CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans un livre publié en 1984, Milton Friedman écrivait qu’un nouveau gouvernement bénéficie d’une période de six à neuf mois « au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux » : « S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, ajoute-t-il, une telle occasion ne se représentera plus. Par la suite, les transformations se feront lentement — si elles se font jamais [1]. »

2Après « l’état de grâce » dont bénéficient les nouveaux dirigeants et qui tient principalement au temps nécessaire à leurs adversaires pour se ressaisir, ces derniers « retrouvent leur unité et entreprennent de mobiliser tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont été touchés par les changements récents, tandis que les partisans de ces réformes tendent, eux, à relâcher leur effort après les succès initiaux [2] ». Friedman ne parle ici, évidemment, que de régimes démocratiques dans lesquels les droits de l’opposition sont reconnus et respectés ; il en va tout autrement dans un régime semi-autoritaire tel que la république de l’an VIII. Bonaparte se trouvait cependant dans une situation voisine de celle décrite par Friedman. Lui aussi était pressé par le temps, disposant tout au plus de trois ou quatre mois pour doter le gouvernement des instruments indispensables à la mobilisation des ressources du pays au service de l’effort de guerre.

3« Tout était à organiser », dira-t-il ; il ajoutait : « Je travaillais alors beaucoup plus que je n’ai fait à aucune autre époque [3]. » Il reste de cette époque le souvenir d’une dictature ferme, judicieuse et bienfaisante — pour reprendre les mots de Lacretelle [4] — qui fit plus en quelques mois qu’on n’avait fait en dix ans, le gouvernement conduisant sous la direction du Premier consul de multiples réformes si sagement conçues et si bien mises en œuvre qu’elles devaient pour la plupart d’entre elles affronter avec succès l’épreuve de la durée. Sans aller jusqu’à prétendre, à la suite de Las Cases, que la « nation en dissolution se trouva magiquement recomposée en peu d’instants » grâce au génie de Bonaparte, on ne peut nier que rares sont les époques de l’histoire française susceptibles de soutenir la comparaison avec les débuts du Consulat.

4Après cinq années de paralysie directoriale, tout alla très vite : deux semaines suffirent pour créer une nouvelle administration des contributions directes ; trois jours plus tard, la Caisse d’amortissement était sur pied et, trois mois après le coup d’État, c’était au tour de la Banque de France d’être constituée ; quatre jours plus tard, c’était au tour de l’administration préfectorale, puis du système judiciaire : entre la première et la dernière de ces lois, votée le 18 mars, quatre mois seulement [5].

5Les historiens ont longtemps présenté ces réformes comme si elles étaient directement sorties de la tête d’un Bonaparte omniscient, capable à lui seul de tout concevoir et de tout exécuter. Par un excès inverse, ils voudraient aujourd’hui qu’il n’y eût été pour rien ou presque, sinon comme une sorte de chef d’entreprise ou de « manager » habile à choisir ses collaborateurs et tirer d’eux le meilleur parti [6]. Quant à ce dernier talent, on ne saurait le contester : Napoléon maîtrisa toujours au dernier degré l’art « de donner aux hommes [qu’il avait] choisis toute la valeur qu’ils peuvent avoir [7] ». N’aimait-il pas rappeler l’immense besogne accomplie par Dufresne à la tête du Trésor public, lui qui, disait-il, « était comme stupide sur toute autre matière que les finances », mais excellait dans ce domaine [8] ? Le Premier consul ne se bornait pas à tirer le meilleur parti de ses collaborateurs. Loin de se vouloir seulement chef d’orchestre, il tenait à contribuer lui aussi, dans toutes les matières, à l’harmonie générale. Jean Thiry a montré, à partir des procès-verbaux du Conseil des finances, comment Bonaparte intervenait dans des discussions souvent techniques, contredisait ses ministres, imposait son point de vue [9]. De même, la note qu’il dicta à cette époque à Lucien sur la politique à suivre pour désendetter les communes et investir les capitaux ainsi libérés dans la relance de l’économie montre qu’il jouait un tout autre rôle que d’impulsion [10]. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il fut à l’origine de tous les textes de lois qui furent alors adoptés. La plupart de ces réformes étaient « dans l’air, dans l’ambiance des événements et des idées [11] ». Albert Vandal, qui se laisse souvent emporter par l’enthousiasme dès qu’il est question de son héros, dit justement du Premier consul que s’il ne fut pas le démiurge de la légende, il fut « l’extracteur de solutions, le grand réalisateur », grâce à la capacité qui était la sienne de saisir « l’air du temps », de comprendre les besoins du moment et de donner une forme concrète ce qui n’était souvent qu’aspirations confuses ou mal formulées [12]. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’observation faite un jour par Roederer : « Le Premier consul n’a eu besoin que de ministres qui l’entendissent, jamais de ministres qui le suppléassent [13]. »

6Ce rôle exigeait de Bonaparte, dans la plupart des domaines, des connaissances sinon possédées avant son accession au pouvoir, du moins acquises sur le tas, grâce aux leçons de rattrapage délivrées par son entourage : Lebrun l’instruisait en matière de finances tandis que Roederer lui parlait administration et Cambacérès justice. Il avait, certes, fait un premier apprentissage en Italie, ensuite en Égypte. Il s’était essayé à l’art de gouverner avant même de s’emparer du gouvernement. Le commandement des armées et la guerre elle-même y avaient contribué plus qu’on ne croit, tant la guerre exige une grande variété de connaissances et l’art de les combiner et de les employer à bon escient, de plus dans des situations si lourdes de conséquences que la marge abandonnée à l’erreur de jugement y tend vers zéro. Nul n’a mieux et plus complètement décrit cet aspect de la formation propre aux hommes de guerre que Thiers :

7

« L’art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d’exercice à l’esprit. […] Il met en action et en évidence l’homme tout entier. Sous ce rapport, l’art de la guerre n’a que l’art de gouverner qui lui ressemble et l’égale […], parce qu’on gouverne et on combat avec son âme tout entière. L’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille, a d’abord […] une instruction scientifique à acquérir. […] Ingénieur, artilleur, bon officier de troupes, il faut qu’il devienne en outre […] géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leurs rapports, de leur valeur. Il faut qu’il ait ensuite des connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples ; qu’il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire ; il faut surtout qu’il connaisse les hommes, car les hommes à la guerre ne sont pas des machines ; au contraire ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu’ailleurs ; et l’art de les manier, d’une main délicate et ferme, fut toujours une partie importante de l’art des grands capitaines. À toutes ces connaissances supérieures, il faut enfin que l’homme de guerre ajoute les connaissances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l’administrateur. Il lui faut l’esprit d’ordre et de détail d’un commis ; car ce n’est pas tout que de faire battre les hommes, il faut les nourrir, les vêtir, les armer, les guérir. Tout ce savoir si vaste, il faut le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. À chaque mouvement, il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi ; munitions, vivres, hôpitaux ; calculer à la fois sur l’atmosphère et sur le moral des hommes ; et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est pire, des milliers d’hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l’espérance de leur salut ; plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès ; et toutes ces images, il faut les chasser, il faut penser, penser vite ; car, une minute de plus, et la combinaison la plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire, c’est la honte qui vous attend. Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose d’ailleurs ; car on est poète, savant, orateur médiocre aussi ; mais cela fait avec génie est sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines [14]. »

8Bonaparte gouverne comme il fait la guerre. Sans doute s’en trouvait-il prédisposé, par une habitude devenue chez lui « indéracinable », à l’exercice d’une autorité ne souffrant ni partage ni contradiction, mais peut-on assurer qu’avec un tempérament différent il eût réussi là où ses prédécesseurs avaient échoué ? Assurément non — même s’il bénéficiait de circonstances favorables : le 18 brumaire avait laissé les partis si désorientés que, l’eussent-ils voulu, ils n’auraient pu s’opposer efficacement à la politique gouvernementale, tandis que la mise au pas des assemblées — s’ajoutant à leur marginalisation constitutionnelle — levait l’un des principaux obstacles à l’adoption rapide des réformes. Dans ses Mémoires, Gaudin feint de s’étonner de la facilité avec laquelle une réforme aussi fondamentale et complexe que celle de l’administration des impôts put être réalisée en quelques semaines seulement :

9

« Les opérations […] furent singulièrement facilitées par l’existence de deux commissions législatives qui remplacèrent temporairement, et jusqu’à la promulgation de la nouvelle constitution, les deux conseils que la journée du 18 brumaire avait détruits. Je concertais, avec une section de chacune de ces commissions, les dispositions qui exigeaient une autorisation légale. La loi était de suite rédigée, et du jour au lendemain elle était rendue. Les instructions nécessaires pour son exécution étaient préparées dans l’intervalle ; de sorte qu’elles arrivaient, en même temps que la loi même, dans les départements. Cette espèce de dictature en finances prévint alors de grands malheurs. […] Ainsi, d’un côté une partie des dispositions extraordinaires que réclamait la situation périlleuse du Trésor public, et de l’autre les bases fondamentales du système des finances, furent décrétées en vingt jours [15]. »

10Ce n’était pas là le résultat du seul 18 brumaire, mais plutôt de la combinaison entre l’effacement des assemblées consécutive au coup d’État et le nivellement réalisé par dix années de révolution.

11De la société hérissée de privilèges qui, au XVIIIe siècle, avait si souvent tenu en échec les ministres réformateurs de la monarchie, il ne restait rien. Communautés villageoises, corporations, « bonnes villes », états provinciaux, parlements, franchises, droits et libertés consacrés par l’usage, privilèges, tout avait disparu. Dans les rapports qu’il adressait à la cour, Mirabeau y avait vu une bonne raison, pour le roi, de se rallier à la Révolution. Celle-ci ne venait-elle pas de le débarrasser de ses pires ennemis et de créer une situation sans doute favorable à la « liberté », mais plus encore à « l’exercice du pouvoir » ? « N’est-ce rien que d’être sans parlement, sans pays d’états, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse ? L’idée de ne former qu’une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu. […] Plusieurs règnes d’un gouvernement absolu n’auraient pas fait autant qu’une seule année de liberté pour l’autorité royale [16]. » En réalité, cette première année de la Révolution, comme celles qui suivirent, devait faire davantage pour la « liberté » que pour l’autorité. Loin d’accroître l’emprise de l’État sur la société, elle avait largement soustraite celle-ci à l’autorité de celui-là. Décentralisation, limitation des pouvoirs et des compétences du gouvernement central, généralisation du principe électif à toutes les fonctions de responsabilité, les révolutionnaires avaient voulu remplacé l’ancien régime par une société de citoyens égaux qui se gouvernerait elle-même au moyen de représentants librement élus et renouvelés à intervalles réguliers ; ils voyaient dans l’origine élective des gouvernants une protection plus efficace pour les citoyens que les privilèges qui les mettait jadis plus ou moins à l’abri de l’arbitraire royal ou administratif. Considérant que le despotisme trouvait son origine dans l’extériorité radicale de l’autorité par rapport à la société sur laquelle elle s’exerce — la royauté héréditaire —, la liberté collective et la sûreté individuelle, disaient-ils, trouveraient leur garantie dans l’abolition de cette différence par l’institution de magistrats élus. La suite avait montré qu’il n’en était rien et qu’un gouvernement issu de l’élection pouvait même se révéler plus dangereux pour la liberté individuelle qu’une vieille monarchie si sûre de l’avenir qu’elle en était devenue bonhomme. Anarchie, Terreur, instabilité de la période directoriale, l’idéal démocratique d’une société où tous seraient simultanément ou tour à tour gouvernants et gouvernés s’était effondré. La formation du gouvernement révolutionnaire, en 1794, avait déjà consacré la faillite de l’idée d’autogouvernement, mais en 1795 la République avait tenté, sans succès, de renouer avec l’élan de 1789. Le 18 brumaire sonna le glas de l’expérience. La petite phalange des « Idéologues » exceptée, personne ou presque ne croyait plus aux vertus du suffrage ni aux mérites de la délibération.

12Les réformes mises en œuvre en 1800 témoignent du chemin parcouru, à l’envers, en quelques semaines. Tout ce qui, en 1789, avait échappé aux mains du roi pour être confié aux citoyens ou à leurs élus, rentrait maintenant dans l’orbite du gouvernement.

13Ainsi des impôts, dont les municipalités établissaient les rôles et dont le recouvrement était confié à des adjudicataires « d’occasion [17] » ; ainsi de la justice, rendue par des juges élus ; ainsi de l’administration locale confiée dans les communes, les districts et les départements à des exécutifs élus flanqués d’assemblées délibérantes qui détenaient l’essentiel du pouvoir : l’impôt était l’affaire des contribuables, la justice celle des justiciables, l’administration celle des administrés. Les contributions rentraient mal, avec retard ou pas du tout, l’action des tribunaux laissait à désirer, surtout en matière civile, l’administration était inefficace, l’impéritie et la corruption partout. Sans doute ces réalités étaient moins la conséquence du système mis en place que celle des circonstances, mais après dix ans d’expérimentation il était évident que les innovations de 1789 avaient atteint leurs limites. Le nouveau gouvernement décida donc de revenir « sur quelques idées […] qui, très bonnes peut-être en théorie, sont mauvaises dans la pratique [18] ».

14Une Direction des contributions directes coiffant un millier d’inspecteurs et contrôleurs fut chargée de la répartition de l’impôt, le recouvrement étant confié à des receveurs astreints à un cautionnement garant des versements anticipés qu’ils étaient contraints de faire au Trésor sur le produit des impôts à percevoir. Cette « armée fiscale [19] » trouva son pendant dans « l’armée judiciaire » — aux juges élus de la Révolution succédaient des magistrats nommés à vie par le gouvernement afin de garantir une indépendance que l’avancement au choix du pouvoir qui les avait nommés rendait toutefois plutôt théorique — et dans le « bataillon » des préfets et sous-préfets.

15C’était une nouvelle révolution, dont on peut dire qu’elle renouait, par certains côtés, avec l’absolutisme monarchique. Après tout, préfets et sous-préfets étaient les descendants directs des intendants et subdélégués de la fin de l’Ancien Régime, à cette différence près — considérable — que tout-puissants tant qu’ils exécutaient les volontés du gouvernement qui les avait nommés et pouvait les révoquer, ils ne pouvaient plus se comporter comme le faisaient autrefois les intendants qui, une forte personnalité aidant, agissaient parfois en véritables vice-rois. Les préfets étaient dans la main du gouvernement, et le pays dans la main des préfets. En dépit de ces analogies entre nouveau et ancien régime, les institutions consulaires ne participaient aucunement d’une contre-révolution. C’en était bel et bien fini du règne des fermiers généraux et de celui de la magistrature dont l’indépendance, au XVIIIe siècle, avait si souvent provoqué des heurts avec une monarchie que ses ministres encourageaient à devenir absolue autrement qu’en paroles [20].

16Le Consulat reprenait à son compte, au fond, le grand projet de rationalisation de l’État qui avait échoué dans les deux dernières décennies de l’Ancien Régime. Il est porté en 1800 par des hommes, Lebrun, Gaudin ou Dufresne, qui en avaient été, alors, des acteurs. Si la réussite fut cette fois au rendez-vous, après l’expérience libérale et décentralisatrice de 1789, c’est que la Révolution française avait rempli l’autre volet du programme des ministres réformateurs de l’Ancien Régime : la modernisation de la société indispensable à la rationalisation de l’État. Par la force et par la violence, la Révolution avait abouti ; le Consulat pouvait se mettre au travail.

17Mais la manière dont l’obstacle des privilèges avait été levé changeait la nature même du projet. Les réformes de la période consulaire donnent à la France une physionomie qui n’est ni celle dont rêvaient les Constituants de 1789 ni celle à laquelle aspiraient les réformateurs des années 1760-1780. Tandis que ceux-là imaginaient pouvoir s’approcher au plus près de l’idéal du gouvernement du peuple par lui-même, ceux-ci pensaient que la solution résidait dans l’association des élites à l’exercice du pouvoir royal, au moyen d’assemblées représentatives. Dans les deux cas, la société y gagnait plutôt que l’État.

18L’esprit des institutions mises en place en 1800 est tout différent : elles témoignent, disait Marx, de l’abdication de la société face à l’État. Marx établissait même une comparaison entre la Terreur et l’avènement de Bonaparte, disant du second qu’il avait relevé et continué le gouvernement révolutionnaire de l’an II après que la « société bourgeoise moderne » eût à la fin de l’expérience du Directoire, comme en 1792-1793 après celle de la Constitution de 1791, avoué son impuissance à constituer un État qui fût l’expression de la société d’individus auto-suffisants créée par la Révolution de 1789. Ni l’Assemblée constituante ni le Directoire, créations de cette « société bourgeoise moderne », n’avaient trouvé le secret d’institutions garantes à la fois d’efficacité et de stabilité. La bourgeoisie, avouant son impuissance comme Louis XVI avait auparavant confessé la sienne en convoquant les États généraux, s’en était remise à des dictateurs, Robespierre en 1793, Bonaparte en 1799, prête à en payer le prix : l’émancipation de l’État envers les intérêts sociaux — Bonaparte et Robespierre donnant ainsi la main au Louis XIV de la révocation de l’édit de Nantes et de la persécution des jansénistes : « Napoléon, écrit Marx, ce fut la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise […]. Napoléon considérait encore l’État comme sa propre fin, et la société bourgeoise uniquement comme un bailleur de fonds, comme un subordonné, auquel toute volonté propre était interdite [21]. »

19Ces analogies n’ont bien sûr qu’une portée relative. Marx lui-même en convient quand il précise que Bonaparte, à la différence des Jacobins de 1793, « saisissait déjà parfaitement la nature de l’État moderne, et savait qu’il était fondé sur le développement sans frein de la société bourgeoise [et sur] le libre jeu des intérêts particuliers ». Le Premier consul le comprenait même si bien qu’il se résolut, ajoute Marx, « à reconnaître ce fondement et à le protéger [22] ». En cela, Bonaparte est bien l’anti-Robespierre. C’est précisément le soin avec lequel il veilla sur les intérêts de la France propriétaire et patriarcale qui avait à la fois gagné à la Révolution et souffert qui la lui attacha pour ainsi dire jusqu’à l’écroulement du régime. Mais — et c’est là l’essentiel — l’État créé par Bonaparte en 1800 fut le serviteur de ces intérêts non parce qu’il en aurait été l’expression — le gouvernement bourgeois d’une société bourgeoise —, mais parce qu’il avait besoin d’une France en ordre et prospère pour en tirer les ressources, argent et hommes, nécessaires à sa politique extérieure. La coïncidence entre les intérêts de la société et ceux de l’État était réelle, mais quand les premiers finirent par se révéler contraires aux seconds, sous l’Empire, à aucun moment Napoléon n’hésita à les sacrifier.

20Dès 1800 Bonaparte met en place ce qui constituera la part la plus durable de son héritage : l’État administratif moderne. Celui-ci eût-il vu le jour sans lui ? Probablement, dans la mesure où la monarchie absolue en avait jeté les bases et où il était en germe dans l’avènement révolutionnaire d’une société d’individus égaux en droits, abstraction faite de toute détermination sociale réelle : « De la société en poussière est sortie la centralisation », dira Royer-Collard en 1822, avant même que Tocqueville de devienne l’historien de la centralisation administrative en France [23]. Il est probable, cependant, que sans Bonaparte, le processus n’aurait pas abouti aussi vite et que peut-être le résultat aurait revêtu des formes un peu plus libérales. La centralisation prit en effet sous son impulsion un tour militaire qui, à la longue, ne resta pas sans conséquences : l’obéissance aux ordres étant mise plus haut que tout, les agents du pouvoir central firent preuve parfois d’un manque d’initiative qui se révéla dommageable en certaines occasions. On cite avec raison l’exemple de la conjuration du général Malet, en 1812 : Napoléon absent, le gouvernement resta interdit devant un événement imprévu pour lequel le maître n’avait pu, et pour cause, laisser de consignes [24]. On en déduit un peu vite que c’était là l’un des effets d’une centralisation administrative si exagérée qu’elle en devenait contre-productive [25]. Mais l’exemple est tardif, comme tous ceux qu’on peut citer dans ce genre. Il est tiré d’une période où l’autoritarisme croissant du chef se faisait de plus en plus pesant, aggravé de surcroît par une évidente baisse de la qualité du matériau humain employé par l’Empereur : les Montalivet et autres Pasquier avaient succédé aux hommes formés dans les troubles de la Révolution qui avaient fait les beaux jours du Consulat. À l’énergie, au talent, à la capacité, s’ajoutaient alors un enthousiasme qui rappelait celui du début de la Révolution et le sentiment d’être, une nouvelle fois, à l’aube d’une époque nouvelle où il y avait tant à faire sous la conduite de Bonaparte, et tant à gagner.

21L’idée selon laquelle le rendement de la centralisation administrative aurait très vite atteint ses limites fait également bon marché de l’avenir : Napoléon disparu, la suite montra combien la machine avait été bien conçue. Sans doute avait-il exercé sur elle une domination si forte que son fonctionnement put s’en ressentir parfois, mais, comme dit Tocqueville, « depuis 89 la constitution administrative est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques [26] ». Et d’ajouter dans une note :

22

« Perfection de la machine administrative bâtie par Bonaparte, prouvée par la facilité qu’elle a de fonctionner presque sans moteur, ce qui a été démontré par les révolutions qui ont eu lieu depuis, ou de fonctionner dans les mains infirmes de coquins médiocres […], presqu’aussi bien qu’elle pourrait le faire sous l’impulsion des plus grands esprits ; elle produit son œuvre, indépendamment de la valeur de l’ouvrier [27]. »

23Il existe en revanche un point sur lequel l’accord est unanime, réconciliant les défenseurs les plus fervents de la mémoire de l’Empereur et ses détracteurs les plus féroces : la centralisation de l’an VIII accentua, à moins qu’elle ne l’ait inaugurée, la pente « illibérale » de l’histoire française. Albert Vandal, Alphonse Aulard et Hippolyte Taine en conviennent également : les grandes réformes de 1800, qui rapportaient tout à l’État et faisaient tout faire par l’État ou ses agents, eurent pour résultat de détruire toute trace d’autonomie locale et, par suite, d’atrophier chez les Français toute aptitude à la liberté [28]. La société française postnapoléonienne ? Un corps « appauvri, inerte et flasque », dit Taine, « une poussière ou une boue humaine »… L’accusation est si commune, venant de gauche comme de droite, qu’il est inutile d’y insister, sauf pour objecter qu’une telle appréciation ignore le poids de l’histoire. Taine, au fond, juge la France de ce début de XIXe siècle en regrettant qu’elle n’ait pas su suivre les traces de l’Angleterre, et il en va de même de tous ceux qui déplorent les aspects despotiques de son histoire. On peut sans doute poser la question, puisque la France et l’Angleterre se trouvaient, vers 1783, dans la même situation : l’Angleterre n’avait-elle pas connu, au lendemain de la guerre d’indépendance américaine, une crise financière plus grave encore que la crise des finances publiques en France ? Mais à la différence de la France, elle avait su résoudre cette crise sans révolution et sans rien sacrifier de ses traditions libérales. On dit parfois que si Louis XVI avait été capable, comme George III, de soutenir contre l’opinion un William Pitt français résolu à imposer les mesures impopulaires indispensables au redressement des finances publiques, la France aurait peut-être évité la Révolution [29]. En réalité, si l’Angleterre surmonta la crise, c’est que son gouvernement put compter sur le soutien de la société, non parce qu’il aurait été plus habile ou plus fort, mais parce que celle-ci était dirigée par une élite qui réunissait dans ses mains la triple influence sociale, économique et politique. Cette classe dirigeante issue « des anciennes castes », comme disait Napoléon, cette « gentry », la France ne la possédait pas et ne l’avait jamais possédée [30]. Elle avait eu une classe supérieure où, à la fin du XVIIIe siècle, la richesse réunissait nobles et bourgeois fortunés, mais cette élite sociale et économique n’était à aucun moment devenue une classe dirigeante. Turgot, Necker et Calonne avaient certainement tenté de l’associer à l’exercice du pouvoir à travers la mise en place d’assemblées qui leur eussent été réservées, mais l’échec avait été complet [31]. Au fond, si la Révolution éclata en 1789, c’est parce que la société avait toujours été trop faible en France pour imposer à la couronne des limites du genre de celles que les barons et les communes proclamèrent en Angleterre dès 1215, et que la couronne avait toujours joui d’une légitimité trop faible pour même songer à consentir le moindre abandon de puissance, trouvant dans son lien privilégié avec la religion et dans le soutien d’une bureaucratie longtemps embryonnaire l’autorité et la force qui compensaient son incertaine légitimité. La Révolution avait détruit cette classe supérieure qui avait manqué devenir une classe dirigeante en 1789, accélérant en revanche le développement d’une classe administrative d’autant plus compétente que, née dans les bureaux de Versailles, elle avait parfait son éducation dans les difficultés de la Révolution. En 1799 et 1800, la déroute des assemblées délibérantes livre le pouvoir à la classe administrative : on la voit prendre possession du Conseil d’État, de la cour de cassation, des préfectures, de l’administration des finances, du ministère de l’intérieur, etc., prolongeant et accentuant une évolution déjà marquée sous la monarchie. Dès lors, la critique de Taine doit être comprise comme une manifestation de regret au spectacle d’une histoire qui pouvait difficilement être différente de ce qu’elle fut. Le mal, en quelque sorte, avait été fait bien avant que Bonaparte s’emparât du pouvoir, et même bien avant que la Révolution française n’éclatât.

Notes

  • [*]
    Patrice Gueniffey est directeur scientifique de Napoleonica La Revue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
  • [1]
    M. et R. Friedman, La Tyrannie du statu quo, Paris, J.-C. Lattès, 1984, p. 32.
  • [2]
    Id.
  • [3]
    H.-G. Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène, éd. P. Fleuriot de Langle, Paris, Sulliver et Albin Michel, 1949-1959, 3 vol., t. I, p. 93.
  • [4]
    Ch. de Lacretelle, Dix années d’épreuves pendant la Révolution, Paris, Tallandier, 2011, p. 229.
  • [5]
    L’administration fiscale est créée le 24 novembre, la Caisse d’amortissement le 27, la Banque de France le 13 février 1800, l’administration préfectorale le 17 et le nouveau système judiciaire le 18 mars.
  • [6]
    Voir Th. Lentz, Le Grand Consulat, Paris, Fayard, 1999, p. 195, 357.
  • [7]
    N.-F. Mollien, Mémoires d’un ministre du Trésor public, 1780-1815, Paris, Guillaumin, 1898, 3 vol., t. I, p. 314.
  • [8]
    G. Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène, 1815-1818, éd. O. Aubry, Paris, Flammarion, 1947, t. I, p. 471-472.
  • [9]
    J. Thiry, Marengo, Paris, Berger-Levrault, 1949, p. 272-273.
  • [10]
    « Note sur les communes », Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Imp. nationale, 1858-1869, 32 vol., n° 4474, t. VI, p. 50-53.
  • [11]
    A. Vandal, L’Avènement de Bonaparte, Paris, Plon, 1907-1915, 2 vol., t. II, p. 186.
  • [12]
    Ibid., t. II, p. 186-187.
  • [13]
    P.-L. Roederer, Œuvres complètes, Paris, Firmin Didot, 1853-1859, 8 vol., t. III, p. 381.
  • [14]
    Revue française, n° 12 (nov. 1829), p. 196-198.
  • [15]
    M.-M. Gaudin, Mémoires, souvenirs, opinions et écrits, Paris, A. Colin, 1926, 3 vol., t. I, p. 285.
  • [16]
    Mirabeau, Entre le roi et la Révolution, éd. G. Chaussinand-Nogaret, Paris, Hachette-Pluriel, 1986, p. 58-59 (note du 3 juillet 1790).
  • [17]
    « Le percepteur n’était pas […] un agent de l’administration : cette fonction était attribuée à toute personne qui s’engageait à percevoir les impôts avec la commission la plus réduite possible » (P. Branda, Le Prix de la gloire, Napoléon et l’argent, Paris, Fayard, 2007, p. 208-209).
  • [18]
    Propos tenus par Bonaparte et rapportés par M.-A. Jullien, Entretien politique sur la situation actuelle de la France et sur les plans du nouveau gouvernement, Paris, Léger, 1799, p. 42.
  • [19]
    P. Branda, Le Prix de la gloire, op. cit., p. 210.
  • [20]
    À Sainte-Hélène, Napoléon définira très bien en quoi son système préfectoral pouvait être comparé avec l’administration sous l’absolutisme et en quoi il s’en différenciait (E. de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éd. A. Fugier, Paris, Garnier, 1961, 4 vol., t. IV, p. 526-527).
  • [21]
    K. Marx, La Sainte Famille, in K. Marx, Philosophie, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard-Folio, 1982, p. 270.
  • [22]
    Id.
  • [23]
    Voir E. Garcia de Enterria, Révolution française et administration contemporaine, Paris, Économica, 1993, p. 36 n.
  • [24]
    Voir, notamment, Th. Lentz, La Conspiration du général Malet, 23 octobre 1812, premier ébranlement du trône de Napoléon, Paris, Perrin, 2012.
  • [25]
    Voir A. Jourdan, L’Empire de Napoléon, Paris, Flammarion-Champs, 2000, p. 86-88.
  • [26]
    A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, in De la démocratie en Amérique-Souvenirs-L’Ancien Régime et la Révolution, éd. J.-C. Lamberti et F. Mélonio, Paris, R. Laffont-Bouquins, 1986, p. 1073.
  • [27]
    Cité in E. Garcia de Enterria, op. cit., p. 44.
  • [28]
    H. Taine, Les Origines de la France contemporaine, Paris, R. Laffont-Bouquins, 1986, 2 vol., t. II, p. 452-453. L’ennemi juré de Taine, Alphonse Aulard, développe une analyse comparable dans les chapitres qu’il consacre à l’histoire intérieure du Consulat dans A. Rambaud et E. Lavisse, Histoire générale du IVe siècle à nos jours, t. IX [Napoléon, 1800-1815], Paris, A. Colin, s. d., p. 1-38. Voir également A. Vandal, op. cit., t. II, p. 194-195.
  • [29]
    Voir J.-P. Poussou, « Les conséquences financières et économiques de la guerre d’indépendance américaine pour les royaumes de France et de Grande-Bretagne », in Ph. Bonnichon, O. Chaline et Ch.-Ph. De Vergennes, La France et l’indépendance américaine, Paris, PUPS, 2008, p. 203-219.
  • [30]
    Voir M.-M. Gaudin, Supplément aux mémoires et souvenirs de M. Gaudin, Paris, Goetschy, 1834, p. 40.
  • [31]
    Voir les remarques de F. Crouzet, La Grande inflation, histoire de la monnaie en France de Louis XVI à Napoléon, Paris, Fayard, 1993, p. 84-89.
Français

Résumé

Cette étude porte sur les premières réformes du Consulat, réforme financière, réforme administrative, réforme judiciaire.
Au-delà de l’impulsion donnée par le Premier consul et de la formation après le 18 brumaire d’un contexte politique favorable, qui allait permettre d’aboutir en moins de six mois là où la Révolution n’avait pu réussir en dix ans, ces remarques s’efforcent de comprendre ces réformes, leurs origines et leur signification, en les réinscrivant dans une histoire plus large : d’abord celle de la Révolution française, dont elles sont par certains côtés l’aboutissement, même si, par d’autres côtés, elles en altèrent profondément les principes ; ensuite celle de la France moderne, et plus particulièrement celle des relations qu’y entretiennent de manière quasi structurelle la société et l’État, à la lumière desquelles ces réformes prennent tout leur sens.

Patrice Gueniffey [*]
  • [*]
    Patrice Gueniffey est directeur scientifique de Napoleonica La Revue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/05/2012
https://doi.org/10.3917/napo.121.0040
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