CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« En entrant dans la carrière des lois, on n’eût osé se livrer à l’idée d’un changement utile, lors même qu’on en eût senti la nécessité. On avait sous les yeux des maîtres qu’on était forcé de prendre pour modèles ; on les trouvait en possession de l’estime, de la confiance attachée à leur état ; il fallait marcher sur leurs traces si l’on voulait partager leur succès. On était destiné d’ailleurs à parler à des magistrats qui avaient blanchi dans l’exercice de leurs fonctions, dont on ne pouvait sans danger choquer les idées ou contrarier les habitudes ; à des magistrats qui, toute leur vie, avaient courbé la tête sous le joug d’une accablante érudition et ne permettaient à personne de le secouer ».

2Les souvenirs de Portalis lui-même sur le monde des juristes de sa jeunesse, – dans les années 1760-1770 – apparaissent corroborer les témoignages sans nombre sur l’ancien monde de la robe. Il en a été souvent conclu qu’il se serait caractérisé par un esprit de routine et par un conformisme intellectuel sans pareil. Issus et formés dans un milieu habité par un conservatisme suranné, les législateurs du Consulat et de l’Empire auraient pris garde de ne laisser transparaître aucune idée philosophique dans leurs textes. Ainsi, par exemple, lors de l’examen de la première version du futur Code civil, le Tribunal d’appel de Lyon avait exposé qu’il convenait de proscrire toute “abstraction métaphysico-légale”.

3Cette représentation des juristes du temps débouche sur un paradoxe. Comment un tel milieu a-t-il pu produire des hommes, auteurs d’une législation appelée à une rare pérennité et à un exceptionnel rayonnement ? En effet, leur œuvre, spécialement les codes, a été célébrée non seulement pour ses qualités de forme et pour l’économie de ses dispositifs, mais aussi, bien souvent, en Europe et aux Amériques, comme une expression des Lumières.

4En vérité, cette destinée trouve sa source dans les talents et mérites des législateurs et, en remontant la chaîne des causes, à leur propre formation. Évidemment tous ces juristes ne constituaient pas un groupe social homogène. Les rédacteurs du Code civil lato sensu étaient intellectuellement, politiquement et socialement très différents. Mais ils présentaient un trait commun. Tous étaient animés d’un esprit juridique fait d’un mélange de doctrine et de sagesse pratique. De passage à Strasbourg, Goethe avait noté à propos des cours de la faculté de droit : « les choses ne se passaient pas à Strasbourg comme dans les universités allemandes, où l’on s’attachait à former des jurisconsultes savants. Comme dans un pays rattaché à la France, tout y avait un but pratique, tout y était réglé selon le goût des Français qui s’en tenaient volontiers au fait existant. On enseignait certains principes généraux, certaines notions préliminaires, mais en les condensant autant que possible et en se bornant au strict nécessaire ».

5Appliquée aux législateurs de 1804, cette observation conduit à considérer que leur formation reposait sur deux piliers. D’une part, ils avaient bénéficié dans les facultés de droit d’un enseignement conçu comme une propédeutique, une simple initiation au droit (I). D’autre part, contemporains des débats conduits par les philosophes et les publicistes, ils s’étaient imprégnés de l’esprit des Lumières, mais sans pour autant l’avoir accepté sans bénéfice d’inventaire (II).

I) La propédeutique dispensée par les facultés de droit

6Dans les universités européennes de la seconde moitié du XVIIIsiècle, il y avait une “exception française”. Ni le droit criminel, ni le droit public ni le droit des gens ne faisaient l’objet du moindre enseignement. Conformément à l’édit d’avril 1679, les cours devaient porter sur trois matières : le droit romain, le droit canonique et le droit français. Pour cette raison, les facultés de droit devaient être appelées facultés des droits. Quand les futurs législateurs du Consulat étaient étudiants, les facultés de droit traversaient une assez grave crise. De toutes parts était réclamée une réforme qui aurait ouvert plus largement les enseignements à la réalité contemporaine. Par-delà des critiques devenues des lieux communs, force est de constater que ces facultés de droit formèrent les juristes du Consulat et de l’Empire. Les Portas, Tronchet, Cambacérès et autres Roederer ou Berlier ont suivi un cursus alors en cours de mutation (A) et bénéficié d’une pédagogie en voie de rénovation (B).

A. Un cursus en cours de mutation

7La licence en droit s’obtenait à l’issue de trois années d’études dont le programme était fixé par le texte royal. Le cursus alliait tradition et modernité.

8L’essentiel des cours, – les deux tiers –, était consacré à l’étude du droit romain. En première année, un enseignement portait sur un ouvrage, les Institutes de l’empereur Justinien. Il s’agissait d’un manuel destiné aux étudiants en droit débutants, ils les initiaient au vocabulaire et aux principales règles de droit. En deuxième année, le cours portait sur le Digeste qui était une compilation de la jurisprudentia, c’est dire qu’y étaient étudiées les opinions que les jurisconsultes romains avaient développées à partir des casus, des cas d’espèce, sur lesquels ils avaient été consultés. Enfin, en troisième et dernière année de licence, les étudiants suivaient un cours de perfectionnement. Ce cursus fut suivi par Merlin à Douai, par Maleville à Bordeaux ou encore Bigot-Préameneu à Rennes. Tel était le régime ordinaire, mais il était loin d’être uniformément observé. Ainsi, à Dijon, où Berlier fut étudiant, le cours de droit romain était complété par l’étude du Code de Justinien et des Novelles qui étaient des compilations de la législation romaine. À la faculté de droit de Paris dont Tronchet et Treilhard suivirent les cours, le droit romain était enseigné seulement en première année.

9Le deuxième enseignement obligatoire était le cours de droit canonique qui, selon les facultés, faisait l’objet d’un ou de deux cours. Il était en quelque sorte l’homme malade des facultés de droit. Comme les esprits éclairés se posaient en adversaires déclarés de l’Église catholique accusée de soutenir la monarchie de droit divin et d’ériger l’intolérance en principe, l’enseignement du droit canonique apparaissait comme une inconvenance, presque un défi à l’Esprit des Lumières. De plus, la monarchie française, depuis le règne de Philippe le Bel, avait réduit comme une peau de chagrin les compétences des juridictions ecclésiastiques. En bref, l’importance pratique du contentieux canonique ne justifiait plus un enseignement.

10Venait enfin le troisième cours qui incarnait la modernité : le cours de droit français. Après la Suède (Uppsala, 1620), la France avait été le deuxième pays à introduire dans le cursus juridique un enseignement sur le droit national par l’édit de Saint-Germain-en-Laye d’avril 1679 (art. 14). En l’occurrence, le texte royal faisait une réalité de l’idée lancée par Guy Coquille (1523-1603) plusieurs décennies auparavant. Pendant des siècles, les ordonnances des rois et les coutumes du royaume n’avaient pas fait l’objet d’un enseignement universitaire. Une fois licenciés, c’était par la pratique que les juristes apprenaient à connaître les ordonnances royales, les coutumes et la jurisprudence. À partir de 1679, cet enseignement était dispensé en dernière année de licence, une fois que l’étudiant avait acquis un solide bagage théorique par l’apprentissage du droit romain. À Paris, il intervenait dès la deuxième année.

11Dans les faits, cet enseignement s’imposa difficilement, mais inexorablement. Le nouveau venu, le professeur de droit français, apparut comme un mal venu à ses collègues, les cinq professeurs de droit romain et de droit canonique. Un sourd combat fut mené contre lui pendant des lustres.

12En premier lieu, détail sordide, mais non sans importance, le montant global des émoluments annuels destinés aux professeurs était demeuré inchangé malgré l’arrivée d’un nouveau professeur. Produit des droits d’inscription et d’examen perçus des étudiants, il devait être partagé ordinairement non plus par cinq, mais par six. L’arithmétique jouait contre le nouveau professeur !

13En deuxième lieu, son mode de désignation heurtait les susceptibilités. Alors que les autres professeurs étaient recrutés par un concours d’agrégation organisé par les professeurs de la faculté, lui était recruté selon une autre procédure ; sa désignation échappait au contrôle de l’Université. Le Procureur général de la cour du ressort présentait à l’agrément du roi trois candidats âgés d’au moins trente ans, ayant exercé au moins pendant dix ans la profession d’avocat, ou ayant rempli pendant le même temps une charge de judicature royale. Autrement dit, le professeur de droit français était nécessairement un praticien, avocat ou juge royal. Dans ces conditions, il pouvait arriver qu’il ne fût pas docteur en droit, contrairement aux autres professeurs. En pratique, le roi, par l’intermédiaire de son Chancelier, veillait à la qualité des nominations. Les jurisconsultes les plus renommés du royaume furent généralement désignés. Christian Chêne a relevé les noms de Pothier à Orléans, de Launay à Paris, Davot à Dijon, les Pocquet de Livonnières, père et fils à Angers, Poulain du Parc à Rennes, Boutaric et Astruc à Toulouse, Serres à Montpellier, Lamothe à Bordeaux. Les maîtres des futurs rédacteurs du Code civil comptaient généralement parmi les juristes les plus éminents du royaume.

14En troisième et dernier lieu, – le comble pour ses collègues ! –, le professeur de droit français remportait grand succès auprès des étudiants. Non seulement il enseignait ordinairement avec conscience, mais encore il orientait ses cours vers des questions plus en rapport avec les débouchés judiciaires des facultés de droit. L’essentiel de ses enseignements était ainsi consacré au droit privé et plus particulièrement au droit civil. Selon un professeur toulousain, de Martres, le droit public aurait été « une matière plus curieuse qu’utile ». Un sentiment souvent partagé était que le droit public paraissait devoir intéresser seulement les futurs grands commis de l’État, maîtres des requêtes et conseillers d’État, et non l’étudiant ordinaire. Comme le professeur de droit français ne disposait que de cinq heures d’enseignement hebdomadaire, des choix s’imposaient. Dans les pays de droit écrit, le cours était orienté plutôt sur le droit des fiefs et les ordonnances royales. Dans quelques facultés du pays coutumier (Rennes, Caen, Dijon), dans des provinces attachées à leurs particularismes, l’enseignement portait sur la coutume locale. Au contraire, dans d’autres encore, il prenait la forme soit d’une étude du droit parisien en tant que “coutume généralissime” du royaume, soit d’une synthèse des solutions coutumières ou jurisprudentielles dans laquelle étaient dégagés les principes et les règles générales observés dans tout le royaume. Dans ce dernier cas, en initiant les futurs législateurs de la Révolution et du Consulat au droit commun coutumier, le cours de droit français préparait l’entreprise d’unification du droit civil. Plus prosaïquement, dans l’immédiat, il se donnait pour but d’introduire l’étudiant à la pratique. Dans ces conditions, il ne semble pas que le professeur de droit français ait usurpé ses privilèges protocolaires. Lui seul recevait le titre de professeur royal et il prenait rang immédiatement après le doyen de la faculté.

15Au final, les cours dispensés dans les facultés de droit donnaient aux étudiants l’appareil conceptuel dont il leur appartiendrait de tirer parti lors de l’apprentissage de leur métier.

B. Une pédagogie en voie de rénovation

16Dans les facultés de droit, les enseignements, à raison de deux par jour, avaient lieu sous forme de cours d’une heure à une heure et demie, généralement une heure pour le droit français, une heure et demie pour le droit romain et le droit canonique.

17La première partie d’un cours (une demi-heure pour le droit français, une heure pour les autres) était constituée par une dictée en français pour le premier, en latin pour les seconds. L’article 6 de l’édit d’avril 1679 imposait aux étudiants de prendre note sous la dictée les cahiers ou les traités que le professeur avait composés sur la question examinée.

18La seconde partie d’un cours avait un objet différent selon la matière enseignée. En droit français, le professeur fournissait des explications complémentaires sur le texte de loi ou sur la coutume. Il le discutait, en recherchait l’esprit, en dégageait toutes les implications et opérait des rapprochements avec des dispositions conformes, qu’il s’agît d’ordonnances, de coutumes générales ou d’usages locaux. Autrement dit, il se livrait à un commentaire approfondi du texte qu’il nourrissait par des comparaisons. En droit romain et en droit canonique, le déroulement du cours n’avait pas évolué depuis plus de cinq siècles. La méthode scolastique s’était maintenue avec obstination. Cette méthode, pratiquée par les théologiens, les philosophes et les juristes du Moyen Âge, avait été largement tournée en dérision par les humanistes du XVIsiècle et battue en brèche par la philosophie cartésienne depuis le début du XVIIsiècle. Rien n’y avait fait. Le professeur avait l’obligation d’organiser en latin entre ses étudiants des disputationes à partir d’un casus. Ils avaient à rechercher les raisons de douter et celles de décider, le contra et le pro. Cette méthode était dénoncée pour l’abus des arguments d’autorité et pour un recours excessif aux raisonnements a simili, a fortiori et a contrario. Purement formelle, elle aboutissait à une multiplication abusive des distinctions et des sous-distinctions, à multiplier les cas et les espèces, à découvrir des obscurités dans les lois les plus claires et, finalement, à égarer professeurs, étudiants, praticiens du droit et justiciables dans des dédales de procédure. Ces exercices ne trouvaient guère leur public…

19Au XVIIIsiècle, cette pédagogie eut un effet assez prévisible : les étudiants désertaient les cours. Selon Guy Antonetti, le mal chronique des facultés de droit était alors l’absentéisme. D’une part, la dictée rebutait les étudiants. Ils trouvaient mille prétextes pour envoyer à leur place des scribes mercenaires. À Paris, les absences trouvaient une justification dans la vétusté et l’insalubrité de la faculté installée rue Saint-Jean-de-Beauvais jusqu’en 1772. D’autre part, la vanité sociale s’en mêlait. Ne pas écrire son cours soi-même était devenu une marque de distinction ; dès lors, les cours se vidèrent d’une partie de l’assistance, précisément les étudiants appartenant aux familles de la noblesse de robe ou de praticiens de renom. Mais le plus grave était ailleurs. Les scribes, souvent les valets des jeunes gens, n’étaient pas de consciencieux notaires. Quand les notes n’étaient pas incomplètes, elles étaient illisibles. Pis encore, les scribes se livrèrent à une industrie coupable en livrant des cours, voire des résumés de cours qu’ils composaient eux-mêmes. Pour lutter contre le mal, certains professeurs se mirent à publier leurs notes, inventant avant la lettre le cours polycopié.

20S’agissant des cours de droit romain et de droit canonique, l’usage du latin constituait un vice rédhibitoire. Depuis la première moitié du XVIIIsiècle, la querelle du latin battait son plein. L’opinion commune exigeait que le français devînt sans partage la langue de la science, de la philosophie et de l’enseignement. Portalis se souvenait : « les principaux ouvrages dans lesquels on était condamné à étudier la jurisprudence étaient écrits en langue morte ; ils n’offraient au lecteur que les aspérités et la sécheresse de l’école ; ils rendaient inutiles pour lui les progrès journaliers de notre langue nationale ». En bref, tout mettait en évidence l’archaïsme de ces deux cours. La situation tournait parfois à la caricature. On rapportait qu’à Bordeaux : l’un des professeurs était aveugle, un autre, âgé de plus de quatre-vingts ans, se déplaçait à grand-peine et était sourd, un dernier, lui en pleine possession de ses moyens, consacrait plus de temps à gérer ses vignes qu’à dispenser cours. Pourtant l’article 7 de la Déclaration du 6 août 1682 sur l’édit d’avril 1679 portait que « si aucuns desdits agrégés vient à négliger tellement les fonctions de la faculté, qu’il passe six mois consécutifs sans y assister, il en sera élu un autre à sa place » !

21Professeurs et étudiants étaient parfaitement conscients de ces insuffisances. Aussi s’efforçaient-ils de trouver des expédients pour remédier à cette pédagogie.

22Dans certaines facultés (Dijon, Strasbourg), pour essayer d’attirer les étudiants à leurs cours, les professeurs de droit romain et de droit canonique s’efforçaient de comparer les textes qu’ils commentaient avec les ordonnances et édits des rois de France. Le professeur royal de droit français avait fait école.

23Les professeurs, spécialement les professeurs de droit français, organisaient de leur propre initiative des leçons que suivaient les étudiants les plus assidus et soucieux de s’instruire. Une ou deux fois par semaine, ces professeurs tenaient des conférences sur des points de droit complexes ou faisaient faire des répétitions sur des questions purement pratiques. Froland à Paris, Bouhier à Dijon, Prévôt de la Jannès et Pothier à Orléans se dévouaient ainsi à leurs étudiants en anticipant de deux siècles les séances de travaux dirigés. Ils ne regardaient pas non plus à user de leurs relations pour les inviter à travailler chez un procureur, à assister aux audiences ou à participer aux conférences organisées par les barreaux. Quant aux étudiants, spontanément, ils allaient chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvaient pas à la Faculté. Portalis à Aix, Maleville à Bordeaux, Cambacérès à Montpellier, Treilhard à Paris complétaient leur formation universitaire en se frottant à la pratique auprès d’avocats les plus en vue. C’est pourquoi, tout bien considéré, dans le monde des juristes, la réforme des études ne paraissait pas une urgence absolue. Un avocat du temps, Pigeau, résumait le sentiment le plus communément partagé ainsi : « si les hommes font les affaires, les affaires font les hommes ».

24Ainsi, à l’issue de leur licence en droit, les juristes avaient été conduits à mener de front et des études théoriques élémentaires et un noviciat professionnel auprès de praticiens. Il n’est pas improbable que le parfait équilibre de la théorie et de la pratique réalisé par le Code civil et par d’autres monuments législatifs du Consulat trouve sa source dans une telle formation.

25De la même façon, il est à supposer qu’une formation conçue comme la transmission d’une tradition et comme une initiation ne prédisposait pas à accepter purement et simplement les idées nouvelles des Lumières.

II) Les Lumières sous bénéfice d’inventaire

26Depuis le début du XVIIsiècle, l’Europe tout entière avait été submergée par la vague déferlante des écrits des théoriciens du droit naturel. Depuis Grotius et son disciple Pufendorf, philosophes, jurisconsultes et publicistes en tous genres développaient et diffusaient les idées nouvelles sur les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, la propriété, la sûreté, le contrat social, etc. En France, les juristes auraient été globalement étrangers à l’Esprit du Siècle. La sentence de Georges Ripert était sans appel : « Le Code civil ne porte aucune trace de ces idées philosophiques ». Pourtant il est patent que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 178, véritable catéchisme du droit naturel, est l’œuvre d’une assemblée essentiellement composée de juristes. Quant aux travaux préparatoires du Code civil, ils foisonnent de discours et d’interventions empreints des idées jusnaturalistes. En vérité, nombre d’hommes de lois de la fin de l’Ancien régime, de la Révolution et du Consulat furent loin d’être imperméables aux idées des philosophes. Bien souvent, ces juristes faisaient du droit naturel comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. De la même la révolution politique s’était faite dans les esprits avant que d’être réalisée dans les faits (Mornet), de même les idées de l’École moderne du droit naturel s’étaient insinuées dans les esprits. Mais, connaissance et discours sont une chose, adhésion et conviction une autre. Si, d’un côté les idées nouvelles avaient été largement diffusées dans le milieu de la robe (A), d’un autre côté leur réception variait selon les individualités. D’une manière générale, le mot d’ordre était prudence dans tous les sens du terme (B).

A. Une connaissance partagée des idées nouvelles

27Il est bien acquis qu’un certain nombre de juristes du Consulat et de l’Empire avaient, dans leur jeunesse, activement fréquenté les salons dans lesquels étaient débattues les idées nouvelles et dans lesquels ils avaient pu rencontrer les philosophes les plus en vue. Plusieurs d’entre eux, Cambacérès, Bigot-Préameneu ou encore le Procureur général Merlin de Douai avaient fait des voyages à Paris et avaient été reçus dans les cénacles de la capitale où ils avaient pu s’instruire. Pareillement, en province, à Aix ou à Montpellier, Portalis et Cambacérès avaient été admis dans les cercles aristocratiques les plus brillants. Par-delà ces individualités, il est bien établi que généralement les avocats, qui comptaient parmi les élites cultivées, hantaient les académies, siège de la vie culturelle en province. Dans une quarantaine de villes (Dijon, Lyon, Bordeaux, Cherbourg, La Rochelle par exemple), les esprits distingués constituaient des académies dont les débats et les mémoires assuraient le rayonnement intellectuel de la province. Elles étaient des lieux de sociabilité et accordaient à la conversation une valeur heuristique comme dans l’Italie du Cinquecento. Il n’était pas de sujet qui ne suscita l’intérêt des académies. Des mémoires portaient sur les eaux minérales, la construction des moulins, les maladies épidémiques et d’autres sur la peine de mort, l’unification des coutumes, la noblesse commerçante, l’autorité du père de famille, la disproportion des peines et des délits. Autant de questions jamais abordées dans les facultés de droit.

28Ils peuplaient encore largement ces hauts lieux de la diffusion de l’Esprit des Lumières qu’étaient les loges de la Franc-Maçonnerie. Acquises à l’égalité, elles étaient socialement beaucoup plus ouvertes que les académies et a fortiori que les salons ; les avocats pouvaient y côtoyer des procureurs ou des notaires. Pour autant, selon Jean-Louis Halpérin, la présence d’une majorité d’hommes de loi dans les loges n’impliquait pas nécessairement leur adhésion pleine et entière aux idées philosophiques, mais elles constituaient des lieux de réunion, d’échanges et de discussion.

29Un autre indice de la connaissance des idées des Lumières par les juristes de la fin du XVIIIsiècle est l’inventaire des bibliothèques. De ce point de vue, dans l’état actuel de la recherche, nos informations demeurent relativement lacunaires. D’un côté, André-Jean Arnaud a montré que les bibliothèques auxquels les futurs rédacteurs du Code civil avaient accès, paraissent avoir été très riches en ouvrages de droit naturel. Les bibliothèques des villes, des académies et des facultés de droit et, plus spécialement à Paris, la Bibliothèque du roi, la Bibliothèque de la Sorbonne, la Bibliothèque Sainte-Geneviève ou encore la Bibliothèque Mazarine comptaient dans leurs catalogues les œuvres des théoriciens du droit naturel (Grotius, Vinnius, Pufendorf, Thomasius ou Heineccius, quelquefois Burlamaqui et Vatel, rarement Wolff). Mais, d’un autre côté, les bibliothèques privées, telles que les inventaires après décès les font connaître semblent avoir été très pauvres en traités de droit naturel, sauf dans les importantes collections d’avocats de renom, fortunés et cultivés. Pour leur part, les œuvres des philosophes français du XVIIIsiècle y sont plus fréquemment recensées. Pour autant, il serait excessif de tirer la conclusion que les praticiens du XVIIIsiècle ignoraient tout du droit naturel, parce qu’ils ne possédaient pas dans leurs bibliothèques les traités de droit naturel des Burlamaqui, Wolff et autres Cumberland. En effet, nombre d’ouvrages destinés aux étudiants en droit ou à la pratique étaient rédigés selon un mode d’exposition, spécialement le plan, fondé sur les théories jusnaturalistes ou encore intégraient dans leurs développements des concepts juridiques inspirés des mêmes doctrines. Ainsi la consultation quotidienne des dictionnaires, répertoires, traités et monographies juridiques était l’occasion de s’imprégner des nouvelles idées et familiarisait les hommes de lois à la doctrine de la nouvelle école, fût-ce à leur insu. Elle se trouvait ainsi distillée par des ouvrages pratiques plus sûrement que par des traités jusnaturalistes axiomatiques.

30L’impossible Code civil de Jean-Louis Halpérin souligne combien les juristes du Consulat et de l’Empire reflétaient tout un éventail d’attitudes : de la superbe ignorance des théoriciens du droit naturel à la lecture assidue en passant par la connaissance indirecte. Ainsi le dépouillement des travaux préparatoires du Code civil et les différents ouvrages des législateurs ont pu révéler que Maleville ne citait jamais aucun auteur étranger, sauf Vinnius, et qu’il avait une préférence marquée pour les dictionnaires et les recueils des arrêtistes. Les faveurs de Tronchet et de Bigot-Préameneu allaient plutôt aux commentateurs des coutumes qu’aux théoriciens modernes. À l’opposé, Cambacérès, Portalis ou Berlier avaient pratiqué la doctrine jusnaturaliste de Hollande et d’Europe centrale, alors que Merlin de Douai n’avait connu Grotius et Heineccius que pendant son exil… sous la Restauration. En définitive, pour conclure sur ce point d’une manière générale, il est possible de dire que les législateurs de 1804 n’ignoraient pas les idées des auteurs hollandais et germaniques, mais qu’ils ont porté la plus grande attention aux œuvres des deux jurisconsultes français Domat et Pothier. Pourquoi cette prédilection ? Dans une large mesure, à la différence des théoriciens d’Europe du Nord et d’Europe centrale, Domat, avocat du roi à Clermont, et Pothier, magistrat avant d’être professeur de droit à Orléans, rassuraient. Outre le fait qu’ils partageaient leur foi janséniste, ils leur étaient intellectuellement accessibles. Déjà Voltaire avait écrit à propos de leurs concurrents : « Je me vois transporté tout d’un coup dans un climat dont je ne puis respirer l’air, sur un terrain où je ne puis mettre les pieds, chez des gens dont je n’entends point la langue, […] nous sommes de deux religions différentes ». Domat et Pothier présentaient la singularité d’avoir rédigé des écrits moins abstraits, bien moins systématiques et axiomatiques, plus proches des préoccupations de la pratique. Leur doctrine présentait la double vertu d’exposer selon un ordonnancement rationnel des solutions éprouvées par des siècles de pratique et, par voie de conséquence, de permettre une éventuelle réforme du droit civil en faisant l’économie d’une table rase du passé.

B. Une réception prudente des idées nouvelles

31À l’article Lois de son Dictionnaire philosophique, Voltaire avait écrit : « Voulez-vous avoir de bonnes lois ? Brûlez les vôtres et faites-en d’autres ». Assurément il est douteux qu’il entendait être suivi à la lettre. Néanmoins il exprimait en termes provocateurs une conséquence extrême des nouvelles idées sur le droit et les lois. Le milieu intellectuel dans lequel furent formés les futurs législateurs du Consulat était radicalement réfractaire à cette subversion du droit.

32En premier lieu, il paraissait irréaliste de prétendre construire un ordre juridique entièrement nouveau, ex nihilo. Pour les juristes de la fin de l’Ancien régime, il était inconcevable de poser des principes généraux a priori pour en tirer ensuite in abstracto, par des procédés de pure logique, des applications à des cas particuliers. S’ils ne disconvenaient pas que le droit pût reposer sur des principes universels, ils se gardaient bien d’oublier qu’il était aussi le fruit d’une histoire, le produit de l’évolution d’une société donnée à un moment donné en un lieu donné. Montesquieu avait enseigné qu’une législation devait être conforme à l’esprit général d’une nation. Un droit rationnel n’excluait pas nécessairement l’empirique.

33En second lieu, ils adhéraient difficilement à l’idée d‘élaborer un droit axiomatique sur le modèle des mathématiques, fait de postulats et de théorèmes, et de résoudre un litige comme un problème d’algèbre. D’une certaine manière, le Code général pour les États prussiens, élaboré selon cette conception du Droit, devait leur donner raison. Malgré (ou à cause ?) d’une gestation de plusieurs décennies, à peine promulgué en 1793, il fut aussitôt suspendu en 1794, notamment parce que sa mise en œuvre s’avérait trop difficultueuse. Traduit sur ordre du gouvernement en 1799-1800, il apparaîtrait comme un repoussoir aux législateurs du Consulat.

34En fin de compte, si les idées nouvelles faisaient l’objet d’une acceptation sous bénéfice d’inventaire, cela tenait au fait que pour nombre de ces hommes de lois formés à l’ancienne école, le droit n’était pas seulement matière à constructions conceptuelles et logiques, mais était aussi affaire de prudence. Assurément, au lendemain de sa création, le Tribunal de cassation avait pris l’habitude de construire ses jugements sur le modèle d’un syllogisme (majeure, mineure, conclusion) conformément aux enseignements de la nouvelle école, spécialement selon les vues de Beccaria. Mais ramener l’application de la loi et son interprétation à un raisonnement n’entrait pas dans la représentation du droit qu’avaient tous les juristes du temps. Dans les assemblées révolutionnaires ou encore au Tribunat, des praticiens, parmi les plus acquis aux Lumières, avaient défendu, avec la plus grande fermeté, ce mode de juger ; il leur paraissait commandé par la primauté de la loi, expression de la volonté générale. Mais, pour d’autres, plus attachés aux idées anciennes ou – voire et – plus proches de la réalité judiciaire, dire le droit ne signifiait pas seulement raisonner. Si la loi avait par nature un caractère universel et établissait une règle générale pour une situation-type idéale, le juriste avait vocation à l’appliquer à une matière mouvante, à un cas singulier en faisant montre d’équité. Pour y parvenir, selon une tradition transmise depuis Aristote, il devait recourir aussi à la prudence, c’est dire qu’il lui revenait de faire appel à l’expérience. Pour eux, cette expérience se définissait comme la résultante d’une part de la répétition de situations vécues (non livresques) et d’autre part d’une intelligence capable d’en discerner les enseignements. Les travaux préparatoires du Code civil feraient apparaître que l’équité judiciaire comptait encore des défenseurs. Ces deniers n’avaient pas oublié leur cours de droit romain ; ils y avaient appris que, d’après le Digeste, le droit était une scientia justi atque injusti (Ulpien, D. 1, 1, 10). Autrement dit, plus d’un jurisconsulte du Consulat avaient été formés dans l’esprit qu’un homme de loi se devait de posséder une sagesse pratique au service de l’action.

35Posséder une sagesse pratique au service de l’action. Après leur relatif ostracisme au plus fort de la Révolution, le Consulat devait sonner définitivement l’heure du retour des juristes. Leur formation les destinait à appartenir à la cohorte de ces hommes “positifs”, si appréciés du Premier Consul. Dotés d’un savoir utile à l’action politique et animés d’une disposition d’esprit conforme aux attentes du chef de l’État, ils serviraient naturellement de chevilles ouvrières du nouveau Pouvoir.

Notes

  • [*]
    Alain Desrayaud est professeur à la Faculté de droit de Paris-Est. Ce texte reprend l’intervention du prof. Desrayaud lors des Ateliers de la Fondation Napoléon, co-organisés en janvier 2012 avec la Faculté de droit de l’Université de Paris-Est, et consacrés aux Grands juristes du Consulat et de l’Empire.
  • [1]
    Cette conférence inaugurale est tirée de l’introduction d’un cours sur la rédaction du Code civil dispensé aux étudiants des masters 2 de Droit privé général et d’Histoire du droit européen de l’Université de Paris-Est. Son contenu portait sur la formation intellectuelle des futurs rédacteurs, elle était précédée, au reste, d’un développement sur les enseignements donnés dans les collèges de la France d’Ancien régime. C’est dire que le présent texte ne prétend à aucune originalité et ne se propose aucunement d’apporter une contribution nouvelle à la matière. Ses sources en ont été les ouvrages et articles suivants : en premier lieu, A.-J. Arnaud, Les origines doctrinales du Code civil français, Paris, 1969 qui nourrit évidemment la trame générale de cet exposé ; en deuxième lieu, pour la formation proprement juridique, J.-L. Halpérin, L’impossible Code civil, Paris, 1992 ; Ch. Chêne, L’enseignement du droit français en pays de droit écrit (1679-1793), Paris-Genève, 1982 et du même, La place des professionnels dans la formation des juristes aux XVIIe et XVIIIsiècle, Annales d’Histoire des Facultés de droit, 1985, II, pp. 63-89 ; G. Antonetti, Traditionalistes et novateurs à la Faculté des droits de Paris au XVIIIsiècle, Annales d’Histoire des Facultés de droit, 1985, II, pp. 37-50 ; L. Schimséwitsch, Portalis et son temps. L’homme, le penseur, le législateur, Paris, 1936 ; M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, 1985 ; J. Gaudemet, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Paris, 1999 ; en troisième lieu, pour la formation intellectuelle en général : D. Mornet, La pensée française au XVIIIsiècle, Paris, 1969 ; D. Roche, Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris-La Haye, 1978 (1989), 2 vol. ; V. Ferrone et D. Roche (sous la direction), Le monde des Lumières, Paris, 1999 ; M. Blay et R. Halleux (sous la direction de), La science classique (XVIe - XVIIIsiècle). Dictionnaire critique, Paris, 1998 ; D. Roche, La France des Lumières, Paris, 1999 ; D. Mornet, L’enseignement des bibliothèques privées (1750-1780), Revue d’histoire littéraire de la France, 1910, pp. 449-496 et W. F. Church, The Decline of the French Jurists as Political Theorists, 1660-1789, French Historical Studies, V, n° 1, 1967, pp. 1-40.
Français

Largement décrié, l’enseignement des facultés de droit de la France de la fin de l’Ancien Régime n’en a pas moins formé les législateurs du Consulat dont les lois et les codes ont marqué leur temps, voire traversé deux siècles. Il était conçu comme une propédeutique, à la fois transmission d’une tradition et initiation au droit. À la fin du XVIIIsiècle, cet enseignement s’était engagé dans la voie de la rénovation sous l’impulsion déterminante des professeurs royaux de droit français institués par l’édit de Saint-Germain-en-Laye de 1679. À l’issue de leur cursus, les licenciés en droit avaient mené de front des études théoriques élémentaires et entamé un noviciat professionnel auprès de praticiens. Par-delà cette formation universitaire et pratique, c’était par la fréquentation des cercles savants, salons, académies et loges, qu’ils pouvaient débattre des questions juridiques d’actualité soulevées par les Lumières, telles que l’autorité du chef de famille, la peine de mort, la proportionnalité des délits et des peines, etc. C’était encore par leur lecture personnelle qu’il arrivait que certains d’entre eux prissent connaissance des idées de l’École moderne du droit naturel. En vérité, la plupart étaient plus portés à lire des ouvrages tournés vers la pratique et écrits par des jurisconsultes, eux-mêmes hommes de loi, plus ou moins imprégnés, plus ou moins adhérant aux doctrines nouvelles. Hermétiques à une conception axiomatique du Droit, car formés dans la représentation traditionnelle du Droit conçu comme une sagesse pratique au service de l’action, ces hommes seraient parmi les premiers serviteurs du Premier Consul.

Alain Desrayaud [*]
  • [*]
    Alain Desrayaud est professeur à la Faculté de droit de Paris-Est. Ce texte reprend l’intervention du prof. Desrayaud lors des Ateliers de la Fondation Napoléon, co-organisés en janvier 2012 avec la Faculté de droit de l’Université de Paris-Est, et consacrés aux Grands juristes du Consulat et de l’Empire.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2013
https://doi.org/10.3917/napo.131.0003
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Fondation Napoléon © La Fondation Napoléon. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...