambivalente du rapport de tout·e représentant·e face à la participation non électorale. Les articles réunis contribuent à cette ouverture du champ des études sur la participation. Les élu·es sont une catégorie diverse, mais pour qui prévaut la mise en œuvre d’un rôle et l’agir à la préservation des cadres qui le rendent possible. Par leur place dans le champ et le jeu politique, les élu·es restent les agents d’une lutte, au service des intérêts constitutifs de leur position (électorale, politique, sociale…), construite à travers l’acte de représentation politique (Bourdieu, 1981, 1984a ; Disch, Van de Sande, Urbaniti, 2019). Suivant cette logique, la démocratie participative et la participation publique résonnent aussi avec des prétentions alternatives à la représentation (Saward, 2010 ; Dutoya, Hayat, 2016), qui nous ramènent aux rapports circonstanciés des élu·es à la « contre-démocratie » (Rosanvallon, 2006), la démocratie agonistique (Mouffe, 1999 ; Blondiaux, 2008b) ou d’interpellation (Cossart, Talpin, 2015). Si la participation encastrée dans la représentation s’avère être une notion sans fondements propres, alors « le participationnisme demeure toujours un prolongement du régime qui le met en œuvre » (Aldrin, Hubé, 2016), et l’expérimentation encadrée prévaut toujours sur la participation pérenne ou autonome (Petit, 2018a).
50Par ailleurs, l’enjeu d’historiciser et de sociologiser la question demeure, les tenants et les aboutissants de la question du rapport des élu·es à la démocratie variant profondément selon la période de référence. En ce sens, la question posée en début d’article est en grande partie rhétorique, et ne vaut que pour l’intérêt à y répondre en détaillant : quel·les élu·es ? Dans quelles institutions ? Dans quels contextes sociaux ? Pour quelle démocratie ? Ce qui s’observe, du côté des élu·es mais aussi des citoyen·nes, ce sont les effets d’une socialisation à l’ordre représentatif, et les rappels à l’ordre qui en découlent.
51Si la question initiale apparaît provocatrice, c’est qu’il devrait aller de soi que des élu·es aiment la démocratie [18]… Mais poser la question fait rapidement émerger une série de conditions limitatives. À bien des égards, l’image démocratique est non contractuelle, et la devise républicaine s’épuise dans la limite des stocks disponibles. Ainsi, outre un débat sur les mots et leurs sens, une telle question nous ramène, plus généralement et plus intimement, au constat de s’être quelque part « habitué toute sa vie à ne pas espérer que la politique [fasse] jamais ce qui devait se produire, mais seulement, dans les meilleurs cas, ce qui aurait dû se produire depuis longtemps » [19]. On pourra alors se demander si la question ne trahit pas plutôt une forme de regrets, de la part de chercheur·es et d’universitaires convaincus de l’enjeu de démocratiser la chose publique, et les incitant à « traquer » les représentants publics qui partageraient leurs analyses. C’est qu’à défaut de ne pas en trouver (on en trouve bien quelques-un·es), l’enquête n’en reste pas moins toujours ramenée aux mêmes antiennes : un rapport instrumental à la participation, une vision subordonnée de la démocratie participative, et surtout un impensé assez large, voire des formes de dévalorisation sur le mode du « tout ça pour ça ? ». La trilogie argumentaire, souvent rappelée, de l’inutilité, l’inanité et de la mise en péril (Hirschman, 1991) continue assez largement de saisir l’ensemble des discours critiques recueillis.
52Sans doute, le présent dossier assimile trop le questionnement à la démocratie participative et l’offre de participation, et tend de ce fait à mobiliser une approche avant tout procédurale, au détriment d’une approche plus substantielle ou symbolique. On aurait aussi pu davantage détailler les contraintes du rôle d’élu·e dans le système économique et social, ici davantage mentionnées qu’analysées. Au plus large, le projet démocratique interroge la capacité des institutions actuelles à accueillir une plus grande participation de citoyen·nes désirant tenir leur rôle, voire de le politiser. Au plus près de l’élu·e, qu’on peut aussi considérer comme une institution en tant que telle (Lacroix, Lagroye, 1992), le travail de la représentation apparaît, autant d’un point de vue cognitif, symbolique que pratique, bien peu perméable à l’affect participatif et à la critique démocratique. Une telle remarque n’est d’ailleurs pas étrangère à une partie des élu·es : celles et ceux qui cherchent à subvertir les modalités et les cadres habituels de la représentation (Petit, 2017, p. 322 ; Taghavi, 2018). Camille Bedock souligne bien cet aspect en rapportant deux hypothèses fondamentales : « Les élu·es en marge du jeu politique sont plus susceptibles de s’emparer de la thématique des réformes de la démocratie. Les élu·es en tant que groupe ont une réticence fondamentale vis-à-vis de la participation citoyenne et ne la pensent que sous conditions » (Bedock, 2018).
53Le député de La France insoumise, François Ruffin, invité à débattre avec Isabelle Attard (sans étiquette) et Daniel Percheron (Parti socialiste), à l’occasion d’une table ronde animée par Guillaume Gourgues lors du colloque organisé à Lille en novembre 2018, rappelle ces conceptions en revendiquant une fonction de représentation-incarnation des classes populaires comme fonction démocratique première :
« Il faut connaître la pente sur laquelle on se trouve […] Mais même en voulant cela, le travail parlementaire vous exclut du monde normal, du temps normal […] Moi je ne suis qu’un bélier [aux portes des institutions], j’ai une fonction d’interpellation ».
55Mais encore faut-il pouvoir (s’)accommoder d’un « rôle très conservateur du représentant de la nation, à qui on ne demande pas d’être animatrice du territoire et de faire de la participation, alors que la plupart des gens ne veulent pas que vous les fassiez participer : ils veulent vous voir à la télé et dire, “C’est ma députée, elle est bien sapée” » (I. Attard), et se saisir des espaces désertés dans un contexte de « faiblesse du syndicalisme et des intermédiaires sociaux, de retour aux besoins de démocratie dans l’entreprise » (D. Percheron).
56Enfin, plutôt que de demander si les élu·es aiment ou non la démocratie, si leur croyance est sincère ou intéressée, peut-être faudrait-il en revenir à cette apostrophe, qui mettait Michel Foucault « toujours dans un grand abattement, et [lui] paraissait une question policière » : « D’où tu parles ? » [20]. À l’étiquette policière, on opposera, avec Jacques Rancière (2004), qu’il s’agit bien d’une question politique, et, suivant le rappel prodigué par Samuel Hayat du sens social du terme « démocratie », comme « la défense des intérêts des plus démunis […] des habitants (citoyens ou non) caractérisés par une condition sociale et économique dominée » (Hayat, 2020, p. 9), on demanderait alors : les élu·es aiment-elles et ils le peuple (les travailleurs, les pauvres, la plèbe…) ? À ce propos, qui nous renvoie aux usages dominants du populisme (Collovald, 2005 ; Tarragoni, 2019), il est fort à parier que l’enjeu de l’indicible s’en voit redoublé.
Notes
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[1]
Merci à Marion Paoletti et Rémi Lefebvre, associés à la coordination de ce dossier thématique, dans la suite de l’organisation avec Julien Talpin, du colloque Les élu·es aiment-ils la démocratie ? Le personnel politique face à la participation citoyenne, Université de Lille, 15-16 novembre 2018, avec le soutien du : GIS Démocratie et Participation, CERAPS (Université de Lille), CESSP (Université Paris 1) et CED (Université de Bordeaux).En ligne : https://eluesetdemo.sciencesconf.org/ (accès le 03/12/2020).
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[2]
Merci à Marie-Hélène Sa Vilas Boas et Julien Talpin, pour leurs commentaires sur cette introduction.
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[3]
Les références non datées renvoient aux articles de ce dossier thématique.
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[4]
Marginal : via le même outil sur la XVe législature en cours, on dénombre 35 838 questions écrites et orales au gouvernement ; pour la Xe législature on en trouve 81 307.
Croissante : 20 fois entre 1993 et 2002 (Législatures X =3 et XI=17), 32 fois entre 2002 et 2012 (L.XII : 23, L.XII : 9 fois) – on note ici une déflation, par suite de la campagne Royal ? – et 60 fois entre 2012 et 2020 (L.XIV : 26 fois, et 34 fois pour la seule XVe législature, encore en cours. -
[5]
No 2593 – Proposition de résolution de Mme Danièle Obono déclarant la nécessité d’une bifurcation écologique et solidaire pour aller vers les jours heureux. Date de dépôt : 16/01/2020.
No 2179 – Proposition de loi constitutionnelle de M. Stéphane Peu visant à instaurer un référendum d’initiative citoyenne législatif et abrogatoire. Date de dépôt : 19/07/2019. -
[6]
No 1380 – Proposition de loi de M. Xavier Breton visant à associer la population aux créations de communes nouvelles pour une démocratie plus participative. Date de dépôt : 07/11/2018.
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[7]
No 790 – Proposition de loi de M. Emmanuel Maquet visant à supprimer la Commission nationale du débat public, instance de pseudo-démocratie participative inefficace et coûteuse. Date de dépôt : 21/03/2018.
-
[8]
Projet de loi constitutionnelle no 2203 pour un renouveau de la vie démocratique. Présenté au nom de M. Emmanuel Macron, par M. Édouard Philippe et Mme N. Belloubet. Date d’enregistrement : 29/08/2019.
-
[9]
G. Gourgues, A. Mazeaud, J. Sainty, 2020, « L’État participatif, sans la démocratie », Le blog des invités de Médiapart, 16 mars 2020, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/160320/l-etat-participatif-sans-la-democratie (accès le 16/11/2020) ; R. Lefebvre, N. Bué, F. Desage, 2020, « Le premier tour des municipales n’a pas eu lieu », Libération, 18 mars 2020, https://www.liberation.fr/debats/2020/03/18/le-premier-tour-des-municipales-n-a-pas-eu-lieu_1782174 (accès le 16/11/2020).
-
[10]
On dénombre 400 listes candidates et 66 listes élues. J. Guitton-Boussion, 2020, « Sous la vague verte des municipales, le surprenant succès des listes citoyennes », Reporterre, 3 juillet 2020, https://reporterre.net/Sous-la-vague-verte-des-municipales-le-surprenant-succes-des-listes-citoyennes (accès le 16/11/2020).
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[11]
Voir aussi : N. Massol, 2020, « Démocratie participative : un travail de pro », Libération, 18 juin 2020, https://www.liberation.fr/france/2020/06/18/democratie-participative-un-travail-de-pro_1791706 (accès le 16/11/2020).
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[12]
Cités dans : A. Garric, R. Barroux, 2020, « Intelligence collective, manque d’audace… Réactions mitigées aux propositions de la convention citoyenne pour le climat », Le Monde, 22 juin 2020, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/06/22/convention-citoyenne-pour-le-climat-des-satisfecit-et-quelques-critiques_6043714_3244.html (accès le 16/11/2020).
-
[13]
M. Szafran, 2020, « Convention citoyenne pour le climat : un modèle de… bien-pensance ! », Challenge, 21 juin 2020, https://www.challenges.fr/entreprise/environnement/convention-citoyenne-pour-le-climat-un-modele-de-bien-pensance_715855 (accès le 16/11/2020).
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[14]
Toutes les traductions vers le français ont été effectuées par nos soins.
-
[15]
Pour une explication de cet usage, voir : D. Bol, 2014, « De l’intérêt de la régression multi-niveau en politique comparée », Revue internationale de politique comparée, 21 (2), p. 81-95.
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[16]
S. Blin, 2019, « Un public éloigné des traits sociologiques des gilets jaunes », Libération, 14 mars 2019, https://www.liberation.fr/debats/2019/03/14/un-public-eloigne-des-traits-sociologiques-des-gilets-jaunes_1715170 (accès le 16/11/2020).
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[17]
Merci à Alice Mazeaud pour sa discussion du panel : « Catégoriser les élu·es face à la participation », lors du colloque Les élu·es aiment-ils la démocratie ?, Université de Lille, 15-16 novembre 2018.
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[18]
Merci à Anne-Cécile Douillet pour sa conclusion, lors du colloque Les élu·es aiment-ils la démocratie ?, Université de Lille, 15-16 novembre 2018.
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[19]
R. Musil, 1956 [1930-1932], L’homme sans qualités [Der Mahn ohne Eigenschaften], tome 2, Seuil, p. 737.
-
[20]
M. Foucault, 1975, entretien par Roger-Pol Droit, republié dans Le Point, no 1659, 1er juillet 2004 et en ligne : http://1libertaire.free.fr/Foucault40.html (accès le 16/11/2020).