CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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2 Le propos de cette communication [1] peut s’inscrire dans une dimension étroite ou une dimension large. La restreinte consiste dans l’exposé des causes qui ont conduit, lors de la création de l’Université impériale, à évincer l’enseignement d’une discipline naissante, mais prometteuse : l’économie politique. Conter cette histoire est déjà un objet considérable en soi, mais n’épuise pas la question. Car nous projetant au-delà de la date qui borne les interventions de ce colloque, il est réellement crucial de comprendre la portée et les conséquences de cette décision de l’Empereur prolongée durant la Restauration et même au-delà. Le fait pour l’économie politique de ne pas être enseignée du tout, puis de l’être enfin, mais par les professeurs des facultés de droit, a engendré des conséquences considérables qui pèsent aujourd’hui encore simultanément sur les économistes universitaires français, mais encore sur la compréhension par l’opinion publique des vrais mécanismes de l’économie. Il y a clairement ce que certains auteurs appellent pudiquement une originalité des économistes français, qui trouve sa source dans la décision par l’Empereur, mais aussi par les régimes successifs, de ne pas enseigner de façon autonome l’économie, soit parce que considérée comme discipline subversive, soit comme ayant des fondements trop fragiles pour être l’objet d’un enseignement.

Bonaparte désobligé : l’inflexibilité de Jean-Baptiste Say, portraits intellectuels esquissés

A. Ce siècle avait trois ans [2]

3 Jean-Baptiste Say, ce que nous développerons dans la section suivante, était déjà fort connu car la première édition de son Traité d’économie politique avait rencontré un succès considérable et mérité. Il exposait en les clarifiant les thèses d’Adam Smith contenues dans La Richesse des nations, mais en outre, développait certains points de vue originaux dont le moindre n’est pas la première formulation de la loi des débouchés [3]. Dès lors, il est considéré comme l’économiste le plus réputé en France. Fidèle à sa tactique, le Premier consul aimait mieux rallier les hommes de qualité plutôt qu’initialement les contraindre, a fortiori les briser. Jean-Baptiste Say fut invité alors à dîner à la Malmaison. Bonaparte l’emmène se promener dans les allées du parc et engage un long entretien dont les détails nous sont connus. On sait même que la soirée était fort claire et que les étoiles étaient innombrables [4]. Le Premier consul prit d’abord la parole, y apportant sa vivacité coutumière. Faisant allusion au délabrement des finances et à son intention de les relever, il exposa ses moyens sans omettre de fortes allusions à ce que l’on appellerait aujourd’hui un protectionnisme orthodoxe. Il enchaîna alors sur les livres et dit à Jean-Baptiste Say de quelle manière ils devaient être conçus et rédigés, expliquant en particulier qu’il attendait des auteurs des services et non des conseils. Maniant simultanément avances et menaces, le futur empereur va suggérer à Jean-Baptiste Say d’écrire une nouvelle version de son Traité en y intégrant les voies et moyens que le Premier consul comptait mettre en œuvre. Jean-Baptiste Say refusa tout net. Le ton monta entre les deux hommes.

4 Mais, à la grande surprise du Premier consul, Jean-Baptiste Say expliqua longuement que la science ne pouvait être corrompue et que les acquis, quoique récents, de l’analyse économique étaient déjà solides. En particulier, on pouvait estimer que, depuis au moins Adam Smith, et même avant sans doute [5] cette discipline nouvelle avait démontré que les solutions adossées sur les mécanismes de liberté procuraient de biens meilleurs résultats que celles basées sur la fermeture et le refus. Ainsi, l’un des fondements, dès cette époque, de l’économie politique, consistait dans la démonstration de la supériorité, en termes d’incitations, des politiques de libre-échange sur les politiques de protection. Le futur empereur se fit menaçant, laissant entendre à Jean-Baptiste Say qu’il payerait cher son insoumission. Était-ce l’effet de ce qu’avait remarqué Germaine de Staël qui, parlant de l’Empereur, a pu écrire « un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi [6] » ? Au fond, il s’agit finalement d’un affrontement assez classique entre d’une part, la raison, la science, et d’autre part la force ou ce que l’on pense être la raison d’État. Bref, les suggestions, en fait les ordres du Premier consul, ne suffirent point à faire changer d’avis Jean- Baptiste Say qui pourtant, à trente-six ans, déjà membre du Tribunat, avait potentiellement de très belles perspectives puisqu’après avoir soutenu le coup d’État du 18 Brumaire, la réécriture de son traité sur les injonctions du maître du jour, lui aurait ouvert toutes les portes.

5 Peut-être est-il nécessaire de faire remarquer qu’en moyenne et statistiquement, les économistes ont traditionnellement, sauf de notables exceptions [7] l’échine peu souple. Il n’est pas sectarisme ni propos de chapelle que de constater que les juristes, les écrivains et même les scientifiques se laissent plus volontiers convaincre d’adhérer à la puissance du moment. Un assez bon exemple nous est fourni par la période 1940-1944 ou encore 1958-1959. L’économiste pour sa part, sans idéaliser l’ensemble de la cohorte, est tellement attaché à des principes et des valeurs comme la liberté, la responsabilité, la propriété, qu’il répugne à les renier ici pour une prébende, là pour un plat de lentilles. C’est que les économistes sont assez persuadés que les conseils libres sont plus féconds pour les gouvernants que de ne point résister. Sans marcher sur les territoires des historiens, on peut être sûr que l’absence d’opposition vraiment sérieuse à l’Empereur est incontestablement l’une des causes de l’échec final. Certes, l’intervention espagnole fut critiquée et nombre de maréchaux étaient très circonspects devant l’expédition de Russie. Mais au total, tous s’inclinèrent devant la volonté du maître.

B. Dans Jean-Baptiste Say, il y avait du Sparte

6 Il est à ce stade nécessaire et indispensable de mieux esquisser le portrait de Jean-Baptiste Say. Récemment, un historien [8] faisait remarquer que décrire les individus dont on parle, c’est-à-dire dresser un portrait, était quelque chose devenu obsolète, voire incorrect. A fortiori, s’intéresser l’espace d’un instant à l’aspect physique de l’individu. Il est vrai qu’à l’heure de la télévision et du portable, on connaît si bien le physique de tous ceux que l’on étudie qu’il apparaît superflu d’en tracer le portrait. Pourtant, un hors-texte entre la page 590 et la page 591 du Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin et Guillaumin reproduit le portrait le plus courant de Jean-Baptiste Say.

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7 En l’occurrence, il y a assez peu de choses à remarquer. Le visage est banal. L’individu n’est ni beau ni laid. Habillé de façon élégante, une calvitie naissante l’amène à rabattre ses cheveux vers le front. Le nez est un peu fort, la lèvre inférieure épaisse et une fossette marquée au menton. Ce qui frappe cependant c’est, du moins dans cette gravure, à la fois l’intelligence et simultanément une certaine bonté qui émane du regard. Au reste, on l’a perçu dans la section précédente, Jean-Baptiste Say n’est pas de la cohorte des narcisses.

8 Ce rapide portrait esquissé voudrait ici retracer l’essentiel de sa vie, du moins jusqu’en 1803. Car faute de le faire, on comprendrait mal, nonobstant sa personnalité, les raisons pour lesquelles il s’opposa au Premier consul, jusqu’à la rupture qu’il paya fort cher, pendant que tous et chacun se pressaient pour obtenir du nouveau maître les faveurs. Tout ambitieux sait bien que c’est au début des règnes que s’obtiennent les plus grandes largesses.

9 C’est à Lyon que se situe le berceau de Jean-Baptiste Say en 1767. Il a deux frères. Chacun mérite, pour des raisons différentes, d’être cité. Le premier, Horace, sera polytechnicien. Il choisit la carrière militaire et meurt au cours de l’expédition d’Égypte de Bonaparte… Le second, Louis, sera un entrepreneur qui va écrire des ouvrages d’économie politique mais qui devient très vite hostile au libéralisme. Les deux frères Say sont comme les Blanqui. Ils sont deux principes intellectuels largement opposés. C’est d’autant plus étonnant pour Louis Say que la liberté d’entreprendre lui réussit. Il est le fondateur des sucres Say. La famille est marquée par l’entrepreneuriat et d’être de confession protestante. Selon Minart, c’est cette influence protestante qui a prédisposé Jean-Baptiste Say à accepter immédiatement la Révolution lorsqu’en 1789 il a vingt-deux ans. La dimension commerçante le poussera vers l’étude de l’économie mais aussi vers les affaires lorsque la vengeance du Premier consul va l’amener à créer une filature. À l’âge de neuf ans, ses parents l’envoient dans une institution scolaire particulière fondée par deux Italiens qui affichent clairement le fait d’enseigner à leurs élèves les idées des Lumières. À l’âge de quinze ans, Jean-Baptiste arrive à Paris et se trouve contraint, en raison de difficultés passagères de famille, de travailler dans une maison de courtage. L’aisance retrouvée en 1785, ses parents l’envoient en Angleterre. Il en revient en 1787 à l’âge de vingt ans, et se retrouve rapidement secrétaire de Clavière [9] qui deviendra ministre des Contributions en 1792.

10 C’est l’année que choisit Jean-Baptiste pour s’enrôler dans les armées de la Révolution. Mais auparavant, il est nécessaire de préciser que Clavière lui fait faire ses premiers pas de journaliste et surtout lui fait découvrir, dans une édition en anglais, La Richesse des nations d’Adam Smith. En 1792, notre héros a donc vingt-cinq ans et il a démontré son attachement à la Révolution. Engagé dans les armées, on l’a vu, il participe à la canonnade appelée à un destin mythologique, c’est-à-dire la bataille de Valmy. Parce qu’il est devenu le grand théoricien français avec Frédéric Bastiat de l’économie libérale, on oublie trop souvent qu’il fut un jeune intellectuel partisan de la Révolution. Ceci n’est nullement un paradoxe, puisque le libéralisme trouve sa première application concrète en 1789, du moins au niveau des principes.

11 Puis avec des amis, dont le futur très célèbre auteur des Maximes, c’est-à-dire Chamfort, il reçoit la proposition de la rédaction en chef d’une revue que quelques intellectuels, partisans de la Révolution, veulent fonder et qui s’intitulera La Décade. Il en sera le responsable pendant six ans et sera un rédacteur en chef simultanément idéologue et républicain. Nous verrons plus loin que le mot idéologue n’avait pas du tout, à l’époque, la connotation péjorative d’aujourd’hui. La Décade se veut en fait dans le sillon de l’Encyclopédie. Elle entend s’intéresser à tous les savoirs. Du reste, le titre complet en est : La Décade philosophique, littéraire et politique, par une société de républicains. Tout est dans le titre, y inclus l’ordre des mots. La Décade paraît dans une situation critique pour la liberté de la presse. On est loin de 1789 et le pays est en pleine Terreur.

12 La Décade est un moment capital dans la formation définitive des idées de Jean-Baptiste Say. Elle entend être la tribune d’une école de pensée très importante à l’époque et qui s’appelle l’idéologie. Ce mot inventé par Destutt de Tracy désigne le courant qui se consacre à la façon dont les idées se forment et s’associent dans l’esprit humain. Une sorte de pondération entre la théorie de la connaissance et la psychologie cognitive. Ils se recommandent de Locke et, entre eux, s’appellent les idéologistes. C’est leur adversaire Chateaubriand qui, par dérision, les nomme « idéologues ». La cohorte est extrêmement brillante : Cabanis, Destutt de Tracy, Volney, Roederer, Sièyes, Benjamin Constant. Ils ont tous en commun d’être républicains, mais beaucoup également sont opportunistes. Pour des raisons doctrinales, ils vont soutenir le coup d’État du 18 Brumaire. Mais, étant également des êtres humains, beaucoup vont se laisser corrompre par Bonaparte qui, après avoir été très proche d’eux, les qualifiera de « vermine ». Jean-Baptiste Say ne se laissera, on le sait déjà, jamais acheter. Les idéologues règnent en nombre sur la classe des Sciences morales et politiques du tout nouvel Institut de France.

13 Dans sa volonté de vengeance, Bonaparte supprimera cette classe en 1803. C’est parce qu’il est un partisan de l’idée que l’individu est perfectible, qu’il tombe certes, mais qu’il se relève en tirant les conséquences de ses échecs, que lorsque Say commence à réfléchir à l’économie politique ; il est un partisan du courant optimiste, celui d’Adam Smith, à l’opposé par exemple de celui de Malthus. En 1801, il a trente-quatre ans et il aura l’occasion d’écrire que les dix années qui viennent de s’écouler sont malgré tout, à tout prendre, les dix plus belles années du siècle.

14 Entre-temps, Bonaparte est devenu Premier consul et il est salué par les idéologues comme le Washington français. Nous sommes le 18 Brumaire an VIII. Jean-Baptiste Say va céder aux sirènes de la tentation bonapartiste. C’est que pour les idéologues, le jeune Bonaparte est clairement du côté de la Révolution. Les idées du Bonaparte de 1799 et la situation très dégradée qui fait craindre le retour des Bourbons amènent les idéologues à se rallier à Bonaparte et à pousser de toutes leurs forces vers le coup d’État. Vite cependant, les déceptions vont s’enchaîner d’un côté et de l’autre. C’est ici, ou presque, que se situe l’épisode fameux du dîner à la Malmaison en 1803. Juste auparavant, les trois années qui ont précédé ont été celles d’un travail intense, à savoir la méditation puis la mise en œuvre de son Traité d’économie politique.

15 Mais avant même la rupture de 1803, Jean-Baptiste Say s’était déjà désenchanté de Bonaparte. Il laisse entendre très clairement, avant même 1803, combien il est sceptique, car là où il pensait que le Premier consul voulait travailler à la pacification de l’Europe et au bonheur de la France, il estime que ce dernier est guidé d’abord par une ambition personnelle et vaine. C’est ce facteur, parmi d’autres, qui l’amène à écrire des vérités qu’il estime utiles et valables en tout temps et en tout pays. L’analyse économique se veut une suite de maximes et de préconisations indépendantes du temps et du lieu. On comprend encore mieux que demander à Say une deuxième édition adaptée à l’esprit du temps lui répugnait plus que tout autre demande. Bref, c’est la soirée étoilée et la rupture. Profitant du renouvellement par cinquième du Tribunat, le 26 mars 1804, Jean-Baptiste Say fait partie des évincés. Mais le Premier consul veut jouer une dernière carte.

16 Le jour même où il quitte sa fonction de tribun, Jean- Baptiste Say apprend, par la presse, qu’il est nommé directeur des droits réunis dans l’Allier (on dirait aujourd’hui directeur départemental des impôts). La fonction est au demeurant fort lucrative, et Jean-Baptiste Say n’a plus de moyens d’existence. N’importe qui, en dehors de lui, accepterait. Non seulement il refuse mais, fidèle à ses idées en matière fiscale, il ne veut pas « aider à dépouiller la France ». C’est que Jean-Baptiste Say, comme libéral, ne voit pas dans l’impôt d’abord des ressources pour financer les biens publics mais, surtout, une façon de spolier les uns pour acheter les suffrages des autres. Bonaparte confirme son interdiction de mettre sous presse une seconde édition du Traité d’économie politique. Devant subvenir à ses besoins et ceux de sa famille, Jean- Baptiste Say fonde une filature de coton dans le Nord. Il sera un adversaire irréductible jusqu’en 1815. Tel ne sera pas le cas de nombre de ses amis. Cabanis sera membre du Sénat jusqu’à sa mort en 1808 ; Daunou, le chef des idéologues, deviendra archiviste de l’Empire ; Garat sera comte d’Empire, de même que Volney et Roederer.

17 Quant au reste, la suite de la vie de Jean-Baptiste Say est évidemment passionnante, mais trouve à se loger dans la deuxième partie permettant de retrouver notre héros d’abord dans une chaire du Conservatoire national des arts et métiers, puis la première chaire d’économie au Collège de France, car bien sûr jamais lassée d’être en retard et d’accumuler les bévues, l’Université se refuse à toute création d’enseignements d’économie au sein de l’alma mater.

C. Mais déjà Napoléon perçait sous Bonaparte

18 C’est une question délicate que celle d’analyser correctement, puis de comprendre les raisons qui ont amené des changements profonds entre la période consulaire et la période impériale. Pour faire bref, mais ce sera la démonstration qui suit, le jeune Bonaparte s’intéresse beaucoup aux idées et même lit volontiers de la littérature d’économistes. Ce n’est qu’au fil des ans, en apprenant à se méfier puissamment des contenus de l’analyse économique naissante, qu’il va refuser d’imaginer que cette matière puisse être enseignée dans la fameuse loi de Floréal. Procédons par ordre. Avant de prononcer des paroles définitives sur l’économie, non seulement le jeune Bonaparte s’intéresse au monde des idées, mais ne dédaigne pas de s’intéresser aux écrits des économistes. On voit, avant même toute démonstration, le rôle crucial de la rencontre de 1803 et de la découverte, à ses yeux définitive et subversive, des préceptes d’une discipline tout entière adossée au triptyque : liberté, responsabilité, propriété privée. Comment en est-on arrivé à ce que Bonaparte écrit dans le mémorial de Sainte-Hélène : « J’ai toujours pensé que s’il existait une monarchie de granite, il suffirait des idéalités des économistes pour la réduire en poudre [10] » ? C’est l’histoire de ce cheminement qu’il faut résumer.

19 Évinçons d’emblée les faux débats. Beaucoup de littérateurs besogneux et pesants dissertent à coup de demi-citations pour savoir si Napoléon, à l’égard de la science économique, était plutôt un libéral ou plutôt un interventionniste. Dans son article intitulé « Napoléon et la pensée économique de son temps », Émile James a fait litière de cette assertion, montrant que la seule certitude que l’on pouvait avoir, c’est que les catégories en question étaient loin d’être fixées au début du XIXsiècle et qu’il y a donc quelque chose de faux, voire de vicieux, en catégorisant avec des distinctions, des départages, et des classifications de notre temps. Il admet qu’il serait excessif de dire que Napoléon n’avait aucune idée économique, mais il est réellement peu sérieux de tirer des principes à partir des décisions qu’il a été amené à prendre en fonction des temps et des nécessités du moment. Même l’idée de blocus continental n’emporte pas obligatoirement la décision que Napoléon était protectionniste dirait-on aujourd’hui. Pour parler le langage de l’époque, cela n’emporte pas qu’il refuse à tout coup ici d’acheter, là de vendre. En outre, selon ce que l’on choisit de scruter au microscope on peut, comme pour presque tous les gouvernants, détecter des traces de dirigisme ou des éléments de liberté.

20 Dans la conclusion de son article, Émile James, de façon très claire, écrit : « Redisons que Napoléon n’a pas connu les économistes théoriciens de son temps [...]. Il ne les a vraiment jugés qu’à travers un écran […]. Les propositions positives de leurs interprètes […]. Napoléon ne peut être considéré par l’historien des doctrines que comme un homme d’action sans parti pris, s’adaptant à des situations politiques ou sociales de durée limitée [11]. »

21 Avant Napoléon, il y a Bonaparte. Ce dernier a lu, et même beaucoup. Tous les auteurs en conviennent. Et, contrairement aux idées reçues, cela ne s’épuise pas, du moins pas totalement, avec le temps. Dans son Dictionnaire Napoléon, Thierry Lentz rappelle dans la notice « Théories économiques » que l’Empereur, qui avait pris des notes sur La Richesse des nations d’Adam Smith dans sa jeunesse, en emporta une édition en cinq volumes à Sainte-Hélène [12]. Dans un ouvrage, Jacques Wolff traitant de cette question, ne dit pas autre chose sur la question : « Napoléon, libéral ou interventionniste [13] ? » Par contre, l’auteur nous apprend une chose intéressante, c’est la passion qui s’empare de Bonaparte, celle des relations entre économie et guerre. On n’en sera guère surpris, tant à Valence en 1786 que pendant la Révolution, le jeune Bonaparte lit et étudie plusieurs fois les œuvres du chevalier de Guibert, et en particulier l’Essai général de tactique de 1779. Plus tard, en 1790, il va s’imprégner d’un autre ouvrage du même auteur, De la force publique considérée dans tous ses rapport[14].

22 Pour en revenir au fil de la discussion, c’est-à-dire la transformation d’un général intellectuel en un empereur qui ne prise guère les économistes, remontons brièvement le cours du temps. Avant le 18 Brumaire, Bonaparte a la réputation d’un général républicain et intellectuel. Puis, c’est l’Italie, et Bonaparte recherche sciemment la compagnie des intellectuels. En 1797, il est élu à l’Institut dans la classe des sciences physiques, section Mécanique. Bien que ne siégeant pas dans la même classe, Bonaparte est proche des idéologues. Il est très attiré par le territoire que l’on appellerait aujourd’hui des sciences humaines. En 1798, l’Institut organise en son honneur une séance au Louvre où Bonaparte paraît volontairement en civil. On le fait asseoir au milieu des plus grands savants et après des discours de circonstance, c’est-à-dire essentiellement flagorneurs, Bonaparte a cette réponse tout à fait significative, du moins du Bonaparte de l’époque : « Les vraies conquêtes […] sont celles que l’on fait sur l’ignorance ; l’occupation la plus honorable […] est de contribuer à l’extension des idées humaines [15]. »

23 Quatre mois plus tard, partant pour l’Égypte, Bonaparte fait une demande extraordinaire – quand on connaît la suite – à Jean-Baptiste Say : celle de lui rédiger une bibliothèque idéale à emporter. On le sait, Bonaparte emmène aussi avec lui Horace Say qui va y laisser la vie en 1799. Jean Tulard n’hésite pas à écrire : « En donnant un caractère scientifique à son expédition, Bonaparte confirmait ainsi son alliance avec les idéologues [16]. » Selon Jacques Bainville, « ce que voudrait Bonaparte, c’est le triomphe de la raison. Il est plus idéologue que les idéologues qui l’entourent […] qui font de son coup d’État la conspiration de l’Institut [17] ». Et effectivement, tous les idéologues ont trempé dans la conspiration. Quant à La Décade, elle souscrit au coup de force. Pour sa part, Jean-Baptiste Say y voit un retour aux principes de 1789. Les idéologues forcent les portes du pouvoir et Bonaparte n’est pas ingrat.

24 À la fin de l’année 1799, Jean-Baptiste Say est nommé membre du Tribunat en compagnie de nombreux autres idéologues comme Daunou ou Andrieux ou encore Benjamin Constant, pendant que Cabanis, Roederer, Sièyes rentrent au Sénat. Mais vite, le masque tombe. Dès les premières séances du Tribunat, présidé par Daunou, se multiplient les incidents, et l’année 1801 va être dramatique pour les idéologues. Devant leurs critiques, leur résistance, le rappel incessant des grands principes, Bonaparte, exaspéré, écrit : « Ils sont là douze à quinze métaphysiciens bons à jeter au feu. C’est une vermine que j’ai sur mes habits. Il ne faut pas croire que je me laisserai faire comme Louis XVI [18]. » Le Premier consul, à partir de ce moment-là, ne recherche plus la compagnie des intellectuels. Au renouvellement annuel du Tribunat, on sait qu’il va éliminer Benjamin Constant, Daunou, Andrieux, et plus tard, Jean-Baptiste Say. La lune de miel est terminée entre Bonaparte, Napoléon et les intellectuels. Jean Tulard peut écrire : « Désignés et non élus, les tenants de l’idéologie ne bénéficient d’aucun appui populaire. Ils croyaient en leur prestige intellectuel pour en imposer à Bonaparte et à l’opinion […]. Ils furent aisément vaincus. Les intérêts primaient les principes […]. Les salons de Madame de Condorcet et de Madame de Staël n’étaient pas la France [19]. »

25 Muni, d’une part de l’histoire de Jean-Baptiste Say jusqu’au soir de Malmaison et, d’autre part, des relations entre Bonaparte et les intellectuels, on possède tous les éléments pour comprendre la suite. La suite, c’est la loi d’organisation de l’Université napoléonienne, découpage quadripartite qui va durer jusqu’en novembre 1968. Cette loi, c’est celle sur l’instruction publique du 11 floréal an X (1er mai 1802). L’Université y est créée et découpée en son article 25. Ainsi, pour s’en tenir à un exemple, l’alinéa premier établit dix écoles de droit, chacune d’elle ayant au plus quatre professeurs. Et ainsi de suite pour toutes les grandes spécialités. Certes, le sixième alinéa prévoit : « Une école spéciale de géographie, d’histoire et d’économie publique, sera composée de quatre professeurs. » On en resta là, et cet alinéa six ne vit jamais le jour [20]. L’économie politique est donc bannie de l’Université. Mais avant d’expliquer dans une deuxième partie les conséquences de ce refus qui a perduré jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle et qui aujourd’hui encore se font sentir, il faut essayer de bien appréhender l’esprit des travaux préparatoires qui ont abouti à la loi en question.

26 Pour apprécier la philosophie, l’état d’esprit, la portée et les modalités du projet napoléonien en ce qui concerne l’enseignement supérieur, aucun guide, aujourd’hui encore, ne peut espérer surpasser l’immense saga de l’éducation publiée par Louis Liard, homme essentiel sur le sujet tout au long du XIXe siècle. Recteur puis directeur de l’enseignement supérieur pendant dix-huit ans, il finit sa carrière comme vice-recteur de l’académie de Paris et, comme dans un symbole, meurt dans le palais de l’Université de Paris. Ses ouvrages, innombrables, n’ont pas pris une ride, à l’exemple de son livre majeur, L’Enseignement supérieur en France, 1789-1889, qu’il publie en deux volumes épais en 1884 et 1894 et que viendront compléter d’autres écrits. Incontournable pour la période du XIXsiècle, nous prenons l’option et le pari sans risque de le citer abondamment. Dans ses écrits, Liard souligne d’abord l’aversion de l’Empereur pour l’univers des idées : « D’instinct, Bonaparte avait fort peu de goût pour les idéologues. Sa pédagogie s’accordait avec sa politique. […] Personnellement et politiquement, il était donc l’adversaire de ces grands corps enseignants et savants qui veulent une pleine indépendance philosophique et scientifique. D’utiles écoles spéciales, isolées et, par-là, plus dépendantes, vouées à chacune à une tâche déterminée qui faisaient bien mieux son affaire [21]. »

27 Autrement dit, l’Empereur ne voit dans l’Université qu’une école professionnelle appliquée qui n’a point besoin de savants en dehors de la médecine et des sciences.

28 Liard révèle ensuite la grande différence existant entre les projets éducatifs de la Révolution – que l’on peut caractériser par l’adage « la science pour elle-même » –, et l’approche napoléonienne pour qui l’Université doit être entièrement à la disposition de l’État : « La Révolution avait rêvé de faire de l’enseignement du droit une chose vivante, sociale, humaine […], de véritables écoles de sciences morales, politiques.

29 Le droit positif y eut une place, mais avec le droit public, le droit des gens, l’économie politique, la science financière et le droit naturel. On se sent loin de ces conceptions et de cet esprit lorsqu’on lit la loi de l’an XII sur les écoles de droit et l’exposé des motifs qui la précède. Un texte de trois paragraphes, d’une ligne ou deux chacun, voilà tout le programme : quelques phrases de Fourcroy, voilà tout le commentaire. De sciences morales, de sciences sociales, de sciences politiques, il n’est plus question. À quoi bon ? La Révolution n’est-elle pas close ? Avec elle doit l’être aussi toute dispute philosophique sur les principes de la société et de l’État. Il n’y a plus à discuter le droit mais seulement à l’apprendre [22]. »

30 Sur ce même thème, notre auteur écrit aussi : « Des nouveautés philosophiques du XVIIIsiècle, deux seulement avaient passé dans ce filtrage, le droit de la nature et le droit des gens. […] Ces éléments, c’était mieux que rien et ce pouvait être un ferment. On en eut sans doute le sentiment et la crainte, car le jour où l’on organisa définitivement l’enseignement des écoles de droit, on élimina ce résidu d’idéologie. À dater de ce jour, il ne fut plus question de droit naturel ni de droit des gens [23]. »

31 Les considérations précédentes amènent Louis Liard à pourfendre l’absence d’ambition intellectuelle de l’Université impériale : « On ne saurait méconnaître la valeur administrative, mais on doit en même temps y relever l’abus de l’esprit de défiance et de police et l’absence de toute vue un peu haute ou profonde sur la nature et le rôle des études supérieures. » Quand il s’est agi de créer ce que l’on appellerait aujourd’hui la carte universitaire, il y eut cependant une tentation de créer une école d’économie politique, tentative toutefois vite réprimée : « Il pourrait être créé une école spéciale de géographie, d’histoire et d’économie politique. Il ne fut plus question de cette dernière [24]. »

32 De nouveau, notre auteur insiste bien sur la différence radicale de projet entre la Révolution et l’Empire : « La Révolution n’avait vu que l’État enseignant, l’État maître d’école. Napoléon conçoit l’État doctrinaire, l’État chef d’école. Les hommes de la Révolution avaient envisagé l’enseignement comme un devoir de l’État envers les citoyens. Napoléon y voit avant tout l’intérêt de l’État et celui du souverain.

33 À ses yeux, l’enseignement public, abandonné à lui-même et libre de ses doctrines, pourrait vite devenir un danger public : sa vraie fonction et sa vraie raison d’être, c’est de servir de support moral au pouvoir dans lequel l’État s’incorpore et se personnifie. Ce qu’il en pense est bref et net : une nation est un tout, ce tout a un lien, ce lien est un ensemble de principes, ces principes sont les maximes desquelles l’État dérive et sur lesquelles il repose. D’où la nécessité pour l’État d’avoir une doctrine […], de la formuler, de l’enseigner comme garantie de sa propre stabilité. Instruire est secondaire, le principal est de former, et de former d’après le modèle qui convient à l’État. […] Sans doute l’État n’est pas sans retirer profit de l’instruction des citoyens ; mais ce n’est qu’une utilité dérivée. L’utilité première, c’est que les citoyens soient façonnés par l’éducation publique […]. Qu’ils pensent ce que l’État croit bon qu’ils pensent ; qu’ils veuillent ce que l’État a besoin qu’ils veuillent. Telle fut la pensée mère de l’Université : il n’y aura pas d’État politique fixe, avait dit Napoléon à Fourcroy [25], s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes [26]. »

34 L’honnêteté oblige du reste à reconnaître que l’économie politique n’eut guère plus de chance avec la Restauration, quel que soit le frère concerné de Louis XVI. Voilà ce qu’écrit Lucette Le Van-Lemesle : « Une discipline encore subversive. Sous la Restauration, de 1815 à 1830, les liens de l’économie politique avec la pensée des idéologues, son opposition au protectionnisme, en font une discipline suspecte d’opposition pour une grande partie des milieux dirigeants de la Restauration. Une discipline aussi minoritaire dans l’opinion, aussi suspecte aux yeux des pouvoirs publics, ne peut espérer entrer dans les institutions d’État [27]. »

35 Avec de telles conceptions, l’économie politique n’est donc enseignée dans aucun programme. Ce ne sont pourtant pas les conséquences à court terme qui sont les plus importantes, tant s’en faut. Après une éviction totale, l’économie politique allait ensuite être enseignée dans les facultés de droit et par les professeurs de droit après bien des vicissitudes. Malgré cette évolution, elle demeura une discipline secondaire. Dans le droit fil de la pensée napoléonienne, on continua donc à s’en méfier. Ce choix aura de lourdes conséquences qui se font sentir encore aujourd’hui. Si parmi tous les grands pays du monde, il existe une spécificité dans l’enseignement de l’économie en France dans le secondaire et le supérieur, nous le devons directement à Napoléon et à ses successeurs.

36 C’est cette histoire qui va de l’économie politique évincée à l’économie politique subordonnée aux facultés de droit jusqu’à l’économie politique reconnue de plein exercice que nous allons conter dans une deuxième partie.

Des conséquences incalculables qui ont façonné la France contemporaine : enseigner l’économie politique, une affaire d’État ?

37 L’économie politique a connu bien des déboires et des vicissitudes pour, après un chemin chaotique, être enfin admise dans l’Université, mais au sein des facultés de droit. Il n’était pas question d’un cursus autonome en économie. Cependant, des chaires hors de l’Université avaient été créées avec des fortunes diverses.

A. Un épisode oublié

38 Un fait cependant est fort peu connu et nous fait remonter avant le Consulat et le Premier Empire. Ce précédent, largement oublié, a été redécouvert dans l’ouvrage de Lucette Le Van- Lemesle sur lequel nous nous appuierons [28]. On fait traditionnellement remonter le premier enseignement d’économie politique à Jean-Baptiste Say et sa chaire au Conservatoire national des arts et métiers (voir ci-dessous). Or cette assertion est inexacte. Une première chaire d’économie politique avait vu le jour en 1795 à l’École normale. Elle fut confiée à un mathématicien, Alexandre Vandermonde. L’expérience dura fort peu de temps, c’est-à-dire quatre mois. Il est pourtant instructif de revenir sur cet épisode qui montre combien, en matière d’enseignement, comme nous l’avons suggéré ci-dessus, la Révolution avait des ambitions académiques et intellectuelles poussées. L’École normale de Paris, destinée à former les professeurs, avait vu le jour en janvier 1795. Le projet était du grand savant que fut Lakanal. Il était spécifié que les enseignants devaient avoir une double dimension : d’une part, adhérer à la philosophie des Lumières, d’autre part, être des savants incontestables. À l’origine, l’enseignement de l’économie politique n’est pas prévu, mais après l’ouverture de l’École, la Convention, le 30 janvier 1795, décide de créer une nouvelle chaire sur le rapport d’un conventionnel de la Vienne, Creuzé-Latouche, qui prononce un discours sur la nécessité d’ajouter un professeur d’économie politique au sein de l’École normale. Parmi les raisons avancées, une est particulièrement significative : le conventionnel estime qu’il faut détruire les fausses évidences, les préjugés et, explique-t-il, l’illusion selon laquelle en économie, chacun pourrait avoir son opinion [29]. La chose qui suit n’étonnera pas. Dans son discours, le même conventionnel estime qu’il faut, d’une part expliquer que l’économie s’écroule lorsqu’il y a une multitude de règlements, et d’autre part, que la Révolution s’honore de combattre, grâce à l’enseignement de l’économie, la confusion entre la détention d’argent et la vraie richesse. À l’aune des deux critères, c’est combattre clairement le mercantilisme. À peine l’École normale est-elle ouverte depuis moins de deux semaines que la Convention crée donc la chaire d’économie politique. Mais s’il y a des économistes, il n’y a pas de cursus en la matière. Les sciences dures dominaient à l’époque le paysage intellectuel. On s’étonnera moins alors de constater que le choix se porta sur un mathématicien. Il présentait en outre les deux critères souhaités : être partisan des Lumières et de la Révolution. Mais déjà l’économie est victime d’une certaine fatalité, sinon même d’une suite de malheurs. Voilà que le nouveau professeur est en mauvaise santé. Non seulement il a été nommé tardivement, ne pouvant préparer correctement son cours, mais encore, il tombe malade. Bref, son enseignement n’aura duré que quatre mois et la chaire disparaît en même temps que l’École [30].

B. Vers la reconnaissance : un long chemin de chaires en chaires

39 On sait ce qu’il en est du sort de l’enseignement de l’économie pendant le Consulat et l’Empire. Une discipline adossée à la trilogie que nous savons n’avait guère de chances d’être entendue et enseignée sous un régime en aucun cas de nature totalitaire, mais du moins pour partie de nature autoritaire [31]. La période est un coup d’arrêt terrible pour la discipline. Les deux temps de la Restauration montrèrent plus de tolérance mais pas cependant suffisamment d’allant pour installer des enseignements d’économie. Le traité de Say, cependant, affranchi d’un long séquestre, connaît enfin une seconde édition après l’interdiction décrétée par l’Empire et même en six ans, reçut quatre éditions successives. À défaut de chaires officielles, on pouvait cependant recourir, sous la Restauration, à des chaires libres. Ce fut par ce biais que l’économie politique se ménagea une entrée.

40 En 1815, il existait un Athénée et Jean-Baptiste Say accepta d’adoucir ici ou là certains passages qui auraient eu pour conséquence d’alerter les autorités en un temps où l’enseignement était très contrôlé par l’État et où les propos d’opposition étaient bannis. Donc, tout ce qui pouvait être interprété comme une attaque contre le roi et le gouvernement devait être évincé. Le cours eut un grand succès, ce qui démontrait qu’il y avait une demande. Il restait cependant à ouvrir les portes de l’enseignement officiel. Mais à quelque institution qu’on s’adressa, on trouva de bonnes raisons de refus, tant au Collège de France que dans les facultés récentes et au Conservatoire des arts et métiers. Les autorités n’en étaient pas mécontentes. Car en effet, la Restauration est un moment où l’esprit des parlementaires et de l’opinion publique se portait de plus en plus vers une adhésion au protectionnisme. Or, on savait que les économistes professionnels étaient unanimement pour la thèse de la supériorité du libre-échange. Ouvrir des enseignements d’économie, c’était donc ouvrir la boîte de Pandore, puisque les économistes auraient fustigé avec des arguments puissants les méfaits du protectionnisme [32].

41 Bref, dans la Nomenklatura, les esprits étaient hostiles à l’enseignement de l’économie. Cependant, dans tous les pays, au même moment, se produisit une explosion des études d’économie. Après des atermoiements multiples, le gouvernement consentit en 1819, donc sous Louis XVIII, à mettre la question à l’ordre du jour. Mais où enseigner cette nouvelle matière, comment, avec quel contenu, par qui ? Très vite, le Collège de France fut écarté, tant les résistances y étaient vives. Dans les facultés, la situation était plus mouvante et on alla même jusqu’à préparer un arrêté selon lequel une chaire d’économie serait créée à la faculté de droit (ce n’est qu’après quarante-cinq ans que ce décret devint exécutoire en 1864…). Il restait alors le Conservatoire des arts et métiers. L’affaire prit tournure en particulier par l’habile activisme du baron Thénard.

42 La première chaire d’économie politique était donc en voie de création. Personne n’avait d’objection à ce qu’elle fût occupée évidemment par Jean-Baptiste Say. Pour ne heurter personne, le ton se fit modeste, l’objet et le programme définis d’avance, et plutôt que d’exposer la substantifique moelle du Traité d’économie politique, on demanda à Jean-Baptiste Say de faire une sorte de cours, on dirait aujourd’hui d’économie de l’entreprise, car on rappelait au titulaire de la chaire que le Conservatoire des arts et métiers était l’école d’excellence de l’industrie. En 1820 enfin, la chose est faite, et un cours d’économie industrielle est acté sur la feuille officielle du programme du Conservatoire des arts et métiers.

43 Pendant les dix ans qui suivirent, il n’y eut ni incident, ni polémique à propos du cours de Jean-Baptiste Say qui, il faut le reconnaître, édulcorait ici ou là les passages les plus théoriques de son propos. On sait par des récits circonstanciés que Jean-Baptiste Say ne chercha pas à briller dans cet emploi, et volontairement rendit son cours relativement terne pour que personne ne puisse attaquer cet enseignement d’économie – pas encore politique. Ainsi par exemple, jamais en dix ans il n’aborda, du moins de front, la controverse libre-échange/protectionnisme [33]. Quand Jean-Baptiste Say occupa la chaire créée pour lui au Collège de France en 1830 (nous y reviendrons), il fallut un successeur dans la chaire du Conservatoire des arts et métiers. C’est Blanqui aîné qui lui succéda [34]. Le ton de Blanqui fut complètement différent et il choisissait une pédagogie de la provocation intellectuelle pour être sûr que son auditoire restât en éveil. Mais c’est évidemment avec la création, en 1830, d’une chaire d’économie politique au Collège de France que la matière obtint une réparation. Jean-Baptiste Say était évidemment désigné pour l’occuper et ce fut pour lui une consécration ; mais celle-ci arrivait bien tard, puisqu’une vie à la fois difficile et surtout incroyablement remplie l’avait usé prématurément.

44 En 1832, Jean-Baptiste Say décède. La chaire était donc à pourvoir. La succession fut très disputée. En lice, d’un côté, celui qui se considérait comme le successeur naturel de Jean-Baptiste Say. Charles Comte n’était-il pas déjà le gendre de Jean-Baptiste Say ? Condition non suffisante certes, mais il était connu pour de solides travaux et surtout, il était le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques. Il allait bénéficier d’un fort appui de cette dernière. De l’autre côté, le candidat était Pellegrino-Rossi [35]. Il est au départ un pénaliste. Comme le dit avec son élégance de plume extraordinaire Louis Reybaud [36] : « Aucun d’eux n’avait des titres directs ; mais on savait bien ce qu’on pouvait attendre d’esprits aussi cultivés. Pour Comte, l’économie politique était une tradition ; pour Rossi, c’était une étude. Comte avait pour lui les avantages de la position et de la nationalité, Rossi des amitiés puissantes qu’il devait à un mérite prouvé et à un plus grand mérite entrevu. » L’affaire fut indécise. Les nominations au Collège de France sont faites par le ministre de l’Instruction publique, disait-on à l’époque, après l’avis des professeurs du Collège et de l’Académie des sciences morales et politiques. L’Académie choisit naturellement Comte. Les professeurs au Collège de France choisirent Rossi. « En face de deux présentations qui le laissaient seul arbitre, le ministre ne prit plus conseil que de ses préférences [37]. »

45 Le 15 août 1833, Rossi occupe la chaire d’économie politique du Collège de France. Son enseignement fit l’objet de bruyantes contestations car il était un étranger. Mais sa maîtrise de la matière et son extraordinaire élégance naturelle, ponctuées par une virtuosité rare de la langue française, lui permirent de s’imposer sans plus aucune opposition. Après Rossi, ce fut Michel Chevalier qui lui succéda. Il était tout désigné et s’imposa cette fois sur la double présentation et des professeurs du Collège de France et de l’Académie des sciences morales et politiques.

46 Chevalier sera plus tard célèbre car disciple de Frédéric Bastiat. On lui doit largement le fructueux traité de libre-échange sous le Second Empire en 1860, dit le Traité Chevalier-Cobden [38]. Michel Chevalier (1806-1879) était un polytechnicien, ingénieur des Mines, qui a 34 ans lors de son élection. L’appui d’Adolphe Thiers lui fut d’un grand secours. Selon Lucette Le Van-Lemesle, Chevalier était cependant en retrait sur Say et Rossi puisqu’il attendait beaucoup de l’action de l’État sur le crédit, les grands travaux, l’éducation [39]. Chevalier avait un suppléant, Baudrillard, qui lui succédera. Ce cours au Collège de France est à l’époque le seul qui a un caractère officiel, ce dernier devant assumer à lui seul la renommée et l’avenir de la discipline. En effet, à la mort de Blanqui, en 1852, la chaire d’économie avait été largement dénaturée quant au contenu. Cependant, de façon plus modeste, à l’École des Ponts et Chaussées, Joseph Garnier (1813-1881) va créer un enseignement d’économie. La genèse de cette chaire est assez originale.

47 La région de la Charente-Maritime était traditionnellement exportatrice et donc de sensibilité favorable au libre-échange. Elle avait pour député depuis 1832 un certain Duchatel, qui va devenir ministre des Travaux Publics, puis des Finances, puis de l’Intérieur. Malgré ces différents postes, il a disparu de l’histoire ; mais profite en 1846 d’une campagne en faveur du libre-échange pour convaincre son ami Dumon, ministre des Travaux Publics, de créer une chaire d’économie politique à l’École des Ponts et Chaussées. En outre, il a l’idée d’imposer comme titulaire le jeune républicain libéral Joseph Garnier [40]. Ce dernier va se révéler un remarquable entrepreneur de liberté sur le marché des idées.

48 En 1841, avec d’autres, il sera très actif au sein du Journal des économistes, dont Blanqui sera le premier rédacteur en chef, et au XXe siècle, Yves Guyot le dernier. Le succès du Journal des économistes est immédiat et a beaucoup compté dans la diffusion des points de vue libéraux [41]. À ce propos, notons que le sillon s’approfondit pour le courant libéral car le succès du Journal des économistes démontre qu’une demande existe pour l’économie. La réponse sera la création en 1842 de la Société d’économie politique. Elle comprend cinq fondateurs en 1842, dont Guillaumin et Garnier, en 1859, il y a déjà cent dix-sept membres qui ont été admis. Le succès est tel qu’il faut rapidement fixer un nombre maximum de sociétaires [42]. Quelques cours libres avaient cependant éclos en Province, mais rien d’officiel.

C. L’économie reconnue mais subordonnée : des conséquences décisives perceptibles aujourd’hui encore

49 C’est dans cette situation que les décrets de 1864 vont paraître et que pour la première fois, l’économie politique se fait une place dans nos facultés. Mais évidemment, pas cependant suffisamment pour obtenir, comme les autres disciplines, un cursus ; et c’est donc en faculté de droit que l’on va imaginer loger les enseignements d’économie politique. Ce qui semble être microscopique, et presque « une affaire de boutique », va avoir des conséquences absolument considérables. Ceux qui faisaient métier d’économiste étaient donc dans les quelques chaires dont nous avons parlé, au Journal des économistes, à la Société d’économie politique, et enfin, « tenaient » littéralement l’Académie des sciences morales et politiques dans la section Économie politique et statistique. On a vu précédemment que le Dictionnaire de l’économie politique est aussi chasse gardée des économistes libéraux. Or son succès est assuré dès son année d’édition.

50 Pour faire bref et dit autrement, l’économie politique française au milieu du XXe siècle est entièrement acquise aux thèses libérales, nonobstant l’esquisse d’une percée, encore fort timide, des premiers socialistes [43].

51 Il est donc décidé définitivement que des chaires consacrées à l’économie vont enfin trouver leur place dans les facultés de droit. Mais il y a loin en la matière de la coupe aux lèvres. Il ne suffit pas de décréter la naissance de l’économie en faculté, faut-il encore sélectionner ceux qui vont enseigner la discipline. Le débat était complexe ; même un Charles Gide, qui ne deviendra économiste qu’ensuite, souhaitait éclater l’enseignement de l’économie selon le sujet entre les facultés de droit, des lettres, et des sciences. Quoi qu’il en soit, la décision suivante est actée : seuls les titulaires d’un doctorat peuvent enseigner dans les facultés. Or il n’y avait pas de doctorat en économie. Et les économistes « du Journal » n’étaient pour aucun d’entre eux docteur en droit. On décida donc que c’est parmi les professeurs des facultés de droit que seraient choisis, s’ils se portaient candidats, ceux qui enseigneraient l’économie politique.

52 On peut comprendre que parmi les juristes, les plus spontanément attirés vers un investissement lourd pour enseigner une discipline inconnue d’eux – l’économie politique –, le vivier initial se trouvera fréquemment parmi ceux qui enseignent les disciplines les plus proches. Pour l’exprimer autrement, il s’est trouvé plus de professeurs de droit fiscal ou de finances publiques pour se porter volontaires pour enseigner l’économie que de professeurs de droit romain ou de droit de la famille [44]. Certes, mais en 1895, un doctorat d’économie politique est créé. Certes, l’année d’après, un tronçon de l’agrégation de droit devient la section Économie politique. Mais là encore, il faut attendre les années 1920 pour que pour la première fois dans un jury du concours d’agrégation d’économie politique, trois des cinq membres du jury soient des agrégés d’économie. Même ce tronçon restait en réalité aux mains des juristes.

53 De cette situation qui peut sembler une affaire infinitésimale, à tout le moins, une discussion byzantine entre universitaires, vont découler des conséquences tout à fait cruciales. D’une part, la recherche en économie n’est pas stimulée, et l’honnêteté oblige à reconnaître que l’enseignement de base est assez médiocre et qu’il ne peut en être autrement pour des non spécialistes. C’est exactement à ce moment-là que l’économie politique française, qui au XIXe siècle était l’une des deux meilleures au monde avec l’Angleterre, devient subalterne dans la discipline. D’autre part, cela entraîne, comme on l’a vu précédemment, que les juristes qui enseignent l’économie, du moins pour la plupart d’entre eux, sont portés plus spontanément à mettre l’accent et à porter leur attention sur les défaillances du marché plutôt que sur celles de l’État. On ne peut pas demander par exemple à un juriste de finances publiques de s’interroger sur le bien-fondé de la fiscalité ou même sur son niveau [45]. Certes, nous l’avons constaté, des juristes, candidats volontaires pour enseigner l’économie, restent fidèles au Journal des économistes et au message libéral en économie politique (ainsi d’Alfred Jourdan, par exemple, mais il n’est pas le seul). Mais cela va de soi, la coloration que va prendre au fil du temps l’économie politique française va être marquée par une méfiance assez grande envers les mécanismes spontanés.

54 À l’époque, ce n’est pas une franche hostilité, mais bien une méfiance. Si l’on ajoute une tournure d’esprit fortement cartésienne de l’universitaire français, et rien n’est plus naturel au pays de Descartes, on comprend mieux alors la portée du propos : dans le départage entre les partisans de l’ordre spontané, des bienfaits naturels du marché, de l’idée de main invisible, de la pensée selon laquelle les vices privés font des bénéfices pour tous, l’esprit français cartésien est peu disposé à entendre ce langage et ces concepts. L’idée d’un ordre pensé, construit, ordonné, cartésien, opère un attrait irrésistible sur le « juriste- économiste » français médian de nos facultés. Il ne faut surtout pas tomber dans l’excès et le systématisme. Il a fallu un siècle pour que ce qu’on appelle aujourd’hui, du point de vue institutionnel, la cinquième section – c’est-à-dire Sciences économiques – bascule largement du côté de l’intervention et des keynésiens de toutes obédiences. Cette évolution mériterait évidemment une discussion profonde, ample et intéressante, qu’il est impossible de traiter dans le cadre d’un article. Qu’il suffise de comprendre que malgré cette méfiance envers l’idée de mécanismes naturels et spontanés, tant que les juristes ont influencé largement le concours d’agrégation d’économie, et que les économistes étaient logés au sein des facultés de droit, dans lesquelles en outre ils étaient très minoritaires, la dimension globalement conservatrice des juristes déteignait sur l’ambiance et la tenue – au sens plein du terme – des économistes en facultés de droit. N’est-ce pas Gaëtan Pirou qui, louant l’urbanité des juristes, expliquait combien les économistes devraient réfléchir à deux fois avant de quitter le giron apaisant et protecteur des facultés de droit ? En effet, à partir de la fin des années trente, d’abord timidement, puis hardiment, un certain nombre d’économistes commencent à imaginer une séparation de corps d’avec les juristes.

55 Il faut attendre 1959 pour que naissent les cursus en sciences économiques autonomes, mais toujours au sein des facultés de droit et de sciences économiques. Et c’est seulement en septembre 1968 que sont créées les facultés de sciences économiques [46]. N’y a-t-il pas même une sorte de fatalité, voire un amour contrarié, entre l’Université française et la science économique ? Par le mécanisme institutionnel que l’on vient de décrire, l’Université française se priva donc d’une série de très grands noms qui font l’histoire du Journal des économistes et du Dictionnaire de l’économie politique.

56 Mais l’affaire a continué. Un consensus assez puissant se dégagerait pour établir la liste des économistes français les plus importants et les plus influents du XXe siècle. Certes, les universitaires seraient cités. Comment ne pas évoquer les figures remarquables d’Henri Guitton, de Jacques Lecaillon, de Jean Marchal ? Mais encore, ne sont-ils pas plus des auteurs remarquables de manuels, et de nombreuses synthèses particulièrement réussies que des penseurs originaux ? Par contre, Jacques Rueff, Alfred Sauvy, Maurice Allais, Jean Fourastié, René Roy et enfin François Divisia ont une originalité forte et, que l’on soit en accord ou pas avec leurs thèses, ils ont marqué notablement la pensée économique mondiale. Dans des circonstances très diverses et variées, qu’il n’est pas possible d’évoquer ici, l’Université française est passée à côté de ces six noms. Certes, Rueff a enseigné à Sciences Po, Sauvy était professeur au Collège de France, Jean Fourastié au Conservatoire national des arts et métiers, et tous ont fait de l’enseignement. Mais l’Université française a préféré, au fil des concours d’agrégation, donner la primauté aux idéologues plutôt qu’aux savants [47].

57 Les conséquences de la décision de l’Empereur de ne surtout pas faire enseigner l’économie politique, même au sein des facultés de droit, a donc emporté des conséquences extrêmement importantes. N’est-ce pas ce que certains, avec humour, appellent « l’originalité des économistes universitaires français [48] » ? Cette singularité, c’est que parmi les grands pays du monde, le seul dans lequel les économistes non libéraux sont majoritaires, dans l’Université, est la France. Les économistes libéraux y représentent une infime cohorte. Si on y agrège les économistes néo- classiques, le tout ne dépasse pas les 45 % de la cinquième section (ce qui signifie en creux que les interventionnistes de toutes obédiences, les régulationnistes qui eux-mêmes se revendiquent néo-marxistes, les marxistes orthodoxes et les économistes « atterrés » représentent plus de la moitié désormais de la cohorte). Cela n’est en rien anodin, ni sans portée. On s’excusera par avance de la banalité suivante : les professeurs forment les étudiants. Et parmi ces étudiants, formés à une hostilité à l’économie de la liberté, beaucoup demain auront des postes non négligeables. On peut faire le pari que les individus qui travailleront en entreprise évolueront assez vite, car le critère de réalité va assez fortement les influencer.

58 Mais tous ceux qui ne seront jamais confrontés à la responsabilité, c’est-à-dire à payer les conséquences de leurs décisions, c’est-à-dire encore qui travaillent pour l’État, et ses satellites, auront toute chance d’être convaincus, jusqu’à la fin de leur carrière, que l’État est bienveillant alors que l’entreprise n’est dévoreuse que de profits. Cette vision est angélique. Aujourd’hui, une énorme majorité des économistes universitaires sait, depuis la théorie du public choice, qu’il est certainement plus important de se pencher sur les states failures plutôt que sur les market failures. Bien sûr, le marché est défaillant. Mais l’expérience de la planification impérative dans les régimes communistes nous a appris avec une certitude absolue, que l’agent le moins apte à gérer l’économie, était évidemment l’autorité centrale étatique. Si tel n’était pas le cas, le mur de Berlin serait tombé, mais dans l’autre sens.

59 En guise d’envoi, on voudrait souligner que sans le vouloir, ni sans le savoir, Napoléon a cependant soulevé un problème dont il se doutait peu. Bien sûr, on sait que l’on ne sait pas l’histoire que l’on fait [49]. En refusant que l’État se charge de l’enseignement officiel de l’économie, tout en n’étant pas dupe que les idées économiques continuaient quand même leur chemin, l’Empereur a identifié une question qui fait l’objet d’un article très ancien dont on n’a pas cependant épuisé la richesse. On a vu précédemment qu’en 1887 est créée la Revue d’économie politique.

60 Le premier numéro s’ouvre après un court article intitulé « Notre programme », par un article fondamental du doyen Alfred Jourdan. De la page 3 à la page 31, après avoir justifié l’enseignement de l’économie politique, le doyen Jourdan va discuter longuement de la naissance de cet enseignement ; mais surtout, il va engager une controverse d’un très haut niveau avec l’une des signatures les plus prestigieuses du Journal des économistes, Courcelle-Seneuil [50]. Ce dernier dresse un réquisitoire puissant, argumenté, et d’une extrême sévérité contre l’idée que l’économie puisse être enseignée dans les facultés d’État. Dans l’article « Des obstacles qui s’opposent à la diffusion des connaissances économiques », paru dans le Journal des économistes en 1875, il va développer l’idée selon laquelle la science économique va être corrompue si elle est enseignée dans des facultés d’État. Pour lui, le risque majeur est le suivant : peut-on espérer que des fonctionnaires, dans un enseignement d’économie, expriment une forte hostilité envers son employeur, même si tout le corpus de la discipline plaidait en sens contraire ? Le doyen Jourdan, avec un incontestable brio, s’oppose à cette assertion, qui est presque une accusation. Pourtant, cela ne clôt pas la controverse jusqu’à aujourd’hui. Précédemment, nous avons fait allusion à l’article du professeur François Facchini, jeune professeur, aujourd’hui en poste à l’université Paris I. Dans le résumé qu’il fait de son article déjà cité sur l’histoire doctrinale du corps professoral d’économie politique, il termine son résumé par la phrase suivante : « Les dépenses publiques des gouvernements de la République ont ainsi financé des cours et des recherches qui avaient une optique plutôt anti-marché et pro-État. »

61 Ce n’est pas être corrompu intellectuellement que de constater que même sans pression aucune et d’aucune sorte, la main qui nourrit exige en retour, a minima, qu’on ne la blâme point. En allant plus loin, il serait très intéressant, au niveau mondial, de se demander s’il y a une différence significative sur le plan des options majeures entre les économistes qui enseignent dans les universités privées et dans les universités publiques. Car, pour être cohérent, la remarque précédente vaut aussi largement pour les économistes en poste dans les universités privées. Peut-être finalement, est-ce une extraordinaire banalité que de rappeler que la nature de l’être humain compte aussi, de façon certainement très indirecte, très oblique, voire inconsciente, dans ses choix scientifiques, donc doctrinaux.

62 En refusant que l’économie soit enseignée dans les nouvelles universités d’État par la loi du 11 floréal an X, l’Empereur, sans le savoir ni le vouloir, avait fait preuve d’une prescience qui ravira les principaux sympathisants du personnage en cette année où l’on fête – trop ? – discrètement le bicentenaire de sa mort.

Notes

  • [1]
    Cet article a bénéficié, de sa conception à sa rédaction, du précieux soutien de mademoiselle Maya-Salomé Garnier, doctorante à Aix-Marseille Université. Qu’elle en soit remerciée.
  • [2]
    La soirée dont il va être question est contée dans d’innombrables sources. On s’est servi essentiellement de Louis Reybaud, « Les chaires d’économie politique en France », dans La Revue des deux mondes, vol. 54, n° 4, décembre 1864, p. 948-978 ; Gérard Minart, dans Jean-Baptiste Say, Paris, Institut Charles Coquelin, 2005, commence le prologue de son ouvrage par cette soirée, p. 7-10 ; on peut aussi consulter Serge Schweitzer, « Panorama des idées économiques sous le Consulat et l’Empire », dans L’Économie selon Napoléon, Paris, Vendémiaire, 2016, p. 274-275 ; Lucette Le Van-Lemesle est moins prolixe mais évoque l’épisode dans Le Juste ou le riche. L’enseignement de l’économie politique, 1815-1850, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2004, p. 27 et s. ; enfin, on trouve évidemment trace de l’épisode dans la notice sur Jean-Baptiste Say par Ambroise Clément, Dictionnaire de l’économie politique, t. II, Coquelin et Guillaumin, 1854, p. 591-596. Ce dictionnaire est à certains égards l’ouvrage le plus célèbre en France au XIXsiècle, publié sous la direction de Charles Coquelin et Gilbert Guillaumin. La première édition est de 1854 et la liste des rédacteurs des notices contient les plus grands noms de la science économique française au XIXsiècle ; qu’on en juge : Bastiat, Baudrillard, Blanqui, Chevalier, Courcelle-Seneuil, Dunoyer, Dupuit, Garnier, de Molinari, Passy, Reybaud, Wolowski.
  • [3]
    Nonobstant les histoires de la pensée économique qui, toutes, traitent évidemment longuement de la loi de Say, on consultera l’ouvrage remarquable de Thomas Sowell, La Loi de Say. Une analyse historique, Paris, Litec, 1991. La préface de Jacques Garello est tout simplement éblouissante. Il y a dans ces pages du Frédéric Bastiat.
  • [4]
    Gérard Minart, Jean-Baptiste Say…, p. 7.
  • [5]
    On peut penser par exemple à l’École de Salamanque. On se permettra de renvoyer à nos audiovisuels en histoire de la pensée économique, Académie Libre des Sciences Humaines.
  • [6]
    Cité in Gérard Minart, Jean-Baptiste Say…, p. 9.
  • [7]
    Ainsi de François Perroux, dont l’attitude fut fort suspecte sous le régime de Vichy. Sur cet épisode de la carrière de Perroux, Serge Schweitzer, « La RSE est-elle d’augmenter ses profits ? », p. 250-288 ; sur Perroux, p. 282, dans L’Ethique de l’entrepreneur, PUAM, 2015.
  • [8]
    Jean-Pierre Deschodt. Cet auteur est le meilleur spécialiste du socialisme français du XIXsiècle. On consultera avec profit son dernier ouvrage, La Face cachée du socialisme français, Paris, Éditions du Cerf, 2019.
  • [9]
    Clavière, proche des Girondins, se suicidera en prison le 8 décembre 1793. Apprenant son suicide, son épouse à son tour s’empoisonne.
  • [10]
    Mémorial, t. IV, p. 292, dans Ms Say, carton K440, cité dans L. Le Van-Lemesle, Le Juste ou le riche…, p. 39.
  • [11]
    Émile James, Revue de l’Institut Napoléon, juillet 1966, n° 100, p. 113-123.
  • [12]
    Thierry Lentz, Napoléon. Dictionnaire historique, Paris, Perrin, 2020, p. 917.
  • [13]
    Jacques Wolff, Napoléon et l’économie. L’impuissance du politique, Paris, JAS Éditions, 2007.
  • [14]
    Sur le chevalier de Guibert, on pourra consulter Christian Schmidt, « L’économie de la force publique selon Guibert », dans La Pensée économique pendant la Révolution française, juillet-octobre 1990, n° 13.
  • [15]
    Antoine Guillois, Le Salon de Madame Helvétius. Cabanis et les idéologues, Paris, Calmann-Lévy, 1894, p. 121.
  • [16]
    Jean Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1977, p. 96.
  • [17]
    Jacques Bainville, Napoléon, Paris, Fayard, 1931, p. 117.
  • [18]
    Louis Madelin, Le Consulat, Paris, Hachette, p. 70. Cette célèbre histoire du Consulat et de l’Empire a été rééditée dans la collection « Bouquins », 2003.
  • [19]
    Jean Tulard, Napoléon…, p. 159.
  • [20]
    Sur Napoléon, les lycées et l’Université, l’ouvrage de référence est Napoléon et les lycées, Paris, Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon, 2004, ouvrage collectif sous la direction de Jacques-Olivier Boudon. Du même, « Napoléon, organisateur de l’Université », site d’histoire de la Fondation Napoléon, avril-mai 2006.
  • [21]
    Louis Liard, L’Enseignement supérieur en France, 1789-1889, t. I, 1884, t. II, 1894, Paris, Armand-Colin et Cie, p. 28.
  • [22]
    Id., p. 42.
  • [23]
    Id., p. 44.
  • [24]
    Id., p. 58.
  • [25]
    Après le 18 Brumaire, le Premier consul appelle Fourcroy, qui était de formation scientifique. Appelé à siéger au Conseil d’État en 1802, il est nommé directeur général de l’Instruction Publique, succédant à Roederer. Il travaille à l’élaboration de l’Université impériale décrétée en mai 1806 mais qui ne prend forme qu’en 1808. Il espère en être nommé grand maître, mais sera déçu. Sur Fourcroy, voir la thèse de G. Kersein, Éditions du Muséum, Paris, 1966. On peut aussi consulter A. Queruelle, Antoine de Fourcroy, savant, franc-maçon, homme politique, Paris, Édition Hermann, décembre 2009. Sur Fourcroy, on consultera la communication exhaustive de Thierry Lentz durant ce même colloque sur Napoléon et l’enseignement.
  • [26]
    Louis Liard, L’Enseignement supérieur…, p. 69-71.
  • [27]
    Id., paragraphe 31.
  • [28]
    L. Le Van-Lemesle, Le Juste ou le riche…, p. 47 et s.
  • [29]
    Qu’il soit permis ici, même si ce n’est pas académique, de déplorer que dans les médias d’aujourd’hui, cette règle ne soit pas courante.
  • [30]
    Nous avons cette esquisse de cours dans Les Séances des écoles normales, t. II, p. 239-240. En réalité, en 1796, Pierre-Louis Roederer est nommé professeur d’économie politique à l’École normale, mais il n’en remplit jamais les fonctions.
  • [31]
    Pour se faire une opinion fondée sur la qualification du régime napoléonien, on consultera avec un grand profit l’ouvrage de Thierry Lentz, Pour Napoléon, Paris, Perrin, 2021, p. 181-197.
  • [32]
    Cet argument sert systématiquement pendant des décennies. En quelques pages fulgurantes, en 1847, dans Le Libre-échange, Frédéric Bastiat fait paraître un article intitulé « Guerre aux chaires d’économie politique ». On retrouve ce texte dans les Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Paris, Guillaumin, 1854, t. V, p. 16 et s.
  • [33]
    Sur l’histoire des chaires d’économie politique jusqu’en 1864, l’article qui reste absolument fondamental est celui de L. Reybaud, « Les chaires d’économie politique… ».
  • [34]
    Il ne faut surtout pas le confondre avec son frère, le célèbre révolutionnaire qui, on le sait, passa plus de la moitié de sa vie en prison. Il en est des Blanqui comme des Say. Les frères n’étaient pas d’accord. Blanqui, l’économiste, serait aujourd’hui qualifié sans aucun doute non pas de libéral, mais de libertarien. Il est l’auteur d’une histoire de la pensée économique (Histoire de l’économie politique en Europe depuis les anciens jusqu’à nos jours, 1860) qui sera la première au monde. Il est donc l’antithèse absolue de son frère, l’un des plus grands noms du socialisme français, connu sous le sobriquet de Blanqui l’Enfermé, puisqu’il passa plus de temps de sa vie en prison que libre.
  • [35]
    Sur cet extraordinaire personnage qu’est Pellegrino-Rossi, on lira avec un vif intérêt le remarquable article de Jean- Yves Naudet, « Les multiples vies de Pellegrino-Rossi », dans Mélanges offerts à Serge Schweitzer, PUAM, 2019, p. 295 et s. Pour s’en tenir à un seul exemple, il n’est pas très fréquent qu’un professeur au Collège de France termine sa vie assassiné dans les locaux du Vatican. Rossi est désormais malheureusement plus connu à l’étranger qu’en France, de même que Frédéric Bastiat. Mais, y compris en Europe, tel n’est pas le cas. Ainsi, par exemple, sur le site Contrepoints, Francisco Cabrillo publie le 3 décembre 2011 un papier intitulé « Pellegrino-Rossi, professeur d’économie assassiné », article accessible à l’adresse : https://www.contrepoints.org/2011/12/03/58624-pellegrino-rossi-professeur-deconomie-assassine, consulté le 19 mars 2021.
  • [36]
    L. Reybaud, « Les chaires d’économie politique… », p. 961.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Traité aux conséquences incalculables puisque, comme l’avait prévu Montesquieu dans sa fulgurance, « le doux commerce », l’Angleterre, ennemie héréditaire de la France et inversement, non seulement ne fut plus jamais jusqu’à nos jours en conflit avec nous, mais encore, fut notre alliée des deux guerres mondiales jusqu’à la première guerre du Koweït et, dans un souci de réciprocité, la France par exemple prêta un armement décisif lors de la guerre des Malouines.
  • [39]
    L. Le Van-Lemesle, Le Juste ou le riche…, p. 95 et s. Luc Bourcier de Carbon est du même avis, considérant Chevalier comme un libéral certes, mais hétérodoxe : Essai sur l’histoire de la pensée et des doctrines économiques, t. I, De Montchrétien à Karl Marx, Montchrestien, 1971.
  • [40]
    Garnier sera membre de l’Institut, mais aussi sénateur des Alpes-Maritimes. L’épisode qui suit a valeur d’exemplarité sur la difficulté pour l’économie politique d’être admise pour ce qu’elle est – la science des échanges – et non pas pour ce qu’on voudrait qu’elle fût : un auxiliaire des pouvoirs en place. L’École des Ponts et Chaussées était de tradition colbertiste. Des bornes sévères furent posées à Garnier quant au contenu de son enseignement. Nous avons des procès- verbaux de deux réunions du conseil d’administration de l’École dans lesquels il est fait obligation à Garnier de ne surtout pas faire la promotion du libre-échange. Garnier ne s’inclina pas aisément et le bureau de l’École le rappela sévèrement à l’ordre, estimant « qu’il devait se montrer circonspect à propos de ses opinions sur le principe du laisser- faire laisser-passer et aux doctrines libre-échangistes ». Pour garder son poste, Garnier dut donner des gages à ses employeurs.
  • [41]
    Comme le remarque Jean-Yves Naudet dans son article « L’économie politique à la faculté de droit d’Aix », dans Six siècles de droit à Aix, PUAM, 2009, p. 85 et s., le Journal des Économistes va être ressuscité par une équipe d’économistes aixois en 1989 sous le nom de Journal des économistes et des études humaines autour de Jacques Garello et du doyen Jean- Pierre Centi. Sur le Journal des économistes, on consultera évidemment la notice du Dictionnaire de l’économie politique…, t. II, p. 6-7.
  • [42]
    La Société d’économie politique existe encore aujourd’hui. Son président est le professeur Emmanuel Combe de Paris I, surtout connu pour ses travaux, mais aussi son rôle institutionnel au plus haut niveau en droit de la concurrence.
  • [43]
    Les noms de Louis-Auguste Blanqui, de Louis Blanc, de Bazar, de Cabet, de Considérant, d’Enfantin, de Godin, de Pierre Leroux, de Proudhon, commencent à peine pour quelques-uns d’entre eux à émerger. Seul le nom de Saint- Simon est connu mais est-il de bonne classification que de continuer à classer Saint-Simon parmi les socialistes ? À certains égards, la même remarque peut être faite pour Proudhon. Mais en histoire de la pensée économique, comme dans tous les domaines, une certaine paresse intellectuelle fait qu’il faut être ou un savant incontesté, ou un inconscient, pour remettre en cause les catégorisations admises, partagées, et sans cesse répétées (la décence interdit d’écrire « ânonnées »).
  • [44]
    Avec évidemment, de notables exceptions. Ainsi du doyen Jourdan, agrégé de droit romain, qui va devenir le doyen de la faculté d’Aix-en-Provence de 1879 jusqu’à sa mort en 1891 et qui, disciple de Jean-Baptiste Say, de Pellegrino- Rossi et de Frédéric Bastiat, va acquérir une notoriété méritée dans la discipline, jusqu’à être l’un des quatre fondateurs de la Revue d’économie politique qui fut l’une des revues les plus prestigieuses du monde, aujourd’hui reléguée au second rang par la percée des revues anglo-saxonnes. Il est frappant de constater qu’à l’époque, la dichotomie droit-économie est moins marquée. Ainsi en évoquant la naissance de la Revue d’économie politique à la fin du XIXe siècle, il est difficile de résister à signaler que le secrétaire de la rédaction, donc la cheville ouvrière, va être Léon Duguit, le futur immense juriste. La Revue d’économie politique porta du reste, ce n’était pas le souhait d’Alfred Jourdan, une ombre significative au Journal des économistes. Sur tous ces sujets, il est incontournable de lire l’article de J.-Y. Naudet, « L’économie politique… », p. 85 et s.
  • [45]
    Avec évidemment, de notables exceptions. L’inculture contemporaine est telle que beaucoup attribuent à Arthur Laffer et sa célèbre courbe l’adage « les hauts taux tuent les totaux ». En réalité, c’est le doyen Louis Trotabas qui est l’auteur de cette formule immortelle. Il était professeur de droit fiscal. La rubrique qui lui est consacrée sur Wikipédia est suffisante pour se familiariser avec l’homme et son œuvre (https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Trotabas).
  • [46]
    Sur cette évolution, contée dans le détail, outre l’article de J.-Y. Naudet, « L’économie politique… », qui développe l’exemple aixois, on consultera l’article de Gaëtan Pirou cité dans le corps du texte, « L’enseignement économique en France », dans Revue d’économie politique, numéro spécial « Cinquantenaire de la Revue d’économie politique, 1887-1937 ». Pour connaître jusque dans le détail cette histoire, on consultera Serge Schweitzer et Loïc Floury, Droit et économie. Un essai d’histoire analytique, Paris, PUAM, 2015, p. 19-51.
  • [47]
    Ce n’est malheureusement pas la seule discipline qui a agi ainsi. Ce n’en est pas moins navrant. Dans quel pays, autre que le nôtre, peut-on évincer un futur Prix Nobel d’Économie, Maurice Allais, et encore plus un véritable géant de la discipline comme Jacques Rueff ? Sur le changement de physionomie en un peu plus d’un siècle de la profession des économistes universitaires français, un article récent est d’une importance incontournable : François Facchini, « Histoire doctrinale du corps professoral d’économie politique dans les facultés françaises de 1877 à 1969 », dans Ve congrès de l’AFEP : « L’économie politique de l’entreprise : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives », juillet 2015, Lyon. Article accessible à l’adresse : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01735226, consulté le 17 mars 2021.
  • [48]
    B. Lemmenicier, O. Marront, P. Setbon, « L’originalité des économistes universitaires français », dans Journal des –économistes et des études humaines, 1999, vol. 1, p. 151-170.
  • [49]
    En aidant à l’indépendance des États-Unis contre le colonisateur anglais, comment Louis XVI pouvait-il imaginer qu’il faisait faire à la France l’un des plus remarquables investissements de toute son histoire ? Si le général Pershing, en mettant le pied en France, à Cherbourg, en 1917, a eu comme premier mot « La Fayette nous voilà ! » ; et si de jeunes américains, qui ignoraient le nom de la Normandie, sont venus mourir sur les plages, c’est aussi, parce que pour les Américains, aujourd’hui encore, la France a un statut particulier celui d’avoir été la Nation qui les a puissamment aidés dans la guerre de Libération.
  • [50]
    Jean-Gustave Courcelle-Seneuil (1813-1892) est aujourd’hui encore un auteur d’actualité, essentiellement par sa défense de la thèse du free banking. Il a écrit aussi un Manuel des affaires en 1855 qui est considéré par certains comme le premier livre de gestion. Il émigra au Chili, il y fut professeur et eut une grande influence sur le mouvement libéral en Amérique du Sud.
Français

L’article a pour objet de décrire pourquoi et comment l’économie politique fut évincée lors de la création sous l’Empire de l’Université dite « napoléonienne ». La première partie décrit d’abord le célèbre dîner durant lequel Jean-Baptiste Say refusa de s’incliner devant le Premier consul afin de réécrire son Traité d’économie politique le transformant en un écrit de circonstance (section I). C’est que, dans Jean-Baptiste Say, il y avait quelque chose d’inflexible mais non de passéiste. Partisan de la Révolution française, il adhère au coup d’État de Brumaire, mais vite, va rentrer en opposition avec le maître du jour (section II). Il est faux de penser que Bonaparte détestait toute théorie économique, préférant les idées de l’État et de l’économie centralisés plutôt que celles qui s’appuient sur la liberté (section III). La deuxième partie s’intéresse ensuite à une expérience largement méconnue de création d’une chaire d’économie politique durant la Révolution (section I). La section suivante retrace le long itinéraire qui mène des chaires libres dans quelques établissements à l’institutionnalisation de l’économie politique comme matière enseignée mais au sein des facultés de droit. Un statut subordonné qui, évidemment, au fur et à mesure des progrès de la discipline, va convaincre les économistes qu’il leur faut acquérir leur indépendance de plein exercice (section II). Une licence complète d’économie vit le jour en 1959. Quant aux facultés de sciences économiques, il fallut attendre la rentrée universitaire 1968 pour les voir apparaître. Cet accouchement très tardif a engendré des conséquences cruciales. Le seul pays au monde dans lequel le point de vue des économistes libéraux est minoritaire est la France (section III).

Serge Schweitzer
Maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/07/2022
Pour citer cet article
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