CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sciences Po Paris a accueilli les 15 et 16 janvier 2009 une conférence sur les enjeux de la consommation durable, dont l’ambition était d’explorer une notion qui connaît un succès croissant et à laquelle se réfèrent de nombreux groupes sociaux : décideurs publics, représentants des activités économiques, associations de consommateurs ou militants de la cause environnementale, le plus souvent pour en souhaiter le développement. La diffusion de la notion et, plus encore, son inscription en bonne place à l’agenda des politiques publiques appellent un travail de définition, doublé d’une réflexion sur les fondements de la consommation durable : quels domaines de la consommation concerne-t-elle ? Quels sont les leviers de son développement ? De quelle conception des rapports entre consommateurs et producteurs est-elle porteuse ?

2Pour ce faire, les organisateurs de la conférence, issus du Centre de sociologie des organisations (CSO, Sciences Po/CNRS), se sont attachés à situer la problématique de la consommation durable dans une double perspective : en tant que pratique individuelle, d’une part, en tant que problème public, d’autre part [1]. Il s’agissait donc de ne pas limiter l’analyse du phénomène aux théories économiques de l’analyse des déterminants de la consommation, pour en interroger les dimensions sociologiques et institutionnelles. La conférence a réuni une quinzaine d’intervenants issus d’horizons disciplinaires divers (sociologie, sciences politiques, psychosociologie, économie, management du développement durable…) pour instruire la question des enjeux de la consommation durable de différents points de vue : selon la théorie du consommateur en économie, sous l’angle sociologique et psychosociologique pour comprendre les déterminants de l’adhésion aux pratiques de consommation durable et, à partir de l’analyse des politiques publiques, pour comprendre le système de régulation, à la fois public et privé, qui structure l’offre de produits de consommation durable.

3La conférence s’est structurée en quatre temps principaux. Un premier ensemble de contributions s’est attaché à analyser les effets du développement de l’information des consommateurs (écolabels, campagnes de sensibilisation…) sur leurs pratiques. Une deuxième série d’interventions concernait les effets des choix des consommateurs sur les modes de création de valeur (effets de la territorialisation de la consommation, rapports entre consommateur et producteur). La première journée s’est achevée par une table ronde sur les perspectives de recherche autour de la consommation durable. Un troisième temps a été consacré aux formes alternatives de consommation (consommation engagée, consumérisme « politique », capacité des consommateurs à transformer le marché). Enfin, la dernière demi-journée, qui s’est achevée par une table ronde, a été dédiée aux différents instruments de l’action publique pour développer la consommation durable, leur signification, leur efficacité.

4Globalement, deux axes de réflexion structurent l’ensemble des contributions. Le premier est centré sur le consommateur et son rôle dans l’acte de consommation durable. En effet, sa promotion comme levier d’action central dans le dispositif des politiques publiques environnementales est intrinsèquement porteuse d’un renouvellement de l’analyse du comportement du consommateur. Ce dernier est alors considéré comme responsable et désireux de s’orienter vers les produits durables dès lors qu’il bénéficie de l’information nécessaire et que cela ne le pénalise pas exagérément sur le plan financier [2]. Ce postulat est largement discuté par les différents intervenants, autour de deux questions principales : la consommation durable est-elle porteuse d’une transformation du rapport de l’individu au marché [3] ? Quel est le rapport entre mobilisation individuelle et mobilisation collective dans ce domaine ? Le second axe de réflexion concerne la consommation durable en tant que levier d’action pour les politiques publiques environnementales : quels sont les différents instruments mis en place par la puissance publique pour orienter les comportements de consommation ? De quelle conception du consommateur sont-ils porteurs ?

Le rôle du consommateur

5Le développement de la consommation durable peut en premier lieu être analysé comme une transformation du rapport des individus au marché. Alors que les outils conceptuels de la théorie néoclassique présentent le consommateur comme un être rationnel, en recherche de la maximisation de son intérêt, les pratiques de consommation durable invitent à nuancer cette vision : la disposition à payer un produit plus cher s’il respecte un certain nombre de normes environnementales montre que des considérations morales et éthiques entrent également en ligne de compte. L’analyse du succès rencontré par les écolabels va dans ce sens : dès lors que le consommateur est informé sur les conséquences environnementales du choix de tel ou tel produit, il est en capacité d’exprimer ses préférences proenvironnementales. Ce faisant, il incite les producteurs à développer ce type de produits [4]. La figure du consommateur militant, ayant le pouvoir d’imposer ses préférences au marché, tient donc une place importante dans l’analyse du phénomène de la consommation durable. L’usage du marché comme « arène politique », qui renvoie au développement de formes de participation politique des citoyens via le marché, est ainsi mobilisé pour repenser les liens entre l’acte individuel de consommation et la dynamique collective autour d’un choix politique, tel que le refus de certaines conditions de production [5]. Qu’il s’agisse de contourner le marché à travers le boycott ou de rechercher des segments de marché où une consommation « engagée » est possible, le consumérisme « politique » suppose que les consommateurs exercent une forme de pouvoir à travers leurs choix individuels.

6Pour autant, cette thèse de mise en pouvoir du consommateur qui aurait la capacité de déterminer l’offre et serait le moteur de la consommation durable est discutée par les intervenants. Pour proposer une vision plus complexe et plus riche, la consommation durable ne doit pas être appréhendée comme étant uniquement liée aux choix individuels, mais comme dépendant d’une organisation sociale dont il faut mettre au jour les rouages [6]. La manière dont les consommateurs s’approprient ou non un produit ou un service est largement dépendante d’un contexte et de pratiques sociales qui nécessitent une analyse approfondie. Ainsi, les différences nationales de modes de consommation des aliments bio dans divers pays européens (lieux d’achats, types de produits, niveau de consommation…) [7], alors que les discours des citoyens se ressemblent d’un pays à l’autre, montrent l’importance des structures de production et de régulation dans les déterminants de la consommation individuelle. Le hiatus existant entre la sensibilité environnementale déclarée par chacun et sa façon effective de consommer, souligné dès l’allocution introductive de la conférence par la secrétaire d’État à l’Écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, fait apparaître que les convictions éthiques ne sont pas un déterminant suffisant pour orienter les pratiques de consommation. Les outils conceptuels de la théorie microéconomique néoclassique ont besoin d’être renouvelés au-delà de la seule prise en compte de la dimension éthique ou morale des choix. La compréhension des enjeux de la consommation durable requiert une analyse plus structurelle des conditions de consommation : quel est le rôle des effets d’offre ? Comment les politiques publiques influent-elles sur les comportements ?

Les instruments des politiques publiques

7Les instruments de politique publique destinés à favoriser le développement de la consommation durable constituent le second axe de réflexion des contributions [8]. Il s’agit alors de comprendre comment les systèmes de régulation peuvent orienter les comportements individuels, avec quelle efficacité et avec quelle légitimité. L’attention des intervenants se polarise essentiellement sur les instruments informatifs et incitatifs qui sont ceux qui connaissent actuellement les développements les plus importants. Les participants font apparaître que le recours à l’informatif (campagnes d’informations, écolabels…) n’est pas neutre idéologiquement : il est porteur d’une certaine conception du consommateur selon laquelle ce dernier, bien informé, fait les choix qui vont dans le sens de l’optimum collectif, dans la mesure où cela va également dans le sens de son intérêt individuel. Partant de ce postulat, les politiques publiques sont pleinement fondées à intervenir dans ce registre, car elles corrigent ainsi l’imperfection majeure du marché : l’asymétrie d’information entre producteurs et consommateurs [9].

8Dans cette perspective, le comportement individuel citoyen, en infléchissant l’offre et les structures de production, est considéré comme le moteur du changement en matière de consommation durable. Mais une telle analyse court le risque de passer à côté des déterminants structurels des modes de consommation et de développer une vision simpliste et trop optimiste de l’évolution des pratiques. Ainsi, si N. Kosciusko-Morizet souligne à juste titre, dans son allocution d’ouverture, le succès remporté par le bonus-malus automobile ou par l’étiquetage des appareils électroménagers en fonction de leur consommation d’énergie, pour montrer que la consommation durable constitue un véritable marché, ce succès ne peut être analysé comme étant uniquement imputable à la transformation des comportements sous l’effet d’une information claire. Dans les deux cas évoqués, les producteurs ont eux-mêmes transformé et adapté leur offre de produits et leurs argumentaires de vente. La dépendance des pratiques de consommation à un certain état de l’offre, ainsi que l’exploitation des messages « porteurs » par les producteurs et les distributeurs sont des dimensions essentielles à saisir pour comprendre les mécanismes en jeu dans le développement de la consommation durable. L’acte de consommation renvoie certes à l’individu, mais à un individu « collectif » en tant que porteur de normes sociales sur le confort, le juste niveau de vie, la solidarité, etc. Or, ces normes, qui favorisent l’essor d’une consommation « engagée », « éthique », « verte », sont largement coproduites par les consommateurs, les producteurs et les distributeurs. S’il en fut ainsi du développement de l’électroménager dans les années d’après-guerre, répondant à la pression de standards sociaux de confort fortement à la hausse, c’est avant tout le déploiement d’une industrie en mesure d’élargir l’offre disponible qui a été le moteur de ce progrès de la consommation. C’est pourquoi il faut plaider pour un agenda de la recherche orienté vers un renouvellement de la sociologie de la consommation, qui permette de mettre à jour les schémas sociaux et techniques qui orientent les pratiques individuelles [10].

Deux thèses contrastées

9La conférence a donc proposé une analyse résolument pluridisciplinaire de la question de la consommation durable, en tant que phénomène social qui engage à la fois les pratiques individuelles, les systèmes de représentation, les systèmes de production et les instruments publics de régulation. Des thèses contrastées ont été mises en présence et discutées, notamment sur le pouvoir des consommateurs face au marché et sur le rapport entre déterminants structurels et déterminants comportementaux de la consommation durable. On peut néanmoins regretter que les points de vue divergents sur ces questions n’aient pas été plus explicitement exposés comme tels, pour la clarté du débat. En effet, entre la thèse d’un citoyen consommateur spontanément orienté vers des pratiques de consommation durable, dès lors que les instruments publics l’informent et l’y incitent, et la thèse d’une dépendance des comportements de consommation aux structures sociales dans lesquelles ils s’inscrivent, les conclusions en termes d’action publique divergent nécessairement. Alors que la première thèse plaide en faveur des instruments informatifs et incitatifs, la seconde appelle le développement d’outils réglementaires plus structurels, capables de modifier les habitudes de consommation de l’ensemble de la population, telle la réglementation européenne sur les ampoules à incandescence, par exemple. Si ces deux voies ne sont pas nécessairement antagonistes, ces approches pouvant se combiner, elles procèdent néanmoins de logiques différentes, chacune étant porteuse d’une certaine conception du consommateur et du rapport entre choix individuel et régulation collective. L’explicitation et la mise à jour de ces différents schémas d’analyse permettraient d’explorer plus en profondeur les fondements de la consommation durable et les leviers à activer pour en favoriser le développement.

10Des informations complémentaires sur la conférence (programme détaillé, transparents des interventions…) sont disponibles sur le site http://www.consommation-durable.org. Il est également possible d’y commander un DVD contenant les images filmées de l’événement.

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : B. Maresca, maresca@credoc.fr
  • [1]
    Fabienne Barthélémy (CSO), séance d’ouverture, «Les enjeux de la consommation durable ».
  • [2]
    Gert Spaargaren (Université de Wageningen, Pays-Bas), conférence d’ouverture, « Vers une consommation durable, une exploration des principales questions scientifiques et de politique publique ».
  • [3]
    Éric Arnould (University of Wyoming, États-Unis), « Evasion from and participation in the market : Significance for more sustainable energy consumption ».
  • [4]
    Gilles Grolleau (Laboratoire montpelliérain d’économie théorique et appliquée [LAMETA]), « Les impacts des écolabels sur les comportements des consommateurs : une revue éclectique de la littérature » ; Fabien Girandola (Université de Bourgogne), « Campagne d’information et comportement dans la consommation durable : l’approche de la consommation engageante ».
  • [5]
    F. Barthélémy (CSO), « Les formes alternatives de consommation » ; Michele Micheletti (Karlstad University, Suède), « Consumer power as global responsibility taking ».
  • [6]
    Elizabeth Shove (Lancaster University, Royaume-Uni), « Transitions in practice : Reconceptualising consumption and sustainability ».
  • [7]
    Unni Kjaernes (National Institute for Consumer Research, Norvège), « Varying consumer role : A comparative perspective on public policies to promote sustainable food consumption ».
  • [8]
    F. Barthélémy (CSO), « Les instruments de l’action publique ».
  • [9]
    G. Grolleau, intervention citée.
  • [10]
    E. Shove, intervention citée.
Bruno Maresca [*]
Sociologue, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC), département Évaluations des politiques publiques, 142 rue du Chevaleret, 75013 Paris, France
Anne Dujin
Politiste, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC), département Évaluations des politiques publiques, 142 rue du Chevaleret, 75013 Paris, France
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
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