CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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« Depuis la suppression des corps enseignants, l’instruction est à peu près nulle en France. Ce n’est pas qu’il n’existe, soit à Paris, soit dans ls départements plusieurs professeurs habiles et zélés pour le progrès de leur art, mais ces hommes précieux, épars et disséminés, ne se prêtent aucun secours et sont comme autant d’étincelles qui, faute d’être réunies dans un un foyer commun, ne donnent qu’une faible et mauvaise clarté […]. Chez un grand peuple, dont les institutions sont fixes, l’éducation nationale doit être en harmonie avec ses institutions. Il faut donc un système permanent d’instruction [1]. » (22 mars 1800).

3 C’est en ces termes que Lucien Bonaparte annonçe dans un rapport aux consuls ce qui allait constituer une part importante de l’œuvre civile de Napoléon : la construction d’un système d’instruction publique que les ouvrages anciens et toujours utiles d’Alphonse Aulard [2] et de Charles Schmidt [3] ont longuement étudiée. Mais les diverses manifestations scientifiques organisées à partir de 2002 pour célébrer le bicentenaire des lycées, celui des recteurs et enfin celui du baccalauréat, les publications qui en sont issues ont contribué au renouvellement des problématiques et modifié notre regard sur l’œuvre napoléonienne [4].

4 Aussi, sans avoir la prétention de faire œuvre originale, il est intéressant de réexaminer dans le cadre de cette journée portant sur Napoléon, l’enseignement et les bibliothèques quelques aspects de cette période clé de l’histoire de nos institutions scolaires au prisme de trois interrogations. Napoléon et ses législateurs ont-ils fait table rase du passé ? Leurs efforts pour construire un nouveau système d’instruction, dont le lycée était la pièce essentielle, ont-ils été couronnés de succès ? Enfin, ce système et son établissement phare ont-ils survécu à la chute de l’Empire ? Mais au préalable, il convient de rappeler la chronologie et le contenu des dispositions arrêtées pendant le Consulat et l’Empire.

Les grandes étapes de l’organisation scolaire napoléonienne [5]

A. 11 floréal an X (1er mai 1802) : réorganiser le système d’instruction

5 Première étape de la politique napoléonienne, la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) préparée d’abord par Chaptal, puis par Fourcroy, et longuement discutée dans le conseil d’État sous la présidence du premier consul. Cette loi se fixe pour objectif de réorganiser l’ensemble du système d’éducation sur la base d’un réseau unique et hiérarchisé d’établissements :

  • des écoles communales laissées au soin des communes et dont l’État ne s’occupe que pour en confier la surveillance aux sous-préfets ;
  • des écoles secondaires établies aux frais des communes ou des particuliers ne pouvant ouvrir qu’avec l’autorisation du gouvernement ;
  • des lycées entretenus aux frais du trésor public ;
  • des écoles spéciales également entretenues aux frais du trésor public [6].

7 De cette loi qui jette les bases du dispositif napoléonien en matière d’instruction, on peut retenir plusieurs points, et tout d’abord qu’elle était un texte de compromis entre la liberté sans restriction et la mainmise de l’État sur l’enseignement. En effet, tout en affirmant le rôle de l’État, elle ne revenait pas sur le principe de la liberté de l’enseignement reconnu par la Constitution de l’an III [7] en instituant un système semi-libéral dans lequel coexistaient des écoles secondaires communales et des écoles secondaires particulières soumises à la surveillance des préfets. Second point : le gouvernement renonçait à un financement national et à une organisation centralisée de l’enseignement primaire dont la responsabilité était laissée aux autorités locales. Seuls sont aux frais de l’État les lycées et les écoles spéciales. Enfin, c’était dans le domaine de l’enseignement secondaire que l’action de l’État était la plus évidente, avec la création des lycées dont on voulait d’emblée faire la clé de voûte du nouveau système d’instruction. Le législateur comptait sur son effet stimulant et régularisateur sur la masse des écoles secondaires municipales et privées [8].

B. 1806-1808 : l’Université impériale

8 Une seconde phase, annoncée par la loi du 10 mai 1806, est marquée par la volonté napoléonienne de fonder « un corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’instruction publique » sous le nom d’Université impériale. Son organisation en était précisée deux ans plus tard dans le décret du 17 mars 1808 [9]. Désormais, aucune école à l’exception des séminaires ne pouvait être ouverte hors de l’Université et sans l’autorisation de son chef, le Grand-Maître. Le système unique et hiérarchisé d’établissements était reconduit avec quelques modifications :

  • les écoles primaires apprenant à lire, à écrire et quelques éléments du calcul ;
  • les pensions tenues par des maîtres particuliers consacrées à des études moins fortes que celles des institutions ;
  • les institutions tenues par des instituteurs particuliers où l’enseignement se rapproche de celui des collèges ;
  • les collèges ou écoles secondaires communales donnant les éléments des langues anciennes, les premiers principes de l’histoire et des sciences ;
  • les lycées enseignant les langues anciennes, l’histoire, la rhétorique, la logique et les éléments des sciences mathématiques et physiques ;
  • les facultés enseignant les sciences approfondies et délivrant les grades (baccalauréat, licence, doctorat).

10 Le corps enseignant dont le renouvellement était prévu [10] était astreint à des engagements à l’égard de l’État aliénant une partie de sa liberté [11]. Il était par ailleurs pourvu d’une puissante armature administrative, avec à sa tête un grand maître de l’Université assisté d’un chancelier, d’un trésorier et d’un Conseil de l’Université [12]. Enfin, le régime de semi-liberté de l’enseignement en vigueur depuis la loi du 11 floréal an X était maintenu, avec la reconnaissance des institutions et des pensions tenues par des maîtres particuliers mais aussi d’écoles secondaires ecclésiastiques ou petits séminaires. Leur concurrence, et en particulier celle des petits séminaires, est à l’origine de la troisième phase.

C. 1811 : le monopole universitaire

11 Publié le 15 novembre 1811, le décret « concernant le régime de l’Université » se donnait pour objectif « d’aveugler toutes les voies d’eau » ouvertes dans le régime mis en place depuis 1802 et d’instaurer ce qu’Alphonse Aulard a dénommé le blocus universitaire. À compter du 15 novembre 1811, les institutions, les pensions et les petits séminaires étaient astreints à des obligations qui en faisaient des annexes, des établissements publics. Institutions et pensions établies dans une ville possédant un lycée ou un collège communal étaient réduites à enseigner les premiers éléments de l’instruction ne faisant pas partie de celle donnée dans le lycée ou le collège. Elles ne pouvaient avoir de pensionnaires au-dessus de l’âge de neuf ans qu’à la condition que le nombre de pensionnaires du lycée fût au complet. Les écoles ecclésiastiques voyaient leur nombre réduit à une par département et elles étaient placées sous l’autorité directe de l’Université. Leurs élèves devaient porter l’habit ecclésiastique et être conduits au lycée ou au collège de la ville où elles étaient ouvertes [13].

12 Au total, le décret du 15 novembre 1811 consacrait, tout au moins en théorie, le passage d’un système semi-libéral à un système de monopole.

Du passé faisons table rase ?

13 En décrétant que l’instruction est d’office le privilège de l’État investi de la mission de former l’esprit public, Napoléon et ses législateurs faisaient-ils table rase du passé ? Pour répondre à cette question, on peut examiner deux dispositions qui ont marqué l’histoire de notre système scolaire : le monopole universitaire, les lycées.

A. Le monopole de l’enseignement : une idée fort ancienne

14 Depuis longtemps, le pouvoir royal s’était intéressé au modelage du dispositif scolaire. On peut rappeler le projet de Richelieu de réduire le nombre de collèges afin d’améliorer la qualité de l’enseignement qui y était donné [14]. En 1667, en prélude à une réforme des universités et des collèges, Louis XIV demandait aux intendants d’inspecter les établissements situés dans leur ressort et de lui faire parvenir un rapport détaillé [15]. Dans le domaine de l’enseignement supérieur, la monarchie avait contribué à la fondation du Collège de France (1530) et de l’École des Ponts et Chaussées (1743).

15 L’idée que l’enseignement devait être un privilège et une fonction de l’État fut à l’ordre du jour dans les dernières décennies de l’Ancien Régime au lendemain de la suppression de la Compagnie de Jésus (1762), occasion saisie par les parlementaires pour exprimer leur volonté de réorganiser et de rénover l’enseignement [16]. Parmi les nombreux écrits alors publiés se distinguaient ceux de Rolland d’Erceville, qui fut le seul à présenter un plan d’ensemble reposant sur la création d’un système d’instruction publique piloté depuis Paris, « le centre et le chef-lieu de l’enseignement public [17] ». Ce principe trouvait un début d’application avec l’édit de février 1762 plaçant tous les collèges séculiers sous une administration uniforme confiée à des bureaux d’administration. Quelques années plus tard, dans un Mémoire au roi sur les municipalités, Turgot proposait la formation d’un conseil de l’instruction publique dirigeant les académies, les universités, les petites écoles « dont la mission serait de former les citoyens [18] ». Cette idée était reprise dans les cahiers de doléances réclamant un plan d’éducation nationale destiné à toutes les classes de la société, dont l’organisation et la gestion seraient dévolues au souverain et aux États généraux.

16 Le titre premier de la constitution de 1791 reprenait le principe d’une instruction publique « commune à tous les citoyens […] et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec les divisions du royaume [19] ». Abandonné dans la constitution de l’an III qui reconnaissait « le droit de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction », il était remis au goût du jour par le ministre de l’Intérieur, Le Tourneux, dans un rapport au Directoire exécutif (26 pluviôse an VI, 11 février 1798). Celui-ci notait que le seul moyen de « garantir au gouvernement la bonté et l’uniformité de l’instruction, c’est que lui-même la surveille ».

17 Ainsi donc, quand Napoléon s’empara de cette question, il était déjà passé en axiome que l’enseignement était une des fonctions essentielles de l’État et qu’il devait être organisé, donné et contrôlé par lui et non par des corps autonomes.

B. Le lycée : une nouveauté ? [20]

18 L’administration des lycées, composée d’un proviseur, d’un censeur des études et d’un procureur-gérant formant le conseil d’administration assisté d’un bureau d’administration, n’est pas sans rappeler celle des collèges séculiers ne dépendant pas des universités instituant en 1763 un principal, un sous-principal, un économe et un procureur-gérant.

19 Si la première organisation des études définie par l’arrêté du 10 décembre 1802 était d’abord fondée sur un fonctionnement faisant alterner cours à dominante littéraire et cours à dominante scientifique, le règlement d’études de 1809 revenait sur ce système pour restaurer les classes, y compris dans leur dénomination en vigueur dans les collèges d’Ancien Régime.

20 Qu’en était-il du contenu des études ? La loi de floréal an X indiquait que, dans les lycées, on enseignerait les éléments des sciences mathématiques et physiques. L’arrêté du 19 frimaire an XI (10 décembre 1802) renouvelait cette promesse d’un enseignement des mathématiques, mis à égalité avec l’enseignement du latin dans le libellé de son article 1. Cette parité se retrouvait dans le nombre de professeurs affectés aux lycées : quatre de belles-lettres et quatre de sciences mathématiques et physiques. Mais tout cela n’était pas bien nouveau. L’enseignement des mathématiques était déjà donné dans les écoles militaires et dans certains pensionnats des collèges d’Ancien Régime. Enfin, atteste de cette volonté de faire des collèges d’Ancien Régime le modèle à suivre le discours tenu par la Commission des lettres chargée de mettre au point le plan d’études des lycées [21]. On peut y lire cette ardente défense du thème latin à l’honneur dans les collèges lors de la discussion sur « la façon d’étudier le latin avec le plus de promptitude et de facilité » :

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« Les anciens collèges avaient un grand nombre d’usage utiles et quelques préjugés. Il faut adopter les uns et se défendre des autres. On encourageait autrefois la composition des thèmes ; on la néglige aujourd’hui. Il semble pourtant que l’autorité des collèges a quelque poids. On ne peut nier que les versions aient plus d’attrait et que l’esprit des enfants ne s’y montre plus vite ; mais les versions ne peuvent suffire seules à donner la connaissance de la langue latine ; on ne peut bien savoir toutes les règles, en pénétrer tout le génie, en résoudre les difficultés que par l’usage des thèmes entremêlé à celui des versions [22]. »

22 Enfin d’autres mesures rapprochaient le lycée du collège d’Ancien Régime : le rétablissement de l’internat, le poids de la religion, le système des bourses et en particulier des bourses créées par les particuliers. Le lycée renouait bien avec le passé ce qui aurait dû rassurer une partie de l’opinion publique.

Des résultats en demi-teinte ?

23 Quels ont été les résultats de la politique ? Pour répondre à cette question, on peut examiner ce qu’il en a été des lycées.

24 Dans son article 9, la loi du 11 floréal an X annonçait l’ouverture d’un lycée par arrondissement de tribunal d’appel soit 29 lycées. Ce nombre étant jugé insuffisant, en un an du 16 octobre 1802 au 17 octobre 1803, 45 arrêtés décidaient d’en créer 45, dont l’ouverture devait être réalisée au terme de l’an XIII (septembre 1805). Trois commissions furent chargées de leur organisation, qui rencontra de nombreuses difficultés. Sur les 45 lycées prévus, 29 seulement étaient en pleine activité au terme de l’année 1806, 37 en 1808 [23]. Les objectifs de la loi de floréal étaient donc à cette date loin d’être tenus.

25 Pour tenter de rattraper ce retard, un décret du 15 novembre 1811 prévoyait de porter le nombre de lycées à 100 de manière qu’il y en eût au moins 80 en activité dans le cours de l’année 1812 et les 20 autres en 1813. Au printemps 1813, 42 lycées seulement étaient ouverts dans l’Empire, 33 sur le territoire national, 9 dans les territoires annexés. L’objectif des 100 lycées étant loin d’être atteint, un décret du 29 août 1813 érigeait en lycées 21 collèges dont 18 en France, 3 dans les territoires annexés et deux institutions prestigieuses, Juilly et Sorrèze.

26 Qu’en était-il de la population scolarisée dans le secondaire ? Si les chiffres donnés par l’Exposé de la situation de l’Empire en 1813 ainsi que ceux publiés dans le Rapport au roi sur l’enseignement secondaire de Villemain en 1843 doivent utiliser avec précaution, ils nous donnent des ordres de grandeur [24].

27 En 1809, les lycées accueillaient 9 068 élèves, les collèges communaux 18 507, les institutions et les pensions 23 608. Trois ans plus tard, en 1811, les lycées scolarisaient 12 185 élèves, les collèges communaux 26 405 et les établissements privés 30 680. Si les mesures prises en 1811 ont provoqué une augmentation sensible des effectifs des lycées atteignant le chiffre de 18 000 élèves, il n’en restait pas moins qu’ils ne représentaient que 15 % des élèves scolarisés dans le secondaire, les collèges communaux accueillant 50 000 élèves et les établissements privés 47 000. L’ambition du régime d’édifier un réseau de lycées, pivot et fleuron des réformes éducatives du Consulat et de l’Empire formant les futurs cadres du pays, se soldait donc par un échec.

28 Cet échec, et on n’insistera pas sur ce point qui a fait l’objet de nombreuses études, était manifestement dû à la désaffection des parents pour ce modèle éducatif, désaffection expliquant le succès des établissements privés et en particulier des petits séminaires. Mais il faut tenir compte d’une autre donnée : l’insuffisance des moyens financiers accordés aux lycées, conçus dès leur création comme des établissements devant se suffire à eux-mêmes avec pour résultat un véritable « bricolage » pour les faire vivre.

29 Dès le 13 floréal an XIII (23 avril 1805), il était décidé de ne plus pourvoir aux places de censeurs, procureurs-gérant et de professeurs qui viendraient à vaquer qu’autant qu’il serait nécessaire. À la première organisation des lycées, il ne serait plus nommé que six professeurs – 4 de belles-lettres et 2 de mathématiques – au lieu des 8 prévus initialement. Surtout, le régime des bourses était revu à la baisse. Certes, il était prévu de porter le nombre de 100 à 150. Mais cette augmentation était en trompe-l’œil car 20 élèves seulement auraient une bourse entière, 50 élèves trois quarts de bourse et 80 une demi-bourse. Or, le prix moyen de la pension dans les lycées était de 700 francs [25]. Les conséquences de cette mesure ne se firent pas attendre : « La plupart des familles à qui les bourses avaient été accordées ne purent supporter cette charge qu’on leur imposait ; les bourses ainsi réduites furent moins recherchées ; souvent il ne se présentait aucun élève pour obtenir celles que les villes mettaient au concours. Cette mesure nuisit beaucoup au succès des lycées [26]. »

30 Cette politique consistant à décharger l’État du financement des bourses se poursuivit avec les mesures arrêtées en 1808. Ce fut d’abord le décret du 17 mars 1808 créant une taxe d’un vingtième sur la rétribution payée par chaque écolier pour son instruction. C’est ensuite le décret du 28 avril 1808 imposant aux communes possédant un lycée devait financer 35 bourses bénéficiant à 50 élèves. La participation de l’État au financement des bourses passait ainsi de 3 000 000 de francs à 1 900 000. De plus, le décret faisait appel à la générosité des particuliers en stipulant que « tout individu qui voudrait fonder une bourse ou une partie de bourse dans un lycée serait admis à le faire et pourrait s’en conserver la nomination ». Enfin, il faut mentionner les taxes prélevées pour la collation des grades, les taxes exigibles des chefs d’institutions et des maîtres de pensions. Manifestement, l’État napoléonien n’avait pas les moyens de ses ambitions sur le plan financier.

L’État enseignant menacé et finalement préservé

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« Des institutions impériales, il n’en était pas une qui parût plus qu’elle menacée de disparaitre avec l’Empire : tout semblait le présager, et son origine qui la reliait à la Révolution, et l’office politique qu’avait voulu pour elle son fondateur, et son monopole où l’on voyait une entreprise sur les consciences. De fait elle fut condamnée, et d’un verdict à peu près unanime, on rédigea même et l’on publia sa sentence de mort [27]. »

32 Comme le montrent ces quelques lignes de Louis Liard, avec la chute de l’Empire, l’Université et ses lycées semblaient condamnés à disparaître sous les coups d’une attaque généralisée dans laquelle se distinguait Chateaubriand :

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« Ce n’était pas tout d’enchaîner les pères, il fallait encore disposer des enfants. On a vu des mères accourir des extrémités de l’Empire et venir réclamer, en fondant en larmes, les fils que le gouvernement leur avait enlevés. Ces enfants étaient placés dans des écoles où rassemblés au son du tambour, ils devenaient irréligieux, débauchés, contempteurs des vertus domestiques [28]. »

A. L’assaut contre l’Université [29]

34 Plusieurs mesures prises au cours de la Première Restauration donnaient le signal de cette offensive. L’arrêté du 8 avril 1814 proclamait que « la forme et la direction de l’éducation seront rendus à l’autorité des pères et mères, tuteurs et familles ». Le règlement d’études pris le 28 septembre 1814 en vue de la rentrée dans les établissements secondaires supprimait tout l’appareil militaire introduit par le règlement du 21 prairial an XI (10 juin 1803). C’en était fini de l’organisation en compagnies avec leurs sergents et leurs caporaux, des exercices militaires, des arrêts remplacés par des sanctions, du tambour donnant le signal de tous les exercices. Les dispositions relatives à la religion étaient renforcées, avec l’instauration d’une prière en début et en fin de journée, au début et à la fin des repas. Ces mesures fort symboliques étaient suivies d’un geste fort en direction des adversaires de l’Université et de son monopole. L’ordonnance du 5 octobre 1814 revenait sur les dispositions prises contre les écoles ecclésiastiques. Elles pouvaient désormais s’ouvrir librement à raison d’une par département. Il devenait possible d’en ouvrir une seconde dans les lieux dépourvus de lycée ou de collège. Et surtout, leurs élèves étaient dispensés de la rétribution universitaire et le baccalauréat leur était conféré gratuitement. Ces mesures étaient de nature à favoriser leur recrutement.

35 Quelques mois plus tard, c’est l’Université qui était directement visée par l’ordonnance du 17 février 1815 la démembrant en 17 Universités régionales. Au total, même si le gouvernement continuait de soumettre l’autorisation d’ouverture des pensions et institutions à l’État, c’était bien une première brèche qui était ouverte dans le monopole.

36 Avec le retour de Napoléon, cette ordonnance restait lettre morte L’Université retrouvait son organisation antérieure. Dès le 31 mars, les recteurs étaient informés du rétablissement de la rétribution universitaire dans les écoles ecclésiastiques. Le 25 avril, le tambour, l’uniforme, les exercices militaires étaient remis à l’honneur dans les lycées.

B. L’Université sauvée

37 Au lendemain des Cent-Jours, avec la Seconde Restauration, tout était à craindre. Il n’en fut rien. L’ordonnance du 15 août 1815, tout en supprimant le Grand-Maître et ses adjoints, maintenait l’organisation académique décidée en 1808, rétablissait la rétribution universitaire et instituait une commission « provisoire » de cinq membres chargés d’exercer tous les pouvoirs précédemment attribués au Grand-Maître et au Conseil de l’Université. Tout en conservant le cadre institutionnel, la monarchie faisait donc au prix de quelques modifications machine arrière. Les raisons de cette volte-face étaient tout d’abord financières comme on peut le lire dans les Mémoires du chancelier Pasquier, alors garde des Sceaux et ministre de l’Intérieur en charge de l’instruction [30] :

38 « Le 15 août [1815], le roi rendit sur mon rapport une ordonnance concernant l’Université […]. Fallait-il tenter de mettre en pratique l’ordonnance de l’abbé de Montesquiou [31], ou serait-il préférable de laisser fonctionner l’ancienne Université ? Nous n’étions pas en état de nous donner les embarras d’une organisation nouvelle qui aurait entraîné des dépenses considérables. L’abbé de Montesquiou avait trouvé moyen d’y pourvoir avec les ressources de la liste civile ; mais la liste civile aurait probablement à supporter en même temps de nouvelles charges et une assez grande réduction dans ses revenus ; il n’y avait donc pas à songer à un secours sur lequel on avait cru pouvoir compter six mois plus tôt [32]. Toutes ces considérations me décidèrent à proposer au Roi et au conseil de conserver provisoirement ce qui existait, en remplaçant seulement, pour mieux caractériser ce provisoire, l’ancien Grand-Maître, le conseil, le chancelier et le trésorier par une commission de d’instruction publique qui rempliraient fort économiquement les fonctions attribuées à ces différents pouvoirs [33]. »

39 Mais, il faut aussi et surtout tenir compte de l’action de Royer-Collard et de ses amis qui se sont rangés du côté des institutions menacées. Il leur appartenait désormais de conserver l’édifice napoléonien en le « royalisant ». Ce qui fut accompli le 22 août 1815 avec la décision très symbolique de dénommer les lycées collèges royaux.

Pour conclure

40 Si l’ambition de Napoléon d’établir un nouveau système d’instruction n’a pas été totalement couronnée de succès, elle a finalement été sauvée par des hommes qui ont compris qu’elle répondait à la volonté de rendre l’État responsable de la formation de la nation et de faire l’unité morale du pays. Son œuvre a traversé le temps. Certes notre système éducatif n’est plus le même qu’à la fin de l’Empire. Il a néanmoins laissé beaucoup de traces, ne serait-ce que cet examen qui soulève toujours bien des passions : le baccalauréat.

Notes

  • [1]
    Cité dans G. Pariset, Le Consulat et l’Empire (1799-1815), Paris, Hachette ; E. Lavisse, Histoire de la France contemporaine, t. 3, 1921, p. 326.
  • [2]
    A. Aulard, Napoléon et le monopole universitaire. Origine et fonctionnement de l’Université impériale, Paris, A. Colin, 1911.
  • [3]
    Ch. Schmidt, La Réforme de l’Université impériale en 1811, Paris, Société nouvelle de Librairie et d’Édition, 1908.
  • [4]
    P. Caspard, J.-N. Luc et Ph. Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d’histoire, Paris, Institut national de recherche pédagogique, 2005 ; J.-F. Condette, H. Legohère (dir.), Le Recteur d’académie Deux cents ans d’histoire, Paris, Éditions Cujas, 2008 ; Ph. Marchand, Le Baccalauréat, 1808-2008. Certification française ou pratique européenne ? Villeneuve d’Ascq, Revue du Nord, INRP, 2010 ; J.-O. Boudon (dir.), Napoléon et les lycées. Enseignement et société en Europe au début du XIXsiècle, Paris, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, 2004.
  • [5]
    Sur les étapes de l’organisation scolaire napoléonienne, l’ouvrage de M. Gontard, L’Enseignement secondaire en France de la fin de l’Ancien Régime à la loi Falloux, 1750-1850, Aix-en-Provence, Edisud, 1984, est fort précieux. Cf. aussi Ph. Savoie, « Construire un système d’instruction publique : de la création des lycées au monopole renforcé (1802-1814) », dans J.-O. Boudon, Napoléon et les lycées…, p. 39-55.
  • [6]
    Les écoles militaires ouvertes à la fin de l’Ancien Régime, l’École Polytechnique en 1794 sont conservées. La loi prévoit en outre l’organisation d’écoles de droit, de médecine, d’histoire et de géographie.
  • [7]
    Art. 300 de la constitution de l’an III (22 août 1795) : « Les citoyens ont le droit de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction. »
  • [8]
    Sur les lycées, on se reportera aux travaux de Ph. Savoie.
  • [9]
    La loi du 10 mai 1808 prévoyait dans son article 3 que l’organisation du corps enseignant ferait l’objet d’une loi présentée au Corps législatif à la session de 1810. Cette loi ne fut jamais présentée et Napoléon se contenta d’un simple décret (cf. A. Aulard, Napoléon…, p. 168-169).
  • [10]
    « Il sera établi à Paris un pensionnat normal, destiné à recevoir jusqu’à trois cents jeunes gens, qui y seront formés » (art. 110 du décret du 17 mars 1808).
  • [11]
    Les membres de l’Université doivent prêter un serment, s’engager à observer les règlements et statuts de l’Université, promettre obéissance au Grand-Maître de l’Université « dans tout ce qu’il leur commandera pour le bien de l’enseignement » (art. 39, 40 et 41 du décret du 17 mars 1808).
  • [12]
    Sur l’organisation de l’Université impériale, voir l’organigramme dans T. Lentz, La France et l’Europe de Napoléon, 1804-1814, Nouvelle histoire du Premier Empire, Paris, Fayard, 1999, p. 387.
  • [13]
    Arrêté concernant les écoles secondaires ecclésiastiques, 24 novembre 1812.
  • [14]
    F. de Dainville, « Collèges et fréquentation scolaire au XVIIIe siècle », dans Population, 1957/12-3, p. 467-494, p. 474-475.
  • [15]
    Ibid., p. 481.
  • [16]
    J. Morange, J.-F. Chassaing, Le Mouvement de réforme de l’enseignement en France, 1760-1798, Paris, PUF, Travaux er recherches de l’Université de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris, série Sciences historiques, 1974.
  • [17]
    Rolland d’Erceville, Compte rendu aux Chambres assemblées par M. Rolland d’Erceville des différens mémoires envoyés par les universités dans le ressort de la Cour en exécution de l’arrêt du 3 septembre 1762 relativement au plan d’études à suivre entre les collèges non dépendans des universités et de la correspondance à établir entre les collèges et les universités, 13 mai 1768.
  • [18]
    Mémoire sur les municipalités à établir en France, Lausanne, 1787. Le mémoire est rédigé par Dupont de Nemours.
  • [19]
    Dispositions fondamentales garantie par la Constitution.
  • [20]
    C. Falcucci, L’Humanisme dans l’enseignement en France au XIXe siècle, Toulouse, Privat, 1939 ; M.-M. Compère, Du collège au lycée (1500-1850). Généalogie de l’enseignement secondaire, Paris, Éditions Gallimard-Julliard, collection Archives, 1985, p. 182-183.
  • [21]
    Deux commissions furent chargées de rédiger une instruction déterminant le contenu des études pour chaque classe et l’ordre à établir entre les classes. Leur rapport fut présenté le 15 mai 1803.
  • [22]
    M. Kilian, Tableau historique de l’enseignement secondaire en France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, Delalain, 1841, p. 103.
  • [23]
    T. Choffat, « L’application de la loi du 11 floréal : la création et le fonctionnement de quelques lycées impériaux », dans J.-O. Boudon, Napoléon et les lycées…, p. 39-55.
  • [24]
    Exposé sur la situation de l’Empire présenté au Corps législatif dans sa séance du 25 février 1813, Paris, Imprimerie impériale, 1813, p. 71-72 ; Villemain, Rapport au roi sur l’instruction secondaire, Paris, Imprimerie royale, 1843.
  • [25]
    Le prix de la pension avait été fixé en 1802 à 900 francs dans les lycées de Paris, 750 francs dans les lycées de première classe, 650 francs dans les lycées de seconde classe et 600 francs dans les lycées de troisième classe.
  • [26]
    M. Kilian, Tableau historique…, p. 103.
  • [27]
    L. Liard, L’Enseignement supérieur en France, 1789-1893, Paris, A. Colin, 1894, t. 2, p. 125.
  • [28]
    Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, Paris, Mame frères, 1814, p. 16.
  • [29]
    Jean Poirier, « L’Université provisoire », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1926, p. 241-279.
  • [30]
    Ainsi que dans le préambule de l’ordonnance, « Notre ordonnance du 17 février 1815 n’ayant pu être mise à exécution, et, les difficultés du temps, ne permettant pas qu’il soit pourvu aux dépenses de l’instruction publique ainsi qu’il avait été statué par notre ordonnance ».
  • [31]
    Ministre de l’Intérieur lors de la première Restauration. Il s’agit de l’ordonnance du 5 octobre 1814.
  • [32]
    Le déficit s’élevait à 696 millions (S. Charléty, La Restauration (1815-1830), t. 4, E. Lavisse, Histoire de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1921, p. 99-100).
  • [33]
    Mémoires du chancelier Pasquier, première partie : Révolution, Consulat, Empire, t. III, 1814-1815, Paris, Plon, 1894, p. 395-397.
Français

Cet article propose d’interroger sous plusieurs angles le système éducatif voulu par le Premier Consul puis par l’Empereur. Comment s’organise ce système sous l’impulsion de l’État napoléonien ? Le lycée est-il une innovation ou la poursuite d’une philosophie éducative « à la française » ? Comment les institutions ont-elles évolué sous l’Empire ? Et comment ont-elles survécu après la disparition du régime qui les avaient fondés ?

Philippe Marchand
Maître de conférences émérite à l’université de Lille
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/07/2022
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