CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En parallèle au tournant délibératif des théories de la démocratie (Blondiaux, Sintomer, 2002 ; Dryzek, 2000), de nombreuses expériences de démocratie délibérative ont éclos un peu partout dans le monde (Gourgues, 2013 ; Ryfe, 2002). Au cœur de ce mouvement se retrouvent à la fois des acteurs qui mettent en place des initiatives et des chercheurs qui en analysent les origines et les effets. Toutefois, ces deux casquettes peuvent être portées par un même groupe d’acteurs. Ainsi, plusieurs initiatives concrètes de démocratie délibérative ont été développées et portées par des chercheurs. L’exemple le plus frappant est celui de James S. Fishkin, théoricien dès le début des années 1990 de la démocratie délibérative (1991) et concepteur du deliberative polling® (1992, et pour un retour sur ces développements, on consultera utilement son ouvrage de 2009). Cette position hybride, entre activisme citoyen d’une part et recherche scientifique d’autre part, soulève plusieurs questions importantes à la fois en termes de pratiques de démocratie délibérative et en termes de recherche. Quels sont les ressorts de cette position hybride ? Quels sont le rôle et l’impact des scientifiques dans la mise en place d’initiatives délibératives ? Quelle est la relation qu’ils entretiennent avec les acteurs gravitant autour de celle-ci ? Cette dynamique mérite d’être explorée, car son analyse permet de mieux saisir le rapport qu’entretiennent différents acteurs avec la démocratie délibérative, et plus largement, la place des sciences sociales dans l’action.

2L’objectif de cette contribution est d’offrir un retour critique de deux chercheurs en science politique engagés au cœur de deux expériences de démocratie délibérative organisées en Belgique. Nous étions tous deux investis dans l’initiative citoyenne du G1000 qui a mené à un dispositif d’ampleur nationale en trois phases : une consultation en ligne, un sommet citoyen le 11 novembre 2011 et un panel citoyen de trois week-ends de délibération en 2012. Au sein de ce dispositif, nous avons contribué à la cellule méthodologique, composée de plusieurs universitaires belges néerlandophones et francophones. Cette cellule avait pour tâche de définir le design du projet dans son ensemble, de la sélection des participants à l’organisation des délibérations, tout en assurant une recherche universitaire. Par ailleurs, l’un de nous était également impliqué dans l’équipe d’organisation du G100, une expérience inspirée du G1000, mais cette fois à un échelon local, dans la commune de Grez-Doiceau, dans la province du Brabant wallon, et qui s’est déroulée à l’automne 2014.

3Après un retour rapide sur ces deux expériences, nous souhaitons proposer un regard réflexif sur notre engagement en mettant en évidence les ressorts de cette position hybride, son impact sur les dispositifs délibératifs et la recherche, ainsi que son articulation avec les autres parties prenantes gravitant autour de celle-ci.

Deux dispositifs de démocratie délibérative

Le G1000

4Le G1000 est une institution difficile à qualifier : à la fois organisation et expérience, événement singulier et acteur d’un mouvement social qui se veut plus durable. Il part des réflexions de David Van Reybrouck, écrivain flamand, et Paul Hermant, journaliste à la RTBF, rapidement rejoints par plusieurs citoyens venus d’horizons fort différents. Ils étaient convaincus qu’il fallait « faire quelque chose » pour répondre à la crise politique que connaissait la Belgique à la suite des élections fédérales de 2010, et que connaissait plus largement l’ensemble des régimes représentatifs occidentaux (Caluwaerts, Reuchamps, 2015). Considérant que la démocratie ne se résume pas aux opérations électorales, ils voulaient renouveler les modes de prise de décisions collectives. Dans cet élan, ils ont mis au point le G1000 qui s’est articulé en trois phases.

5Premièrement, une phase de consultation fut mise sur pied à partir de juillet 2011 sur Internet, afin de connaître les sujets les plus plébiscités pour une discussion citoyenne. L’ensemble des internautes pouvait y participer. Dès le début, le G1000 s’est démarqué d’autres exercices délibératifs, en appelant à une participation la plus large possible du public lors de la composition de l’ordre du jour. Les citoyens devaient décider eux-mêmes des sujets à traiter. À partir de juillet 2011, toute personne qui avait un accès à Internet a ainsi eu l’occasion de donner son avis en ligne, sur le site du G1000, et de s’exprimer sur les sujets à aborder lors du Sommet citoyen de la deuxième phase. Plus de 2 000 idées ont ainsi émergé. Il était aussi possible de donner un score aux différentes idées. Ce vote a permis de faire ressortir les sujets les plus plébiscités.

6Deuxièmement, un sommet de 1 000 citoyens sélectionnés par une méthode de tirage au sort fut organisé le 11 novembre 2011 à Bruxelles. Il s’agit de la phase la plus médiatisée du G1000. Ce jour-là, 704 personnes ont participé à cette imposante délibération. Parmi elles, 52 % sont des femmes et 48 % des hommes, 61 % sont néerlandophones et 39 % francophones. Quatre germanophones sont également présents. Certains des participants ont une autre langue maternelle que les langues officielles du pays. L’âge des participants varie entre 19 et 85 ans. Pendant près de 10 heures, ces citoyens ont discuté, débattu, délibéré. Assis autour de tables de dix, ils ont échangé sur les trois thèmes mis à l’ordre du jour par la consultation en ligne : la sécurité sociale, la répartition des richesses en temps de crise et l’immigration. Un facilitateur était présent à chaque table pour faciliter les échanges entre les citoyens. Ils sont des bénévoles, expérimentés en gestion de groupe, qui ont été briefés intensivement la veille du Sommet citoyen. À côté d’eux, des interprètes, rapporteurs et assistants logistiques sont également présents. Il y avait 32 tables bilingues appuyées d’un interprète, 30 tables unilingues néerlandophones, 18 tables francophones et une table mixte germanophone-francophone.

7Simultanément avec le Sommet citoyen, deux projets complémentaires étaient organisés. D’une part, le G’Home permettait aux citoyens de participer chez eux à une délibération similaire à celle qui se tenait à Bruxelles, grâce au logiciel que l’entreprise belge Synthetron avait mis gratuitement à la disposition du G1000. D’autre part, les G’Offs rassemblaient, de leur propre initiative, des citoyens volontaires afin de discuter, près de chez eux, des thèmes du G1000. En vue d’assurer la simultanéité des discussions, le Sommet à Bruxelles pouvait être suivi directement en streaming. Grâce à ces deux initiatives complémentaires, le nombre de participants au G’Home et aux G’Offs a dépassé le nombre de participants réunis à Bruxelles.

8La troisième phase visait à élaborer des propositions concrètes à partir d’idées formulées lors de la deuxième phase, le Sommet citoyen. Cette phase est connue sous le nom de G32, car 32 panélistes furent tirés au sort parmi les participants à la deuxième phase afin de se rencontrer durant trois week-ends (le premier au Parlement flamand, le suivant au Parlement wallon et le dernier au Parlement fédéral). Un thème, choisi par les participants eux-mêmes, a été au cœur des discussions durant ces trois week-ends : le travail. Le 11 novembre 2012, ces 32 citoyens ont rendu un rapport final [1] aux présidents des chambres législatives du pays. Celui-ci reprend six sections en lien avec la problématique du travail, chacune structurée avec un avis, des recommandations et des arguments.

9L’objectif de cette contribution n’est pas de proposer une analyse des réalisations et de l’impact du G1000 (Jacquet et al., 2016), mais de souligner certains points saillants. Il est tout d’abord possible d’observer que la qualité intrinsèque du dispositif a été remarquée et soulignée par les observateurs internationaux (G1000, 2012, p. 102-107). L’utilisation du tirage au sort, couplé à un recrutement ciblé pour 10 % des participants via des associations de terrain, a assuré une diversité importante du public présent lors du sommet citoyen du 11 novembre 2011. À chaque table, des facilitateurs professionnels avaient pour tâche de permettre à tous les participants de faire valoir leur point de vue et d’écouter celui des autres. Tout au long du processus, les différentes phases d’interactions alternaient entre délibérations entre citoyens et votes sur des propositions qui émanaient des discussions. Bref, en s’inspirant des multiples dispositifs mis en place à travers le monde, le G1000 a tenté de se rapprocher au plus près d’un idéal inclusif et délibératif.

10En ce qui concerne les impacts au-delà des personnes intégrées dans les dispositifs, l’analyse doit être plus nuancée. Le G1000 a rassemblé quelque 3 050 donateurs, 704 participants le 11 novembre et 1 000 de plus si on compte les participants au G’Home et aux G’Offs, plus de 10 000 signataires du manifeste, 200 journalistes, mais il convient de se poser la question suivante : tout cela pourquoi ? Sur ce point, deux éléments doivent être distingués.

11D’une part, les promoteurs du G1000 ont beaucoup insisté sur le renouvellement du processus démocratique et la place du citoyen dans le système politique. À ce titre, le G1000 ne constitue pas seulement une réponse à la crise communautaire belge de 2007-2011, mais entend surtout répondre aux nouveaux défis auxquels sont confrontées les démocraties contemporaines. Il faudra attendre longtemps pour juger si les modes de prise de décisions politiques ont évolué, et si le G1000 a pu contribuer ou non à une telle évolution, mais ce qui est certain, c’est que l’expérience a contribué à mettre sur l’agenda politique la question de l’innovation démocratique. Si des panels citoyens avaient déjà été mis en place en Belgique, notamment par la Fondation pour les générations futures ou la Fondation Roi Baudouin, ce fut la première fois qu’un tel événement recevait une couverture médiatique sur le long terme. Dans une enquête réalisée en 2012, 52 % des répondants déclaraient avoir déjà entendu parler du G1000 (Jacquet et al., 2016). C’est un chiffre important puisque des études françaises montrent que seule une très petite minorité de la population déclare avoir déjà entendu parler du phénomène de la démocratie participative (Gourgues, Sainty, 2011). Le G1000 a d’ailleurs inspiré de nombreux acteurs publics et privés qui ont créé leurs propres dispositifs : le G1000 à Amersfoort et Uden aux Pays-Bas, deux projets de G1000 en France et en Hongrie, et de nombreuses expériences locales en Belgique comme les G100 à Ath et à Grez-Doiceau ou encore le K35 à Courtrai. Dans une optique processuelle, le G1000 a donc atteint les objectifs présentés par les organisateurs.

12Mais d’autre part, il semble que le rapport final et les propositions des citoyens ont peu attiré l’attention des acteurs politiques. Certes les procédures sont importantes, mais l’objectif de ce type de dispositif n’est pas la délibération en soi, mais l’inscription dans le processus de décision publique (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Cohen, Fung, 2004 ; Felicetti, Niemeyer, Curato, 2015 ; Sintomer, Herzberg, Röcke, 2008). Il s’agit bien d’éviter que les expériences de démocratie délibérative ne soient que des instruments au service de la communication des instances dirigeantes, sans influence sur la prise de décisions. À ce titre, il semble que peu d’attention a été portée au contenu du rapport final du G1000. La volonté de rester indépendant par rapport aux instances politiques conventionnelles (partis politiques et institutions publiques) a cantonné le G1000 dans un rôle consultatif à la marge du processus de décision publique, et aucune des propositions n’a réellement influencé l’agenda des gouvernements fédéraux et régionaux du pays.

Le G100

13Le G100 est une expérience de délibération citoyenne qui s’est déroulée le week-end du 10 au 12 octobre 2014 à Grez-Doiceau, commune rurale du Brabant wallon. Une cinquantaine de citoyens ont été rassemblés pour parler de l’avenir de leur commune. La filiation avec le G1000 est évidente par le nom et sa naissance. Il s’agit d’une expérience notamment initiée par des citoyens qui avaient organisé un G’Off (voir supra). Convaincus qu’il s’agissait d’une expérience intéressante, ils ont voulu créer un dispositif propre à leur commune. Ce petit groupe initial, déjà actif dans la commune notamment en ce qui concerne des projets d’aide au développement, fut rejoint par les associations Grez en transition et Constellation. La première est une association de type environnementaliste [2] qui se rattache au groupe des « Villes et communautés en transition » lancé par Rob Hopkins en Angleterre. La seconde est un réseau international, Belcompétences, dont le président habite la commune et qui est spécialisée dans la facilitation et la mise en action de communautés [3]. C’est la réunion de ces trois groupes, rejoints par d’autres bénévoles, qui a pris en charge l’organisation du G100.

14L’expérience du G100 ressemble à celle du G1000, mais la mise en évidence des différences permet de saisir sa particularité. D’abord, elle est mise en place au niveau local afin de créer une dynamique participative dans la commune. Si le G1000 est principalement axé sur ses trois phases de développement et la volonté de proposer au monde politique un avis inclusif et délibératif de citoyens, les organisateurs du G100 ont souhaité que le dispositif délibératif soit le point de départ d’une participation citoyenne. Il s’agissait donc de penser dès le départ l’après-G100 afin que celui-ci puisse produire des résultats concrets sur la vie des habitants de Grez-Doiceau. Pratiquement, à la fin du week-end de rencontre, les citoyens étaient invités, s’ils le souhaitaient, à s’engager dans des groupes de travail dont le contour et les objectifs étaient déterminés au fur et à mesure de la délibération. Le lien avec les pouvoirs publics était par conséquent différent par rapport au G1000. Lors de ce dernier, le rapport final était présenté aux pouvoirs publics, représentés par les présidents des assemblées législatives du pays, dans l’espoir de pouvoir influencer leurs actions. Dans le cadre du G100, les organisateurs avaient également invité les pouvoirs publics lors de la clôture, mais ils ont également souhaité mettre en place, à travers les groupes de travail, des espaces de collaboration entre citoyens pour engager des actions autonomes afin d’améliorer le cadre de vie de la commune. Neuf groupes/projets se sont mis en place [4]. À la suite du processus, certains de ces groupes ont en effet continué à se réunir et ont mis en place plusieurs initiatives dans la commune.

15Le type d’investissement demandé différait également entre les deux expériences. Dans le cadre du G1000, les citoyens étaient amenés à discuter de différentes problématiques et à faire des propositions de politiques publiques. Dans le cadre du G100, il s’agissait d’abord de réaliser un rêve commun aux 50 participants pour imaginer la commune en 2040 et, ensuite, de décliner celui-ci en une série d’actions qui devaient être portées par des groupes de travail.

16Pour finir, une différence majeure permet de distinguer les deux dispositifs : la sélection des participants. Dans le cadre du G1000, l’accent était mis sur l’utilisation du tirage au sort pour sélectionner un groupe diversifié. Du côté du G100, la logique était assez différente. Il s’agissait de mettre en place un dispositif tremplin pour des actions futures. L’objectif d’inclusion, certes présent, était beaucoup moins central que dans le cadre de l’expérience nationale, et il s’agissait surtout de trouver un moyen pour attirer un maximum de Gréziens lors de la rencontre. Les organisateurs du G100 ont couplé le recours au tirage au sort avec des appels à participation plus classiques (par exemple, affiches ou mailing lists des associations). Au final, sur les 45 participants présents, seuls trois avaient été tirés au sort (sur 115 personnes contactées par téléphone). Il faut également noter que les organisateurs ont eux-mêmes participé à l’événement et ont laissé la gestion du groupe aux facilitateurs de Belcompétences. Les deux événements reflètent donc assez bien l’opposition présentée par Diana Mutz (2006) entre participation et délibération. Le G1000 a fortement insisté sur la logique délibérative, en soulignant l’importance de constituer un groupe diversifié et s’occupant peu de l’après. Le G100, à l’inverse, a construit un dispositif centré sur l’action et la participation de tous les volontaires intéressés par le projet.

17En somme, il s’agit de deux types d’expériences de démocratie délibérative qui se différencient sur de nombreux points, mais qui se ressemblent sur le fait qu’il s’agit de dispositifs mis en place par des mouvements citoyens apartisans, afin de rassembler des citoyens et de les faire se rencontrer sur des sujets touchant la vie dans la cité. Dans cette perspective, l’implication de chercheurs dans le développement de telles initiatives doit être discutée et, dans la suite de ce texte, c’est plus précisément notre implication, entre chercheurs et acteurs au sein de ces deux dispositifs, que nous allons évoquer.

Des chercheurs au cœur des dispositifs

18Les deux auteurs de cette contribution ont été amenés à prendre une position médiane de « méthodologues », entre chercheurs et acteurs, dans le G1000 pour les deux et dans le G100 pour l’un.

19Min Reuchamps, professeur de science politique à l’Université catholique de Louvain, faisait partie, alors qu’il était chercheur postdoctoral du Fonds de la recherche scientifique-FNRS à l’Université de Liège, du groupe pilote de l’expérience du G1000 et a pris une part importante dans l’organisation de celui-ci. Il a réalisé sa thèse sur les préférences fédérales en Belgique et au Canada à travers l’organisation et l’analyse de mini-assemblées délibératives (Reuchamps, 2011a). Ayant développé une expertise sur ces questions, il a été contacté pour rejoindre le groupe des premiers initiateurs du projet. Par la suite, il a dirigé la cellule méthodologie et a rassemblé autour de lui une équipe de chercheurs et d’étudiants dans un double objectif : fournir une expertise sur la réalisation et le type de scénarios à mobiliser dans le processus ; et mener des recherches sur le dispositif en lui-même, notamment en collectant un grand nombre de données quantitatives et qualitatives.

20Vincent Jacquet est chercheur en science politique à l’Université catholique de Louvain. Il a rejoint, au moment de la troisième phase, l’équipe méthodologie du G1000 en assurant une partie du travail de recherche. Il a ensuite assuré le suivi post-G1000, en rencontrant les divers acteurs désireux d’entrer en contact avec le groupe en vue de créer leur propre dispositif. C’est dans ce cadre qu’il a été contacté par les organisateurs du G100. Il leur a alors fourni un appui en marge de l’organisation du processus et a choisi cette expérience comme cas d’étude pour ses recherches doctorales.

21Notre position, entre observateurs et acteurs de la démocratie délibérative, était traversée par de multiples tensions, entre recherches sur la participation citoyenne et volonté de mettre celles-ci à profit dans une expérience pratique. Ces tensions, auxquelles nous sommes toujours confrontés, s’inscrivent dans les interactions entre différents types d’acteurs enrôlés autour des expériences du G1000 et du G100, mais plus généralement autour de tout projet délibératif : les initiateurs du projet, les nombreux bénévoles, les participants tirés au sort, les professionnels de la facilitation et les chercheurs, que nous qualifions de « méthodologues ». Nous voudrions revenir, dans le cadre de cette contribution, sur plusieurs dimensions. Premièrement, nous analyserons les ressorts et motivations qui sous-tendent cette position hybride entre acteurs et chercheurs. Ensuite, nous mettrons en évidence l’impact potentiel de ce type de profil sur la mise en œuvre de dispositifs participatifs et délibératifs. Nous reviendrons également sur les interactions avec les autres initiateurs de ces projets, notamment les consultants privés. Enfin, nous prêterons attention à l’impact sur la recherche de ce type d’engagement.

Les ressorts d’une position hybride

22En tant que chercheurs en sciences sociales, nous sommes conscients qu’il est toujours difficile de déceler ses propres motivations. Néanmoins, il nous semble possible de distinguer trois types de logiques qui rendent compte de l’attrait de l’engagement dans la mise en œuvre de dispositifs délibératifs pour un scientifique.

23Premièrement, en tant que citoyens, nous voulions apporter notre aide à des projets qui correspondent à nos aspirations personnelles. Cette première logique n’est donc en rien particulière à notre activité de chercheur. Nous étions embarqués comme l’ensemble des autres bénévoles dans la mise en place d’expériences qui entendaient mettre sur l’agenda politique la thématique des innovations démocratiques et fournir aux citoyens participants un espace de délibération politique.

24Deuxièmement, nous pensions qu’en tant que chercheurs financés par des fonds publics, il était légitime de répondre positivement aux demandes de collaborations provenant de la société civile. Il s’agit d’un impératif de plus en plus présent dans la recherche en sciences sociales. Les descriptions de postes indiquent généralement que le chercheur doit consacrer une partie de son temps à vulgariser ses résultats et à rendre des services à la société. À titre d’illustration, le Fonds pour la recherche en sciences humaines, dont est bénéficiaire l’un des auteurs de cet article, indique qu’il entend financer « des projets de recherche fondamentale à fort impact sociétal » [5]. Cet impératif conditionne tant l’octroi de la bourse doctorale que la poursuite du projet à mi-parcours. Néanmoins, la nature et l’intensité de cet « impact sociétal » ne sont pas précisées dans le texte réglementaire, ce qui laisse le chercheur dans une situation d’incertitude face aux pratiques à mettre en œuvre aux fins de réaliser cet objectif. Dans cette situation, l’engagement au sein du G1000 et du G100 est apparu comme une incarnation potentielle de ce service à la société.

25Troisièmement, il existe une raison plus instrumentale à notre engagement. En tant que spécialistes des expériences délibératives, nous sommes à la recherche de terrains d’enquête fertiles pour mener nos études. L’investissement dans ces deux expériences nous a permis de gagner la confiance des organisateurs pour pouvoir les observer et collecter un grand nombre de données. De ce point de vue, l’engagement du chercheur peut être conçu comme une sorte d’échange réciproque avec les initiateurs des projets. D’un côté, les acteurs de terrain peuvent profiter des conseils et suggestions de spécialistes de ce type d’expériences et, de l’autre, les chercheurs peuvent bénéficier d’un formidable point de vue pour les étudier.

26Si ces trois logiques peuvent motiver le chercheur à prendre une part active dans la mise en place d’expériences délibératives, cet engagement met à l’épreuve le rapport du scientifique à son objet. Cette posture hybride brouille la distinction classique entre observateur extérieur orienté vers des jugements de fait et acteur engagé orienté vers des jugements de valeur (Weber, 2003). Cette antinomie entre les deux types de postures a longtemps été présentée comme un principe cardinal des sciences sociales, mais est largement retravaillée par l’épistémologie contemporaine (Burawoy, 2005 ; Callon, 1999 ; Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Corcuff, 2011).

27À la suite d’une relecture des travaux de Max Weber lui-même, Philippe Corcuff propose une voie dialectique pour penser le couple engagement/distanciation et la notion de neutralité axiologique. « On l’envisagera alors comme un horizon régulateur invitant à une réflexivité sociologique sur les composantes éthiques de notre travail plutôt que comme la quête illusoire de “la purification” de cette dimension » (Corcuff, 2011, paragraphe 33). Selon cette conception, la pratique scientifique n’est en rien opposée à l’engagement du chercheur dans la société, ce qui implique nécessairement de porter des jugements de valeur. Ce fut notre cas dans le G1000 et le G100. De plus, ces engagements peuvent constituer des points d’appui de la recherche en suggérant de nouvelles thématiques à explorer ou de nouveaux questionnements. Par exemple, nos échanges avec les autres bénévoles et, surtout, le public extérieur ont éveillé chez nous une interrogation concernant l’impact réel de ce type de processus. Nous étions régulièrement interpellés sur l’absence manifeste d’effet de ces deux expériences délibératives sur leur environnement politique. Les participants tirés au sort sont également revenus à plusieurs reprises vers les équipes organisatrices afin de connaître les suites qui étaient données à leurs rapports. Ce questionnement pratique nous a entraînés à initier des recherches sur cette thématique. Pour ce faire, nous avons (re)pris notre posture de chercheurs pour produire des connaissances scientifiques sur l’impact des mini-publics. Ceci souligne la continuité entre les questionnements savants et ordinaires face aux objets sociaux (Corcuff, 2011). Cependant, le passage à la phase de recherche implique de prendre une certaine forme de distance, notamment par la collecte de données originales, ce que nous discuterons dans la dernière section de cet article.

L’impact des sciences sociales

28Quel est l’impact de ces scientifiques sur la mise en place des expériences délibératives ? Les deux dispositifs ont entretenu des relations différentes aux sciences sociales. Sur les sept membres du groupe pilote du G1000, trois étaient des chercheurs en science politique. Ceux-ci ont directement influencé la mise en place du projet. Lors du G100, c’est un rôle plus limité qui a été joué : notre intervention se limitait à quelques conseils lors des réunions de préparation du week-end. L’influence des chercheurs a donc été beaucoup plus importante dans le premier cas que dans le second. Quelles en sont les conséquences pour l’organisation des dispositifs ?

29Il est possible de répondre à cette question en considérant que les dispositifs participatifs et délibératifs ne prennent leur sens que dans un discours général, des narratives, qui justifient leur existence par rapport à un contexte politique donné. C’est ce qu’explique Carolyn Hendriks à propos des participatory storylines qui influencent tant le discours que l’organisation des pratiques et la relation entre le mécanisme et les autres espaces politiques (2005). Dans ce cadre, la composition du groupe organisateur aura une influence importante sur le discours construit autour du dispositif. Les organisateurs sont en effet amenés à soutenir des dispositifs participatifs à partir de différentes trajectoires, ancrées dans différents contextes et reliées à des représentations différentes de la délibération, de la décision collective et du rôle des citoyens. Celles-ci ont déjà été présentées dans d’autres travaux (Carrel, 2013 ; Mazeaud, 2012 ; Nonjon, 2005). C’est en analysant les trajectoires que l’on peut comprendre d’où viennent les participatory storylines attachées aux dispositifs. Nous voudrions ici pointer le rôle particulier des chercheurs par rapport aux autres types de porteurs de dispositifs délibératifs. La comparaison entre le G1000 et le G100 est de ce point de vue éclairante.

30Dans le cadre du G1000, l’idée d’utiliser le tirage au sort a très vite été considérée comme centrale. Ce mode de sélection des participants est très régulièrement discuté dans la littérature de science politique sur l’évolution de la démocratie (Carson, Martin, 1999 ; Delannoi, Dowlen, 2010 ; Fishkin, 2009 ; Manin, 1996 ; Sintomer, 2011). Au sein du groupe des initiateurs du G1000, les chercheurs n’hésitaient pas à proposer des textes à lire aux autres membres du groupe peu familiers des productions scientifiques sur la question. Peu à peu, le discours et l’organisation du G1000 se sont donc structurés autour des critiques du modèle du gouvernement représentatif, et des solutions potentielles que peuvent apporter les mini-publics tirés au sort (Fishkin, 2009 ; Smith, 2009). Aussi, influencés par les théories de la démocratie délibérative (Bohman, Rehg, 1997 ; Girard, Le Goff, 2010), les organisateurs ont tenté de mettre en place un dispositif qui met en avant les échanges d’arguments entre participants venant d’horizons très diversifiés. C’est la mise en place d’un processus inclusif et de bonne qualité délibérative qui a occupé l’essentiel du travail préparatoire, plus que les résultats du G1000 sur le contenu des politiques publiques.

31Pour le G100, la dynamique était assez différente. Si les initiateurs se sont inspirés du G1000, le cœur du discours résidait moins dans l’inclusion délibérative que dans la volonté de soutenir les projets collectifs à Grez-Doiceau. Les acteurs issus du réseau des villes en transition, avec leurs discours sur l’auto-organisation des communautés dans une logique de développement durable, ont développé un rapport différent à l’usage des dispositifs délibératifs. C’est le référentiel des mouvements associatifs et la volonté de pouvoir agir pratiquement sur la vie des citoyens qui étaient sans cesse mis en avant.

32En somme, il est possible d’expliquer la différence entre le G1000 et le G100 par la composition de leur groupe organisateur. Si, dans les deux cas, les chercheurs ont un rôle à jouer pour concevoir le processus participatif et délibératif, ils ont tendance à considérer l’inclusivité et le caractère délibératif comme des fins en soi, comme dans le cas du G1000, plutôt que comme un moyen, comme dans le cas du G100. Cette distinction fait écho à la nature multidimensionnelle, en termes d’input, de throughput et d’output, de la légitimité d’un processus politique en général (Easton, 1965 ; Scharpf, 1970 ; Schmidt, 2013), et d’un processus délibératif en particulier (Bekkers, Edwards, 2007 ; Caluwaerts, Reuchamps, 2015). Ainsi, les méthodologues ont une capacité d’influence plus grande sur les choix en matière d’input – sélection des participants, constitution de l’ordre du jour – et de throughput – conception et gestion du processus délibératif – qu’en matière d’output – résultats et impacts politiques du processus. Cependant, les attentes formulées à leur égard peuvent renvoyer à l’ensemble de ces dimensions, ce qui mérite de s’y attarder.

Les « méthodologues » face aux autres acteurs

33Quelles sont les attentes des bénévoles et organisateurs envers les sciences sociales de la participation et de la délibération ? L’expérience du G1000 est sur ce point intéressante. Très tôt, nous avons été qualifiés par les autres porteurs du projet de « méthodologues ». En effet, au sein des initiateurs du G1000, les « méthodologues » étaient vus comme de véritables ingénieurs sociaux, capables à partir d’éléments théoriques et conceptuels de fournir, clés en main, des dispositifs qui mèneraient les citoyens dans la bonne direction. Il y avait également une crainte chez certains bénévoles de faire des propositions, de ne pas respecter les « bonnes » pratiques. Cet élément éclaire la place des sciences sociales dans de tels dispositifs délibératifs. Elles sont vues comme détentrices de techniques que le chercheur n’aurait qu’à fournir aux organisateurs de dispositifs lorsqu’ils en ont besoin. Si les sciences sociales sont souvent considérées comme abstraites et peu appliquées, on voit que, dans l’organisation de dispositifs participatifs, les acteurs portent sur celles-ci un regard identique à celle des sciences dites « dures ».

34Nous étions parfois assez mal à l’aise par rapport à ces demandes. Selon nous, un grand nombre de choix à faire lors de la mise en place de dispositifs relève bien plus de choix politiques quant à la forme à donner au demos, aux modèles de prise de décisions, à la volonté de cadrer le débat (Reuchamps, 2011b). Il ne nous appartenait donc pas de prendre, seuls, ces décisions importantes, même s’il convient qu’elles puissent se prendre de manière la plus informée possible. Les processus de participation ont fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’un processus de standardisation par les agents publics, les bureaux de consultance et les organisations internationales (Gourgues, 2013). Mais les chercheurs doivent, selon nous, rester critiques par rapport à ces processus de normalisation, en laissant la possibilité aux acteurs locaux de créer leurs propres conceptions et mécanismes de délibération du public. S’il est vrai que le chercheur peut tenter d’éclairer et de mettre en perspective les dispositifs, il est souvent difficile de soutenir qu’une solution est intrinsèquement « bonne » pour une situation donnée, car les différentes options possibles sont à chaque fois liées à des orientations politiques que nous ne souhaitions pas imposer aux autres membres (Fung, 2006). C’est pourquoi nous avons régulièrement proposé des inventaires, avec leurs forces et surtout leurs faiblesses, de différentes options possibles en soulignant toujours qu’il s’agissait de se les réapproprier ou même d’en créer de nouvelles.

35Par ailleurs, le fait d’avoir la caution de « méthodologues » était régulièrement mobilisé à l’externe pour justifier l’importance et le sérieux du projet, notamment face aux partis politiques et aux médias, qui n’ont pas manqué de questionner les raisons d’être du G1000. Encore une fois, on observe que la présence de chercheurs peut être utilisée pour justifier certains choix sous le registre technique, alors qu’il s’agit de véritables options normatives et politiques. Par exemple, le recours au tirage au sort à partir d’une génération aléatoire de numéros téléphoniques était parfois présenté comme la meilleure pratique pour constituer un panel citoyen « d’un point de vue scientifique ». Néanmoins, il s’agit d’un moyen parmi d’autres, incarnant une conception particulière de la participation citoyenne et de la représentation politique. Plus fondamentalement, c’est régulièrement la question de la « représentativité » des participants et donc du dispositif qui était évoquée dans les médias. Ce questionnement renvoie à l’importance donnée à cette notion comme source de légitimité, dans les sociétés occidentales contemporaines. Sur les plateaux de télévision ou dans les émissions de radio, le rôle des « méthodologues » était dès lors de pouvoir déconstruire la notion de représentativité et d’indiquer en quoi le dispositif mis en place pouvait être légitime, sans être nécessairement représentatif.

36Cette expérience montre que les organisateurs de dispositifs de démocratie délibérative peuvent faire un double usage de la présence de chercheurs en sciences sociales parmi le groupe pilote. À l’interne, ces personnes sont convoquées pour proposer des solutions « basées sur les expériences internationales et les bonnes pratiques » lorsqu’il faut déterminer la forme du dispositif. À l’externe, la présence de scientifiques vient légitimer le projet qui peut paraître comme fantasque ou utopique. Ces éléments dessinent ainsi deux faces du recours à la science dans l’innovation démocratique.

Chercheurs et consultants : deux positions

37Dans le cadre du G1000, l’organisation de la facilitation fut confiée à des consultants (rémunérés), spécialistes de la participation citoyenne (les facilitateurs, quant à eux, étaient des professionnels mais travaillaient bénévolement pour le G1000, comme tous les autres organisateurs). Les objectifs et orientations normatives de ces consultants se sont rapidement révélés différents de ceux des porteurs bénévoles du projet et des chercheurs. En effet, la définition de ce qu’est un dispositif « réussi » variait en fonction des postures. Pour les consultants, un processus réussi est celui qui arrive à son terme sans trop devoir revenir sur le programme et qui délivre à la suite des délibérations un rapport écrit qui respecte le carcan proposé au départ. Habitués à faciliter des processus participatifs initiés par les pouvoirs publics, mais aussi dans le monde de l’entreprise, ces professionnels de la participation proposaient des scénarios de délibération extrêmement précis à respecter. À l’inverse, il apparaît que, pour les bénévoles et plus encore les chercheurs, la question de la finalité du processus et des pratiques proposées aux citoyens était frappée d’une plus grande incertitude : les participants ont-ils le droit de remettre les dispositifs en question ? Sont-ils obligés de faire des propositions ? Que faire si certains ne respectent pas les règles ?

38L’une des plus belles illustrations de cette différence de point de vue est l’attitude différenciée face aux conflits durant les trois week-ends du panel citoyen du G1000. En effet, les relations entre participants étaient parfois très conflictuelles lors des délibérations, notamment sur les thèmes identitaires. En abordant la question de la discrimination au travail, de violentes interactions verbales ont eu lieu sur la question du port de signes confessionnels. Ces interactions marquaient d’importantes ruptures dans le déroulement des processus délibératifs, car ils suspendaient, pour un temps, le climat d’écoute des arguments de chacun. Également, les participants n’ont cessé de remettre en cause l’organisation pratique des réunions, estimant par exemple que telle étape était trop courte et ne permettait pas de réfléchir, ou que telle autre prenait trop de temps. Pour les professionnels rémunérés, ce type de discussions, bien que naturelles, était à éviter afin de ne pas parasiter le bon déroulement du processus délibératif. Il s’agissait de fixer des limites pour amener le dispositif à sa fin de la façon la plus paisible possible. À l’inverse, notre trajectoire scientifique, influencée par les réflexions sur la tension entre émancipation et manipulation (Blondiaux, 2008 ; Bobbio, Melé, 2015), inquiétée par les risques de la mise en place d’une démocratie d’élevage (Mermet, 2008), sensible à l’importance de la critique dans le monde social (Boltanski, 2009), nous poussait à nous arrêter sur ces processus, quitte à prendre du retard sur le programme qui avait été fixé. Ceci montre que les figures du consultant professionnel et du méthodologue sont loin d’être équivalentes, et que ces deux types d’acteurs ont des positions assez différentes par rapport aux expériences de démocratie délibérative.

Le retour à la recherche

39Comme nous l’avions indiqué dans la troisième logique d’engagement, notre insertion dans l’organisation du G1000 et du G100 était dès le départ connectée à nos agendas de recherche. Dès la clôture des deux événements, nous nous sommes lancés dans plusieurs projets d’étude qui devaient aboutir à diverses publications à destination du monde académique. Ce passage à la posture du chercheur est une étape délicate (et cet article n’y échappe pas), car il s’agit de (re)prendre de la distance pour produire des connaissances scientifiques. En d’autres termes, comment dépasser notre propre point de vue d’acteurs engagés, tant pratiquement qu’émotionnellement, pour analyser ces dispositifs et leur insertion dans leur environnement ?

40Ceci passe bien entendu par une réflexion personnelle sur ses propres implications et effets sur les processus étudiés (Corcuff, 2011). Mais au-delà de cette introspection réflexive, il nous semble important d’insister sur le fait que ce processus est le fruit d’une interaction entre trois éléments. La relation entre le chercheur et son objet est médiée par l’analyse de matériaux d’enquête. C’est en effet par la collecte de données originales que nous avons tenté de prendre de la distance. Celles-ci peuvent prendre plusieurs formes. Nous avons dans un premier temps réalisé des enquêtes par questionnaire avec les multiples acteurs gravitant autour des dispositifs. Ce passage par des outils quantitatifs constitue une première stratégie de distanciation. Ceux-ci nous ont par exemple permis d’appréhender l’attitude envers des mini-publics du grand public, des journalistes et des médias (Jacquet et al., 2016), d’analyser les effets produits par la délibération dans des groupes aux compositions différentes (Caluwaerts, Reuchamps, 2014a) ou de déterminer le profil des donateurs au G1000 (Jacquet, Reuchamps, 2016).

41Nous avons également développé des stratégies plus qualitatives. À titre d’illustration, nous avons conduit des entretiens compréhensifs avec des participants à ces deux expériences, mais également des non-participants – personnes tirées au sort qui ont décliné –, pour comprendre comment ils conçoivent l’opportunité de prendre part au G100(0) et comment cette invitation s’insère dans leur trajectoire sociopolitique. Ce type de méthode empathique et compréhensive constitue une seconde façon de prendre de la distance par rapport à ses propres perceptions du phénomène étudié. Une troisième façon a été de replacer l’expérience singulière du G1000 dans le contexte politique belge, généralement décrit comme une société divisée mais qui tient grâce à une démocratie dite de consensus (Caluwaerts, Reuchamps, 2014b ; Caluwaerts, Reuchamps, 2014c). L’approche comparée a aussi été mobilisée pour prendre du recul par rapport à l’objet étudié, au regard d’autres phénomènes ou dispositifs similaires (Caluwaerts, Reuchamps, 2016 ; Reuchamps, Caluwaerts, 2013), en essayant également de comprendre les dynamiques plus globales telles que les réformes constitutionnelles (Reuchamps, Suiter, 2016).

42Se pose alors la question de savoir comment ce type d’engagement est perçu dans la communauté universitaire. Si de plus en plus de chercheurs plaident pour une interpénétration toujours plus grande entre recherche et pratiques sociales, cette posture hybride continue à être débattue. Il est possible de distinguer trois types de public académique qui ont montré des attitudes différentes face à notre posture d’hybrides. Premièrement, les autorités académiques et les bailleurs de fonds sont généralement à la recherche de projets liés à des pratiques de terrain. De ce point de vue, notre engagement au sein de dispositifs délibératifs était généralement accueilli positivement par ce type de public. Ainsi, dans un concours de recrutement, il a été mis en avant qu’à qualités scientifiques égales, un candidat disposant d’une expérience alliant théorie et pratique rencontrait davantage les attentes de ce que devrait être un enseignant-chercheur. Le second type de public est constitué par les spécialistes de ce type d’expériences. Comme le souligne Cécile Blatrix (2012), la proximité entre chercheurs et acteurs de la délibération citoyenne est un phénomène très répandu. Lorsque nous présentons nos travaux dans ce type de cénacles, cet engagement n’est pratiquement jamais questionné. Il s’agit d’une situation courante où le chercheur analyse une expérience à laquelle il a été associé. Par contre, lorsque nous discutons de nos travaux avec des spécialistes d’autres objets, notre posture est parfois accueillie avec plus de scepticisme. Face à ce troisième type de public, il n’est pas rare de devoir se justifier par rapport à un – possible – manque d’objectivité. Ces réactions sont cependant particulièrement bénéfiques, car elles participent au processus de distanciation. C’est parce que nous sommes amenés à argumenter sur la validité de nos analyses que nous devons continuellement prêter attention au risque de l’influence de notre propre position sur notre travail de recherche empirique. Paradoxalement, ce sont donc les interlocuteurs qui sont le moins en faveur d’une hybridation du chercheur qui poussent ce dernier à rentrer dans une pratique réflexive.

En guise de conclusion « méthodologique »

43Notre insertion directe dans l’organisation du G1000, et plus à la marge dans le G100, nous a demandé de sortir d’une posture d’extériorité pour poser des choix dans la mise en place de dispositifs délibératifs. Il s’agissait pour nous de prendre un rôle que nous repoussons généralement, en pesant sur le cours d’événements politiques innovants qui prétendent transformer les modèles démocratiques contemporains. En proposant des méthodes et des discours puisés dans nos pratiques et recherches, nous avons influencé l’organisation de ces dispositifs. Comme nous avons tenté de le montrer, ceci permet de mettre concrètement en contact la recherche académique et la pratique citoyenne, mais cela ne se fait pas sans soulever de nombreuses interrogations.

44Quatre thématiques ont irrigué notre réflexion. La première concerne notre posture hybride, qui implique de trouver un équilibre délicat entre réponse aux demandes d’expertise de la société civile et réflexivité du processus de recherche. Ensuite, la question de l’impact de ces chercheurs-acteurs de la démocratie délibérative a été abordée. Celui-ci prend plus naturellement racine, en raison de la double casquette de théoriciens et praticiens, dans les choix liés à la légitimité en termes d’input et de throughput, mais l’attente porte aussi en termes d’output, alors que cette posture est à tout le moins plus délicate à assumer pour des chercheurs. C’est d’ailleurs la réponse qui a été apportée à la question de savoir ce qui était attendu des méthodologues : une caution méthodologique en interne, vis-à-vis des autres types d’acteurs engagés dans le processus, et en externe, vis-à-vis du monde extérieur et en particulier politique et médiatique. Enfin, l’analyse des interactions avec les autres acteurs, et plus spécifiquement des consultants en matière de participation, renvoie à la dimension politique au cœur de la démocratie délibérative. Quelle que soit sa forme, la démocratie s’ancre dans des relations politiques, et donc de pouvoir, et le rôle des chercheurs – c’est la quatrième thématique – est aussi celui de les mettre au jour tant dans leurs implications normatives que pratiques, tout en reconnaissant qu’ils sont eux-mêmes au cœur de ces relations.

Notes

  • [1]
    Le rapport final du G1000 est disponible sur le site Internet : http://www.g1000.org (accès le 16/11/2016).
  • [2]
    Leur site Internet se trouve à l’adresse http://www.grezentransition.be/ (accès le 16/11/2016).
  • [3]
    Dont l’adresse Internet est https://sites.google.com/site/asblbelcompetence/home (accès le 16/11/2016).
  • [4]
    Convivialité, nature, intergénérationnel, enseignement, économie locale, bien-être, culture et solidarité, autonomie énergétique, relation avec la commune.
  • [5]
    Voir Fonds pour la recherche en sciences humaines, 2016, Règlement Bourses de doctorat FRESH, article 2, page 2, http://www.fnrs.be/docs/Reglement-et-documents/FRS-FNRS_Reglement_FRESH_BD_FR.pdf (accès le 16/11/2016).
Français

L’objectif de cette contribution est d’offrir un retour critique de deux chercheurs en science politique engagés au cœur de deux expériences de démocratie délibérative organisées en Belgique : le G1000 et le G100. La première est née en 2011 au niveau national, dans un contexte de crise politique due à l’absence de gouvernement fédéral, et a mené à un dispositif d’ampleur nationale en trois phases : une consultation en ligne, un sommet citoyen le 11 novembre 2011 rassemblant plus de 700 personnes et un panel citoyen de 32 personnes. La seconde est inspirée de la première, mais organisée à l’échelle locale dans la commune de Grez-Doiceau et a rassemblé 50 participants. Dans les deux dispositifs, les auteurs de cette contribution ont fait partie de l’équipe organisatrice. Après une brève description de ceux-ci, nous mettons en évidence des éléments de tension entre cette posture de chercheur et celle d’acteur. D’abord, nous analyserons les ressorts et motivations qui sous-tendent cette position hybride entre acteur et chercheur. Ensuite, nous mettrons en évidence l’impact potentiel de ce type de profil sur la mise en œuvre de dispositifs participatifs et délibératifs. Nous reviendrons également sur les interactions avec les autres initiateurs de ces projets, et plus spécifiquement les consultants privés. Enfin, nous prêterons attention à l’impact sur la recherche de ce type d’engagement.

Mots-clés

  • mini-public
  • réflexivité
  • chercheurs
  • acteurs de la participation
  • démocratie délibérative
  • méthodologie
  • organisation
  • Belgique
  • G1000
  • G100

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Vincent Jacquet
Vincent Jacquet est doctorant FRESH du Fonds de la recherche scientifique – FNRS à l’Université catholique de Louvain. Il a publié divers articles et chapitres d’ouvrages sur la démocratie participative et délibérative, le tirage au sort, les différentes formes d’engagement politique ainsi que la politique locale. Son projet de thèse étudie la (non-)participation dans les mini-publics délibératifs et les jurys d’assises.
Min Reuchamps
Min Reuchamps est professeur de science politique à l’Université catholique de Louvain et diplômé de l’Université de Liège ainsi que de Boston University. Ses enseignements et ses recherches portent sur le fédéralisme et la gouvernance multi-niveaux, les innovations démocratiques ainsi que les méthodes participatives et délibératives. Il a publié plusieurs ouvrages sur ces questions. Il est le président de l’Association belge francophone de science politique (ABSP) et le coordinateur de la cellule méthodologie du G1000, une initiative citoyenne de démocratie délibérative en Belgique.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/05/2017
https://doi.org/10.3917/parti.016.0045
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