CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Contrairement à l’opinion communément admise selon laquelle le frère aîné de l’Empereur aurait été un épistolier paresseux, peu désireux de prendre la plume [1], Joseph Bonaparte est l’auteur d’une correspondance dont l’ampleur reste encore à estimer. Certes moins importante que celle de son frère Napoléon, auteur de plus de 40 000 lettres, la correspondance de Joseph n’embrasse pas moins une plus large chronologie (de 1784 à 1844, année de sa mort) ainsi que de nombreux sujets.

2Les dix volumes publiés par Albert du Casse en 1854 sous le titre de Mémoires politiques et militaires du roi Joseph[2] donnent une idée plus ou moins précise de l’importance de ce corpus, quand bien même celui-ci est rigoureusement encadré et soumis à une lecture répondant aux exigences de la légende impériale. Néanmoins, Albert du Casse est le premier historien à accéder aux archives privées du roi et à soumettre au public une partie de cette correspondance, quand bien même celle-ci est encore largement mêlée à d’autres documents. Plusieurs historiens ont ensuite publié des recueils de lettres : Jacques Rambaud produit ainsi en 1911 un choix de lettres inédites concernant le règne napolitain [3]. Hector Fleischmann, quant à lui, parvient à réunir, notamment à partir de collections privées, un corpus plus ou moins cohérent de lettres écrites au cours de l’exil de l’ancien roi [4]. Enfin, le récent projet d’édition de la correspondance générale de Napoléon a permis de revenir sur les lettres échangées entre Joseph et Napoléon, rectifier certaines erreurs et donner un autre aperçu du rôle de la correspondance dans les relations entre l’empereur et les royautés vassales.

3Au cours de nos recherches, de nouvelles lettres ont été mises à jour, la plupart conservées aux Archives nationales. Cet ensemble remarquable, estimé à plus de trois cents pièces a la particularité de regrouper une partie importante des lettres envoyées par Joseph après 1814 à son épouse, l’ancienne reine Julie, et à d’autres membres de sa famille proche. Il est utile de rappeler ici quelques éléments concernant l’existence de Joseph après la chute de l’Empire.

4D’abord réfugié au château de Prangins en Suisse, après la campagne de France, Joseph choisit après le désastre de Waterloo une forme d’exil infiniment plus définitif en franchissant l’Atlantique. Parvenu aux États-Unis sous une fausse identité, il finit par faire connaître sa présence sur le Nouveau Continent et parvient, en dépit de la réputation fragile des Bonaparte, à se rendre populaire auprès de ses hôtes et intègre sans trop de difficulté la meilleure des sociétés. Ayant gagné quelques amitiés précieuses, il s’installe sous l’apparence d’un certain faste à Bordentown, dans le New Jersey, tout en maintenant de solides liens avec Philadelphie. Investissant une partie de sa fortune personnelle dans l’achat de terrain et nouant des relations d’affaires avec de riches entrepreneurs américains, à commencer par le millionnaire Stephen Girard, Joseph se glisse dans les habits d’un notable de la jeune démocratie américaine, mais reste sous d’autres aspects un ancien monarque européen dont les liens avec le Vieux Continent se maintiennent en dépit de ses propres allégations. La solitude lui pèse malgré tout et l’absence de sa femme et de ses deux filles, fixées à Bruxelles, se fait durement sentir.

5Malgré cela, l’on sent à travers de nombreuses lettres un enthousiasme non feint envers ce qu’il découvre à travers le pays. Tout d’abord, le régime politique l’a indéniablement séduit : à de très nombreuses reprises, il vante à Julie la stabilité d’institutions qui garantissent à chaque citoyen une liberté d’entreprise, de pensée et de mouvement qu’il n’a lui-même jamais connu en Europe. Il s’écrie ainsi « l’air que je respire est ici à moi comme au président de l’Union », aimable et poétique raccourci lui permettant d’associer les notions d’égalité et d’inviolabilité de la propriété. Il note, avec une certaine fausse naïveté, que les citoyens des États-Unis ignorent les clans, les réseaux d’influence, les liens de vassalité contractés selon les intérêts politico-économiques : l’homme conserve sa dignité dans toutes les activités qu’il mène et peut conserver par-devers lui les sentiments qui lui sont propres. Sous la plume de Joseph, grand manipulateur d’hommes du temps de ses règnes napolitains et espagnols et longtemps incrédule envers les théories de perfectibilité de l’homme à lui opposées par son amie Germaine de Staël [5], ces réflexions témoignent d’un retournement d’opinion que l’on peut qualifier de sincère. Il n’a pas fallu longtemps à l’ancien avocat aux sympathies révolutionnaires pour retrouver des sentiments un temps enfouis. Joseph part ainsi de la constatation d’un échec général ou plutôt d’une somme conjointe d’échecs (échec de la Révolution, de l’idéal impérial ainsi que celui de sa famille) ayant amené le retour des « souverains » en Europe pour relancer sa propre réflexion politique. N’ayant jamais eu l’esprit extrémiste, il estime que l’Amérique peut convenir à sa personnalité, celle d’un homme qui méprise les rangs supérieurs : « je crois avoir toujours été homme, sur le trône plus encore que dans la condition privée ». Cette phrase est sans équivalent dans les écrits légués par Joseph : jamais, il n’a eu autant l’occasion d’exprimer de telles opinions en toute bonne foi. Sous l’Empire, sa correspondance est lue (lui-même ne répugne pas à ouvrir les lettres destinées à ses proches comme en témoigne Gaspard de Clermont-Tonnerre dans ses Mémoires), et les lettres qu’il envoie à sa femme depuis Madrid sont autant d’appels et de reproches formulés à l’attention de son frère. Ici, en exil, s’il peut s’attendre à ce que les polices européennes interceptent ses lettres, il n’en demeure pas moins que ses relations épistolaires se sont libérées. Les lettres que nous publions ici mentionnent par ailleurs à plusieurs reprises quelques-uns des stratagèmes imaginés par les époux pour échanger leur prose en toute quiétude.

6Nous avons pris pour parti d’éditer ces pièces de correspondance dans leur forme d’origine : l’orthographe parfois fantaisiste de Joseph ainsi que sa ponctuation ont été respectées. Nous nous sommes attachés, dans la mesure du possible, à signaler la plupart des noms propres cités ici. Néanmoins, certains cas précis (négociants, particuliers) n’ont pu être retrouvés.

I) Lettre à Julie [6], Milton[7], 1er janvier 1817

7[7]
Ma chère amie, je t’ai écrit il y a quelques jours de Pointe-Breeze [8] ; je t’écris aujourd’hui d’une auberge intermédiaire entre Pointe-Breeze et Newyork où je m’arrête ordinairement et où je coucherai cette nuit, ne voulant arriver que demain à déjeuner à Newyork. Je suis aujourd’hui totalment connu dans ce bon et excellent pays, que il est impossible d’être reçu plus cordialement que je le suis par ces braves gens, et si quelque chose pouvait dans des jours comme celui-ci, [consacrés] chez toutes les nations aux affections domestiques, consoler des caresses de sa femme, de ses enfants et des siens, je pourrais ne pas me croire malheureux de mon isolement ; je n’ai pu me souffrir ni à Philadelphie, ni à Newyork, ni à Pointe Breeze, et me voici sur la grande route ; cependant à Pointe-Breeze, on m’avait préparé une fête assez splendide pour le pays dans une famille respectable, aimable, et qui nous aime beaucoup aiant été bien traitée par nous à Paris, mais après avoir accepté, je suis parti précipitament ce matin, et j’ai voulu leur laisser passer leur journée du new yers[9] à la manière de leur pays, et sans intervention étrangère ; je n’ai pas échapé cependant à l’intérêt d’une autre famille qui m’a forcé à m’arrêté chez elle à 20 mille de chez moi. Je n’ai pu résister aux aimables empressements de leurs charmantes demoiselles de l’âge de Zénaïde et de Lolotte qui m’ont arraché de ma voiture et m’ont entraîné déjeuner avec leurs respectables parents. J’ai été régalé du spectacle d’une course de chevaux, et des aimables caresses de deux charmantes enfants qui me rappellaient trop les miennes pour ne pas arracher de mes ieux plus de larmes que je n’aurais voulu : j’ai voiagé aujourd’hui avec les glaces de la voiture baissées, jouissant d’un soleil de Naples et d’une belle vue dans un pays plat et boisé par groupes, et quelquefois par des masses d’une grande étendue ; je ne sçaurai assez te répéter ma chère Julie, que ce pays-ci, tout compensé, est le meilleur qui soit au monde ; pour des âmes comme les nôtres, l’homme y est dans toute sa dignité, et je m’y trouve bien parce que je crois avoir toujours été homme, sur le trône plus encore que dans la condition privée ; mais il faut avoir des liens domestiques, les affections véritables ne l’entendant guères hors de la famille. J’ai trouvé beaucoup de personnes bienveillantes pour moi, et qui mettent trop de prix à ce que j’ai apporté ici des sentiments et des manières qui sont les leurs, que j’eusse pris ici, si je ne les eusse pas toujours conservés avec moi. Ni idolâtre, ni idolâtré, voilà ce que l’on est ici. Tu sçais combien mon ceur a besoin d’aimer et depuis que je suis dans ce pays, je ne l’ai senti emporté vers personne, ni sollicité par personne ; ainsi, je n’ai contracté avec aucune personne, ni de l’un, ni de l’autre sexe aucun attachement plus vif qu’avec beaucoup d’autres personnes. Il faut avouer cependant que j’ai été touché des prévenances, de l’intérêt, je puis dire de l’amitié que me montre depuis quelques mois un homme, qui par son caractaire bourru, bizzare, extraordinaire, fait l’étonnement du public qui ne le connaît, que par ses immenses richesses le bien qu’il a fait dans le fléau de la fièvre jaune, et quelques traits de sauvagerie envers des parents arrivés de France avec trop de prétention à sa faveur. Cet homme est le fameux M. Stephen Girard [10], qui vit depuis trente ans années dans sa banque et dans sa campagne [qui n’est qu’à] [11] où il passe deux heures tous les jours, qui passe pour avoir trente à quarante millions de bien, qui travaille la nuit, et le jour, qui vit aujourd’hui comme il vivait il y a 30 ans, lorsqu’il n’avait pas dix mille gourdes de rentes, qui donne quelques fois vingt mille gourdes aux malheureux sans sonner la trompette, qui en refuse encore plus souvent aux importuns, qui économise une voiture, et qui vit enfin comme un bon bourgeois. Cet homme, dont les manières sont simples, me paraît bon au suprême degré, mais de cette bonté éclairée qui ne veut pas être dupe, qui n’estime que ce qui est estimable, et qui se reprocherait comme un crime de donner à l’orgueilleuse et fervente pauvreté un bien qui est le fruit d’un travail de tous les jours, et qui est en grande partie, beaucoup plus qu’on ne le croit, le patrimoine du pauvre invalide et souffrant… Ce brave homme, ma chère amie, s’est pris d’une grande affection pour moi j’ai été un jour indisposé de mes anciennes douleurs parce que malgré son conseil, j’ai voulu coucher dans une maison dont la première brique a été posée au mois de juin ; il l’a prévu et le lendemain matin il était chez moi au point du jour ; il a falu qu’il fût mon médecin, ma garde ; à midi j’étois bien portant. Il a négligé ses affaires. Il m’a fait préparé un appartement chez lui ; il m’a envoié un crédit illimité sur sa banque. Il ne cesse pas d’envoier tout ce qu’il peut s’immaginer chez moi. Il m’a fait économiser avec une seule lettre de change le quart du prix des dépenses sur ma bâtisse, parce qu’il s’est déclaré mon intrepreneur à 25 pour cent de rabais. M. Girard est un homme de soixante ans ; il n’a pas un sol à moi, il a été un an sans me connaître. Il m’a vu deux fois et il est devenu telment mon ami que c’est de lui que je remplis une grande partie d’une lettre du 1er de l’an, qui comme tu le vois bien, est une complainte sur notre sort qui nous isole, et qui nous fait commencer dans l’abandon mutuel les derniers beaux jours qui nous restent à donner à mes tendres affections et à l’amitié.

8Je vais à Newyork pour régler mes affaires à la fin de l’année, pour abandonner la maison que j’y avais ; j’en ai loué une à Philadelphie jusqu’au mois de 7bre ; elle est assez grande comme pied à terre pour vous si vous arrivez au primptems, Point de Breeze étant notre demeure habituelle et se trouvant par l’établissement du steame bot à 3 heures de distance seulement de Philadelphie. Si vous voudrez passer l’hiver à Philadelphie, nous louerons une plus grande maison.

Newyork, 3 janvier 1817

9Le bâtiment qui devait porter cette lettre n’étant pas encore parti, je profite de ce retard pour t’écrire encore deux mots. Je viens de recevoir des nouvelles d’Eliza de Trieste du mois de 7bre [septembre] ; il paroit qu’elle est assez bien. J’en ai aussi reçues de Rome, mais jamais aucune de Jérôme.

10J’ai vu M.M. Bayard [12] fils qui tous les deux l’ont vu en France ainsi que les enfants ; ils m’ont donné quelques détails de leur conversation avec toi. Une de leur seur s’est mariée hier et j’ai assisté à son mariage ; il est impossible d’être mieux pour moi que cette respectable famille ; le père est un homme que j’ai aimé sans avoir pu entendre sa conversation ; il s’est pris d’une aussi belle passion pour moi, et dans un pays où l’on respecte avant tout ce qui est respectable dans l’homme, les sentiments et les affections. J’ai été invité à une fête où n’étoient admis que les parents les plus proches, ce qui ne laissait pas que de composer une très brillante réunion de cinquante personnes qui toutes m’ont montré autant d’égards que d’affection. En vérité, mes chères amies, ce n’est pas pour vous séduire que je vous parle ainsi, mais je suis enchanté de ce pays. Plus on y vit, plus l’on s’apperçoit qu’on est mieux ici que partout ailleurs. L’homme est dans toute sa dignité. On accorde ici aux qualités personnelles ce que l’on refuse au rang social, et je vous jure sans vanité que je me trouve mieux partagé ici qu’en Europe. Je suis sûr que vous y auriés les mêmes jouissances du sentiment noble de sa propre dignité, bien supérieurs aux illusions d’un rang supérieur que les uns nous envient et que les autres n’aiment en général que pour en tirer avantage, d’où résultent les basses flatteries, et tous les moiens inventés par la cupidité pour tromper et séduire les rois que l’on méprise dans le fond de l’âme et dont on espère tirer avantage. Mais ce stile n’est pas celui du pays que vous habitez. Venez ici si vous voulez entendre la vérité et être heureuses de vous-mêmes, des sentiments libres des personnes qui vous aimeront pour vous-mêmes, des bienfaits d’un bon gouvernement qu’on ne voit pas plus que l’air et dont on vit habituelment sans s’en apercevoir ; d’un climat brillant, sec, sain. Il n’a pas encore fait de neige et peu de froid jusqu’à ce jour.

11Addieu, mes chères petites amies, je n’écris qu’une lettre pour ne pas multiplier les paquets innutilement.

12Dis-moi comment vous vivez. 2. Quelles sont les personnes qui composent votre maison. 3. Quelle est votre logement. 4. Quels sont vos maîtres. 5. Envoie-moi Baptiste et Alfonse [13], s’il est tappissier, je l’établirai ici ; il fera bientôt fortune : et surtout, venez au primptems.

13Je ne crois pas, ma chère amie, d’avoir besoin de te répéter si souvent ce que je t’ai écrit plusieurs fois sur les raisons qui me font préférer un séjour où je suis aussi indépendant que le président de l’Union à un asile mendié en Europe chez des souverains qui ont été les artisans des malheurs de notre patrie et de notre famille. Le courage est la vertu de l’adversité, et je veux tâcher de le conserver. Les événements m’ont rendu plus libre que je n’ai jamais été ; je serais trop méprisable à mes propres ieux, si de gaité de ceur, je m’en allais traverser les mers pour mendier des fers.

14Ici vous ne trouverez pas un ennemi, non pas un seul ! Plus vous y viverez, plus vous vous y plairez, parce que vous y serez plus connus et plus appréciés et qu’ici on n’aime et on n’estime véritablement que les qualités de l’âme.

15Je vous le répète : la maison sera prête à vous recevoir en mai, et si vous avez sauvé quelques débris de meuble, tableaux, objets d’art, tapis etc. il faut les envoier car tous ces articles sont fort chers ici, et en général très médiocres. Une harpe pour Zénaïde, un piano pour elle et pour Lolotte des livres. Je vous embrasse encore toutes les trois, mes chères petites amies.

16Addieu.

II) Lettre à Julie [14], Philadelphie, 18 janvier 1817

17Ma chère amie, je reçois à la fois tes lettres n°34, 35, 36, 39. La dernière est un duplicata du n°38 que j’avois reçu depuis un mois. Ces lettres ne m’apprennent donc rien de nouveau. Seulement, elles me font connoitre le résultat de tes demandes pour le séjour en Russie et me transmettent les passeports que j’ai reçus. Je vois que tu as de toi-même renoncé à ce projet et que tu as commencé des démarches pour la Suède [15]. Si ta santé t’empêche absolument de t’embarquer au primptems d’après ce que tu me dis, que tu es un peu mieux, et d’après ce que me mandent les enfants, je me laisse aller à l’espoir que nous pourrons être réunis dans quelques mois sur les bords de la Delavare, dans le pays le plus heureux, le plus libre, le meilleur qui soit au monde, le seul qui nous convienne, le seul où nous ne trouverons pas un seul ennemi, le seul dont le gouvernement soit réelment calculé pour l’homme éclairé ; mon opinion sur ce pays ne s’est pas démentie un moment. Elle n’a fait que se fortifier par l’expérience que j’ai acquise, que je ne l’en ai jamais assez écrit de bien. C’est donc ici que je vous attends, et rien au monde ne me ferait quitter le pays de la liberté et de l’indépendance, où je sens que je suis homme, pour me traîner dans des pays où j’aurais à mendier l’existence. Vous savez si je suis bon père, si je suis bon mari, eh ! bien mes enfants, jamais vous ne me verrez qu’où je suis, jamais je ne reverrai ma chère Julie que dans le pays où je vis, et vous pouvez être sûr(es) que jamais aucun homme ne naquit avec un meilleur ceur que votre mari et votre père, que jamais femme ne fut plus aimée ni plus respectée que tu l’as toujours été de moi ; jamais enfants ne furent plus tendrement chéris, et cependant jamais je ne traverserai la mer pour finir mes jours chez les ennemis de notre malheureuse France et de notre malheureuse famille, volontairement. Lorsque je puis vivre ici comme un autre homme, lorsque l’air que je respire est ici à moi comme au président de l’Union, lorsque mes droits sont ici aussi assurés que ceux du plus ancien habitant, lorsque mes devoirs remplis, je ne vois personne à qui je sois redevable de rien, et ne croiez pas mes chères amies, que j’ai fait quelque amitié bien tendre avec personne, ne croiez pas que je ne pleure pas tous les matins de me trouver si isolé dans un monde nouveau, ne croiez pas que jamais aucun lieu puisse remplacer celui qui m’attache à vous jusqu’à la mort, et peut-être au-delà, mais il ne me reste plus d’autre vertu que celle du courage. Je suis ici avec des amis, des peuples qui ne doivent rien qu’à eux-mêmes ; je ne flétrirai pas mes derniers jours en traversant les mers pour mendier des fers dans des pays dont les souverains m’ont jadis tenu un langage si différent de celui qu’ils tiennent aujourd’hui, dans des pays où je ne pourrais lever les ieux que rouges de honte, et où je pourrais payer l’existence trop chère même en la partageant avec vous, mes chères petites amies, qui êtes cependant les plus puissants veichules [véhicules] de bonheur et de consolation qui me restent sur la terre.

18Ce n’est donc que dans le nouveau monde ou dans ma patrie redevenue habitable que je pourrais rencontrer vos ieux et recevoir vos embrassements : d’après ces sentiments tu dois juger, ma chère Julie, avec quelle fièvre impatiente j’attends journelment des nouvelles de ta santé.

19M. Stphephen [sic] Girard, dont je t’ai souvent parlé, a un bâtiment magnifique construit en cèdre et doublé en cuivre, qui passe pour l’un des meilleurs voiliers de l’Amérique. Il écrit au capitaine pour qu’il vous reçoive à son bord. Il revient de l’Inde et sera presque sur son lest ; il ne reçoit jamais de passagers, ainsi vous serez seules avec votre suite à son bord ; il sera prêt à partir en mai à Amsterdam ; si ta santé te permet de l’embarquer, et il me semble que le trajet est moins fatiguant que le voiage de terre et de mer que tu devras faire pour te rendre en Suède. Si ta santé te le permet, ce que j’espère, vous ne sçauriez trouver une meilleure occasion. Je vous engage bien à en profiter ; le bâtiment viendra à Philadelphie où j’ai loué un pied-à-terre ; je ne suis ici qu’à trois heures de Pointe Breeze où la maison est presque achevée et sera prête à vous recevoir en mai prochain.

20J’écris au jeune négotiant qu’il est innutile qu’il revienne ici, et je règle mes comptes avec lui.

21J’ai reçu des lettres du papa de Lili [16] ; il me parle du mariage de sa 2nde fille et me demande 50 [francs] qu’on m’avait promis pour lui, mais qui ne furent pas donnés. J’ignore comment s’est terminée l’affaire dont le frère d’Eugénie [17] devait me parler ; je n’en ai pas reçu de nouvelles. J’ai eu cependant de ses lettres par le fils de M. Bayard.

22Le père de Lili paraît assez bien, mais tout cela tient à la vie d’un vieil homme.

23Il l’a écrit pour son fils ; il m’a écrit aussi. Si vous arrivez ici, cela pourrait être bien avantageux pour tous, et cela me conviendrait à moi. Je voudrais que Louis fût dans les mêmes dispositions, ainsi que sa mère. Je pourrais leur céder assez de terre pour se bâtir une maison près de nous, dans le plus beau site du monde. Avec 30 mille francs, une famille pourrait se bien loger.

24Si Alfonse était arrivé, il me serait bien utile. Fais-le partir ainsi que Baptiste ; un tapissier ici qui veut faire sa fortune la fait en dix ans.

25Si tu as des meubles, tableaux, tapis, objets manufacturés de luxe, envoie-les car tous ces objets coûtent immensément ici, et notre maison n’est pas meublée.

26Si Nicolas veut vendre la terre qu’il a achetée de moi, il paraît qu’une très puissante maison d’Angleterre en a envie. On doit lui faire des propositions.

27Je reçois très vite les lettres que tu adresses à la maison de M. Parisck.

28Je te répète que ce climat est excellent ; si tu y arrives, tu t’y rétabliras. La paix de l’âme, le bonheur de nos enfants, la réunion de plusieurs membres de notre famille et ma tendresse te rendront plus heureuse que tu n’as jamais été.

29Joseph.

III) Lettre à Julie [18], Pointe-Breeze, 3 août 1817

30Ma chère amie, je profite de l’occasion de Maillard [19] que j’ai trouvé à faire placer avantageusement pour lui chez M. Girard et qui voiage pour les affaires de son commerce pour te donner de mes nouvelles. Je vous attends tous les jours ; je me porte bien. Je n’ai jamais eu qu’à me louer de Maillard, ce n’est pas lui qui a voulu me quitter, mais j’ai voulu qu’il cherche la fortune avec l’homme le plus riche de ce pays, et qui a quelque amitié pour moi.

31Je vous embrasse toutes les trois de tout mon ceur.

32J.

Notes

  • [*]
    Vincent Haegele, ancien élève de l’École nationale des Chartes, diplômé de l’Enssib, aujourd’hui conservateur à la bibliothèque universitaire de Lettres de Picardie, est l’auteur d’une biographie croisée Napoléon et Joseph Bonaparte. Le pouvoir et l’ambition (Tallandier, 2010), pour laquelle il a reçu le Prix d’histoire 2010 de la Fondation Napoléon.
  • [1]
    Opinion défendue par Frédéric Masson, dans Napoléon et sa famille (réf.) L’examen de la correspondance de Joseph a permis de prouver le contraire.
  • [2]
    Mémoires et correspondance politique et militaire du Roi Joseph, Paris, Perrotin, 1855, 10 volumes.
  • [3]
    Lettres inédites ou éparses de Joseph Bonaparte à Naples (1806-1808), Paris, Plon-Nourrit, 1911, 222 p.
  • [4]
    Le roi Joseph Bonaparte, lettres d’exil inédites (1825-1844), Paris, E. Fasquelle, 1912, 317 p.
  • [5]
    En 1801, Germaine de Staël lui écrit : « pouvez-vous nier la perfectibilité de l’espèce humaine quand les noirs commencent à parler constitution ? », faisant référence au débat qui agite la société parisienne sur la constitution haïtienne.
  • [6]
    Archives Nationales 400 AP 131. Originale autographe.
  • [7]
    Milton, New Jersey.
  • [8]
    Point Breeze, nom de la propriété de Pennsylvanie que Joseph possède près de la ville de Bordentown, comté de Burlington, New Jersey.
  • [9]
    Nouvel An (new year).
  • [10]
    Stephen Girard (1750-1831), banquier et armateur américain d’origine française. Directeur depuis 1816 de la Second Bank of the United States of America.
  • [11]
    Trois mots barrés.
  • [12]
    Négociants français.
  • [13]
    Domestiques attachés à la famille.
  • [14]
    Arch. Nat. 400 AP 131. Originale autographe.
  • [15]
    Rappelons que Bernadotte a plusieurs fois offert à sa belle-sœur et à Joseph de venir les rejoindre en Suède. La proposition a été déclinée en raison de l’état de santé de Julie.
  • [16]
    Personne non identifiée.
  • [17]
    Nicolas Clary, de toute évidence.
  • [18]
    Arch. Nat. 400 AP 131. Originale autographe.
  • [19]
    Secrétaire de Joseph. Dans les faits, Maillard voyage également pour le compte de Joseph, pour le compte duquel il se rend plusieurs fois en Europe.
Français

La correspondance de Joseph Bonaparte est en grande partie connue par la publication par Albert du Casse en 1854 de dix volumes de Mémoires politiques et militaires du roi Joseph. Ancien chartiste, spécialiste du frère aîné de l’Empereur Napoléon Ier, Vincent Haegele présente ici un choix de trois lettres parmi les nombreuses qu’il a pu exhumer au cours de ses recherches. S’adressant à sa femme Julie, Joseph Bonaparte raconte sa vie aux États-Unis où il s’installa après la chute de l’Empire. Ces lettres témoignent de son attachement sincère à sa famille résidant à Bruxelles, de sa découverte d’un pays neuf où les idéaux de liberté d’entreprendre et de penser semblent pouvoir s’épanouir, et de certaines critiques de l’évolution de l’Empire napoléonien et du pouvoir en Europe.

Vincent Haegele [*]
  • [*]
    Vincent Haegele, ancien élève de l’École nationale des Chartes, diplômé de l’Enssib, aujourd’hui conservateur à la bibliothèque universitaire de Lettres de Picardie, est l’auteur d’une biographie croisée Napoléon et Joseph Bonaparte. Le pouvoir et l’ambition (Tallandier, 2010), pour laquelle il a reçu le Prix d’histoire 2010 de la Fondation Napoléon.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2013
https://doi.org/10.3917/napo.131.0098
Pour citer cet article
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