CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La thématique de la participation dans le monde du travail est loin de se présenter sous le sceau de l’évidence tant le terme même est chargé d’un sens ambivalent et a fait l’objet d’usages conflictuels. Dans l’univers sémantique propre au monde du travail, au moins en France, cette lexie tendrait plutôt à s’inscrire du côté patronal, depuis le discours gaulliste sur la participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise qui tentait de réactualiser, à sa façon, la « troisième voie » de conciliation entre capital et travail portée par le christianisme social jusqu’à l’usage du terme dans les manuels de management. « Méfiez-vous du mot participation », prévenait ainsi le secrétaire général de la CFDT, Edmond Maire, dans les années 1970, « il est enrobé dans le miel de la facilité de vocabulaire » (Hetzel et al., 1998, p. 223). Relativement sous-employé dans le vocabulaire des grandes centrales syndicales françaises car associé à l’idée d’intéressement financier que revendiquaient déjà les syndicats « jaunes » au début du XXe siècle et entaché d’un soupçon de collaboration de classe, le mot n’a trouvé sa place, de façon modeste, que dans les résolutions de congrès votées par la CFTC (ibid., p. 219-224).

2Si l’exigence de participation des salariés existe dans la tradition intellectuelle et organisationnelle du mouvement ouvrier, elle n’est pas nécessairement dite sous ce vocable. On ne parle pas de « démocratie industrielle participative », mais de démocratie ouvrière et de démocratie sociale, ou encore de contrôle ouvrier et d’autogestion. Comme le note Samuel Hayat, « la tradition socialiste est participative : avant même la création du syndicalisme, les sociétés de secours mutuel, héritières des corporations, ont été des lieux de formulation de la volonté politique des classes ouvrières » (Hayat, 2011, p. 106). Deux logiques s’imbriquent, en effet, dès le XIXe siècle dans les revendications portées par le mouvement ouvrier : la demande d’extension de la démocratie politique et des droits qui lui sont liés au groupe des travailleurs et à la sphère de la production, mais aussi et en même temps, l’affirmation d’une autonomie de la classe et de sa capacité à se doter d’organisations spécifiques, défendant ses propres intérêts dans une société conflictuelle où l’intérêt général associé au régime représentatif – soit au régime parlementaire naissant – n’est autre que celui des classes dominantes. Cette deuxième conception, très prégnante au sein du syndicalisme révolutionnaire, a irrigué tout un courant critique par rapport aux pratiques de représentation et de délégation et a posé l’exigence de la conduite des luttes sociales par les travailleurs eux-mêmes comme vecteur d’émancipation. Si l’idée de participation est bien présente, elle n’apparaît pas comme une finalité en soi : la forme du « conseil », du « comité de lutte », de « l’assemblée générale » est vue comme le socle et l’outil de la mobilisation collective, comme le moyen pour lancer un processus d’appropriation des moyens de production. La première conception, en revanche, peut être appréhendée comme les prémices d’une réflexion sur la démocratisation de la sphère du travail, réflexion qui va se préciser et se consolider via le développement d’une théorie des relations industrielles ou professionnelles (Webb, 2008). C’est au sein de celle-ci que sera posée, au bénéfice de contextes historiques plus ou moins propices comme l’a été par exemple l’immédiat après Seconde Guerre mondiale en Europe occidentale, la question du gouvernement des entreprises dans des sociétés démocratiques et des formes possibles d’implication des salariés dans les rouages du pouvoir économique (Ferreras, 2012, p. 177-179).

3C’est donc à la croisée de plusieurs sources intellectuelles que l’on voit émerger, sous des angles différents et le plus souvent divergents, la question de la participation des travailleurs : qu’il s’agisse du côté patronal et dès les premiers moments d’élaboration d’une approche scientifique de l’organisation de la production, de réfléchir aux conditions optimales pour une mobilisation de la force de travail (et donc d’une participation contrainte), qu’il soit question de rééquilibrer le rapport salarial en instituant une représentation des salariés et des lieux de négociation dans l’entreprise ou que l’objectif consiste, non pas à aménager l’existant, mais à penser les conditions de la résistance et de la lutte collective, de l’auto-organisation. Cette pluralité des sens attribués par les acteurs à la notion de participation contribue à en faire un objet relativement mal défini, en partie fuyant, investi de référents le plus souvent contradictoires. Le repérage de ces différents sens permet de restituer les affrontements qui ont marqué en interne le mouvement ouvrier et de comprendre la logique progressive, non linéaire, toujours conflictuelle d’une reconnaissance institutionnelle des droits et de la place des salariés dans l’entreprise. Il contribue également à éclairer les perspectives qui ont été privilégiées, selon les époques, pour aborder sur le plan politique comme sur le plan scientifique et au travers de notions proches la question de la participation dans la sphère du travail.

4Hélène Hatzefld montre, par exemple, combien au moment de leur apogée dans la période post-68 les débats sur l’autogestion entrent de façon indirecte en résonance avec certaines approches de la participation comme point d’appui à l’émergence de contre-pouvoir à la base et combien des influences croisées existent via les courants dits de la « deuxième gauche » (Hatzfeld, 2011). Pour autant, et comme elle le note, ce n’est pas tant la référence à la démocratie participative qui sert de fil directeur aux expériences autogestionnaires, mais plutôt l’idée d’une appropriation collective des moyens de production, d’un possible contrôle ouvrier sur la gestion et la critique des dérives bureaucratiques présentes dans le mouvement communiste. À la même époque – nous y reviendrons – des travaux qui se sont imposés comme des références centrales sur la question de la participation envisagent celle-ci dans l’ensemble des espaces sociaux, à commencer par la sphère du travail (Pateman, 1970). Les connexions sont donc multiples, bien qu’il n’existe pas une pensée relativement unifiée de la participation dans le monde du travail ni une production scientifique en partie homogène qui pourrait servir une certaine cumulativité. Les recherches académiques qui traitent d’une façon ou d’une autre de la participation dans le monde du travail relèvent de plusieurs disciplines – des sciences de gestion à la sociologie du travail – et se sont construites à partir de questionnements initiaux pouvant être fort divergents. Ce sont dès lors les différentes pièces d’un puzzle qu’il convient d’assembler, tout en s’interrogeant sur la possibilité de les associer alors même qu’elles ont été façonnées sur des bases disparates et qu’elles sont fortement marquées par leur contexte historique de production. La publication d’une série de travaux en sociologie des relations professionnelles en France, au cours des années 1990, sur la participation dans les entreprises est ainsi indissociable à la fois des réorientations des politiques managériales et des changements juridiques introduits par les lois Auroux (Martin, 1994 ; Pinaud et al., 1999). De même, l’intérêt porté à la démocratie syndicale au sein de la sociologie politique américaine, sur les modalités de participation et de prise de décision en interne, est à comprendre à la fois au regard des procédures de reconnaissance juridique des syndicats dans les entreprises aux États-Unis, du poids historique du business unionism et des critiques qu’il alimente, comme au regard de l’importance du débat scientifique sur le fonctionnement interne des organisations dans des régimes démocratiques (Lévi et al., 2009).

5C’est en nous attachant à restituer la spécificité de ces questionnements et leur historicité, en repérant les liens qui peuvent être établis entre eux, que nous avons choisi d’inscrire ce dossier dans une perspective résolument pluridisciplinaire. Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus avant, la science politique n’a que très peu investi l’étude concrète des logiques et des pratiques de participation dans le monde du travail, si ce n’est au détour d’une production relativement réduite sur la spécificité des élections professionnelles (Andolfatto, 1992 ; Lebaron, 2001) ou à travers l’étude de grandes séquences de conflictualité sociale comme Mai-Juin 1968 (Damamme et al., 2008). La sphère du travail a, d’une certaine façon, été traitée comme un continent à part, isolé et réservé aux spécialistes des relations professionnelles. Cette relative pauvreté, sur le plan quantitatif, de la littérature en science politique sur la participation dans la sphère économique mérite d’être questionnée pour elle-même, pour ce qu’elle nous apprend de la tendance au cloisonnement de disciplines pourtant proches. Elle incite aussi à ce que de nouveaux chantiers de recherche soient ouverts, dans l’objectif à la fois d’enrichir les problématiques déployées maintenant depuis plusieurs décennies sur la généalogie et les réalités des dispositifs de participation et de renouveler les angles d’approche sur le monde du travail.

6Le dossier proposé dans ce numéro entend modestement contribuer à une relance de ces questionnements, en incitant à croiser les perspectives et les outils de recherche. Il nous a ainsi paru indispensable d’associer dans sa composition des articles portant sur les usages des dispositifs institués de participation (ici, les différentes institutions représentatives du personnel dans les entreprises et le statut spécifique des administrateurs salariés), sur la façon dont des salariés mobilisés se saisissent, au travers du mot d’ordre autogestionnaire, de formes d’organisations différentes fondées sur des relations horizontales et des articles visant à comprendre comment les choix réalisés de façon unilatérale par ceux qui disposent du pouvoir dans l’entreprise, en termes d’organisation et de division du travail, conditionnent les formes mêmes et les possibles de la participation.

7De façon plus générale, deux grands axes de réflexion structurent ce dossier et visent à faire dialoguer entre elles ces différentes contributions [1]. Le premier consiste à interroger les réalisations de ce que l’on désigne comme la « démocratie sociale », laquelle renvoie à la mise en place progressive d’instances de concertation et de négociation, à un ensemble de normes, de dispositifs, mais aussi d’instruments, à des formes de représentation instituées dans les entreprises. Or ce processus d’institutionnalisation a avant tout concerné les syndicats qui entendent parler et agir au nom des salariés, dans la mesure où ils ont été constitués comme tels par les règles de droit et en particulier par les règles de représentativité. C’est alors la tension entre cette représentation syndicale et les formes de participation directe des salariés qu’il paraît intéressant de saisir, à la fois comme révélateurs des différentes tentatives de contournement du pouvoir syndical et des limites de leur plena potentia agendi (Bourdieu, 1984). Un deuxième axe entend creuser plus avant la réflexion sur les ambiguïtés du thème de la participation dans le monde du travail et sur les limites de l’analogie avec la sphère politique. L’inscription dans un rapport salarial qui implique une relation de subordination interdit de saisir les salariés comme des individus autonomes, libres de leur choix. C’est pourtant sur ce ressort de l’individualisation que se fondent les techniques modernes de mobilisation de la subjectivité des salariés et que se légitiment un discours, mais aussi des instruments – comme le référendum d’entreprise – visant à exprimer autrement un collectif pensé sous la seule forme agrégative, soit comme une simple addition d’individus, par-delà les différences de métiers, de catégories socioprofessionnelles, de conditions de travail, etc.

L’institutionnalisation de la représentation syndicale contre la participation directe des salariés ?

8Les questionnements sur les conditions de participation des salariés, sur la finalité qui peut lui être attribuée, sont à comprendre au regard de l’édification progressive d’un domaine de pratiques spécialisées, celui des relations professionnelles. Ce dernier, dans ses différentes variantes nationales, s’est constitué au travers d’un cadre juridique, de dispositifs et d’instances de représentation et de négociation et surtout d’une conceptualisation des relations triangulaires entre les employeurs, les représentants des salariés et la puissance publique.

9Dans le cas français, deux sources de légitimité se sont peu à peu entremêlées : celle liée aux syndicats auxquels a été reconnu, par la loi de 1884, le droit d’agir dans le domaine professionnel au nom des travailleurs avant que ne commence à être questionnée, à partir de 1919, leur représentativité ; celle liée aux salariés à qui ont été accordés un certain nombre de droits dont celui d’élire tout d’abord des délégués du personnel (DP) puis des représentants au comité d’entreprise (CE). Le système qui a ainsi été édifié par les grandes lois sociales de 1919, 1936, puis à la Libération, repose sur la conception d’une participation indirecte des salariés via la désignation de représentants issus de leurs rangs. Une telle approche ne se résume certes pas à une logique délégataire, bien qu’elle contribue à la nourrir. De même, les formulations les plus avancées de la démocratie économique et sociale, issues du programme national de la Résistance – lequel définissait comme mesure à établir, dès la Libération, la « participation des travailleurs à la direction de l’économie » – visaient à mettre en place une gestion ouvrière de la part du salaire socialisé (soit des cotisations sociales), mais de façon indirecte, grâce à l’élection d’une majorité de représentants syndicaux dans les différentes caisses de la Sécurité sociale [2]. Si la CGT contestait en 1936 la désignation par voie électorale des délégués du personnel, c’était davantage pour affirmer la souveraineté de l’organisation sur le choix de ces derniers que pour remettre en cause la médiation syndicale. Les héritiers du syndicalisme révolutionnaire ont ainsi pu être critiques envers le principe électoral comme outil de démocratisation dans le monde du travail, mais ils l’ont été au nom d’une conception essentialiste de la capacité des syndicats à défendre l’ensemble des travailleurs saisis en tant que classe (Rosanvallon, 1988, p. 214-225). La construction progressive de ce que l’on désigne généralement comme la « démocratie sociale » est ainsi passée par la conciliation entre une reconnaissance du rôle des syndicats comme porte-parole légitimes des salariés, avec la création de la section syndicale d’entreprise en 1968, et par la mise en place d’institutions représentatives du personnel, espaces de représentation reposant généralement sur l’élection et qui ont été, au moins dans les grandes entreprises, investis par les syndicats (Le Crom, 2003).

10Seules les lois Auroux en 1982, précédées par le rapport du même nom, ont introduit un point de rupture dans l’édifice juridique et institutionnel qui façonne ce qu’est la représentation dans la sphère du travail. Ces lois sont d’autant plus importantes qu’elles entretiennent, au regard des principes qui les ont inspirés, un lien étroit avec la réflexion politique menée au même moment sur la décentralisation et qui a débouché sur la loi Defferre. L’étude des débats parlementaires (Lallement, 2011 ; Tracol, 2009, p. 183-205) montre combien la référence à la citoyenneté dans l’entreprise se nourrit de l’idée de participation dans d’autres institutions, de l’école aux municipalités, et entend traduire dans l’entreprise le mouvement de réforme lancé au sein de l’État. Pour autant, les lois Auroux n’ont pas été exemptes, on le sait, de dimensions ambivalentes. Elles ont tout autant cherché à renforcer l’assise des syndicats, en rendant obligatoire une négociation annuelle sur les salaires, la durée et l’organisation du travail, qu’à étendre le pouvoir des institutions représentatives déjà existantes, en augmentant les moyens financiers des comités d’entreprise et en transformant les comités d’hygiène et de sécurité en des instances aux compétences élargies, les CHSCT [3]. Dans cet édifice complexe, le droit nouveau que constituait « le droit d’expression directe des salariés sur leurs conditions de travail » (loi du 4 août 1982) se voulait novateur dans le sens où il est attaché aux individus et qu’il repose effectivement sur l’idée d’une participation directe et non plus sur le principe de la délégation. Or les bilans successifs qui ont été établis sur l’application de ces lois (Le Goff, 2008) montrent que ce n’est pas cette nouvelle disposition qui a connu le plus de succès, ni entraîné le plus de changements dans les relations sociales dans le monde du travail. C’est d’ailleurs paradoxalement un autre droit individuel, pouvant être exercé indépendamment de la médiation syndicale, qui connaît aujourd’hui dans certains milieux professionnels un regain d’utilisation : le droit de retrait en cas de situation de danger grave et imminent [4]. Et cet usage du droit de retrait parle davantage des difficultés contemporaines du recours à la grève et de la montée en puissance de la problématique des risques psychosociaux qu’il n’atteste d’une articulation entre modalités de participation individuelles et collectives.

11Car le grand paradoxe des lois Auroux, qui entendaient développer la citoyenneté dans l’entreprise et faire de cette dernière un véritable lieu de dialogue entre les salariés et leurs employeurs, est qu’elles ont avant tout servi, en ouvrant la voie à des accords dérogatoires sur le temps de travail, à un essor de la négociation d’entreprise et à une institutionnalisation accrue de l’activité syndicale. Dans leur sillage et sans que cette évolution ne puisse leur être directement imputée, le contenu même de la notion de « démocratie sociale » a évolué (Béroud, Lefevre, 2007), renvoyant principalement aujourd’hui à une dimension procédurale, soit aux règles et aux pratiques de négociation entre « partenaires sociaux ». Comme le note un spécialiste du droit du travail,

12

« Le citoyen dans l’entreprise enfanté par les réformes Auroux est décidément bien autre chose qu’un sans-culotte [la loi sur le droit d’expression des salariés a été adoptée un 4 août] : sa citoyenneté l’inscrit dans un droit professionnel de plus en plus autonome ».
(Supiot, 1998, p. 273)

13Les références contemporaines au dialogue social et aux partenaires sociaux – qu’elles soient émises au niveau interprofessionnel et national ou à celui de l’entreprise – valorisent d’une certaine manière un processus délibératif, mais celui-ci est limité à l’implication des organisations patronales et syndicales dans des discussions portant sur les changements à accomplir. Cet univers sémantique, loin d’inclure une réflexion sur les conditions concrètes de participation des salariés, sert un discours de la méthode où l’essentiel consiste à montrer qu’un dialogue a été organisé, indépendamment de son contenu (Higelé, 2012).

14Ces quelques rappels historiques sur les « moyens pour faire descendre la démocratie dans l’entreprise » (Lallement, 2011) ne doivent cependant pas conduire à établir un clivage trop marqué entre ce qui relèverait du domaine des institutions représentatives du personnel et donnerait lieu à des pratiques à la fois stabilisées et tendanciellement canalisées par les syndicats et ce qui autoriserait à parler d’une participation des salariés. La réalité des dynamiques sociales sur les lieux de travail est bien plus complexe et nombre de travaux montrent combien, même sous une forme très encadrée, l’activité déployée au sein des comités d’entreprise peut aussi servir de point d’appui à des mobilisations plus larges. Cette imbrication entre les arènes institutionnelles internes à l’entreprise – lesquelles confèrent un certain nombre de ressources aux collectifs mobilisés (dont celle de l’expertise, renforcée par les lois Auroux) – et un répertoire d’action davantage tourné vers la lutte est relativement fréquente, notamment dans des contextes marqués par des plans de licenciements collectifs (Didry, Jobert, 2010). Une configuration semblable est analysée dans ce dossier par Adrien Mazières-Vaysse dans le secteur fortement précarisé des centres d’appels où les équipes syndicales se créent parfois à partir des institutions représentatives du personnel (en aval de l’élection et non en amont), parce qu’il y a des élus et donc des heures de délégation.

15On retrouve ici des questionnements communs aux recherches qui interrogent les liens entre mouvements sociaux et dispositifs institués de participation (Neveu, 2011), même si la genèse des droits sociaux conquis dans la sphère du travail relève à la fois des luttes sociales, de l’intervention étatique et surtout des rapports de force avec l’acteur patronal. Une différence importante provient également de l’histoire maintenant ancienne de ces dispositifs de représentation et de négociation : cette sédimentation institutionnelle ayant alimenté, du côté syndical, un processus de professionnalisation et de spécialisation. Tout en constituant des leviers importants pour l’action collective, des lieux décisifs de circulation de l’information, les institutions représentatives du personnel ont également pour implication d’accaparer une large partie du temps des militants syndicaux. De par leur fonctionnement souvent très codé pour les « profanes », elles contribuent à isoler l’activité syndicale, à faire évoluer les élus, détachés en partie ou totalement de leurs obligations de travail, dans un univers à part des autres salariés. Cette autonomisation relative des arènes où se jouent les relations professionnelles – depuis l’entreprise jusqu’à la branche et encore plus, au niveau national – tend à renforcer une logique délégataire dont ceux qui deviennent quasiment des « militants professionnels » ont du mal à s’extraire, faute de disponibilité pour animer d’autres espaces ou vecteurs de débats.

16La tendance à la professionnalisation de l’activité syndicale est souvent avancée comme un facteur explicatif du faible nombre d’adhérents en France, toutes organisations confondues (Andolfatto, Labbé, 2007). Elle contribue sans nul doute à éclairer une partie des entraves à la participation des salariés aux réunions, assemblées générales ou autres manifestations organisées par les syndicats. Mais elle se donne également à voir comme une « crise des vocations », les organisations peinant à constituer des listes de candidats complètes pour les diverses élections professionnelles. Or ce n’est pas seulement le rapport à l’engagement syndical qui intervient ici, mais bien le contexte propre au lieu de travail, soit les contraintes – et surtout les craintes d’éventuelles répressions (Pénissat, 2013) – liées à la subordination à l’autorité patronale. Mais avant d’aborder cette ambiguïté propre aux paramètres structurels de la participation dans la sphère du travail, il paraît important de revenir sur les implications liées à l’existence de dispositifs institués de concertation et d’une représentation syndicale qui entend assumer le monopole de l’expression démocratique face aux intérêts de l’employeur. De ce fait, la participation – entendue comme participation directe des salariés – devient aussi bien une revendication politique qu’un objet d’étude lorsque, d’une manière ou d’une autre, un débordement de la médiation syndicale se produit. Ces dynamiques de dépassement peuvent être liées à un contexte d’action collective. Les grands mouvements sociaux, ceux qui en particulier donnent lieu à des grèves reconductibles et donc à la suspension du contrat de travail ainsi qu’à l’occupation des bâtiments, créent en effet les conditions matérielles pour que soient institués, ad hoc, des espaces de délibération et de prise de décision collectifs. Pour autant, l’élément du répertoire d’action ouvrier qu’est l’occupation ne s’incarne pas dans des pratiques identiques et si la plupart des grèves avec occupations en 1936, permettent de transformer l’espace du travail, de le subvertir, une partie de celles qui se déroulent en 1968 ou dans les années 1970 attestent surtout du contrôle syndical pour empêcher la reprise du travail (Pénissat, 2005). Les mouvements de grèves reconductibles contribuent généralement à actualiser, en inventant ou réinventant leurs propres formes d’organisation – du comité de lutte aux coordinations –, les critiques sur les dérives bureaucratiques, dénoncées en son temps par Roberto Michels (1992), des directions syndicales. Deux conséquences en découlent : d’une part, les revendications quant à une participation directe des salariés à la prise de décision émergent surtout durant ces séquences conflictuelles – que cela se joue au niveau d’un établissement, d’une entreprise ou à une échelle territoriale plus large – et bien moins dans le cadre du fonctionnement régulier des institutions représentatives du personnel ; d’autre part, ce sont en grande partie des études menées par des historiens et par des sociologues qui apportent ici, notamment à partir de monographies de conflits ou d’entreprises, des éclairages percutants sur les dynamiques concrètes d’implication des travailleurs (Vigna, 2007). Si les pratiques participatives ne sont pas l’objet central de ces travaux, ces derniers n’en contribuent pas moins à une connaissance fine des tensions qui peuvent se nouer entre les modalités d’action syndicales et les aspirations manifestées par les collectifs mobilisés. Dans un ouvrage consacré à un mouvement de grève récent dans la grande distribution, Marlène Benquet (2011) relate comment un collectif de caissières se constitue grâce à la dynamique du conflit alors même qu’il n’existait pas auparavant, l’organisation du travail et des pratiques de management individualisées entretenant au contraire une division forte parmi les salariés. Ce sont alors ces processus de construction du groupe qui méritent d’être compris pour ce qu’ils disent des configurations susceptibles d’activer des formes de participation directe.

17Là encore, cependant, il convient de nuancer le propos et de souligner le caractère dialectique de ces processus. Car l’une des conditions pour que se forge une critique de l’activité syndicale instituée dans le cadre de ces dynamiques de mobilisation n’est autre que l’existence de cette même activité syndicale. C’est, dans l’exemple qui vient d’être cité, l’organisation d’une journée d’action nationale et intersyndicale dans le secteur de la grande distribution – suivie, mais jugée insuffisante – qui rend possible le déclenchement d’une grève localisée et reconductible. Les recherches sur les grèves dans le monde du travail montrent à quel point la médiation syndicale demeure décisive pour passer de mécontentements individuels à une expression collective (Béroud et al., 2008). De même, on ne saurait idéaliser les formes d’organisation qui émergent dans le cadre de la mobilisation et qui se présentent à la fois comme plus spontanées et plus horizontales, telles les coordinations ou même, comme le montre dans ce dossier Maxime Quijoux, un collectif autogestionnaire. D’une part, ces structures, pour aussi souples qu’elles soient, demeurent des lieux de pouvoir traversés par différentes formes de domination et par des divisions catégorielles (Denis, 1996 ; Dunezat, 2008). D’autre part, là encore, le fait d’établir une césure nette entre l’action syndicale et ces formes de mobilisation n’a guère de sens tant certains syndicats – à l’instar des SUD en France – théorisent le fait de céder la place, dès que cela s’avère possible, à des formes de structuration plus larges (comités de lutte, assemblées générales, etc.) et tant les deux se nourrissent l’un l’autre.

Les ambiguïtés de la participation dans le monde du travail

18En orientant notre premier axe de réflexion sur la tension entre représentation instituée et participation des salariés, nous avons surtout questionné les logiques d’autonomisation de l’activité syndicale, entretenues par la reconnaissance d’instances de concertation et de négociation, et les formes de contestation qu’elles peuvent nourrir. C’est d’une certaine manière la participation à l’élaboration d’un contre-pouvoir autonome des travailleurs qui ressort de ces réflexions, même si l’instauration de différentes arènes institutionnelles qui ont peu à peu érigé les relations professionnelles en un domaine d’activité spécifique vise aussi à aménager – à la marge, puisque ces institutions demeurent pour l’essentiel consultatives – le pouvoir économique, celui des directions d’entreprise. Au sein du mouvement syndical français, ces réflexions n’ont pas été théorisées, au moins jusqu’à la fin des années 1970, sous la thématique de la participation dans la sphère du travail. L’univers sémantique qui est plutôt mobilisé est celui de la démocratie ouvrière, syndicale, de la démocratie dans les luttes, de l’autogestion ou bien celui renvoyant à l’analyse du processus d’institutionnalisation ou de bureaucratisation.

19Comme nous l’avons déjà signalé, l’intérêt nouveau porté, en France, à la participation des salariés dans l’entreprise à partir des années 1980 est ainsi indissociable d’un contexte historique marqué par des innovations juridiques majeures, mais aussi par une évolution des stratégies syndicales et des politiques managériales.

20

« La participation est tiraillée », note Dominique Martin, « entre un modèle démocratique au nom duquel les salariés accroissent leur pouvoir de contrôle sur les régulations productives et un modèle de mobilisation par lequel le management s’efforce de créer un nouveau consensus, en pourchassant le modèle culturel du retrait et de la lutte sociale ».
(1994, p. 12)

21L’émergence de la thématique de la participation est ainsi corrélée à la montée en puissance d’un discours de légitimation de l’entreprise et, de façon parallèle, d’un discours sur la crise du syndicalisme. Les deux sont profondément imbriquées. Le tournant idéologique qu’opère la CFDT à la fin des années 1970 s’appuie sur une lecture de la crise – à la fois économique et syndicale – qui la conduit à passer d’une critique radicale du capitalisme à la recherche de régulations (Georgi, 2004 ; Defaud, 2009). Le « recentrage » que la centrale entame passe par l’idée que l’entreprise doit devenir le lieu déterminant des relations sociales, l’espace central de la négociation, au plus près des salariés. Formulée ainsi, la thématique du recentrage entretient des liens de parenté avec celle de la décentralisation et relève en partie de l’influence exercée par la deuxième gauche : le principe de subsidiarité est censé servir une plus forte participation, sans que soit réellement prise en compte la question du rapport de forces dans les entreprises et des conditions structurelles dans lesquelles les salariés sont appelés à exprimer des choix. Avec quelques années de décalage, l’importance des restructurations industrielles et l’impact de la réduction massive d’emplois dans certains secteurs comme la sidérurgie ouvrent également la voie, au sein de la CGT, à une réflexion sur l’intervention syndicale dans la gestion des entreprises, soit sur les usages possibles par les salariés de la contre-expertise (Lojkine, 1999 ; Cristofalo, 2011). Il ne s’agit pas de revendiquer une participation financière, mais bien une participation à la décision quant à la stratégie économique suivie par l’entreprise ou par le groupe. Cette posture qui est peu ancrée dans la culture cégétiste renvoie, selon Jean Lojkine, à des conflits entre plusieurs conceptions du rôle que doit assumer le mouvement ouvrier et plus largement des rapports sociaux dans la sphère du travail : il montre combien, pour les équipes militantes, il est difficile de se défaire d’une conception où le fait de revendiquer le droit à intervenir dans la gestion est vu comme un vecteur d’intégration dans l’ordre dominant (il faut laisser les directions assumer seules leurs responsabilités) pour passer à l’objectif de constituer, grâce à la maîtrise technique des outils gestionnaires, une capacité autonome d’intervention.

22Il s’agit, en même temps, d’un problème posé depuis longtemps au mouvement ouvrier, soit celui de se doter d’un véritable pouvoir d’agir, de créer les possibilités non seulement de représenter les travailleurs, mais aussi de changer concrètement l’organisation du travail et les finalités allouées à la production [5]. La défense de la pertinence politique de la recherche d’alternatives économiques et par là même du déplacement du champ d’intervention légitime du syndicalisme repose aussi sur l’idée que les salariés peuvent d’autant plus prétendre à gouverner autrement l’entreprise qu’ils en possèdent collectivement une connaissance concrète. C’est d’ailleurs dans cet objectif que certaines expériences de groupes d’expression directe sont menées dans les années 1982-1984 afin de faire émerger, sur le lieu de travail, un espace de délibération où puisse se constituer, de façon explicite, une connaissance critique de l’organisation de la production (Lojkine, 1999, p. 298). Or le déplacement de l’argumentaire syndical vers cette dimension de proposition alternative comme les expériences d’expression directe constituent des creusets intéressants pour saisir justement toutes les ambiguïtés qui entourent la participation dans la sphère du travail.

23Car ce « moment » – au sens d’une séquence historique fortement pertinente – est aussi celui au cours duquel le management s’est saisi de cette demande accrue d’autonomie et de responsabilité, de sortie d’un modèle fordiste d’organisation du travail, pour se renouveler en profondeur et s’approprier en partie les termes de la critique (Boltanski, Chiapello, 1999). Ce phénomène peut d’autant plus s’opérer que les espaces ouverts au sein de l’entreprise pour qu’une parole des salariés émerge, en dehors des canaux institutionnels de représentation ou en lien avec ceux-ci, ne constituent en rien des espaces neutres. La communauté des salariés ne se forme pas d’elle-même, elle n’est pas souveraine quant à la définition de sa propre délimitation, mais au contraire hétéronome par rapport aux décisions de l’entreprise, à la structuration de celle-ci. Les exemples de reconfiguration du périmètre des entreprises (entre établissements, entre unités intégrées dans la « maison mère » ou renvoyées vers des filiales) se rencontrent très fréquemment dès lors que l’on enquête à ce niveau. Ces dimensions qui sont spécifiques à la sphère du travail fragilisent toute tentative de comparaison avec la sphère politique et pour le moins tout raisonnement analogique. L’espace du travail est structuré par le rapport salarial qui implique une dimension de subordination, laquelle limite de facto la reconnaissance d’un sujet individuel et collectif. C’est pourtant sur la valorisation des logiques d’implication individuelle (et sur l’individualisation des salaires, des primes et des carrières) que s’est appuyé le management moderne dans son opération de renouvellement des formes de mise au travail (Durand, Le Floch, 2006). S’appuyant sur un discours de réenchantement de l’entreprise comme lieu de conciliation possible entre l’épanouissement au travail des salariés et la réalisation du profit, ce néo-management a réussi à mettre en avant des valeurs d’autonomie et de responsabilité, en légitimant l’idée du changement permanent – synonyme de modernité – et en transformant les références à la solidarité et à la mobilisation collective en vestiges d’un autre temps (Linhart, 2011).

24La façon de penser la citoyenneté dans l’entreprise en a été complètement modifiée, donnant lieu à un véritable retournement idéologique. Alors qu’au début de la décennie 1970, et dans la veine d’une critique marxiste des limites de la démocratie libérale, il était possible de se demander ce que recouvre la notion de citoyenneté quand les individus sont soumis, le plus clair de leur existence, à des rapports d’autorité dans la sphère du travail et ne peuvent y faire l’apprentissage progressif et cumulatif d’une participation les mettant en confiance pour s’affirmer comme des membres actifs de la collectivité dans d’autres univers sociaux (Pateman, 1970, p. 45-66), la réflexion s’est peu à peu inversée. C’est à partir du citoyen supposé libre et égal aux autres dans la sphère politique, souverain dans son vote, que des réformes sont pensées pour favoriser l’expression des salariés sur le lieu de travail et par là même renforcer la démocratie sociale. La connexion entre les deux sphères continue à être établie, mais non pour questionner les limites structurelles de la citoyenneté politique et l’absence de réflexion sur ce qui se joue – comme intériorisation de la domination – dans le rapport salarial. Cette connexion sert, au contraire, à poser un modèle présenté comme indépassable pour réviser les modalités des relations sociales dans le travail.

25Une telle approche peut cependant donner lieu à des propositions radicales. Dans un travail qui assume son caractère normatif, Isabelle Ferreras propose de considérer l’entreprise comme une institution parmi d’autres et questionne la façon de gouverner, au sens fort du terme, le travail. Dénonçant un « régime de gouvernance unilatéral » où « les apporteurs en capital sont plus égaux que les autres » (Ferreras, 2012, p. 7), elle montre comment les diverses innovations institutionnelles qui ont contribué à faire sortir le travail du régime domestique de la sphère privée se sont arrêtées à mi-chemin. Du paritarisme en France à la cogestion en Allemagne, ces aménagements institutionnels visant à faire participer les salariés seraient restés « à l’intérieur d’un cadre fixé par les apporteurs en capital », celui de la gestion de l’entreprise, sans avoir accès au gouvernement effectif de celle-ci (ibid., p. 179-180). Les salariés ne sont pas intégrés, selon elle, dans la délibération, soit le moment politique de discussion des finalités poursuivies (et des principes de justice mis en œuvre). La participation qui leur est proposée, via différents canaux institutionnels, vient ex post, ne permettant pas un véritable partage du pouvoir. Cette analyse conduit Isabelle Ferreras à proposer que soit instauré un système bicaméral dans les entreprises, avec une chambre des « représentants des apporteurs en capital », une chambre des « représentants des investisseurs en capital » et un gouvernement responsable devant les deux. Le raisonnement repose sur une analogie forte avec la sphère politique puisque c’est l’aménagement d’un système parlementaire bicaméral qui aurait permis de déposséder progressivement, dans le processus de démocratisation au Royaume-Uni, l’aristocratie de ses prérogatives afin d’aller vers une démocratie libérale. Si l’on voit bien l’intérêt ici de la démonstration et des propositions qui sont avancées – auxquelles fait écho dans ce dossier l’étude d’Aline Conchon sur la faiblesse structurelle qui caractérise le mandat d’administrateur salarié –, elles présentent cependant l’inconvénient de penser le rééquilibrage des pouvoirs au sein de la sphère économique au seul prisme de l’innovation institutionnelle, en écartant quelque peu la prise en compte de la spécificité des rapports sociaux capitalistes, c’est-à-dire des rapports d’exploitation qui sont à la source du profit.

26L’idée que la sphère du travail dans une société démocratique ne peut rester un îlot singulier, pauvre en droits et en reconnaissance de l’autonomie du sujet, revêt sans doute une capacité mobilisatrice dans la période contemporaine (Ferreras, 2007). Pour autant, la construction d’un raisonnement analogique avec le champ politique peut être fortement ambivalente et tend à écarter l’idée que le rapport salarial en appelle à des institutions propres, susceptibles de servir aussi de points d’appui à une transformation en profondeur du salariat voire un dépassement de la dimension de subordination dans le travail (Friot, 2012).

27L’usage de l’outil référendaire par les directions d’entreprise, tel qu’il s’est développé dans différents pays européens à partir des années 1990, est ainsi à comprendre au prisme de cette importation de conceptions forgées dans l’espace politique (et plus particulièrement ici par le droit constitutionnel) mais aussi à l’aune des transformations des techniques de management. Mettant en avant la faiblesse numérique des syndicats et leur incapacité à représenter l’ensemble du salariat d’une entreprise donnée, les directions présentent le recours au référendum comme un moyen de s’adresser à chaque travailleur, considéré de façon isolé, et de l’associer directement à la prise de décision. La spécificité du rapport salarial et le fait que les alternatives soumises au vote sont fortement contraintes sont alors évacués au profit d’une lecture individualisante d’une illusoire maîtrise des salariés sur leur devenir immédiat. Car une large majorité de ces référendums sont de type abdicatif, c’est-à-dire que posant comme but ultime la sauvegarde de l’entreprise, ils visent à consulter « la collectivité de travail quant à l’abandon d’un ou plusieurs droits » ; cet abandon pouvant curieusement concerner des droits futurs, comme des augmentations de salaire sur une ou plusieurs années (Hénot, 1996, p. 133-134). Sous couvert de participation directe, l’instrument référendaire est plus qu’ambivalent dans la mesure où il permet à l’employeur de contourner les expressions collectives déjà existantes – tels les syndicats – présentées comme minoritaires et donc illégitimes. Il favorise aussi une rhétorique de partage de la responsabilité avec les salariés que l’on consulte donc sur leur propre sort et non sur la stratégie de l’entreprise ni sur le bilan des politiques menées par la hiérarchie, afin de mettre en œuvre une décision qui paraît imposée de l’extérieur, par la concurrence internationale.

28Or la promotion de cette grille d’interprétation ne relève pas des seules directions d’entreprise. Dans un pays comme la France où le taux de syndicalisation tourne depuis le milieu des années 1980 autour de 8 % de la population active et où les confédérations peinent à renouer avec des dynamiques d’adhésion, les représentations sur la crise du syndicalisme ne sont pas seulement externes. Elles s’avèrent très prégnantes dans les lectures syndicales des démarches à mettre en œuvre pour se rapprocher des salariés. Si l’utilisation de l’outil référendaire par les directions d’entreprise – d’Air France en 1994 à Dunlop-Goodyear à Amiens en 2008 – donne régulièrement lieu à des contestations et à des appels au boycott, elle peut également être assumée par les organisations syndicales. Elle a ainsi été considérée par la CGT comme une solution à promouvoir dans le cadre des anciennes règles de représentativité, lesquelles permettaient à un seul syndicat, même extrêmement minoritaire (mais bénéficiant de la présomption irréfragable de représentativité), de signer seul un accord engageant l’ensemble des salariés. La crainte d’être en décalage avec l’opinion majoritaire des salariés, telle que fabriquée par la consultation ou de se voir attribuer la responsabilité d’un blocage conduit les syndicats à osciller dans leur positionnement face au référendum. Ce dernier peut d’ailleurs devenir, si une véritable campagne s’instaure, un instrument de mobilisation dans la mesure où il contribue à activer des clivages à partir d’enjeux très concrets, notamment entre ouvriers et cadres, prenant dès lors à revers la volonté d’atomiser la prise de décision. L’organisation de référendums successifs par le groupe Fiat dans deux usines distinctes – situées pour l’une au Sud, à côté de Naples et l’autre au Nord à Turin – a ainsi placé la fédération de la métallurgie (FIOM) de la CGIL dans une situation complexe où des paramètres différents ont pesé sur sa façon d’apprécier le recours à cet instrument de démocratie directe (Gourgues, Sainty, 2011).

29Parmi d’autres facteurs, le souci de ne plus être en capacité de parler au nom de tous les salariés en raison d’une implantation devenue réduite sinon inexistante dans de larges secteurs d’activité et l’affaiblissement des projets de transformation radicale de la société ont conduit les syndicats à délaisser progressivement une conception alternative de la démocratie sociale, agonistique, où l’individu n’était pas la référence centrale, mais bien la classe telle qu’elle est constituée et se constitue dans des rapports d’exploitation et de domination. L’abandon de ces conceptions, sans qu’elles soient renouvelées ou retravaillées, a ouvert la voie à une reprise d’une version affadie et consensuelle de la participation où le salarié doit être « acteur » du syndicat comme de l’entreprise. Or de telles représentations – lesquelles tendent à être majoritaires dans le mouvement syndical, bien que certaines organisations s’en démarquent – n’entrent guère en contradiction avec le discours managérial de promotion des relations de travail individualisées, de valorisation des compétences, laissant à ce dernier un espace conséquent pour se déployer. Ces difficultés à dire l’intérêt collectif sans le diluer dans un ensemble trop vaste où ne restent, in fine, que l’individu et « les » salariés, ne sont pas sans déteindre sur les façons de penser la représentation et la participation dans la sphère du travail.

30

« L’acceptation d’une logique de dialogue social et civil, de partenariat et de gouvernance, réduit le salariat à un groupe d’individus ayant en commun une forme juridique d’emploi. Le dialogue et le partenariat sont porteurs d’une idéologie consensualiste incompatible avec la reconnaissance d’intérêt de classe du salariat ».
(Higelé, 2012, p. 109)

31Le soutien apporté par les deux plus grandes confédérations françaises, la CGT et la CFDT, à la réforme des règles de représentativité est illustrative de cette approche, irriguée par la référence à la démocratie libérale, où la participation demeure pensée à la fois sur un mode délégataire et à partir d’individus saisis de façon isolée. Un des changements majeurs introduits par la loi du 20 août 2008 consiste, en effet, à faire désormais du critère électoral (et du franchissement de seuils préétablis) la pierre angulaire de la mesure de la représentativité (Béroud, Le Crom, Yon, 2012). C’est le vote personnel lors des élections professionnelles, à bulletin secret, qui est considéré comme le dispositif le plus légitime de participation des salariés pour départager les intérêts en présence. Avec l’assentiment d’une large partie des syndicats, une équivalence est ainsi posée entre démocratie et vote, comme si la première s’épuisait dans la mise en œuvre du seul processus électoral (Tournadre-Plancq, Verrier, 2008). Cette tendance à renforcer le rôle du vote dans les relations professionnelles n’est d’ailleurs pas propre à la France et se retrouve dans de nombreux pays européens (Leclerc, Lyon-Caen, 2011). Des points de convergence se dessinent ici avec l’usage de l’outil référendaire dans la mesure où, qu’il s’agisse des élections professionnelles ou d’une consultation organisée de façon ponctuelle, il devient difficile ensuite de relativiser l’importance qui leur a été attribuée pour promouvoir une autre source de légitimité, celle de l’assemblée générale délibérante ou du collectif de grévistes. Les exemples de recours à des votes lors de conflits – justifiés par les directions dans l’objectif de s’adresser à l’ensemble de la communauté de travail et non à celle, plus restreinte, mobilisée dans l’action – sont ainsi fréquents et vont dans le sens des restrictions apportées au droit de grève (avec l’obligation de déclaration individuelle préalable dans les transports).

32La logique individualisante du vote n’est certes pas incompatible avec des modalités de participation collective. La place prise par les scrutins dans un processus temporel plus large, les modalités de la campagne électorale, les formes d’appropriation du vote par les acteurs et les usages qu’ils en font sont autant de variables qui entrent en ligne de compte. L’exemple du syndicalisme américain et surtout les expériences de « revitalisation » qui le marquent depuis maintenant plus d’une dizaine d’années sont intéressants de ce point de vue. Dans le système juridique de reconnaissance des syndicats aux États-Unis, le vote est à la fois une nécessité et un préalable. Il faut obtenir, grâce à la mobilisation en amont des salariés (via notamment la signature de pétitions), que l’employeur soit obligé d’organiser un scrutin pour que le syndicat puisse entrer dans l’entreprise. Or certaines branches du mouvement syndical américain – lequel est dans l’ensemble très affaibli – se sont lancées dans des campagnes de syndicalisation active dans des secteurs d’activité fortement précarisés, partant en quelque sorte à la conquête des salariés les plus éloignés d’elles. Cela les a conduits à définir progressivement et à promouvoir un modèle de « syndicalisme de mouvement social » où la participation des salariés est activement recherchée. Reposant sur des pratiques d’alliances avec d’autres mouvements sociaux, sur un répertoire alliant des formes d’actions directes à des pratiques plus conventionnelles, ce syndicalisme s’est également inscrit dans la tradition de l’empowerment, en lien avec les formes d’éducation populaire et de mobilisation des populations pauvres développées par les worker centers, dans la filiation de Saul Alinsky (Chauvin, 2007). Les discussions sont fortes sur les réalités auxquelles cette revitalisation syndicale et ces stratégies d’organizing renvoient, mais elles ont contribué à réactualiser des débats sur la démocratie syndicale. Des oppositions se cristallisent notamment sur la définition de la finalité à atteindre : donner du pouvoir aux travailleurs en les formant et en les amenant à prendre toute leur place dans une démocratie délibérative interne aux syndicats (en privilégiant les assemblées, les forums de discussion, la participation du plus grand nombre, quitte à perdre en efficacité face à l’employeur) ou donner du pouvoir aux syndicats, via la logique du nombre et renforcer par là la démocratie économique (Voss, 2010, p. 88-89). Ce dernier débat, très présent dans les années récentes, montre d’ailleurs combien ces expériences peuvent être également poreuses à la logique managériale car l’efficacité des campagnes de syndicalisation se construit aussi en reproduisant, par analogie, les schèmes organisationnels et les modes de fonctionnement d’une entreprise (Ethuin, Yon, 2010, p. 38-41). Les rapports entre la base salariée, les leaders que l’on cherche à faire émerger, les organizers et le staff de campagne attestent ainsi d’un usage parfois ambivalent de ces outils de mobilisation et de ces techniques d’implication des travailleurs (Chauvin, 2009).

Présentation du dossier

33Les articles rassemblés dans ce premier dossier de la revue Participations consacré au monde du travail s’inscrivent dans les deux axes problématiques que nous avons cherché à dégager dans cette introduction. Si, comme le montrent à la fois Aline Conchon et Antoine Bevort, la littérature anglo-saxonne sur les relations industrielles et les sciences de gestion se sont emparées, pour l’une, du thème des institutions participatives dans la sphère du travail et pour les autres, des techniques successives de mobilisation des salariés pour améliorer la productivité, tel n’est pas le cas de la science politique. L’enjeu de la participation y a avant tout été posé par rapport aux institutions politiques à partir de dispositifs nouveaux (les conseils de quartiers, les budgets participatifs, etc.), mais sans que le questionnement lancé par Carole Pateman sur le processus d’apprentissage d’une citoyenneté active dans d’autres univers sociaux dont, en premier lieu, l’univers professionnel, ne soit véritablement repris.

34Plusieurs raisons peuvent expliquer la rareté des travaux de science politique portant, quel que soit l’angle retenu, sur la participation dans le monde du travail. L’une d’entre elles provient du relatif cloisonnement des recherches sur le syndicalisme qui se sont globalement orientées depuis les années 1980 soit vers une approche en termes de relations professionnelles (cherchant à comprendre plutôt les modes de régulations institutionnelles), soit vers l’analyse de la crise du syndicalisme (en termes, notamment, d’engagements et de militantisme). L’importance de ce dernier thème a d’ailleurs contribué à une forme d’ignorance réciproque entre la littérature sur les mouvements sociaux, qui a connu pour sa part un véritable essor durant cette même période, et la littérature sur le syndicalisme (Béroud, 2009). Alors que la question du rapport des mobilisations collectives aux institutions, que l’analyse des processus d’institutionnalisation via des formes de cooptation mais aussi des dispositifs de participation, est discutée dans une large partie des travaux portant sur les mouvements sociaux (Neveu, 2011), le syndicalisme a été d’une certaine façon écarté de ces questionnements, sans doute parce qu’il apparaissait comme déjà fortement intégré aux processus institutionnels de décision. Une deuxième raison provient d’une autre coupure liée à la consolidation de sous-champs spécialisés dans la discipline : on échange peu, finalement, entre spécialistes des partis politiques et des syndicats et là encore, les recherches qui se sont penchées sur les procédures de sélection interne dans les partis, sur la genèse et les implications des élections primaires, sur la participation des militants n’ont pas encore fait d’émules pour renouveler les travaux sur la démocratie interne dans les organisations syndicales. Enfin, une autre raison provient aussi de l’échelle d’observation adoptée. Les travaux sur le syndicalisme proposent le plus souvent une approche très « macro » avec une entrée par les organisations. Cependant, les études ethnographiques permettant de saisir au plus près les pratiques de représentation syndicale, le « travail » du militant (Mischi, 2012), les implications concrètes de la participation dans telles ou telles instances de négociation connaissent un certain renouveau. On peut les trouver également du côté de la sociologie du travail, sans que la dimension syndicale ne soit nécessairement présente d’ailleurs, mais avec une attention particulière sur les usages pluriels auxquels donnent lieu aussi bien des dispositifs contraints de participation que différents types de résistance collective.

35Cette rareté des travaux en science politique comme l’état de la question que nous avons cherché à établir et qui permet de voir à quel point l’objet participation a été investi à partir de problématiques diverses nous a conduits à penser un dossier à la croisée de plusieurs disciplines, la sociologie du travail, la sociologie des relations professionnelles et la sociologie politique. Cette pluridisciplinarité se note, en particulier, par rapport aux références théoriques que discutent les différents contributeurs, qui ne sont pas nécessairement les mêmes et qui ne s’inscrivent que partiellement dans la continuité des débats scientifiques déjà ouverts par la revue. Il y a là un travail à approfondir qui consiste à faire connaître aux spécialistes des questions de participation des travaux éloignés des univers sociaux qu’ils étudient et aux spécialistes du monde du travail des outils conceptuels qui pourraient leur paraître heuristiques.

36Nous le notions au début de cette introduction, parler de participation dans le monde du travail revient tout d’abord à interroger la façon dont les employeurs font face au défi qui consiste pour eux à obtenir de leurs salariés dont la subordination est contrainte la plus forte implication possible. La thématique même de la participation au travail est marquée par l’influence exercée par le management participatif, comme remise en cause de l’organisation fordiste du travail et tentative de production d’un discours consensuel sur l’entreprise. Nous avons donc demandé à Antoine Bevort, en conférant à son article le statut particulier d’un prolongement de cette introduction, de dresser un panorama à la fois historique et critique des façons dont le patronat, dans ses différentes composantes et sensibilités, pense et met en œuvre l’injonction à la participation des salariés. En identifiant quatre grandes approches depuis la fin du XIXe siècle (gestion industrielle / managériale / démocratique et financière), Antoine Bevort repère les ruptures, mais aussi les continuités. Il insiste sur les ressorts singuliers du mode de gestion du travail lié à la financiarisation de l’économie, lequel réactualise d’une certaine manière la vieille thématique de la participation financière en faisant des salariés des actionnaires, soumis au double risque de perdre leur emploi et leur épargne. Mais ce mode de gestion opère également une petite « révolution dans l’ordre de la domination », en créant les conditions pour que les salariés intériorisent une forme d’autocontrôle.

37Ce phénomène est celui qu’explore Sabine Fortino en nous donnant à comprendre ce que les dispositifs gestionnaires instaurés par le New Public Management font aux collectifs de travail et à l’activité de travail dans une entreprise du secteur public. La participation est ici entendue dans un sens un peu différent, puisqu’il s’agit des formes d’implication dans le travail et de la constitution de collectifs autonomes. Mais ce rapport au travail conditionne les autres formes de participation, tant la capacité d’agir des salariés se construit aussi à partir du sens qu’ils donnent à ce qu’ils font et, dans ce cas, au partage d’une certaine conception du service public et du métier bien fait. Les pratiques managériales fondées sur le rendement commercial et la gestion par objectifs viennent saper ces principes d’identification communs, réduisant les possibilités de tisser du collectif.

38Le cas d’étude retenu par Adrien Mazières-Vaysse donne également à voir les implications du néo-management dans un lieu emblématique de l’économie de services, un centre d’appel. Dans cette entreprise où se combinent différentes formes de précarités, à commencer par celle de l’emploi (CDI à temps partiel, CDD), un fort turn-over et des pratiques de gestion du personnel valorisant une fausse proximité entre une main-d’œuvre et un encadrement composé de jeunes salariés, le travail de mobilisation syndicale, quand il existe, est fortement entravé. Adrien Mazières-Vaysse s’interroge ainsi sur le rôle des institutions représentatives du personnel dans un secteur aussi précarisé. Il insiste sur le rapport ambivalent que les rares militants actifs dans le centre d’appel entretiennent à leurs fonctions d’élus. Si celles-ci sont déterminantes et leur apportent des ressources indispensables, elles les enferment également dans un rôle délégataire qu’ils regrettent et les font participer à des lieux qu’ils dénoncent comme n’étant pas de véritables lieux de décision. Ces syndicalistes CGT et SUD vont dès lors tenter de s’approprier ces dispositifs de participation institués pour ouvrir d’autres espaces de participation, en lançant un mouvement d’opposition au Plan de sauvegarde de l’emploi mis en œuvre par l’entreprise. Ce conflit, ponctué de grèves « surprises », crée en effet les conditions pour que des salariés non organisés, faiblement politisés, prennent part à la discussion et aux actions. Mais cet espace de participation, plus large, demeure très fragile et Adrien Mazières-Vaysse montre finalement combien les formes prises par la participation et l’engagement des salariés demeurent dépendantes de l’organisation de la production et de la division du travail. L’article souligne à quel point on ne peut penser la participation dans le monde du travail sans prendre en compte la spécificité des rapports de production.

39Cette problématique se retrouve dans le texte de Maxime Quijoux qui insiste également sur la façon dont le rapport au travail et à l’autorité patronale – tel qu’il s’est forgé antérieurement – continue à marquer les formes d’organisation collective, y compris dans le cadre d’une expérience autogestionnaire. Maxime Quijoux analyse le cas de l’usine de textile Bruckman à Buenos Aires « récupérée » durant la crise du début des années 2000 par ses ouvrières. Il retrace ce processus d’appropriation qui n’a rien de spontané, rendu possible par le contexte (la fuite du « patron », les manifestations de rue) et par l’influence exercée par des militants d’extrême gauche, véritables entrepreneurs de mobilisation. Ce sont ces derniers qui contribuent à ce que le projet soit d’abord celui d’une entreprise autogérée, avant d’évoluer vers le modèle plus balisé de la coopérative. Maxime Quijoux s’intéresse à la façon dont ces couturières, pour la plupart dépourvues de compétences politiques, investissent ces formes de participation horizontale, à partir d’un ordre culturel issu de l’atelier. Le passage au statut de coopérative n’empêche pas que la répartition égalitaire des salaires soit maintenue, sur la base d’un contrôle mutuel du travail effectué. L’article cherche à montrer, de ce point de vue, que si les formes de l’autogestion demeurent prégnantes, les pratiques partagées de pouvoir qu’elles supposent sont concurrencées par un autre mode de distribution sociale issu de l’atelier.

40Si le cas de cette usine récupérée en Argentine permet d’explorer les contributions populaires à l’invention, en actes, de modèles d’organisation démocratiques, l’étude réalisée par Aline Conchon revient sur l’un des aménagements institutionnels imposés par la puissance publique pour faire participer les salariés à la gestion des entreprises. Adoptée dans le sillage des Lois Auroux, la « loi de démocratisation du secteur public » de juillet 1983 a généralisé au sein des entreprises publiques la présence – jusqu’à un tiers des sièges – de représentants des salariés au sein des conseils d’administration ou de surveillance. Or il est d’autant plus intéressant de disposer d’un bilan critique sur ce dispositif institué de participation que son extension aux entreprises privées de plus de 5000 salariés a fait l’objet d’un engagement de campagne par le candidat Hollande et vient d’être repris dans l’accord national interprofessionnel signé le 11 janvier 2013 [6]. À partir d’enquêtes qualitatives et quantitatives menées auprès d’échantillons représentatifs de ces quelque 550 administrateurs salariés qui disposent donc d’un droit de vote sur les « grands orientations stratégiques, économiques, financières ou technologiques de l’entreprise », Aline Conchon entend questionner la distinction entre « pouvoir » et « influence ». Elle montre combien les conseils d’administration ou de surveillance ne constituent pas des espaces de pouvoir, ce qui contribue à ce qu’ils ne soient pas non plus de véritables lieux de délibération. De fait, toute réflexion sur ce que recouvre la participation indirecte des salariés, via leurs représentants, à de telles instances passe au préalable par une analyse de la structure du pouvoir dans les entreprises et donc de la structure de l’actionnariat. D’une façon complètement différente de celle privilégiée par Isabelle Ferreras (2012), car fondée sur une démarche empirique et non normative, Aline Conchon rejoint les conclusions de celle-ci, en insistant sur le fait que la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration n’est pas en soi un gage de démocratisation des entreprises si leur gouvernement demeure inchangé.

41L’ensemble de ces contributions permet de revenir sur le constat établi en son temps par Carole Pateman (1970, p. 73) : dans la sphère économique, les termes de « participation » et de « démocratie » sont loin d’être interchangeables. Des formes partielles de participation peuvent être instaurées sans que la structure du pouvoir au sein des entreprises ne soit en rien modifiée et des formes plus intenses de participation posent la question des conditions d’émancipation effective des rapports de domination.

Notes

  • [1]
    Ce dossier résulte pour partie d’une section thématique organisée, avec Nathalie Dompnier, lors du 11e Congrès de l’Association française de science politique à Strasbourg en septembre 2011. Les idées présentées dans cette introduction ont également été nourries d’une réflexion menée en commun depuis plusieurs années avec Karel Yon, en particulier dans le cadre d’un séminaire de recherche du Master 2 « Syndicalisme et représentation professionnelle » (Université Lyon 2) et portant sur « la démocratie dans le monde du travail ». Nous en profitons pour remercier les différents relecteurs de cette introduction.
  • [2]
    La période de la Libération, en 1944-45, a cependant été marquée par de multiples expériences de gestion ouvrière des entreprises, la reprise en main de celles-ci par les travailleurs étant facilitée par la fuite d’une partie des employeurs accusée de collaboration avec l’Allemagne nazie (cf. Mencherini, 1994).
  • [3]
    Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
  • [4]
    Le droit de retrait a été créé par la loi du 23 décembre 1982. À noter que les CHSCT peuvent également exercer un droit d’alerte et que cet usage s’est également répandu au cours des années 2000. Sur le recours accru au droit de retrait dans un milieu professionnel spécifique, celui des enseignants, voir Llobet, 2011.
  • [5]
    Cette aspiration critique se retrouve dans le projet du coopérativisme, avec tous les débats qu’il a suscités au sein du mouvement ouvrier. Nous avons cependant délibérément laissé de côté dans ce dossier une perspective critique sur la participation dans les coopératives et plus largement au sein de l’économie sociale et solidaire, estimant qu’un dossier spécifique pourrait y être consacré. Pour une mise en perspective de ces enjeux : Chopart, Neyret, Rault (2010).
  • [6]
    L’ANI du 11 janvier 2013 a été signé par la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC. FO et la CGT s’y sont opposées.
Français

La notion de participation dans le monde du travail renvoie à une pluralité de sources intellectuelles et fait l’objet d’usages très différenciés par les acteurs. Il s’agit d’une notion polémique qui recouvre aussi bien l’enjeu, du côté patronal, de mobiliser au maximum la force de travail que l’exigence, du côté des salariés, de démocratiser l’entreprise, d’y étendre la citoyenneté. La reconnaissance de la spécificité du rapport salarial, de l’inégalité structurelle qui le caractérise, est passée par l’instauration progressive d’institutions représentatives des salariés. Cette construction institutionnelle a placé les syndicats au centre des logiques de représentation, ouvrant la voie à un processus de professionnalisation. D’autres formes de participation directe ont pu émerger, notamment dans le cadre de luttes, parfois en contradiction avec les syndicats, parfois de façon articulée avec l’action déployée dans les institutions représentatives du personnel. Cet article revient sur ces différents enjeux en insistant sur les ambiguïtés d’un raisonnement analogique entre démocratie politique et démocratie sociale, l’introduction d’instruments et de dispositifs empruntés à la première (le vote, le référendum, etc.) n’épuisant pas les contradictions de la seconde.

Mots-clés

  • syndicats
  • démocratie sociale
  • institutions représentatives du personnel
  • représentatitivé
  • contrôle ouvrier

Références

  • Andolfatto D., 1992, L’Univers des élections professionnelles. Travail et société au crible des urnes, Paris, Éditions Ouvrières.
  • En ligneAndolfatto D., Labbé D., 2007, Sociologie des syndicats, Paris, La Découverte.
  • Benquet M., 2011, Les damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges.
  • En ligneBéroud S., Le Crom J.-P., Yon K., 2012, « Représentativités syndicales, représentativités patronales. Règles juridiques et pratiques sociales. Introduction », Travail et Emploi, 131, p. 5-22.
  • En ligneBéroud S., 2009, « Syndicalisme » in O. Fillieule, L. Mathieu, C. Péchu, dir., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, p. 540-548.
  • Béroud S., Denis J.-M., Desage G., Giraud B., Pélisse J., 2008, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Broissieux, Le Croquant.
  • En ligneBéroud S., Lefevre J., 2007, « Vers une démocratie économique et sociale ? Banalisation et redéploiement du vocabulaire syndical », Mots, les langages du politique, 83, p. 37-52.
  • Boltanski L., Chiappello E., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
  • En ligneBourdieu P., 1984, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 52 (52-53), p. 49-55.
  • En ligneChauvin S., 2007, « Le worker center et ses spectres : les conditions d’une mobilisation collective des travailleurs précaires à Chicago », Sociologies pratiques, 15, p. 41-54.
  • Chauvin S., 2009, « Des mobilisations bridées. Vertus et limites du syndicalisme informel parmi les travailleurs journaliers aux États-Unis », in S. Béroud, P. Bouffartigue, dir., Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute.
  • Cristofalo P., 2011, Syndicalisme et expertise. La structuration d’un milieu de l’expertise au service des représentants du personnel de 1945 à nos jours, Thèse de doctorat en sociologue, Université Paris X.
  • Damamme D., Gobille B., Matonti F., Pudal B., dir., 2008, Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier.
  • En ligneDefaud N., 2009, La CFDT, 1968-1995 : de l’autogestion au syndicalisme de proposition, Paris, Presses de Sciences Po.
  • Denis J.-M., 1996, Les coordinations. La recherche désespérée d’une citoyenneté, Paris, Syllepse.
  • En ligneDidry C., Jobert A., 2010, L’entreprise en restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • Dunezat X., 2008, « La division sexuelle du travail militant dans les assemblées générales : le cas des mouvements de ‘Sans’ », Amnis, 8, http://amnis.revues.org/524 (accès le 1er février 2013).
  • En ligneEthuin N., Yon K., 2010, « Entre travail, citoyenneté et militantisme : un panorama des travaux sur les relations polyphoniques entre syndicalisme et formation », Savoirs, 24 (3), p. 9-57.
  • Durand J.-P., Le Floch M.-C., 2006, La question du consentement au travail. De la servitude volontaire à l’implication contrainte, Paris, L’Harmattan.
  • En ligneFerreras I., 2007, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Paris, Presses de Sciences Po.
  • En ligneFerreras I., 2012, Gouverner le capitalisme ?, Paris, Presses universitaires de France.
  • Friot B., 2012, L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute.
  • En ligneGeorgi F., 2004, « “Le monde change, changeons notre syndicalisme”. La crise vue par la CFDT (1973-1988) », Vingtième siècle, 84 (4), p. 93-105.
  • Gourgues G., Sainty J., 2011, « Le référendum d’entreprise peut-il changer de camp ? Le cas des usines Fiat de Pomigliano et de Turin », Communication lors du XIe congrès de l’AFSP, Strasbourg.
  • En ligneHatzfeld H., 2011, « De l’autogestion à la démocratie participative : des contributions pour renouveler la démocratie », in M.-H. Bacqué, Y. Sintomer, dir., La démocratie participative. Histoire et généalogie, Paris, La Découverte, p. 51-64.
  • En ligneHayat S., 2011, « Démocratie participative et impératif délibératif : enjeux d’une confrontation », in M.-H. Bacqué, Y. Sintomer, dir., La démocratie participative. Histoire et généalogie, Paris, La Découverte, p. 102-112.
  • Hénot F., 1996, « Pratiques référendaires et gouvernabilité de l’entreprise », in CURAPP, dir., La gouvernabilité, Paris, Presses universitaires de France, p. 129-150.
  • Hetzel A.-M., Lefèvre J., Mouriaux R., Tournier M., 1998, Le syndicalisme à mots découverts. Dictionnaire des fréquences (1971-1990), Paris, Syllepse.
  • En ligneHigelé J.-P., 2012, « Les formes de la délibération interprofessionnelle. Le sens du dialogue », Sociétés contemporaines, 86 (2), p. 85-111.
  • Lallement M., 2011, « Sur les moyens de faire descendre la démocratie dans l’entreprise », in O. Piriou, P. Lenel, dir., Les états de la démocratie. Comprendre la démocratie au-delà de son utopie, Paris, Hermann, p. 51-70.
  • En ligneLebaron F., 2001, « “Des votes invisibles ?” Ordre économique et pratiques de vote », Actes de la recherche en sciences sociales, 140, 2001, p. 68-72.
  • Leclerc O., Lyon-Caen A., dir., 2011, L’Essor du vote dans les relations professionnelles. Actualités françaises et expériences européennes, Paris, Dalloz.
  • Le Crom J.-P., 2003, L’Introuvable démocratie salariale. Le droit de la représentation du personnel dans l’entreprise (1890-2002), Paris, Syllepse.
  • Le Goff J., dir., 2008, Les lois Auroux, 25 ans après (1982-2007). Où en est la démocratie participative ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • En ligneLevi M., Olson D., Agnone J., Kelly D., 2009, « Union Democracy Reexamined », Politics & Society, 37, 2009, p. 203-228.
  • En ligneLinhart D., 2011, « De la domination et de son déni », Actuel Marx, 49 (1), p. 90-103.
  • En ligneLlobet A., 2011, « L’engagement des enseignants du secondaire à l’épreuve des générations, entre reproduction et recomposition des formes d’action », Politix, 96 (4), p. 59-80.
  • En ligneLojkine J., 1999, « L’intervention syndicale dans la gestion : le choc de deux cultures », Revue française de sociologie, XL (2), p. 295-324.
  • Martin D., 1994, Démocratie industrielle. La participation directe dans les entreprises, Paris, Presses universitaires de France.
  • Mencherini R., 1994, La Libération et les entreprises sous gestion ouvrière : Marseille – 1944/48, Paris, L’Harmattan.
  • Michels R., 1992, Critique du socialisme, contribution aux débats au début du XXe siècle, Paris, Éditions Kimé.
  • En ligneMischi J., 2012, « Gérer la distance à la “base”. Les permanents CGT d’un atelier SNCF », Sociétés contemporaines, 84 (4), p. 53-77.
  • En ligneNeveu C., 2011, « Démocratie participative et mouvements sociaux : entre domestication et ensauvagement ? », Participations, 1 (1), p. 186-209.
  • Neyret G., Chopart J.-N., Rault D., 2010, Les dynamiques de l’économie sociale et solidaire, Paris, La Découverte.
  • Pateman C., 1970, Participation and Democratic Theory, Cambridge, Cambridge University Press.
  • En lignePénissat E., 2005, « Les occupations de locaux dans les années 60 et 70 : processus sociohistoriques de “réinvention” d’un mode d’action », Genèses, 59, p. 71-93.
  • Pénissat E., 2013, dir., « Réprimer et domestiquer : stratégies patronales », Agone, 50.
  • Pinaud H., Le Tron M., Chouraqui A., dir., 1999, Syndicalisme et démocratie dans l’entreprise. Une coopération scientifique CFDT-CNRS (1984-1995), Paris, L’Harmattan.
  • Rosanvallon P., 1988, La question syndicale, Paris, Hachette.
  • Supiot A., 1998, « Autopsie du “citoyen dans l’entreprise” : le rapport Auroux sur les droits des travailleurs », in J.-P. Le Crom, dir., Deux siècles de droit du travail, l’histoire par les lois, Paris, Éditions de l’Atelier, p. 265-274.
  • Tournadre-Plancq J., Verrier B., 2008, La démocratie politique représentative comme modèle pour la démocratie sociale ?, Note de veille du Centre d’Analyse stratégique, 99.
  • Tracol M., 2009, Changer le travail pour changer la vie ? Genèse des lois Auroux, 1981-1982, Paris, L’Harmattan.
  • Vigna X., 2007, L’insubordination ouvrière dans les années 1968. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • En ligneVoss K., 2010 « Dilemmes démocratiques : démocratie syndicale et renouveau syndical », Revue de l’IRES, 65, p. 87-107.
  • En ligneWebb B., Webb S., 2008, « Syndicalisme et démocratie (traduction d’É. Béthoux, I. da Costa, C. Didry, M. Meixner et A. Mias) », Terrains & Travaux, 14 (1), p. 9-47.
Sophie Béroud
Sophie Béroud est Maître de conférences en science politique à l’Université Lumière Lyon 2, chercheure à Triangle (UMR 5206). Ses travaux portent sur les transformations contemporaines du syndicalisme, sur les conflits du travail et, plus récemment, sur les usages des nouvelles règles de la représentativité syndicale. Elle a notamment publié La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine (Le Croquant, 2008, avec Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ? (La Dispute, 2009, co-direction avec Paul Bouffartigue). Parmi ses publications les plus récentes : « Représentativités syndicales, représentativités patronales. Règles juridiques et pratiques sociales », Travail et Emploi, n? 131, 2012, p. 5-22 (avec Jean-Pierre Le Crom et Karel Yon) ; « Face à la crise, la mobilisation sociale et ses limites. Une analyse des contradictions syndicales », Modern & Contemporary France, 20, 2, 2012, p. 169-183 (avec Karel Yon) ; « À l’école de la dissidence ? Les usages de la formation syndicale par l’opposition interne au sein de la CFDT du début des années 1980 à 2003 », Le Mouvement social, 2011/2, n? 235, p. 137-150.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/06/2013
https://doi.org/10.3917/parti.005.0005
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...