CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À bien des égards, le référendum est un instrument défectueux (Cohen, Grunberg et Manin, 2016). Peu délibératif, biaisé à l’encontre des minorités, clivant, souvent instrumentalisé : les reproches à son égard ne manquent pas. Et, pourtant, on peut difficilement s’en passer. Dans des démocraties de masse, il n’existe en effet que deux instruments permettant la participation égalitaire de tous et toutes : l’élection et le référendum. Or, l’élection est également un instrument défectueux. Il n’existe aucun moyen de s’assurer que les électeurs votent sur la base de critères pertinents. En effet, les mêmes catégories sociales se reproduisent au pouvoir, les électeurs sont mal informés, on distingue difficilement l’autorisation à gouverner de la sanction des gouvernants précédents, etc.

2C’est en grande partie en raison de ces défauts multiples de l’élection et du vote référendaire que le tirage au sort connait aujourd’hui un net regain de popularité. Il possède en effet un potentiel délibératif indéniable du fait qu’il permet à un échantillon diversifié de citoyens d’échanger la pluralité de leurs perspectives sur des sujets de société et ce sans engagements électoraux préalables, sans discipline de parti, sans prétention à l’expertise et sans préoccupation d’être réélus. De telles expérimentations démocratiques demeurent néanmoins souvent déconnectées des véritables lieux de pouvoir. En outre, du fait que la participation y est limitée à quelques happy few, leurs recommandations manquent assurément de légitimité démocratique (Pourtois, 2013). Il en irait sans doute autrement avec une véritable chambre de représentants tirés au sort, intégrée de manière permanente dans le système législatif, mais même une telle révolution démocratique ne tarirait vraisemblablement pas la soif de participation du grand public. L’égale probabilité de participer au pouvoir qu’elle offrirait se distinguerait toujours de la possibilité réelle offerte à tous de se faire entendre que proposent le référendum et l’élection (Leydet, 2016). Le vote et l’élection demeurent donc, quoi qu’on leur reproche, des outils essentiels de participation démocratique de masse.

3Étant donné le bilan plus que mitigé de la démocratie électorale, il serait absurde de rejeter tout usage du référendum sous prétexte que l’instrument est défectueux. Ce qu’il faut voir, c’est s’il n’est pas possible d’améliorer l’outil référendaire par rapport aux objections traditionnelles qui lui sont adressées, en particulier sur le plan délibératif. C’est ce que permettrait peut-être le vote justifié.

Le vote justifié

4Le vote justifié consiste en un bulletin sur lequel sont proposées plusieurs justifications publiques possibles pour le choix qui est à effectuer, qu’il s’agisse du choix d’un candidat dans une élection ou d’une option dans un référendum (ou dans un vote parlementaire) (figure 1). À la suite du vote, les statistiques des justifications sélectionnées sont dévoilées au public en même temps que les résultats (tout en préservant l’anonymat des votants). L’idée est de stimuler les délibérations et le processus d’échange de justifications tout en évitant les risques de corruption et d’intimidation qui rendent le vote public indésirable. En effet, si l’on votait publiquement, on pourrait se justifier plus directement devant ceux qui nous demanderaient des comptes, mais il serait aussi plus aisé d’acheter des votes ou d’intimider certains citoyens.

Figure 1

Exemple de bulletin référendaire justifié

Figure 1

Exemple de bulletin référendaire justifié

5Le premier atout d’une telle pratique de vote justifié pourrait être son effet sur l’attitude des citoyens face à l’urne. La demande de justifier leur choix les inciterait en effet à exprimer leurs choix dans un langage public, commun à tous, et à considérer avec impartialité les conséquences et les justifications possibles de la décision à prendre. Par ailleurs, un tel mécanisme inciterait aussi à voter pour des raisons pertinentes par rapport à l’enjeu, ce que rien ne garantit en l’état actuel des choses. Il s’agirait d’un « aimable rappel de rôle » (Goodin, 2004, p. 111) — rappelez-vous comment vous êtes supposés vous comporter en tant que citoyens — qui pourrait encourager les gens à considérer une diversité d’arguments avant de voter et à davantage délibérer intérieurement avant de poser leur choix (ou au moins à réfléchir à la meilleure justification possible de leur choix).

6Au niveau collectif, une telle pratique devrait permettre, si pas de stimuler les débats publics, au moins de mieux articuler le moment délibératif et le moment du vote. Les justifications possibles feraient l’objet de discussions publiques avant le vote, en vue d’évaluer leur validité respective et de composer la liste définitive. Après le vote, la divulgation des justifications retenues ne manquerait pas de relancer le débat sur leur validité, recentrant l’attention sur ce qui apparaitrait alors comme étant au cœur des préoccupations des citoyens. Le vote ne serait donc plus cette sanction par le nombre venant interrompre brusquement le processus délibératif. Il constituerait désormais un moment de ce processus sans fin, marquant la nécessité de décisions temporaires.

7En rendant nécessaire et automatique l’accompagnement de la décision individuelle et collective par une ou des justifications, ce mécanisme pourrait contribuer à une véritable culture publique de la justification mutuelle. Le message envoyé aux citoyens est qu’on ne vote pas que pour sa pomme, qu’au contraire nos choix politiques engagent notre responsabilité et notre capacité à nous justifier.

8Les justifications accompagnant les résultats du vote pourraient également permettre un type de délibération d’ordre « reconstructif » (Ferry, 2009), c’est-à-dire la compréhension collective et l’évaluation critique rétrospective de la décision prise par la communauté politique. Cette possibilité d’un processus ininterrompu d’échange de raisons et de justifications est importante dans l’optique de réduire la tension entre les interactions délibératives lentes qui précèdent toute décision et l’interruption brutale du débat public provoquée par la décision majoritaire. En quelque sorte, le vote justifié rendrait la démocratie moins « majoritariste ».

9Pour illustrer cette dimension reconstructive, imaginons qu’une communauté politique convoque un référendum sur une décision importante divisant profondément le peuple. Une décision collective justifiée serait plus facilement réévaluée quelques années plus tard si le débat est relancé ou en vue de le relancer. Les générations suivantes seraient en mesure de mieux comprendre la décision prise alors et de questionner, dans des circonstances potentiellement nouvelles, la validité des justifications avancées à l’époque. Ce faisant, on remédierait à un autre défaut du référendum qu’est la difficile réversibilité des décisions prises et qui s’accompagne du risque de ne pas pouvoir corriger les erreurs passées.

10Dans le cas de référendums, on pourrait en outre imaginer que les justifications le plus souvent sélectionnées influencent le gouvernement dans la mise en œuvre de la politique concernée (si elle est acceptée) ou dans le remodelage de la proposition (si elle est rejetée). Imaginons qu’une communauté politique accepte l’instauration d’un « revenu de base » inconditionnel, mais tout en montrant une importante préoccupation par rapport à de potentiels effets négatifs sur la condition des femmes (un « subside de la femme au foyer », par exemple). Le gouvernement pourrait en prendre acte et chercher à y remédier par des politiques de promotion d’un partage équitable des rôles au sein des foyers, de manière à prendre au sérieux les préoccupations émises par le camp des « perdants ».

11Par ailleurs, si un gouvernement s’avère favorable à une politique qu’il voit cependant rejetée par la majorité des citoyens, il pourrait faire bon usage des informations sur les justifications du rejet au moment de remodeler, plus tard, le projet pour le soumettre à nouveau à référendum. Si, par exemple, l’idée d’un revenu de base est rejetée principalement parce que les gens sont inquiets de son financement (et pas spécialement en raison d’objections éthiques), le gouvernement pourrait se tourner vers une proposition plus modeste, telle qu’une pension de base visant à combattre la précarité chez les personnes âgées ou un revenu d’insertion pour les jeunes. Toutes ces possibilités inciteraient d’ailleurs les citoyens à prendre l’exercice de justification au sérieux et à sélectionner celle qui leur paraitrait véritablement la plus importante.

Quelques usages possibles

12La méthode du vote justifié peut être utilisée dans une grande variété de contextes : référendums, élections, votes parlementaires, décisions internes à une entreprise ou à une association.

13L’usage le plus prometteur me paraît être celui du référendaire, voire dans une consultation populaire. Par rapport aux multiples reproches adressés au référendum, le vote justifié offre des perspectives très intéressantes. Il permet notamment de réduire l’opacité du résultat ou du « message » transmis par les citoyens ce que l’on regrette fréquemment dans les référendums. Il permet aussi de réduire l’effet polarisant du vote référendaire en faisant prendre conscience aux citoyens de la diversité des points de vue raisonnables possibles. En outre, il oblige un moment plus délibératif dans la formulation de la question puisqu’elle doit être pensée dans l’articulation avec ses diverses justifications possibles.

14De ce point de vue délibératif, un usage du vote justifié me semble particulièrement prometteur : son articulation à un mini-public tiré au sort, à l’instar de l’expérience néolouvaniste décrite dans ce dossier. Ce serait le mini-public qui préparerait la liste des justifications proposées à l’ensemble de l’électorat au moment du vote.

15Dans le cas d’élections, assurément, l’utilisation du vote justifié serait plus complexe, étant donné la quantité des motifs pouvant guider le choix d’un candidat plutôt qu’un autre. Cependant, l’ajout de justifications pourrait avoir deux effets intéressants. Le premier, si les électeurs sont amenés à justifier leur choix en fonction des programmes présentés par les candidats, serait de déplacer l’attention des caractéristiques personnelles du candidat, qui semblent aujourd’hui peser énormément dans les considérations des électeurs, vers ses options politiques, enjeu suprême d’une élection et pourtant parfois obscurci par la personnalisation de la politique. Le second, s’il est demandé aux électeurs de s’exprimer sur ce qu’ils attendent du candidat, serait de transformer quelque peu le mandat conféré aux élus, de le charger d’une mission particulière en fonction des préoccupations prioritaires des électeurs. Les élus seraient alors, au terme de leur mandat, amenés à rendre des comptes sur ces points en particulier, ce qui contribuerait à accroitre la lisibilité globale des attentes des électeurs et la « reddition de comptes » aujourd’hui obscurcies par l’extrême réduction de complexité induite par le bulletin de vote traditionnel.

16Un dernier usage possible du vote justifié concerne les votes parlementaires. L’exigence de justification peut être ici considérée comme plus importante encore, s’agissant de votes effectués dans le cadre d’un mandat électoral et au nom des représentés qui ont accordé leur confiance. De ce fait, les représentants votent généralement publiquement et doivent déjà, dans l’état actuel des choses, rendre compte fréquemment de leurs actes et décisions, principalement par le biais des « médias ». En outre, les délibérations parlementaires incluent des échanges d’arguments et de justifications qui s’adressent souvent davantage au grand public qu’aux autres membres de l’assemblée. Enfin, l’exposé des motifs qui accompagne les projets de loi en Belgique comme en France a pour fonction d’en expliquer les raisons et les visées. Dans le cadre parlementaire, une certaine culture de la justification est donc déjà à l’œuvre. Le vote justifié pourrait néanmoins y jouer un rôle intéressant comme instrument permettant d’accroitre la « redevabilité » des représentants et le caractère délibératif de leurs votes. En effet, la simple publicité des votes et des débats ne suffit pas à générer des justifications. Elle rend certes les représentants susceptibles d’avoir à rendre des comptes (en particulier en période électorale), mais cette redevabilité serait plus importante encore et plus individualisée si les citoyens avaient un accès aisé aux justifications sélectionnées par les représentants quand ils votent.

17Quel que soit l’usage qu’on lui préfère, le vote justifié constitue donc un outil aux multiples attraits, susceptible d’infuser une culture plus délibérative dans nos démocraties, sans pour autant sacrifier la visée de participation universelle et égalitaire à la prise de décision collective.

Cet article est un abrégé de « Des référendums plus délibératifs ? Les attraits du vote justifié », à paraitre en 2018 dans la revue Participations. Merci à John Pitseys pour ses conseils rédactionnels.
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Être partisan d’une démocratie plus participative est une chose. Identifier les bons moyens de faire participer le grand public en est une autre. Le tirage au sort ne permet pas la participation de tous. Le référendum souffre de nombreux défauts. Ne pourrait-on pas imaginer des formes de participation à la fois inclusives et délibératives ?

Références

  • Cohen E., Grunberg G. et Manin B. (2016), « Le référendum, un instrument défectueux », Telos, 13 juillet 2016, http://bit.ly/2yC7FhL.
  • Goodin R. (2004), « Democracy, Justice and Impartiality », dans Dowding K., Goodin R., Pateman C. (dir.), Justice and Democracy : Essays for Brian Barry, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Ferry J.-M. (2009), « L’éthique reconstructive comme éthique de la responsabilité politique », Raison publique, 10, http://bit.ly/2ycL0qU
  • Leydet D. (2016), « Which Conception of Political Equality do Deliberative Mini-Publics Promote ? », European Journal of Political Theory, à paraitre.
  • En lignePourtois H. (2013), « Mini-publics et démocratie délibérative », Politique et Sociétés, 32/1, p. 21-41.
Pierre-Étienne Vandamme
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/11/2020
https://doi.org/10.3917/rn.177.0048
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