CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans la nuit du 20 au 21 avril 1808, naît à Paris un prince français, troisième fils de Louis Bonaparte, roi de Hollande, et de son épouse Hortense de Beauharnais. Celle-ci, après une grossesse difficile, accouche, avec environ trois semaines d’avance, d’un enfant de constitution fragile, ce qu’elle souligne dans ses Mémoires « Mon fils était si faible que je pensai le perdre en naissant[1]...». Ce prince deviendra quarante ans plus tard président de la République française puis empereur des Français sous le nom de Napoléon III.

2Curieusement, son état civil va connaître quelques turpitudes, puisque ce prince devra attendre plusieurs semaines avant de recevoir un prénom (Ire partie). Cette situation insolite pouvait-elle s’expliquer par des motifs juridiques, propres aux membres de la maison impériale ? (IIème partie) Quel fut, dans cette circonstance, le rôle de Cambacérès, archichancelier de l’Empire [2] ? (IIIème partie)

I) Le choix du prénom : une opération laborieuse

3Le 2 avril 1808, Napoléon quitte Saint-Cloud pour Bayonne pour s’occuper des affaires d’Espagne. Il arrive sur les bords de la Nive le 14 avril et y restera jusqu’au 20 juillet. Il est donc absent le jour de la naissance de son neveu et cette circonstance va être à l’origine d’un véritable imbroglio. Journal officiel du Gouvernement, Le Moniteur du 21 avril 1808, rubrique « Intérieur », relate ainsi la naissance du fils des souverains de Hollande :

4

« Aujourd’hui mercredi 20 avril, à une heure du matin, S. M. la reine de Hollande est heureusement accouchée d’un prince.
En conformité de l’article 40 de l’acte des constitutions du 28 floréal an 12, S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l’Empire a été présent à la naissance. S. A. a écrit de suite à S. M. l’Empereur et Roi, à S. M. l’Impératrice et Reine et à S. M. le Roi de Hollande, pour leur apprendre cette nouvelle. M. de Villeneuve, chambellan de la reine de Hollande, a été chargé des lettres pour LL. MM. II. RR. M. Othon de Byland, chambellan du roi de Hollande, s’est rendu, au même effet, auprès de S. M.
MM. de Villeneuve et de Byland sont partis à cinq heures du matin.
A cinq heures du soir, l’acte de naissance a été reçu par S. A. S. le prince archichancelier, assisté de S. Ex. M. Regnaud (de St-Jean-d’Angély), ministre d’État, et secrétaire de l’état de la famille impériale. Attendu l’absence de S. M. l’Empereur et Roi, le prince nouveau-né n’a reçu aucun prénom ; à quoi il sera pourvu par un acte ultérieur, d’après les ordres de S. M.
Les témoins de l’acte ont été LL. AA. SS. le prince architrésorier et le prince vice-grand-électeur. Ils ont été désignés par le prince archichancelier, en conformité de l’article 19 du statut impérial du 30 mars 1806, attendu l’absence de tous les princes du sang.
S. A. I. Madame, mère, S. M. la reine de Hollande, S. A. I. madame la princesse Caroline, grande-duchesse de Berg, S. A. E. Mgr. le cardinal Fesch, et S. E. M. l’amiral Verhuel, ambassadeur de S. M. le roi de Hollande près S. M. l’ Empereur et Roi, ont été présents à l’acte. »

5Le Journal de l’Empire du 22 avril, rubrique « Empire français, Paris, 21 avril » publie le même article (hormis l’incipit : « Hier mercredi 20 avril »).

6De son côté, Cambacérès informe Napoléon par une lettre du 21 avril :

7

« [….] Lorsque cette lettre parviendra à V.M. M. de Villeneuve aura eu l’honneur de lui présenter celle que je lui ai écrite hier à deux heures du matin, à l’occasion de l’heureux accouchement de la Reine de Hollande. S.M. et le Prince nouveau-né continuent à se bien porter.
J’ai pensé et M. Regnaud a été de mon avis, que l’acte de naissance devait être rédigé sans délai : au moment où l’homme voit le jour, il faut signaler son entrée dans la société. Ainsi cet acte a été rédigé à cinq heures du soir. L’expédition en est ci-jointe.
Nous avons suivi ce qui est prescrit par l’article 19 du statut de famille, V.M. n’étant point sur les lieux, et n’ayant point indiqué les témoins, j’ai appelé M. l’architrésorier et M. le vice grand électeur, au défaut des princes du sang. On n’a point donné de prénoms à l’enfant ; il a été dit qu’il y serait pourvu par un acte ultérieur, d’après les ordres de V.M. […].[3] »

8Suivent quelques lignes faisant connaître à l’Empereur le nom des personnes présentes ; les témoins officiels, dont Cambacérès mentionne seulement la qualité, ont pour noms Lebrun et Talleyrand.

9Le 23 avril Napoléon est informé de la naissance, mais ce n’est pas grâce à l’archichancelier, auquel il écrit :

10

« Mon cousin, dans votre lettre du 20, vous ne me parlez pas du nouveau prince ni de sa mère. Cependant il me semble que votre intervention était nécessaire dans tout cela.[4] »

11En réalité c’est le ministre de l’Intérieur, Fouché, qui a prévenu l’Empereur. Dans une lettre du 23 avril, Napoléon le remercie et il en profite pour se plaindre de Cambacérès :

12

« Je reçois la lettre par laquelle vous m’instruisez que la reine de Hollande est accouchée d’un garçon. Cependant, il était convenable que l’archichancelier intervînt dans cette circonstance. Tenez-moi au courant de la santé de la reine. »

13Toujours le 23 avril, Napoléon écrit à Hortense, pour la féliciter, non sans critiquer encore l’archichancelier :

14

« Ma fille, j’apprends que vous êtes heureusement accouchée d’un garçon. J’en ai éprouvé la plus grande joie. Il ne me reste plus qu’à être tranquillisé et à savoir que vous vous portez bien. Je suis étonné que dans une lettre du 20, que m’écrit l’archichancelier, il ne m’en dise rien. »

15Enfin, Napoléon s’adresse à Joséphine, alors à Bordeaux :

16

« Mon amie, Hortense est accouchée d’un fils ; j’en ai éprouvé une grande joie. Je ne suis pas surpris que tu ne m’en dises rien, puisque ta lettre est du 21, et qu’elle est accouchée le 20, dans la nuit. »

17Reprenons la chronologie selon Cambacérès : dans sa lettre du 21 avril, il mentionne une lettre écrite la veille, donc le 20, dans laquelle il annonce l’accouchement de la reine Hortense. Malheureusement pour l’archichancelier, il existe bien une lettre du 20 avril, mais elle est sans rapport avec la naissance du prince [5]. Ainsi, ou bien Cambacérès a écrit le même jour deux lettres, mais celle qui annonçait la naissance n’est pas parvenue à Napoléon, ou bien Cambacérès, se rendant compte de sa coupable omission, invente dans sa lettre du 21 une seconde lettre prétendument écrite le 21 au matin, ou pendant la nuit du 20 au 21.

18Comment Napoléon aurait-il pu recevoir la lettre de Fouché, et pas celle de Cambacérès ? Si Napoléon peut répondre le 23 à Fouché, c’est que celui-ci n’a pas perdu de temps, écrivant dès qu’il est informé de la naissance, c’est-à-dire dans la nuit du 20 au 21 ou dans la matinée du 21. Cambacérès prétend avoir écrit à 2 heures du matin, et sa lettre ne serait pas parvenue à l’Empereur alors que celle de Fouché, écrite forcément beaucoup plus tard est bien arrivée ! Une chose est certaine : dans les jours qui suivent, aucune lettre de Napoléon à Cambacérès n’accuse réception de la fameuse la lettre annonçant la naissance du futur Napoléon III.

19Louis, qui se trouve en Hollande, est lui aussi informé de la naissance le 23 avril, et écrit immédiatement et sobrement à l’Empereur :

20

« Sire, un chambellan vient de m’apporter la nouvelle de la délivrance de la reine. Ayant appris par lui que M. de Villeneuve était parti pour porter cette nouvelle à V.M., je me borne à lui faire part de suite d’un événement qu’elle connaîtra déjà en recevant cette lettre[6]. »

21Le roi de Hollande attend le lendemain 24 avril pour s’adresser à son épouse :

22

« M. de Bylandt est arrivé en moins de 50 heures et il m’a apporté la nouvelle de votre délivrance. […] Je désirerais que le petit ne fût qu’ondoyé afin qu’il pût être baptisé solennellement ici[7]. »

23On comprend la demande de Louis, car selon les usages d’alors le baptême est célébré le jour de la naissance ou dans les jours qui suivent. Manifestement, il veut accorder à l’événement une grande solennité, offrant en quelque sorte une compensation aux Hollandais car le prince est né à Paris. Finalement, le futur Napoléon III ne sera baptisé que très longtemps plus tard, le 4 novembre 1810 dans la chapelle de Fontainebleau, par le cardinal Fesch [8].

24Toujours à Bayonne le 25 avril 1808, Napoléon s’adresse à nouveau à Cambacérès :

25

« Mon cousin, j’ai reçu vos lettres des 20 et 21. J’avais déjà appris, avant l’arrivée du sieur Villeneuve, l’accouchement de la reine de Hollande. Je ne vous remercie pas moins des détails que vous me donnez. »

26En mentionnant une nouvelle fois une lettre du 20 avril, Napoléon veut-il dire qu’il a enfin reçu celle par laquelle Cambacérès prétend l’avoir informé de l’accouchement de la reine Hortense ? Rien ne permet de l’affirmer, puisque nous ne disposons pas de cette lettre. On peut se demander aussi pourquoi, dans sa réponse du 25 avril, Napoléon, si prompt à faire des reproches à ses collaborateurs, ne dit rien à Cambacérès alors qu’il s’est plaint auprès de la reine Hortense et de Fouché. Chose plus étrange encore, pourquoi Napoléon, pourtant informé du problème du prénom puisque, si l’on en croit Le Moniteur, c’est lui-même qui a demandé de ne rien faire en son absence, ne donne-t-il pas ses directives à Cambacérès dans la lettre qu’il lui écrit le 25 avril ?

27Le Moniteur du 1er mai 1808, rubrique « Royaume de Hollande, Amsterdam le 23 avril » relate les conditions dans lesquelles les Hollandais ont appris la naissance, et notamment :

28

« Hier est arrivé ici le comte de Bylandt […] chambellan de la reine de Hollande, porteur de l’importante nouvelle que S.M. est heureusement accouchée à Paris d’un prince, le 20, à une heure du matin. […..]
S.M. annonce en conséquence […] que, le 20 de ce mois, S.M. la reine est heureusement accouchée d’un prince à Paris. […]. »

29Le Journal de l’Empire du 1er mai 1808 publie la même information avec quelques variantes de forme sous la rubrique « Hollande, Amsterdam, 24 avril » et donne d’autres détails un peu plus loin sous la rubrique « Empire français, Bayonne, 25 avril » :

30

« Hier l’Empereur, […] s’est rendu à Biarritz […]. Le même jour, à 2 heures après-midi, plusieurs salves d’artillerie nous ont annoncé la nouvelle de l’accouchement de S.M. la reine de Hollande, et de la naissance d’un prince français. »

31On notera qu’à aucun moment les journaux ne précisent le prénom du nouveau prince, et pour cause : l’Empereur n’a toujours pas donné d’ordre à ce sujet.

32Le « déni de prénom » va perdurer pendant deux semaines. Il faut en effet attendre le 3 mai pour qu’une première décision impériale soit prise. En réponse à la lettre écrite d’Amsterdam par Louis le 24 avril, Napoléon, toujours à Bayonne, s’adresse plutôt sèchement au roi de Hollande :

33

« Je vous fais mon compliment sur la naissance de votre fils. Je désire que le prince s’appelle Charles-Napoléon. »

34Cette décision impériale ne parviendra à Paris, au mieux, que trois jours plus tard [9], ce qui explique que Le Moniteur du 4 mai 1808, sous la rubrique « Royaume de Hollande » ne mentionne toujours pas le prénom du nouveau prince :

35

« Amsterdam, 28 avril.
Hier les habitants d’Amsterdam ont célébré par des réjouissances et une illumination générale, l’heureuse délivrance de la reine et la naissance d’un prince. »

36Le 7 mai, Napoléon confirme son choix du 3 en répondant à une lettre d’Hortense :

37

« Ma fille, j’ai reçu votre lettre. J’apprends avec plaisir que tous les jours vous vous rétablissez et que votre fils se porte bien. Je désire qu’il soit appelé Charles-Napoléon. »

38Le 14 mai, Louis alors à Amsterdam écrit à Napoléon :

39

« […] Je remercie V.M. de la lettre qu’elle a bien voulu m’écrire relativement à l’accouchement de la reine. Je me conformerai avec empressement aux désirs de V.M. sur les noms à donner à son (sic) fils. […][10] »

40Napoléon n’est toujours pas pressé de répondre à Cambacérès quant au prénom du nouveau prince. Il en a informé Louis le 3 mai et Hortense le 4. Bien qu’il écrive à Cambacérès le 7, le 8, et le 16 mai, Napoléon n’évoque jamais la question du prénom. C’est seulement le 25 mai que l’archichancelier va recevoir une réponse officielle :

41

« Mon cousin, je reçois votre lettre du 21 et 22 mai. J’ai vu avec plaisir que le sénatus-consulte n’avait éprouvé aucune difficulté[11].
Je désire que le fils du roi de Hollande qui vient de naître s’appelle Charles Louis Napoléon. »

42Alors que la reine Hortense a accouché il y a plus d’un mois, Napoléon n’éprouve aucune gêne à utiliser l’expression « qui vient de naître ». Le plus étrange est qu’il modifie son choix initial, intercalant entre « Charles » et « Napoléon » un troisième prénom, « Louis », qui est celui porté par le père du nouveau-né. Les deux premiers enfants de Louis et d’Hortense ayant été prénommés respectivement Napoléon-Charles et Napoléon-Louis, on voit que les prénoms du père, du grand-père paternel et de l’oncle paternel suffisaient pour construire, à chaque naissance, une nouvelle combinaison de prénoms.

43Pourquoi donc faut-il attendre plus d’un mois après sa naissance pour que le futur Napoléon III reçoive ses prénoms définitifs ? Ce retard est-il dû aux dispositions juridiques s’appliquant aux membres de la famille impériale ?

II) Le régime juridique applicable : une situation pourtant claire

44Si l’on en croit Le Moniteur du 21 avril 1808, l’acte de naissance a été reçu par l’archichancelier à cinq heures du soir, mais, en l’absence de l’Empereur et d’après ses ordres, le prince n’a pu recevoir un prénom, un acte ultérieur devant régler cette situation insolite.

45Pour les actes de naissance, le régime juridique applicable relève alors de deux sources. D’une part le droit commun, défini par les articles 55 à 57 du Code civil des Français. Même s’ils sont les souverains de la Hollande, Louis et Hortense restent des princes français ; par le jus sanguinis, leur fils est également Français.

46D’autre part, ce fils relève aussi du décret du 30 mars 1806 portant statut de la famille impériale car il n’est pas un enfant comme les autres. L’exposé des motifs de ce texte est très clair :

47

« L’état des princes appelés à régner sur ce vaste empire […] ne saurait être absolument le même que celui des autres Français. Leur naissance, leur mariage, leur décès, […] intéressent la nation tout entière […] : comme tout ce qui concerne l’existence sociale de ces princes appartient plus au droit politique qu’au droit civil, les dispositions de celui-ci ne peuvent leur être appliquées qu’avec les modifications déterminées par la raison d’État […].
Des actes aussi importants que ceux qui constatent l’état civil de la maison impériale doivent être reçus dans les formes les plus solennelles […].
En conséquence, nous avons jugé convenable de confier à notre cousin l’archichancelier de l’Empire le droit de remplir exclusivement […] les fonctions attribuées par les lois aux officiers de l’état civil… »

48Cette dernière disposition trouve sa source dans l’article 40 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, autrement dit la Constitution de l’an XII, du 18 mai 1804 :

49

« Art 40 : L’archichancelier de l’Empire […] est présent à la célébration des mariages et à la naissance des princes, au couronnement et aux obsèques de l’Empereur. Il signe le procès-verbal que dresse le secrétaire d’État. »

50Elle est reprise à l’article 14 du statut de la famille impériale :

51

« L’archichancelier de l’Empire remplira exclusivement par rapport à nous et aux princes et princesses de notre maison, les fonctions attribuées par la loi aux officiers de l’état civil. En conséquence, il recevra les actes de naissance, d’adoption de mariage et tous autres actes prescrits ou autorisés par le code civil. »

52Ainsi, à la date du 21 avril 1808, c’est Cambacérès qui seul peut recevoir la déclaration de naissance du futur Napoléon III, mais dans les conditions du droit commun car l’article 18 du statut de la famille impériale se réfère expressément au Code civil :

53

« Les actes seront rédigés dans les formes établies par le code civil… »

54Le droit d’exception, en matière d’état civil des princes de la maison impériale, ne concerne que la personne habilitée à les rédiger, et rien d’autre. Cambacérès devrait donc appliquer sans restriction les articles 55, 56 et 57 du Code civil, dont aucun n’est infirmé par une disposition spécifique du statut de la famille impériale.

55Les seules spécificités du statut qui constituent des dérogations par rapport au droit commun (le Code civil) concernent :

  • la compétence d’attribution exclusive donnée à l’archichancelier qui, seul, peut être officier d’état civil pour les membres de la famille impériale (article 14 du statut) ;
  • l’obligation de transcrire les actes sur un registre spécifique, tenu par le secrétaire de l’état de la famille impériale, aux termes des articles 15 et 16 ;
  • le choix des témoins, laissé à l’initiative de l’Empereur aux termes de l’article 19 du décret, qui fixe également les dispositions applicables en cas d’absence :
« L’Empereur indiquera les témoins qui assisteront aux actes de naissance et de mariage des membres de la maison impériale. S’il est absent du lieu où l’acte est passé, ou s’il n’y a pas eu d’indication de sa part, l’archichancelier sera tenu de prendre les témoins parmi les princes du sang, en suivant l’ordre de leur proximité du trône ; après eux, parmi les princes de l’Empire titulaires de grandes dignités ; et au défaut de ceux-ci, parmi les grands officiers de l’Empire et les membres du sénat. »

56Ainsi, en application des dispositions combinées des articles 55 à 57 du Code civil et des articles 14 à 19 du décret du 30 mars 1806 portant statut de la famille impériale, l’archichancelier, agissant en qualité d’officier d’état civil, devait s’assurer de la déclaration de naissance dans les trois jours suivant l’accouchement de la reine Hortense (art. 55 du Code civil), faire transcrire sur le registre ad hoc par Regnaud de Saint-Jean-d’Angély l’acte de naissance comportant notamment les prénoms de l’enfant et le nom des témoins (art. 57 du Code civil), ceux-ci étant choisis conformément à l’ordre défini à l’article 19 du statut, en l’absence de l’Empereur.

III) L’attitude de Cambacérès : des choix peu défendables

57Que fait Cambacérès dès qu’il a connaissance de l’accouchement de la reine Hortense ? Si l’on en croit Le Moniteur, il joue parfaitement son rôle en désignant comme témoins Lebrun, architrésorier, et Talleyrand, vice-grand-électeur. Dans sa lettre à Napoléon du 21 avril 1808, l’archichancelier ne manque pas de citer l’article 19 du statut de la famille impériale. Sur ce point, il est irréprochable.

58Mais comment Cambacérès peut-il écrire : « J’ai pensé et M. Regnaud a été de mon avis, que l’acte de naissance devait être rédigé sans délai : au moment où l’homme voit le jour, il faut signaler son entrée dans le monde » Comment peut-il présenter la déclaration de naissance comme une initiative de sa part ? Ignore-t-il les articles 55 à 57 du Code civil, qui sont très clairs et qui s’appliquent de plein droit, en l’absence de dispositions contraires dans le statut familial ? Et comment peut-il associer à sa prétendue bonne idée Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, autre éminent juriste, ministre d’État et secrétaire de l’état de la famille impériale ?

59De même, pourquoi Cambacérès s’adresse-t-il à Napoléon avant d’enregistrer les prénoms du nouveau-né ? Aucune disposition du décret du 30 mars 1806 ne prévoit l’intervention directe de l’Empereur pour le choix des prénoms des membres de la famille impériale, et encore moins une procédure spécifique en cas d’absence. C’est le droit commun (article 57 du Code civil) qui s’applique : « L’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant et les prénoms qui lui seront donnés […]. »

60Ceci étant dit, le statut de la Famille impériale fait de l’Empereur le « père commun » de la famille… de quoi peut-être justifier que l’on attende son avis, voire sa décision. Cependant, on peut supposer qu’avant de signer un texte d’une telle importance Napoléon l’avait étudié à la virgule près. Alors, comment admettre qu’il ait pu oublier la question du choix des prénoms, quand il réglementait dans le détail la manière de désigner les témoins ? En outre, la constitution de l’an XII dans ses articles 5, 6 et 7, instituait comme dynastes – et eux seuls – Joseph et ses descendants mâles et, à défaut, Louis et ses descendants mâles. Or il se trouve qu’au moment du départ de l’Empereur pour Bayonne, Joseph n’avait eu que des filles. Le premier fils de Louis étant déjà mort, le futur Napoléon III venait au 4e rang dans l’ordre de succession, circonstance suffisamment importante pour lui donner un prénom significatif.

61Dans ces conditions, rien n’empêchait Napoléon de faire connaître son souhait avant son départ pour Bayonne, afin de compléter les dispositions inscrites dans le droit positif, comme l’affirme Le Moniteur (cf. ci-dessus l’extrait du 21 avril 1808). Malheureusement nous ne disposons d’aucune lettre de Napoléon écrite en 1807 ou au début de 1808 relative au prénom de l’enfant que porte Hortense, et d’aucune lettre demandant d’attendre sa décision, en cas d’absence au moment de l’accouchement [12].

62Si l’on en croit le Registre de l’état civil de la famille impériale pour les années 1806-1811, conservé aux archives nationales (cote AE/I/11-12/1), Cambacérès se retranche pourtant derrière des ordres qu’il prétend avoir reçus :

  • le 20 avril 1808, un premier acte mentionne la naissance d’un enfant de sexe masculin à une heure du matin, « lequel enfant, attendu l’absence de Sa Majesté l’Empereur et Roi, n’a reçu aucun prénom, en quoi il sera pourvu par un acte ultérieur, d’après les ordres de ladite Majesté. »
  • le 2 juin 1808, un second acte vient compléter le premier car « attendu l’absence de Sa Majesté l’Empereur et Roi aucuns prénoms n’ont été donnés au prince. » Par cet acte, « le prince archichancelier duc de Parme a déclaré que la volonté de Sa Majesté l’Empereur et Roi, est que le prince né le 20 avril, fils dernier né de leurs Majestés le Roi et la Reine de Hollande, reçoive les prénoms de Charles Louis Napoléon. »
On ne peut excuser Cambacérès en invoquant la surprise : dès que la grossesse est patente, la naissance de l’enfant est un événement on ne peut plus prévisible. Or, au moment où Napoléon quitte Paris, la reine Hortense est enceinte depuis plusieurs mois. C’est au plus tard le 2 avril que l’archichancelier aurait dû solliciter les instructions de l’Empereur, en partance pour Bayonne. Enfin, compte tenu des choix opérés à l’occasion des deux naissances précédentes à la cour de Hollande, Cambacérès, se rendant compte qu’il avait oublié de solliciter l’Empereur, aurait pu facilement trouver une combinaison de prénoms en y incluant « Napoléon » pour ne pas froisser son souverain. En cas de naissance d’une fille, le choix du prénom n’avait guère d’importance puisque l’article 3 de la Constitution de l’an XII instituait l’hérédité de la dignité impériale « de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance », reprenant en quelque sorte l’antique loi salique.

63Finalement, on peut pardonner à Cambacérès son manque d’imagination sur le plan matériel. Mais on peut lui reprocher son impéritie car, dans l’exercice de ses fonctions, il commet une double faute : il se situe en deçà du droit en ce qui concerne le Code civil puisqu’il ne l’applique pas complètement, et au-delà du droit en ce qui concerne le décret statutaire de la famille impériale puisqu’il invoque une disposition qui n’y figure pas. Sa position est d’autant plus indéfendable que c’est un grand juriste et que sa fonction d’archichancelier en fait le garant de l’ordre juridique français.

64L’attitude de Cambacérès ne peut s’expliquer que par une raison prosaïque, de celles qui paralyseront plus d’un collaborateur de Napoléon : la peur de s’exposer au courroux impérial et à tout le moins de déplaire, en prenant une initiative. Au cas particulier, on peut se demander si la crainte de l’archichancelier était justifiée, puisque l’Empereur, même s’agissant d’une naissance dans la famille impériale, ne semblait pas trop préoccupé par le choix d’un prénom, allant jusqu’à changer d’avis en l’espace de trois semaines, en indiquant à l’archichancelier un prénom supplémentaire par rapport à ceux déjà communiqués aux parents du futur Napoléon III. Peut-être l’Empereur considérait-il ce prince non comme un membre de la famille impériale apte à régner, mais comme le simple fils de Louis, avec lequel il entretenait des rapports difficiles…

Notes

  • [*]
    Patrick Le Carvèse collabore à l’édition de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, dirigée par la Fondation Napoléon. Pour Napoleonica La Revue, il a déjà publié « Les prisonniers français en Grande-Bretagne de 1803 à 1814 » (1re partie, n° 8, septembre 2010 ; 2ème partie, n° 9, décembre 2010).
  • [1]
    Prince Napoléon, Mémoires de la reine Hortense, Paris : Plon, 1927, t. I p. 3.
  • [2]
    La constitution de l’an XII, article 32 institue les grands dignitaires de l’Empire, au nombre desquels l’archichancelier de l’Empire et l’archichancelier d’État, cette fonction étant confiée à Eugène de Beauharnais. Par mesure d’économie, Cambacérès, archichancelier de l’Empire, sera désigné ici sous le vocable « archichancelier ».
  • [3]
    Jean Tulard, Cambacérès, lettres inédites à Napoléon, 1802-1814, Paris : Klincksieck 1973, lettre n° 733
  • [4]
    Sur la copie de la Commission historique (A.N., 400 AP 141) on peut lire l’apostille suivante : « Supprimer, peut être fâcheux à garder. Lettre sur la naissance de Napoléon III. D’un ton peut-être ironique envers Cambacérès. L’expression est curieuse. » Toutes les lettres de Napoléon citées ici sont publiées par la Fondation Napoléon.
  • [5]
    Jean Tulard, op. cit., lettre n° 732 ; elle concerne l’attribution du titre de comte à des prélats, la dernière séance du Conseil d’État et une rumeur d’abdication du Pape…
  • [6]
    Félix Rocquain, Napoléon Ier et le roi Louis, Paris : Firmin Didot, 1875, p. 171.
  • [7]
    Bernard Nabonne, La reine Hortense, Paris : André Bonne, 1951, p. 93 ;
  • [8]
    Prince Napoléon, op. cit., note Jean Hanoteau, Paris : Plon, 1927, tome II p. 4.
  • [9]
    Durée estimée : Napoléon a adressé plusieurs lettres le 23 avril, alors que la naissance a eu lieu dans la nuit du 20 au 21, et Cambacérès écrit à Napoléon le 20 : « ainsi le courrier a mis plus de trois jours à faire la route » Comme il y a près de 800 km de Paris à Bayonne, on peut saluer la performance des estafettes.
  • [10]
    Félix Rocquain, op. cit., p. 173.
  • [11]
    La lettre du 22 mai n’est pas publiée ; celle du 21 concerne notamment les affaires d’Espagne et une séance du Sénat ; celle du 25 mai annonce : « Le sénatus-consulte pour la réunion des États de Parme, Plaisance et de la Toscane, a été rendu hier, à la majorité de 67 voix contre une seule. » ; Jean Tulard, op. cit., lettres n° 744 et 746.
  • [12]
    Napoléon étant un esprit pragmatique, les destinataires de telles lettres auraient été ceux qui pouvaient jouer un rôle actif, soit dans le choix du prénom, soit dans l’établissement de l’acte de naissance, c’est-à-dire Louis, Hortense et Cambacérès, éventuellement Regnaud de Saint-Jean-d’Angély.
Français

Résumé

Né dans la nuit du 20 au 21 avril 1808, le futur Napoléon III va curieusement demeurer sans prénom pendant plus d’un mois. Cambacérès invoquera l’absence de l’Empereur pour, dans un premier temps, enregistrer uniquement la naissance, et il attendra le 2 juin pour rédiger un second acte mentionnant le prénom de l’enfant. Cette procédure avait-elle un fondement juridique, ou d’autres motifs pouvaient-ils expliquer l’attitude de Cambacérès ? L’étude qui suit analyse les correspondances échangées entre l’Empereur et Cambacérès, ainsi que les dispositions légales applicables aux membres de la famille impériale.

Patrick Le Carvèse [*]
  • [*]
    Patrick Le Carvèse collabore à l’édition de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, dirigée par la Fondation Napoléon. Pour Napoleonica La Revue, il a déjà publié « Les prisonniers français en Grande-Bretagne de 1803 à 1814 » (1re partie, n° 8, septembre 2010 ; 2ème partie, n° 9, décembre 2010).
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/05/2012
https://doi.org/10.3917/napo.121.0078
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