CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ni « collège invisible » [2] ni think tank[3], le Groupe des Dix, constitué de scientifiques et de politiques qui se sont réunis régulièrement entre 1969 et 1976, peut être décrit comme un cercle de réflexion informel qui a joué un rôle non négligeable dans la vie intellectuelle française, même si son existence est peu connue (Chamak, 1997a). Les membres de ce groupe cherchaient à utiliser les nouvelles connaissances scientifiques et techniques pour mieux comprendre les comportements des hommes et des sociétés, et agir sur les décisions politiques. Ce projet s’est concrétisé à la suite d’un colloque organisé en 1968 par Objectif 72, un mouvement politique socialiste créé par l’économiste et homme politique Robert Buron [4]. Le succès des interventions du biologiste Henri Laborit et du sociologue Edgar Morin à ce colloque a incité Robert Buron et son ami Jacques Robin [5] à créer un groupe informel qui aurait pour but d’intensifier les relations entre science et politique afin de minimiser le « côté magique de la décision politique » [6]. Les quatre premiers membres du groupe, Robert Buron, Jacques Robin, Henri Laborit et Edgar Morin, se sont réunis à plusieurs reprises pour mettre en œuvre ce projet.

2Le constat d’une crise globale (crises de la société industrielle, de la jeunesse, de la science et de la connaissance objective…) et de l’inadaptation de la « politique classique » à résoudre cette crise était mis en avant pour tenter de connecter science et politique afin de « chercher, ensemble, des solutions qui ne fassent pas appel à des “attitudes magiques” dont rivalisent les idéologies, telles que le marxisme, le freudisme ou le structuralisme [7] ». La science réductionniste était remise en cause. Le rapprochement entre science et politique se proposait, grâce à une approche transdisciplinaire, d’élaborer un nouveau système d’interprétation qui fasse appel aux nouvelles connaissances scientifiques et techniques pour penser autrement la politique.

3Ces échanges n’étaient pas sans risques. Si certains étaient sceptiques quant au transfert de concepts de la biologie à la politique, d’autres faisaient souvent preuve de naïveté, prenant certaines hypothèses pour des données certaines ou abusant d’extrapolations, de métaphores ou d’analogies, passant d’un niveau d’organisation à l’autre sans se rendre compte qu’ils tombaient dans les travers qu’ils critiquaient.

4L’influence de ce groupe peut s’évaluer à travers, d’une part, l’impact des différents ouvrages rédigés par chacun de ses membres et, d’autre part, le rôle joué par Jacques Attali, conseiller du président François Mitterrand et ancien membre assidu du Groupe des Dix. Jacques Attali fut à l’origine de la création du Cesta (Centre d’études des systèmes et des technologies avancées). L’objectif affiché du Cesta était d’abolir les barrières disciplinaires et d’accroître les échanges entre industriels, scientifiques, organismes de recherche, collectivités et entreprises [8]. Il a été, en particulier, le premier opérateur dans la mise en place d’un projet de coopération technologique européenne, Eurêka (European Research Coordinating Agency), qui a fêté ses trente ans en 2015. Dans le cadre de la promotion des nouvelles technologies, le Cesta participa également au développement des sciences cognitives en France, en organisant, en 1985, le premier colloque rapprochant informatique, psychologie et neurobiologie.

5Cet article vise à retracer l’historique du Groupe des Dix, ses débats internes, son évolution et son influence. Les dix premiers membres ont été rejoints, à partir de 1971, par quelques invités qui sont devenus membres à leur tour. Deux orientations peuvent être décrites : à la fois une fascination pour les sciences et les nouvelles technologies, mais aussi une amorce de remise en question de la notion de progrès (Encadré 1).

Encadré 1. Contexte de la réalisation du livre sur le Groupe des Dix

C’est dans le cadre de ma thèse d’épistémologie et d’histoire des sciences sur l’émergence des sciences cognitives au début des années 1990 que j’ai réalisé un entretien avec Henri Atlan. Il a évoqué l’existence du Groupe des Dix et celle du Cesta, qui avait organisé le premier colloque en sciences cognitives en France. La création du Cesta étant liée à l’influence de certains membres du Groupes des Dix, il m’a conseillé de contacter Jacques Robin qui, à l’époque, cherchait une personne disposée à reconstituer l’histoire du groupe. Jacques Robin a mis à ma disposition les archives en sa possession, m’a accordé plusieurs entretiens et a facilité la réalisation d’entretiens avec les anciens membres du groupe. C’est ainsi que j’ai été amenée à écrire ce livre qui décrit les liens qui se sont tissés entre certains scientifiques et politiques dans les années 1970, ainsi que leurs initiatives et leur influence dans les années 1980 (Chamak, 1997a). Ce travail, qui incluait la consultation des archives du ministère de la Recherche concernant le Cesta, a donné lieu également à un chapitre de ma thèse (1997b) et à un article (Chamak, 1999).

L’historique du groupe et les débats internes

6Entre 1969 et 1976, des scientifiques de différentes disciplines (médecine, biologie, anthropologie, sociologie, économie, informatique…) et des hommes politiques d’orientation socialiste échangèrent leurs connaissances, leurs idées, leurs interrogations et leurs analyses au cours de rencontres mensuelles informelles. Robert Buron et Jacques Robin, à l’origine de la création de ce groupe, croyaient dans la capacité de la science et de la technologie à libérer l’être humain. Ils cherchaient à élaborer un projet de société autour d’idées socialistes et humanistes fondé sur la solidarité, la compréhension et la coopération (et non la compétition) avec pour objectif l’épanouissement des êtres humains.

7Robert Buron et Jacques Robin s’étaient rencontrés au Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe. Jacques Robin, au parti socialiste depuis 1944, en avait démissionné en 1965 et avait rejoint Objectif 72 en 1966. L’homme politique et le médecin, directeur général d’un grand laboratoire pharmaceutique, se demandaient comment utiliser les nouvelles connaissances scientifiques et techniques pour mieux comprendre la société et agir sur les décisions politiques. « En réalité, au Groupe des Dix, nous voulions inventer une nouvelle méthodologie. Nous étions avides de contacts, avides de connaître, de faire les choses autrement, donc, sans le savoir, nous pensions à ce qu’on nommera plus tard la transdisciplinarité [9]. »

8La deuxième convention nationale d’Objectif 72 à Pantin en décembre 1968 joua un rôle important dans la création du groupe. Elle avait pour thème « Sciences de la vie, science de l’homme et politique » et était consacrée à un dialogue entre scientifiques et militants politiques. Henri Laborit y avait traité des différents niveaux d’organisation du vivant et de la société en évoquant les déterminismes sociaux. Critiquant le rôle de la sociologie, Edgar Morin a insisté sur le besoin d’une « science générale de l’homme ou anthropologie ». Entre décembre 1968 et février 1969, les échanges se sont multipliés entre Robert Buron, Jacques Robin, Edgar Morin et Henri Laborit. Ils réfléchissaient aux orientations du futur groupe qu’ils envisageaient de créer comme une structure informelle mettant en relation scientifiques et politiques. La première réunion eut lieu le 12 février 1969, rue de Prony, dans l’appartement d’Annie et Jacques Robin, autour d’un dîner convivial (Chamak, 1997a, 1997b). Outre les échanges fructueux favorisés par les discussions, l’ambiance chaleureuse et agréable qu’Annie et Jacques Robin savaient créer rendait ces réunions très attrayantes.

9Les dix premiers membres du groupe étaient Robert Buron, Jacques Robin, Edgar Morin, Henri Laborit, Gérard Rosenthal (avocat), Jack Baillet (médecin, conseiller des laboratoires Midy), Jacques Sauvan (médecin [10], président de la Société française de cybernétique), Jean-François Boissel (informaticien, qui dirigeait un grand cabinet de brevets en lien avec les laboratoires Midy), Bernard Weber (biologiste, assistant de Laborit) et Alain Laurent (sociologue, professeur de philosophie, proche d’Edgar Morin). L’économiste René Passet, David Rousset [11] et Jacques Piette [12] vont rapidement se joindre aux dix premiers membres. Les laboratoires Midy rapprochèrent Jacques Robin, Jack Baillet, Jean-François Boissel et Jacques Sauvan, mais l’un des points communs est l’appartenance au Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe, dont firent partie Robert Buron, Jacques Robin, Gérard Rosenthal, Jean-François Boissel et René Passet. Robert Buron a joué un rôle pivot et la proposition de Jacques Robin d’organiser chez lui ces rencontres a participé au succès du rapprochement entre scientifiques et politiques. Ces réunions étaient présentées ainsi dans la quatrième de couverture des Cahiers des 10 publiés en 1972 :

10

« Depuis 1968, un groupe de chercheurs et spécialistes de diverses disciplines (biologie, psychanalyse, économie, sociologie, cybernétique, etc.), brisant les cloisons traditionnelles du savoir scientifique et s’inspirant de la méthode expérimentale qui en fait l’objectivité et la fécondité, s’emploie à mettre en évidence le pouvoir révolutionnaire de la science dans la connaissance des structures sociales et des modèles culturels, et explore les conséquences le plus souvent insoupçonnées ou refusées qui devraient en résulter pour la politique. »

11Le premier des Cahiers des 10, qui avait pour thème la dépropriation, exposait en avant-propos les objectifs poursuivis : « Ceux qui se sont réunis à la fin de l’année 1968 pour fonder le “Groupe des 10 – Science et Politique” avaient été frappés par la discordance entre le bruit et la fureur des discussions et des actions politiques et la contrainte efficace et silencieuse de la méthodologie scientifique. » Dans ce cahier, il est indiqué que l’objectif n’est ni de proposer une politique de la science ni de préconiser une « science » de la politique, mais, comme le précisera plus tard Jacques Robin, « de déterminer ce que signifierait pour la politique la prise en compte des nouvelles données des sciences du vivant, de la bio-anthropologie, de la connaissance des comportements, de la cybernétique, de la théorie de l’information et de la théorie des systèmes [13] ».

12Durant la première année, c’est la cybernétique, la théorie des ensembles, la théorie de l’information, les différents niveaux d’organisation et les autorégulations qui séduisent ceux qui sont à l’origine de la création de ce groupe [14]. D’autres sujets ont été abordés comme la sélection sociale, l’eugénisme, le racisme, l’écologie, l’agressivité, la torture, la douleur, le fonctionnement du cerveau, le comportement masculin/féminin, la liberté, les modes de décision des responsables politiques et la crise de la classe politique de l’époque.

13Pour Henri Laborit, qui se percevait comme un citoyen dont les connaissances scientifiques le mettaient en position de conseiller les politiques pour les aider à mieux gérer les problèmes sociaux, il était inconcevable qu’un dirigeant fasse l’impasse sur le fonctionnement du cerveau. Jacques Robin partageait ce point de vue. Leur projet avait une nette composante scientiste. Aspirant à une gestion idéale du social, Jacques Robin estimait que les scientifiques étaient les mieux placés pour trouver des solutions. Sans adhérer à cette vision, Edgar Morin croyait, dans les années 1970, que les sciences de la vie pouvaient permettre un réel épanouissement des êtres humains dans la société. Les conceptions étaient diverses, mais la confiance accordée à la science était le socle autour duquel ce projet se concrétisait. Très rapidement, les représentants des sciences de la vie exercèrent un ascendant tout particulier. Si la cybernétique, la théorie de l’information, la théorie du chaos et le principe « d’ordre à partir du bruit » étaient très appréciés, c’était d’un autre point de vue que celui des physiciens et des mathématiciens. Quand Henri Atlan présenta la théorie de l’information en 1972, c’était de façon critique, analysant les excès de l’utilisation en biologie de cette théorie de mesure quantitative de l’information [15].

14La première période du groupe se caractérise par la volonté d’élaborer un projet politique et une théorie de l’organisation de la société fondée sur une meilleure utilisation des connaissances scientifiques en vue de construire une société plus égalitaire. Les positions étaient toutefois différentes. C’était l’aspect scientifique des discussions qui intéressait Jacques Sauvan et non le projet politique. David Rousset était également sceptique quant à la pertinence de l’application des concepts scientifiques à la politique [16]. Par contre, Robert Buron, Jacques Robin, Henri Laborit, Jean-François Boissel et Gérard Rosenthal envisageaient la science comme un moyen de trouver des solutions aux problèmes sociaux, économiques et politiques. Henri Laborit pratiquait souvent l’analogie pour rapprocher différents niveaux : biologique, social et politique. Il cherchait des mécanismes de base communs et comparait l’organisation biologique aux structures sociales. Adepte d’une vision globale, Jacques Robin était séduit par la cybernétique qui proposait de définir des mécanismes fondamentaux communs aux hommes et aux machines.

15Le recours à la cybernétique pour expliquer le fonctionnement d’organisations différentes permettait d’utiliser un même vocabulaire (systèmes autorégulés, rétroaction, équilibre, information, commande). La cybernétique offrait une nouvelle forme de pensée utilisant des outils logiques et formels pour analyser le monde. Il s’agissait, à partir de données, couplées à des pratiques de modélisation mathématique, de penser l’ensemble. Les cybernéticiens cherchaient à traiter les questions globales et complexes afin d’optimiser l’action, penser scientifiquement ce qui ne l’était pas encore grâce à la construction de modèles (Encadré 2).

Encadré 2. Les conférences Macy et le Groupe des Dix

Joël de Rosnay aime à comparer les réunions du Groupe des Dix aux conférences Macy (Conferences for circular causal and feedback mechanisms in biological and social systems). Au nombre de dix, ces conférences ont débuté en mars et octobre 1946, et c’est au cours de la troisième que Norbert Wiener proposa le terme « cybernétique » (Wiener, 1961). Ces rencontres qui réunissaient mathématiciens, logiciens, ingénieurs, neurophysiologistes, psychologues, sociologues, anthropologues (entre autres, John von Neumann, Norbert Wiener, Walter Pitts, Julian Bigelow, Arturo Rosenblueth, Warren Mc Culloch, Gregory Batheson, Margaret Mead) visaient à construire une nouvelle science de l’esprit et cherchaient à élaborer une théorie valable à la fois pour l’homme et la machine (Heims, 1991 ; Chamak, 1997b, 1999). Mais y a-t-il de réels points communs entre des rencontres d’après-guerre réunissant des scientifiques aux États-Unis et celles qui se sont déroulées en France dans les années 1970 entre politiques et scientifiques ? L’origine des conférences Macy est liée à l’idée de créer une nouvelle science rassemblant différentes disciplines pour étudier les phénomènes de l’esprit et du comportement au moyen de concepts empruntés aux sciences mathématiques et physiques. Les conférences Macy ont eu lieu entre 1946 et 1953, mais leur histoire remonte avant la Seconde Guerre mondiale, lors des rencontres à Boston entre chercheurs de disciplines différentes. Les échanges entre le neurophysiologiste Arturo Rosenblueth et le mathématicien Norbert Wiener se structuraient autour de la comparaison entre les dérèglements des feedbacks dans les machines et les troubles du système nerveux. Ce thème servit de base à une rencontre organisée à New York en 1942 et financée par la Fondation Macy, qui fournit par la suite les fonds permettant l’organisation des conférences du même nom. Avant les premières conférences Macy, des mathématiciens, des logiciens, des neurophysiologistes (Norbert Wiener, Howard Aiken, John von Neumann, Walter Pitts, Warren McCulloch, Rafael Lorente de No) se réunirent entre 1944 et 1945 pour rapprocher neurologie et ingénierie et discuter des points communs entre machines et cerveau. La notion de feedback et la possibilité de décrire mathématiquement la causalité circulaire intéressaient tout particulièrement ces chercheurs.
L’origine des conférences Macy, les échanges entre scientifiques et leurs objectifs étaient donc bien différents de ceux des membres du Groupe des Dix. Le rapprochement entre science et politique n’était pas formulé. Ces conférences ont donné lieu à des publications scientifiques et à un développement de machines qui seront appelées plus tard ordinateurs. Des points communs sont toutefois repérables : l’intérêt pour le fonctionnement du cerveau et pour le comportement des hommes et des machines, l’utilisation des analogies, le besoin de chercher des mécanismes communs aux différents niveaux d’organisation et la volonté de rassembler des chercheurs de disciplines diverses.

Nouveaux membres et évolution des débats

16Après plusieurs discussions sur les relations entre science et politique, les membres du Groupe des Dix organisèrent un séminaire à Chantilly les 14 et 15 février 1970 qui fit la part belle aux sciences de la vie. La rédaction d’un « manifeste pour une pensée politique de fondement scientifique » est envisagée dans le cadre d’une « action qui s’efforce de construire la civilisation de la connaissance ». Jacques Robin et Alain Laurent rédigent un texte où la science idéalisée sert de modèle. Pour eux, la connaissance objective est ce qui ressort de la confrontation systématique de la logique et de l’expérience, du modèle et de l’expérience, et le domaine scientifique, domaine des « lois et des relations », recouvre « ce qui peut être connu d’une manière répétitive, expérimentale, programmable ». Observations, hypothèses, expériences sont décrites comme les trois phases successives de la démarche scientifique. Ils envisagent d’utiliser la méthode de l’expérimentation sur le terrain du social et du politique. Ce texte ne reçoit pas l’assentiment de tous les membres, compte tenu des désaccords, notamment concernant la prédominance de la biologie : « La biologie, science du vivant, est devenue essentielle à toute représentation du monde depuis qu’elle s’appuie sur des données expérimentales précises […]. Pendant les prochaines décades, la biologie “dominera” les autres sciences. » En septembre 1970, Jacques Robin définit les deux orientations qui, selon lui, doivent être prises par le Groupe des Dix [17] : 1) définir quels éléments des savoirs biologiques, économiques, psychosociologiques doivent être connus des hommes politiques ; 2) déterminer quelles réponses les savoirs scientifiques peuvent fournir à certaines interrogations posées par le Politique. Le projet de « manifeste » est abandonné au profit de rencontres-débats sur des thèmes précis. À cette fin, des personnalités extérieures sont invitées aux réunions du groupe afin de permettre une discussion autour de leurs ouvrages récents. Jacques Monod fut le premier invité, le 2 décembre 1970. Il présenta son livre Le hasard et la nécessité. Jacques Robin se rappelle qu’« il décrivait les êtres vivants comme des machines chimiques dotées d’un système cybernétique se construisant elles-mêmes. Il adhérait également à la conception selon laquelle le système nerveux central était comparable à une calculatrice électronique qui exécute des programmes inscrits en elle [18] ». Jacques Robin précise que, dans le groupe, il y avait des oppositions fortes à la pensée de Monod. Jacques Sauvan, notamment, n’était pas d’accord avec les notions de programme et d’absence de liberté qu’il développait [19]. Malgré les discussions très vives et les interrogations sur les rapports entre idéologie et connaissance, l’ambiance était au respect pour sa pensée et Monod avait été séduit par cette soirée qui a duré jusqu’à 1 h 30 du matin. Vers minuit, Jacques Robin lui avait demandé s’il n’était pas fatigué et Jacques Monod de lui répliquer : « Le débat d’idées ne me fatigue jamais [20]. »

17En 1971, c’est Joël de Rosnay qui a été invité à présenter un exposé intitulé Vers une société en temps réel, expliquant comment la révolution de la communication et de l’ordinateur allait changer notre façon de travailler, de réfléchir, d’accéder à l’information. Intéressé par les discussions, il a demandé à faire partie du groupe et en a ensuite été un membre assidu.

18François Jacob, qui venait de publier La logique du vivant, a présenté son livre en 1972. La discussion a porté notamment sur la notion de bricolage de l’évolution. Il était cependant très réservé quant au projet général du Groupe des Dix concernant le rapprochement entre science et politique. Durant l’année 1972, de nouveaux membres sont venus rejoindre le groupe : Henri Atlan, André Leroi-Gourhan, Michel Serres, Jacques Attali. Henri Atlan se rappelle de façon très positive des réunions du Groupe des Dix, précisant qu’il y avait « un mélange de rigueur – les idées qui étaient présentées étaient toujours très précises, très documentées – et d’intense liberté. Cette liberté d’appréciation et de critique, ni les scientifiques ni les politiques ne se le permettaient ailleurs [21] ». C’est également en 1972 que le Groupe des Dix organisa un colloque à Hénin-Beaumont le 22 avril intitulé L’homme et la société de l’an 2000 et qu’il publia les Cahiers des 10 (Encadré 3). Des différences nettes sont observées entre les conceptions de Jacques Robin et Henri Laborit qui n’hésitent pas à proposer des moyens de contrôle « scientifiques » des déviances pour le bien de tous, et celles de Robert Buron qui considère la politique comme une profession exigeante, nécessitant les conseils de nombreux experts, mais qui refuse « une attitude purement scientifique en matière politique ».

Encadré 3. Les Cahiers des 10

Le premier numéro des Cahiers des 10, « Vers la dépropriation ? », paru en mars 1972, définissait la notion de propriété comme étant articulée autour de deux axes essentiels : l’appétit de domination et le désir de jouir. Les thèses développées par Marx sur la substitution de l’appropriation collective à l’appropriation privée étaient jugées inadéquates. L’hypothèse de travail que les membres développaient se centrait sur la dépropriation, idée qui s’apparente aux solutions retenues pour le contrôle des océans. Le deuxième numéro des Cahiers des 10 intitulé « Violences, conduites agressives et politique », est paru en septembre 1972. Séduit par les attitudes de non-violence (Gandhi, Martin Luther King, Dom Helder Camara), Robert Buron insistait sur la vocation du politique à « faire accepter l’état de conflit et les tensions internes par la société qui les ressent et de la convaincre du danger qu’il y aurait à les trancher par le recours à l’autorité ou à les éviter par la ruse et les compromis ».

19En novembre 1972, une réunion eut lieu à Paris avec les membres du Club de Rome [22], qui venait de publier un rapport sur les limites de la croissance (Meadows et al., 1972). Ce rapport soulignait une situation planétaire préoccupante (croissance excessive, démographie galopante, pollution industrielle). Jacques Robin se montrait critique, estimant que le modèle utilisé comportait des variables choisies, peu nombreuses et relativement arbitraires. Il jugeait ce rapport « trop technocrate, favorisant la confusion entre extrapolation et prospective [23] ». Lors de cette réunion, Jacques Robin présenta un projet de société qui visait à remplacer l’individualisme par l’esprit de communauté, la compétition par la coopération [24]. Pourtant, pour maîtriser l’orientation de la croissance, il proposait d’« éliminer certaines productions artisanales par trop marginales », de faire appel à « plus d’organisation, plus de communication, plus de plans » et d’utiliser des techniques comme « la rationalisation des choix budgétaires ». Planification, maîtrise, contrôle et organisation étaient les maîtres mots. Jacques Robin proposait des approches technocratiques qu’il critiquait pourtant quand elles étaient proposées par d’autres.

20Les éléments contradictoires relevés dans l’argumentaire de Jacques Robin se retrouvent dans les échanges entre les membres du Groupe des Dix, révélateurs de courants duels, entre croyance dans la science et la technologie pour améliorer le sort des êtres humains et réticences vis-à-vis du scientisme. Les textes produits par Jacques Robin et Henri Laborit, qui n’hésitaient pas à conseiller l’utilisation de drogues pour contrôler le champ social, illustrent leur orientation scientiste. Robert Buron, pilier essentiel du groupe, apportait un éclairage différent, proposant des approches autres que scientifiques pour résoudre, notamment, les problèmes de violence.

Le tournant de 1973 : la mort de Robert Buron et la publication de livres personnels

21Après la mort de Robert Buron en avril 1973, Jacques Robin a demandé à Michel Rocard de devenir membre du groupe. Jacques Delors a également assisté à quelques réunions. La biologiste et journaliste scientifique Odette Thibault est l’une des rares femmes à avoir participé au groupe.

22Si Robert Buron avait réussi à modérer l’enthousiasme débordant de Jacques Robin qui ne détectait pas toujours les dangers du scientisme, après sa mort, une nouvelle dynamique s’est enclenchée avec Jacques Robin, Joël de Rosnay et Jacques Attali, les deux derniers utilisant souvent les réflexions du groupe à des fins personnelles (carrière, notoriété). Malaise et suspicion ont été exprimés notamment par Jacques Sauvan [25] et Henri Laborit. L’opportunisme entrait dans le groupe et la composante « promotion de la technologie » prenait davantage de place. Joël de Rosnay, très influencé par les conceptions d’Henri Laborit qu’il a vulgarisées dans ses ouvrages, était tout particulièrement intéressé par les nouvelles technologies et les applications de l’approche systémique.

23Les discussions du groupe ont nourri ses membres qui ont publié plusieurs livres entre 1973 et 1975 (Encadré 4). Entre 1974 et 1975, les réunions, considérées comme moins enrichissantes, ont souvent été réduites à des discussions autour des manuscrits des uns et des autres. Cependant, en 1975, le groupe invita François Meyer à présenter les arguments de son livre La surchauffe de la croissance, où il défend l’idée que l’humanité se dirige, avec l’introduction des nouvelles technologies, vers une escalade qui va entraîner une explosion (Meyer, 1974). Également en 1975, le mathématicien René Thom initia le groupe à la théorie des catastrophes et, en 1976, Jean-Pierre Dupuy leur fit part de ses rencontres avec Ivan Illich qui l’amenèrent à adopter une attitude critique vis-à-vis de la science et de la technologie.

Encadré 4. Les livres parus entre 1973 et 1975

Morin E., 1973. Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil.
Laborit H., 1974. La nouvelle grille, Paris, Laffont.
Morin E., Piattelli-Palmari M., 1974. L’unité de l’homme (tome 1 : Le primate et l’homme ; tome 2 : Le cerveau humain ; tome 3 : Pour une anthropologie fondamentale), Paris, Le Seuil (Ces ouvrages réunissent les contributions des participants au colloque sur l’Unité de l’homme qui a eu lieu en septembre 1972 à l’abbaye de Royaumont).
Attali J., 1975. La parole et l’outil, Paris, PUF.
Rosnay J. (de), 1975. Le macroscope, Paris, Le Seuil.
Robin J., 1975. De la croissance économique au développement humain, Paris, Le Seuil.
Rocard M., Gallus J., 1975. L’inflation au cœur, Paris, Gallimard.

24La prise de conscience qu’en science comme en politique existe ce côté « magique » inhérent à l’humain ne concerne que certains des membres comme Jacques Sauvan, Henri Atlan et Edgar Morin. D’autres conservaient une vision idéalisée de la science. Les réunions mensuelles s’espaçaient, en partie à cause de problèmes liés à la vie personnelle de Jacques Robin. En dépit de la dissolution en 1976 du Groupe des Dix, des liens continuèrent d’exister entre ses membres, dont certains participèrent à l’aventure du Cesta, organisme impliqué dans la construction de la coopération technologique européenne, en particulier d’Eurêka.

Le rôle du Cesta dans l’élaboration d’une politique de coopération technologique européenne

25Après l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République en 1981, Jacques Attali avait confié à Jacques Robin qu’il avait entre les mains le dossier de l’Institut Auguste Comte et qu’il souhaitait transformer cet institut élitiste en un centre plus ouvert où certains membres du Groupe des Dix pourraient participer à la réalisation d’un projet nouveau rapprochant scientifiques, industriels, politiques, collectivités et entreprises [26]. Jacques Attali a proposé ce projet à François Mitterrand et c’est lors du Conseil des ministres du 4 novembre 1981 que la décision de créer le Cesta fut prise. À la demande du Premier ministre Pierre Mauroy, Joël de Rosnay rédigea en décembre 1981 un rapport présentant les objectifs, les propositions d’organisation, de fonctionnement et de mise en œuvre du Cesta. Ce centre avait pour mission de constituer un observatoire du développement technologique, un lieu de veille, de prévision et de prospective, un support à la décision publique et privée, un carrefour d’animation et d’information sur les technologies de pointe et leurs conséquences économiques, sociales et politiques.

26Dans la suite du Groupe des Dix, Jacques Robin suggéra la création, au sein du Cesta, d’un groupe Science/Culture. Avec Henri Atlan et Jean-Pierre Dupuy, il rédigea un texte qui devint l’annexe 11 du rapport Cesta. Les missions fixées par ce groupe étaient des missions de recherche sur le thème de la complexité et de l’autonomie. Jacques Robin, qui était chargé par le Premier ministre de diriger la délégation intérimaire de mise en place du Cesta [27], proposa que ce centre prenne la forme juridique d’un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), afin de permettre à la fois de bénéficier d’un financement public, justifié par une mission de service public, et de développer une action dans le monde concurrentiel du marché des nouvelles technologies. L’association Cesta deviendra effectivement un Epic (décret du 22 février 1983) et c’est le sociologue Yves Stourdzé, ami de Jacques Attali, qui en assurera la direction générale en 1983.

27Le Cesta a été impliqué dans l’organisation du Sommet de Versailles et dans l’élaboration du projet de coopération technologique Eurêka (Stourdzé, 1985). Le rapport de François Mitterrand au Sommet de Versailles de 1982 proposait de travailler à un « nouvel ordre technologique mondial », perçu comme le moyen de sortir de la « crise » (Stourdzé, 1987).

28Le Cesta prit en charge l’animation et le suivi du groupe de travail « Technologie, Croissance, Emploi » créé lors du Sommet de Versailles pour réfléchir à l’élaboration d’un programme de croissance par la coopération technologique. Après s’être réuni sept fois, ce groupe, présidé par Jacques Attali et animé par François Gros, proposa 18 projets de coopération (de la robotique à la biotechnologie, de la physique des hautes énergies au photovoltaïque…) [28]. L’accent était mis sur le rôle de la science et des technologies dans l’amélioration de la croissance économique et de la situation de l’emploi. Les objectifs premiers du Groupe des Dix refaisaient surface, alors même que certains de ses membres avaient pris du recul par rapport à cet apport de la science et s’étaient orientés vers l’analyse socioculturelle des transformations occasionnées par les nouvelles technologies.

29L’histoire du Cesta est indissociable du contexte de concurrence technologique internationale. Les États-Unis détenaient le premier rang mondial en matière de recherche scientifique et technique et les Japonais avaient annoncé en 1981 leur projet de « 5e génération » d’ordinateurs, qui proposait de réaliser des ordinateurs « intelligents », capables de prendre des décisions. La bataille informatique faisait rage. Le Cesta joua alors le rôle de catalyseur favorisant la mise en œuvre d’une coopération technologique européenne de grande ampleur.

30En 1985, François Mitterrand, irrité par les pratiques américaines d’injonction à participer à l’initiative de défense stratégique (IDS) [29], chargea le Cesta de concevoir un projet de coopération européenne orienté vers la recherche civile (Chamak, 1997a, 1997b ; Chaput, 2014). Entre mars et juin 1985, Yves Stourdzé et son équipe rédigèrent le Livre blanc, La renaissance technologique de l’Europe, dans le cadre du lancement du programme Eurêka. Ces propositions françaises, axées sur cinq grands thèmes : l’informatique, la robotique, les télécommunications, les biotechnologies et les matériaux, furent présentées les 28 et 29 juin 1985 au Conseil européen de Milan, qui apporta son soutien au projet français Eurêka visant à créer une Europe de la technologie (Karsenty, 1987). Cet accord, acté aux Assises de la technologie européenne du 17 juillet à Paris, constitua l’acte de naissance d’Eurêka (Saunier, 2006). Après des mois de scepticisme, ce programme fut adopté avec le soutien de certains partenaires, dont l’Allemagne, par ailleurs en désaccord avec les conceptions de progrès et de croissance adoptées par la France. Auprès de François Mitterrand, Jacques Attali, Hubert Védrine et Pierre Morel élaboraient un système de pensée où le progrès technologique était considéré comme essentiel.

31Tout en jouant un rôle central dans l’inspiration et la mise en route de certains des projets politiques de coopération technologique internationale et européenne, le Cesta s’est trouvé déchargé de la mise en œuvre d’Eurêka. Le ministre de la recherche, Hubert Curien, a choisi d’en confier la responsabilité à Yves Sillard, ingénieur de l’armement, qu’il connaissait pour avoir travaillé avec lui sur le projet Ariane. Cette dépossession fut très mal vécue par Yves Stourdzé. À la fin de l’année 1985, des examens lui révélèrent un état de santé très préoccupant. Son décès en décembre 1986, à l’âge de 39 ans, laissa le Cesta orphelin. Le changement de majorité, avec Jacques Chirac comme Premier ministre, eut pour conséquence des restrictions budgétaires importantes pour le Cesta et un décret du 17 novembre 1987 ordonna sa dissolution.

Le rôle du Cesta et du Crea dans le développement des sciences cognitives en France

32C’est le Cesta qui organisa en 1985 le premier colloque en sciences cognitives en France, Cognitiva 85 : de l’intelligence artificielle aux biosciences. Dans le procès-verbal du conseil d’administration du Cesta du 11 septembre 1984, il est fait mention que : « Jacques Robin insiste sur l’extraordinaire croissance de l’intérêt pour les sciences cognitives aux États-Unis. Il pense que nous aurons des difficultés à suivre en France cette dynamique et qu’il faut regarder avec beaucoup d’intérêt les applications de l’intelligence artificielle et des systèmes experts [30]. »

33Sur le même site que le Cesta [31], le groupe Science/Culture, association régie par la loi 1901, comptait trois départements : 1) le LDR, laboratoire de dynamique des réseaux, orienté vers des recherches sur la formalisation et la simulation des systèmes complexes ; 2) le Crea, Centre de recherche en épistémologie et autonomie [32] et 3) le GRI, groupe de réflexions interdisciplinaires, qui se présentait comme un prolongement du Groupe des Dix (Encadré 5).

Encadré 5. Le groupe de réflexions interdisciplinaires (GRI)

Le GRI désirait servir de plaque tournante entre scientifiques, écrivains, économistes, sociologues et philosophes. En 1983, des réunions furent organisées autour de trois thèmes : l’impact des nouvelles technologies (avec Jacques Piette, Yves Stourdzé, François de Lavergne), la problématique de l’évolution biologique (avec Jean-Pierre Changeux, Albert Jacquard, André Bourguignon) et les concepts d’autonomie et de complexité (avec Cornélius Castoriadis, Isabelle Stengers, Henri Atlan, Thierry Gaudin, Robert Vallée et Jean-Pierre Dupuy). Entre 1985 et 1989, le GRI a publié une lettre mensuelle d’information : la Lettre Science/Culture, qui comptait entre 300 et 400 abonnés, se voulait être « un espace d’information critique sur les multiples interactions entre science et culture ». Jacques Robin était le directeur de la publication. René Passet et Joël de Rosnay faisaient partie du comité de lecture. Henri Atlan, Daniel Andler, André Bourguignon, Cornélius Castoriadis, Bernard d’Espagnat, Jean-Marie Domenach, Jean-Pierre Dupuy, François Gros, Jean-Marc Lévy-Leblond, Ilya Prigogine, Isabelle Stengers et bien d’autres y apportèrent leur contribution.

34Le LDR et le Crea jouèrent un rôle majeur dans l’épanouissement des sciences cognitives en France. Le LDR était un laboratoire orienté vers la modélisation mathématique de systèmes physico-chimiques et biologiques. Henri Atlan, Maurice Milgram (informaticien) et Gérard Weisbuch (physicien) s’intéressaient à la dynamique des réseaux et Françoise Fogelman a été la première chercheuse en informatique à étudier la modélisation des réseaux de neurones. Les méthodes mises au point au LDR seront utilisées par certains chercheurs du Crea. Le Crea, l’un des trois laboratoires en sciences sociales de l’École polytechnique, s’est focalisé sur le statut épistémologique des modèles de la complexité et de l’auto-organisation en biologie, mais aussi en sciences sociales et plus particulièrement en économie. Les questions sur l’auto-organisation avaient fait l’objet d’un colloque international organisé en 1981 à Cerisy-la-Salle (Dumouchel et Dupuy, 1983). C’est au cours de ce colloque que furent conçues les bases théoriques du Crea et du LDR. Ancien élève de polytechnique, Jean-Pierre Dupuy a fondé le Crea avec Jean-Marie Domenach qui voulait en faire le centre de recherches en épistémologie de l’École polytechnique. Pendant trois ans, Jean-Pierre Dupuy organisa une formation intensive en logique. Le logicien Daniel Andler intégra le Crea, ainsi que d’autres logiciens, mathématiciens et philosophes : Dan Sperber, François Récanati, Pierre Jacob, Pascal Engel, Joëlle Proust. Tous participèrent à l’essor des sciences cognitives et à l’introduction et au développement de la philosophie analytique [33] en France (Chamak, 1997b).

35Après la disparition du Cesta, le Crea est resté sur le site de la Montagne Sainte-Geneviève. Les membres du LDR se sont séparés, chacun s’impliquant dans d’autres responsabilités [34]. Sous l’impulsion de Jacques Robin, le GRI s’est transformé en Grit (Groupe de recherche inter et transdisciplinaire), structure associative régie par la loi 1901, qui continua à publier la Lettre Science/Culture jusqu’en 1990. Après la parution du livre de Jacques Robin, Changer d’ère (1989), elle fut remplacée par une lettre bimestrielle, Transversales Science/Culture[35].

Conclusion

36Dans le contexte de l’après 1968, les membres du Groupe des Dix ont tenté de réfléchir à ce qu’ils définissaient comme une situation de crise et certains d’entre eux se présentaient comme les architectes d’une société meilleure. L’idée d’utiliser les nouvelles connaissances scientifiques et techniques afin de mieux comprendre les comportements des êtres humains et des sociétés et d’agir sur les décisions politiques a émergé dans un contexte d’« âge d’or de la recherche » (Papon, 1979) [36]. L’importance de l’éducation, de la participation des citoyens à la construction d’une société plus juste, le refus d’une société tournée essentiellement vers la consommation et la confiance envers la science et les nouvelles technologies pour améliorer le sort des êtres humains constituaient le soubassement des réflexions de certains membres du groupe. Des débats internes ont jalonné l’histoire de ce groupe et, au fur et à mesure que de nouveaux membres intégraient le Groupe des Dix, les écarts se sont creusés. Cependant, les discussions ont inspiré chacun des membres et ont influencé les ouvrages publiés par nombre d’entre eux ().

37Les échanges des années 1970 ont influencé certaines décisions politiques des années 1980, en particulier la création du Cesta, lequel a favorisé le développement des nouvelles technologies et la mise en œuvre d’une coopération scientifique et technologique européenne. Si les rencontres du Groupe de Dix ont cessé en 1976, d’autres initiatives de quelques-uns de ses membres ont vu le jour : Le Macroscope, association destinée à diffuser une lettre d’information et de réflexion, créé en 1977 ; et la Lettre Science/Culture, remplacée par la lettre Transversales Science/Culture en 1990.

38Pour certains membres du Groupe des Dix, la science était perçue comme l’exemple de l’objectivité et de la rationalité, du moins au début. Par la suite, cette foi optimiste en la science et la technologie s’est muée en critique, mais, au sein du Cesta, c’est la vision pro-technologique qui l’a emporté. Dans un article paru en 1995, Jacques Robin met l’accent sur « l’un des faits les plus décisifs de notre époque : la main basse opérée par le capitalisme mondial de marché sur les technosciences » (Robin, 1995). Il a pourtant participé à la mise en place du Cesta qui avait pour mission de développer les technosciences et d’exploiter au mieux les technologies de l’information afin de permettre à la France et à l’Europe de concurrencer les États-Unis et le Japon. Mais il est vrai qu’après sa mise en place les orientations du Cesta ont totalement échappé à Jacques Robin. Ses objectifs, très liés aux contraintes de la concurrence internationale, s’écartaient de ceux du Groupe des Dix, dont les membres se sont trouvés marginalisés dans une structure hautement politisée, soumise aux rivalités et aux tensions inhérentes à la proximité du pouvoir.

Remerciements
Tous mes remerciements vont à Jacques Robin, qui m’a ouvert ses archives, a accepté de nombreux entretiens et m’a mise en contact avec les autres membres du groupe. Merci à René Passet, Michel Serres, Michel Rocard, Joël de Rosnay, Edgar Morin, Jacques Sauvan, Jean-François Boissel, Annie Robin, Jacques Baillet et Alain Laurent. Merci à Jean-Paul Karsenty et aux archivistes du ministère de la Recherche qui m’ont permis de consulter des documents en cours d’archivage.

Notes

  • [1]
    Voir dans ce numéro les autres contributions au dossier « Le Groupe des Dix, des précurseurs de l’interdisciplinarité ».
  • [2]
    Société de savants. Cf. Webster, 1974.
  • [3]
    Un think tank est généralement une structure de droit privé, indépendante de l’État, regroupant des experts produisant des études et des rapports dans le domaine des politiques publiques.
  • [4]
    Robert Buron participa à la fondation du Mouvement républicain populaire (MRP), fut ministre dans le cabinet de Charles de Gaulle, mais donna sa démission en mai 1962 pour protester contre sa politique anti-européenne. Il assura la présidence de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) de 1963 à 1967. Pour renouveler le mouvement socialiste, il fonda en 1965 Objectif 72, qui prendra le nom d’Objectif socialiste en 1970.
  • [5]
    Jacques Robin, médecin, membre d’Objectif 72, était alors directeur général du laboratoire pharmaceutique Midy, future entreprise Sanofi.
  • [6]
    Entretien avec Jacques Robin le 10 août 1995.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Rapport de Joël de Rosnay au Premier ministre (23 décembre 1981), Cesta : Propositions d’organisation, de fonctionnement et de mise en œuvre, Archives personnelles de Jacques Robin.
  • [9]
    Entretien avec Jacques Robin le 10 août 1995.
  • [10]
    Jacques Sauvan était médecin à la Snecma (Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation).
  • [11]
    Philosophe de formation et attiré par la politique, David Rousset est l’un des premiers à avoir dénoncé les abus du régime stalinien. Déporté à Buchenwald en 1943, il publia à son retour L’univers concentrationnaire (1946).
  • [12]
    Jacques Piette était un homme politique, ancien résistant. Il fut député socialiste de l’Yonne de 1956 à 1958, membre du comité directeur de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), puis du parti socialiste à partir de 1969. Il a été maire d’Hénin-Beaumont de 1969 à 1989.
  • [13]
    Entretien avec Jacques Robin le 10 août 1995.
  • [14]
    Entretien avec Jacques Robin le 24 août 1995.
  • [15]
    Entretien avec Henri Atlan le 10 avril 1995.
  • [16]
    Lors d’une réunion du groupe le 20 février 1974, il souleva la question des transferts conceptuels : « Comment les concepts élaborés au vif de la recherche scientifique peuvent-ils devenir opérationnels dans l’ordre politique ? Et le peuvent-ils ? »
  • [17]
    Texte retrouvé dans les archives de Jacques Robin.
  • [18]
    Entretien avec Jacques Robin le 28 septembre 1995.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Entretien avec Henri Atlan le 10 avril 1995.
  • [22]
    Groupe de réflexion qui réunissait des scientifiques, des économistes, des industriels et des fonctionnaires de différents pays.
  • [23]
    Entretien avec Jacques Robin le 5 octobre 1995.
  • [24]
    Document de travail préparé par Jacques Robin retrouvé dans ses archives.
  • [25]
    Dans une lettre datée du 24 août 1974, Jacques Sauvan, tout en reconnaissant l’excellent travail réalisé par le Groupe des Dix, envisageait de le quitter, considérant que certains membres du groupe adoptaient des positions qui choquaient ses convictions les plus profondes, notamment concernant les positions déterministes et les doctrines politiques.
  • [26]
    Entretien avec Jacques Robin le 6 mars 1996.
  • [27]
    Lettre de Pierre Mauroy du 18 janvier 1982, Archives nationales, RE 558, liasse 1.
  • [28]
    Technologie, Croissance, Emploi, La Documentation française, collection des rapports officiels, 1983.
  • [29]
    L’initiative de défense stratégique (IDS) était présentée comme un moyen de préserver l’espèce humaine de la guerre nucléaire grâce à l’élaboration d’un bouclier anti-missile. L’IDS avait été proposée par Ronald Reagan pour « contrecarrer la terrible menace que les missiles soviétiques font peser sur nous » (discours du 23 mars 1983). Le 26 mars 1985, le Département américain de la Défense avait sollicité par lettre tous les chefs d’État pour participer à cette initiative.
  • [30]
    Archives nationales, RE 297, liasse 2.
  • [31]
    Au ministère de la Recherche, rue Descartes à Paris.
  • [32]
    En 1987, le Crea sera rebaptisé « Centre de recherche en épistémologie appliquée ». Une convention avait été passée en 1982 entre le groupe Science/Culture et l’École polytechnique.
  • [33]
    La logique, la philosophie du langage et la philosophie des sciences furent les premiers et principaux domaines de la philosophie analytique. Ce mouvement philosophique s’est inspiré, au début du XXe siècle, de la logique de Gottlob Frege et de Bertrand Russell.
  • [34]
    Henri Atlan fut nommé professeur de biophysique à Jérusalem, Gérard Weisbuch est retourné à l’École normale supérieure et Françoise Fogelman est partie travailler dans l’industrie.
  • [35]
    Jacques Robin, Edgar Morin, René Passet et Joël de Rosnay faisaient partie du groupe d’orientation de cette publication.
  • [36]
    Entre 1958 et 1967, la recherche scientifique française, considérée par le Gouvernement comme l’un des facteurs de l’indépendance nationale, a vu ses effectifs passer de 140 000 en 1963 à 205 000 en 1968 (DGRST, 1972).
Français

L’objectif du Groupe des Dix, créé en 1969, était d’intensifier les relations entre science et politique. Des chercheurs et des hommes politiques ont participé, entre 1969 et 1976, à des rencontres qui avaient pour but d’aider les politiques à prendre des décisions de façon plus rationnelle. L’influence du Groupe des Dix peut s’évaluer à travers l’impact des différents ouvrages rédigés par chacun de ses membres, mais aussi par la création du Centre d’études des systèmes et des technologies avancées (Cesta) sur proposition de Jacques Attali, conseiller du président de la République de 1981 à 1991. Le Cesta est à l’origine de la mise en place d’un projet de coopération technologique européenne. Il participa également, dans le cadre de la promotion des nouvelles technologies, au développement des sciences cognitives en France, en organisant, en 1985, le premier colloque rapprochant informatique, psychologie et neurobiologie.

Mots-clés 

  • science
  • politique
  • technologies
  • Groupe des Dix
  • Cesta
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  • Chamak B., 1997 b. Étude de la construction d’un nouveau domaine : les sciences cognitives. Le cas français, Thèse de doctorat en épistémologie et histoire des sciences, Université Paris 7 .
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Brigitte Chamak
Sociologie, histoire des sciences, Cermes 3 (Inserm U988, CNRS UMR8211, EHESS, Université Paris-Descartes), Paris, France
brigitte.chamak@parisdescartes.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2019
https://doi.org/10.1051/nss/2019030
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