CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous avons rencontré trois participant·es du groupe des Gilets jaunes de Pantin, une soirée de juillet 2019, au bar Chez Agnès, à côté du canal, leur lieu de rassemblement. Autour de la table :

2– Nadège, 36 ans, contractuelle depuis dix ans pour une collectivité territoriale de Seine-Saint-Denis. Militante de la France insoumise et activiste de Pantin Debout, lors du mouvement Nuit Debout, elle rejoint le mouvement des Gilets jaunes fin novembre 2018.

3– Vincent, 35 ans, professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Montreuil où il est engagé syndicalement. Ancien militant de Lutte Ouvrière, il s’est éloigné progressivement de la politique avant de participer aux mouvements sociaux contre la loi travail en 2016. Il rejoint les manifestations des Gilets jaunes dès le 1er décembre et les Assemblées générales du groupe pantinois dès janvier 2019.

4– Thibaut, 23 ans, contractuel dans la fonction publique territoriale. Militant France insoumise qui a débuté son engagement politique durant la mobilisation étudiante contre la loi travail. Est actif dans le mouvement des Gilets jaunes depuis début janvier 2019.

5Mouvements (M.) : Vous pouvez me dire comment s’est passé votre engagement au sein des Gilets jaunes de Pantin ?

6Nadège (N.) : J’étais dans un petit groupe hyper actif de la France insoumise (FI) qui essayait de mobiliser localement. Mais on n’y arrivait pas trop. On a fait une campagne nationale dans les quartiers populaires, au sujet de la lutte contre la précarité, en multipliant les actions dans les quartiers de Pantin. Et puis, d’un coup, est arrivé le mouvement des Gilets jaunes qui nous a vraiment pris de court. Ça a explosé ailleurs que là où on était actifs. Pendant deux semaines, on a été un peu surpris et on ne savait même pas où rejoindre les manifs. À Montreuil, d’autres copains de la FI commençaient à s’organiser et nous l’ont signalé. Un militant de Pantin nous a dit : « Eh les amis ! Quand est-ce qu’on se bouge ? » Du coup, une première réunion avec tous les gens du collectif Stop Macron a eu lieu, c’est-à-dire une trentaine de militants et représentants d’organisations politiques ou syndicales. On a repris la structure d’un texte syndical et on a signé « Gilets jaunes de Pantin ». Un groupe de travail s’est mis en place : on a changé la page Facebook de Stop Macron Pantin en celle des Gilets jaunes de Pantin sur laquelle on a indiqué la tenue d’une AG chaque jeudi.

7Très vite, les militants ne sont plus venus en AG. Seuls ceux de la FI et une nana de Fakir sont restés. On s’est retrouvé en petit groupe. D’un seul coup, on était trente mais avec des gens qu’on ne connaissait pas et qui ne venaient pas d’organisations. Nous avons rédigé un tract et diffusé sur les marchés. Vers mi-décembre, on était deux fois plus nombreux. Jusqu’à ce qu’on atteigne cent personnes en plein hiver alors qu’il neigeait.

8M. : Vous décrivez un mouvement différent de ce qu’on a vu sur les ronds-points, où c’était plutôt spontané. Ici, au départ, il y a eu une intervention politique de militant·es déjà engagé·es. Qui sont celles et ceux qui sont arrivé·es ensuite ?

9Vincent (V.) : Je pense que je représente bien le profil : des gens qui ne se retrouvent pas dans les organisations traditionnelles mais participent aux mouvements sociaux quand il y en a. Le groupe local a donné un vrai cadre de militantisme : on distribue des tracts, on colle des affiches, on fait du boitage. Le tout de façon organisée. Là, ce mouvement m’offre un espace politique qui n’existait pas et qui est pertinent.

10M : Les personnes venaient de quel milieu social, avaient quel âge ?

11Thibaut (T.) : Il y avait vraiment de tout, mais le profil dominant c’était pas mal de profs, de fonctionnaires, beaucoup de retraités. Mais on trouve aussi des chômeurs, des étudiants et des lycéens.

12N. : On compte beaucoup de femmes, beaucoup de familles monoparentales. Vraiment, au début ça tournait : il y avait beaucoup de nouvelles personnes à chaque fois. Donc, on faisait des tours de présentation au début de chaque AG : « qui je suis ? Pourquoi je suis Gilet jaune ? » Et ça c’était vachement bien parce qu’on ne se connaissait pas et tout de suite ça apportait quelque chose.

13Tous ceux qui étaient dans des organisations traditionnelles ne sont pas revenus, à part ceux de l’Union Populaire Républicaine (UPR) de François Asselineau et ceux du Parti Ouvrier Indépendant. Ceux du POI ont choisi de nous accompagner et c’est bien, parce ils nous ont un peu structurés en nous aidant pour les tracts et pour faire des groupes de travail. Les autres ne viennent plus ! Au début, ils venaient et observaient mais on se sentait méprisés par ces professionnels du militantisme. Et quand il y a eu le mouvement des Gilets jaunes, j’ai pas compris pourquoi ils ne venaient pas. Alors que c’était populaire, c’était évident que c’était là qu’il fallait être présent.

14V. : Tu penses qu’ils nous ont méprisés, nous ou le mouvement dans son ensemble ?

15N. : Certains méprisent le mouvement ! En plus ils le disent : « De toute façon vous vous mélangez avec l’extrême droite, vous n’êtes pas organisés, vous n’avez pas de revendications claires, vous êtes violents, vous faites alliance avec les casseurs ». Pour eux, on s’amuse. Ils ne nous prenaient pas au sérieux.

16M. : Et dans vos Assemblées, vous aviez des personnes racisées ou pas du tout ?

17T. : Dans le groupe, il y avait une part non négligeable de personnes racisées. Après, est-ce que ça traversait toutes les tranches d’âge ? Peut-être pas… Et peu habitait les quartiers populaires. Il y a des anciens qui ont plus que la cinquantaine, avec une culture militante, qui ont connu la Marche pour l’égalité et contre le racisme ou qui ont milité à la suite de cette marche. On trouvait aussi des personnes très dominées socialement, qui ne prenaient pas la parole avant car elles ne trouvaient pas un espace sain de militantisme.

18M. : Vous aviez des liens avec le comité Adama ?

19T. : On comptait parmi nous des militants antiracistes qui ont réalisé une jonction lors de la Marche des solidarités du 16 mars, où était présent le comité Adama. Les Gilets jaunes de Pantin ont rejoint la marche. On a tracté dans les quartiers populaires de la ville et réalisé une banderole contre le harcèlement policier.

20V. : Et ils ont eu une réelle influence ! Je pense à la charte de fonctionnement de l’AG qui commence par une déclaration de principe qui dit qu’on peut dire tout ce qu’on veut en dehors de paroles sexistes, racistes ou homophobes. Ces phrases ont été rédigées par un militant antiraciste.

21N. : Et même s’ils sont moins présents en AG, ils réagissent souvent sur la discussion Whatsapp et toujours sur ces sujets-là. Ces militants ont un peu joué le rôle de modérateur. Ils nous expliquaient pourquoi là il faut décrypter tel message. Et c’était bien parce que chacun avec ses spécialités apportait des choses au débat, permettait de prendre de la hauteur.

22M. : Justement, ça renvoie à une question relative à votre fonctionnement. Vous avez parlé de charte. Quelles sont vos règles de fonctionnement ?

23V. : Elles s’inspirent des grandes traditions de la démocratie directe et populaire. C’est donc une AG ouverte à tous, où tout le monde peut prendre la parole. Le temps de parole est limité s’il y a trop de personnes. On essaye de faire en sorte que les personnes qui n’ont jamais parlé soient prioritaires et d’éviter que la parole soit confisquée par quelques-uns. Je crois qu’on s’organise comme ce qui est inscrit dans l’appel des Gilets jaunes de Commercy. Et on envoie des mandatés aux Assemblées des Assemblées (ADA) [1].

24M. : Comment vous êtes entré·es en contact avec d’autres groupes ?

25N. : Individuellement. Certains Gilets jaunes de Pantin ont fait les premières manifs de leur côté quand le groupe de Pantin n’existait pas encore. Ils étaient très actifs et proches des figures du mouvement. Ils ont rejoint le groupe constitué sur Pantin avec plein de contacts.

26T. : C’étaient des liens personnels. Des connaissances dans d’autres AG, une proximité géographique avec d’autres groupes. Mais le vrai levier, c’est l’Assemblée des Assemblées de Saint-Nazaire. Les Gilets jaunes franciliens qui y ont participé se sont rencontrés et ont eu l’envie de faire une AG Ile-de-France. Et là il a fallu prendre des contacts, répertorier, cartographier. On est sorti de notre petit fonctionnement pour aller vers les autres. Les ADA sont des vrais temps de rencontre avec d’autres groupes : tu es logé chez un membre du groupe organisateur avec d’autres mandatés d’autres régions. Tu y rencontres obligatoirement des Gilets jaunes de toute la France.

27N. : À Saint-Nazaire, on a chopé les contacts de tout le monde, ce qui a permis de réaliser une AG régionale Île-de-France et de créer un « comité actions ». Ce qui a le plus produit de liens, pour moi, est ce « comité actions ». C’est une coordination où l’on partage les informations sur des actions de blocages ou de résistance.

28M. : Il y avait combien de villes ?

29V. : Une trentaine mais un peu mal réparties géographiquement. En gros, les quartiers centraux et la proche périphérie sont très représentées : Pantin, trois groupes de Paris, Nanterre, Montreuil, Ivry. Et Seine-et-Marne beaucoup moins.

30M. : Pourtant l’image qu’on a des Gilets jaunes c’est plutôt la grande périphérie. Et là, c’est une organisation très parisienne et première couronne.

31T. : C’est compliqué pour certains groupes de se déplacer en soirée jusqu’à la bourse du Travail de Paris. La centralité de ces groupes de Seine-et-Marne n’est clairement pas parisienne mais le fait d’être dans un groupe francilien ça permet de s’échanger des infos sur les actions.

32N. : Il y a eu direct des groupes Telegram ou Whatsapp spécifiques au 93 ou 75, dans lesquels je me suis inscrite. Des coordinations et AG spécifiques au 93 sont nées très tôt. Au cas par cas et dès qu’on a pu, on y est allé.

33M. : Quelles ont été vos actions par exemple ?

34N. : Des opérations « péages gratuits », le blocage du siège d’Amazon, les actions de soutien aux postiers du 92 en grève. À chaque fois, ce sont des actions sur des sujets que les Gilets jaunes soutiennent. Les postiers, on soutient leur grève. Amazon, c’est l’écologie. Les Gilets noirs, on soutient la lutte des travailleurs sans-papiers.

35M. : Globalement, on a entendu que dans les Gilets jaunes il n’y avait pas les quartiers populaires et les personnes racisées. Vous faites le même constat, ou bien il est erroné ?

36V. : Il y a quand même quelque chose d’assez particulier : les gens des quartiers populaires ne viennent pas en AG mais viennent en manifestations. Les manifestations je les trouve très diversifiées. La banlieue est là. Mais c’est presque un paradoxe que le groupe qui a organisé le mouvement dans une commune populaire du 93 ne réussisse pas à faire alliance avec eux.

37N. : Je ne trouve pas que l’on n’a pas réussi. À peine ça a démarré, certains disaient « oui faut faire venir les quartiers populaires », ce qui m’a énervée parce que ce débat avait eu lieu lors de Pantin Debout. Je ne suis pas forcément d’accord. On perdait un temps fou sur ce sujet plutôt que de se concentrer sur ce qui nous réunissait. C’est clair qu’on n’était pas représentatifs mais arrêtons de ne discuter que de ça ! Tentons de faire un truc ouvert qui aille naturellement vers les autres. Fallait accepter que, pour l’instant, les personnes qui bougent dans Pantin Debout c’est nous. Et il ne faut pas avoir peur de dire qu’on fait, nous aussi, partie des classes populaires, qu’on vit pas hyper bien et que nos revendications sont légitimes. Concernant les Gilets jaunes, la grosse manif locale avec la CGT était une réussite parce qu’on était 150 et très visibles dans les quartiers populaires. La manif des Gilets jaunes dans le 93 (le 8 juin 2019) a montré qu’on a le soutien des habitants des quartiers populaires. On n’était plus à Paris où les habitants ferment leurs volets et ne nous regardent pas. Les gens nous applaudissaient, sortaient avec leurs enfants pour nous remercier. Même les commerçants nous faisaient entrer dans leur commerce pour nous protéger des gaz lacrymo et des charges de police.

38V. : On a fait quelques AG sur le seul gros rond-point de Pantin qui se trouve aux Quatre-Chemins. C’était impressionnant ! Tout le monde klaxonnait et c’était vraiment les catégories racisées auxquelles on pense spontanément lorsqu’on parle de banlieues. Il y a une espèce de mythe alors que les mouvements sociaux ont progressé un peu sur ces questions-là : il y a eu tout de suite des réflexions assez fines sur le fait qu’on ne va pas demander aux gens de venir avec nous, de se calquer sur nos mots d’ordre et nos modes d’organisations. Par contre, s’allier au maximum avec des structures qui sont déjà là a du sens. C’est ce qui s’est passé le 16 mars : laisser les gens s’organiser comme ils veulent et s’allier avec eux quand on le peut [2].

39N. : Les gens qui appelaient à « aller dans les quartiers populaires » sont venus une fois ou deux. Je trouve leur posture très facile. Ils ne cherchent pas à savoir ce que sont les quartiers populaires et qui y vit. Quand on mobilisait localement, certains jeunes des quartiers nous disaient leur soutien. En gros, ils ne se sentaient pas de venir en manif parce que c’étaient eux qui allaient prendre les premiers la répression. Et franchement, vu l’état de la répression, je les comprends. Ça nous a tous calmés.

40T. : C’est aussi parce que les canaux d’informations mainstream ne diffusent pas les revendications des Gilets jaunes. Les 80 km/h, la « taxe Diesel » ne sont pas les revendications centrales des Gilets jaunes même si elles concernent les gens de la ruralité comme les habitants des quartiers populaires. Cette image de mouvement de blancs de la ruralité ou du péri-urbain n’aide pas forcément à la jonction. Si tu ajoutes la répression, le passif de 2005 et le sentiment d’abandon.

41N. : Ah ouais ça c’est très présent ! Le « vous n’étiez pas là en 2005 ! »

42M. : Du coup vous comprenez cet argument ?

43N. : Oui. On était là sans être là. Ils ont subi la même chose que nous : le cadrage médiatique biaisée, la répression d’un coup.

44V. : Moi j’en ai un souvenir un peu difficile car c’est l’un des grands moments politiques de ma vie. 2005, juste après c’est le Contrat Première Embauche (CPE) qui est à cheval sur 2005 et 2006. Non seulement la jonction ne s’est pas faite, mais il a fini par y avoir un vrai antagonisme entre petits bourgeois de la fac (alors qu’on ne l’était pas vraiment) et le milieu des cités. C’est sûr que c’est une occasion manquée qu’on continue à payer cher. Ça fait 15 ans mais je comprends totalement que ce ne soit pas terminé et qu’il continue à y avoir des séquelles de cette époque-là.

45N. : Après, faut pas se sentir coupable. Moi à l’époque, je m’étais engagée chez les jeunes communistes et je leur disais « bah les gars on y va ! » Finalement je me dis que je n’étais pas dans la bonne organisation. Mais quelle organisation politique aurait pu faire la jonction ? Il n’y en a pas eu parce que…

46V. : … il n’y en avait pas ! Et ça a peut-être changé !

47N. : Voilà ! Maintenant on les dégage ces organisations parce qu’on sait qu’il n’y a plus besoin d’elles.

48V. : Parce que là tu sais qui tu devrais aller voir en fait. Tu sais qu’il y a des groupes déjà constitués et tu as des liens avec eux. Donc tu saurais qui aller voir. Et à l’époque c’était pas le cas, on n’avait pas de liens.

49M. : Mais il y a eu aussi certains épisodes qui pouvaient faire penser que le mouvement était raciste, parfois antisémite. On a vu des violences envers des femmes voilées, des immigrés clandestins dénoncés. Comment vous avez vécu cela à Pantin ?

50T. : Ça a été abordé assez tôt, j’ai l’impression. Les manifs de janvier durant lesquelles des groupuscules identitaires se sont imposés comme service d’ordre ont donné lieu à des discussions sur ces sujets. La présence de militants antiracistes a permis de prendre de la hauteur, d’avoir une grille d’analyse politique et de comprendre que ces stratégies d’extrême-droite sont voulues. On s’est dit très tôt qu’on va, certes, agir avec des gens n’ayant pas les mêmes idées politiques mais qu’il faut être dans ce mouvement. Donc une fois qu’on a cette posture-là, on s’accommode avec certaines choses. Ça ne veut pas dire qu’on les accepte. Le fait d’avoir passé du temps ensemble, d’avoir confronté nos idées et nos points de vue, ça nous a grandi. On a pu sortir de cette posture moralisatrice.

51V. : Paradoxalement, ça a presque été un moteur. Dans mes représentations, j’avais beaucoup d’a priori sur les comportements électoraux des Gilets jaunes des ronds-points. J’ai sans doute beaucoup d’illusions mais je ne les imaginais pas se battre sur les terrains de la justice sociale et de la démocratie. Si j’étais si intrigué par ce mouvement-là, c’est du fait de ce décalage entre ces deux choses : je pensais que c’étaient des gens qui passaient leur temps devant la télé et qui votaient FN quand on leur demandait leur avis. En fait non : là ils sortent et leurs mots d’ordre sont hyper justes. Au-delà de la présence de l’extrême-droite organisée, qui était un frein et m’a fait longuement réfléchir avant d’y aller, on a énormément de terrains d’entente. C’est donc une superbe occasion d’avancer sur les idées d’injustice.

52N. : Je suis assez d’accord. Le fait que ce soit populaire a été mon moteur. Avec le respect, l’écoute, un temps de parole limité et une animation solide, on arrive à construire une pensée collective durant les AG et réunions thématiques hebdomadaires. Sur l’immigration, par contre, on n’a pas abordé ce sujet en atelier et dans nos revendications. Mais l’extrême-droite organisée est bien présente et parfois en lien avec des figures du mouvement. On sait que si des militants d’organisations de gauche sont actifs dans le mouvement, il en est de même pour ceux de l’extrême-droite. Nous ne sommes pas naïfs et restons méfiants. Notre charte nous préserve aussi de cette menace.

53T. : Tu peux remarquer des discours limites lors des ADA. Pour la dernière on logeait au Creusot, qui est un territoire désindustrialisé avec un taux très élevé de chômage. La dame qui nous hébergeait nous a parlé de ce qu’elle voyait à la télé à propos du 93. Et ça rejoint ce qu’on disait sur les représentations du mouvement par des jeunes des quartiers populaires. La représentation de l’autre est fortement influencée par les discours dominants dans les médias, la culture, la politique. Par exemple, un discours dominant à propos des milieux ruraux est qu’ils sont obnubilés par l’immigration et « l’insécurité culturelle ». Sur Le Vrai Débat, la plateforme en ligne qui centralise les doléances, les soixante principales revendications n’en parlent pas. Elles concernent la justice sociale, la démocratie et l’écologie. Les classes rurales parlent à fond d’écologie pendant les débats. Alors que pour nous ce rapport à la terre est artificiel et exotique. Ces préjugés, on les retrouve dans des réunions militantes propres à la gauche : lors des dernières élections européennes, certains militants disaient « ouais, on va mobiliser sur l’écologie mais seulement dans les quartiers gentrifiés, parce que ça concerne que les personnes des CSP Plus ».

54N. : Sur ce sujet-là, le problème se pose plutôt avec mes collègues et proches qui ne sont pas Gilets jaunes. Bon nombre méprisent le mouvement en disant qu’ils ne supporteraient d’être avec des gens qui ont voté FN. J’ai beau leur rappeler ce qu’on vient de dire… Ils n’entendent même pas en fait. Ça, c’est un gros problème.

55T. : C’est peut-être là la différence avec Nuit Debout. Dans les Gilets jaunes, il y a une moindre présence de cette bourgeoisie intellectuelle de gauche qui est dans une recherche de distinction.

56N. : Je ne suis pas forcément d’accord…

57V. : Moi je ne suis pas allé à Nuit Debout à cause de ça ! Je me suis dit que, comme d’habitude, on va être entre types d’extrême-gauche.

58M. : Le mouvement des Gilets jaunes a été marqué par une répression forte. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez subi, personnellement ou dans votre groupe ? Est-ce que ça a pu freiner votre mobilisation ?

59V. : C’est l’un des arguments qui ressort le plus lorsque je demande à mes proches pourquoi ils ne vont pas manifester. Ils me répondent qu’ils ont peur. Dans le groupe pantinois, on fait attention à ce que l’on fait en manifestation. On a quand même été très prudents. Il y a des gens qui sont plus vieux, qui ne peuvent pas se mettre à courir. On a quand même senti que c’était encore plus dur que d’habitude, avec des charges de CRS hallucinantes. Un truc qui m’a marqué, c’est qu’il n’est plus possible de faire des manifestations sauvages à Paris avec le retour des voltigeurs. J’aime prendre la petite manif sauvage qui va sur le côté. Mais je ne le fais plus parce que je me suis fait courser une fois par vingt voltigeurs.

60T. : On n’a pas été touchés par la répression directement mais on y a été confrontés. On se trouvait à proximité du manifestant qui s’est fait arracher la main par une grenade Gli-F4. T’entendais des cris, il y avait beaucoup de sang. Même si t’es à une vingtaine de mètres, t’as le sentiment de peur qui monte en toi. Le 1er Mai a aussi été marquant, quand on s’est fait nasser, qu’on suffoquait, que t’avais la BAC dans le métro et des voltigeurs un peu partout. Je n’avais jamais eu ce sentiment de peur.

61N. : Je pense que la répression a atteint le mouvement, et surtout le mouvement de Pantin. D’autres groupes étaient bien plus organisés si tu allais en garde à vue. Nous on se contentait de diffuser des contacts d’avocats mais rien de plus. Par contre, la force c’est de partir en collectif : les gens qui se sentent prêts partent devant, on fait attention. On a cette énergie collective parce qu’on n’y va pas tout seul, on se fait confiance et on se dit quand il faut arrêter, et que ce n’est pas grave si on ne va pas jusqu’au bout. Le 1er Mai nous a vraiment cassés. C’est à partir de là qu’on sent la fatigue et la peur. Et c’était flippant parce qu’on a tous eu peur suite à ces nasses horribles.

62T. : On ne se sentait plus dans un État démocratique. Le fait qu’il n’y ait aucune enquête sérieuse ouverte, que des choses totalement illégales se passaient mais qu’aucun contre-pouvoir judiciaire ne s’exerce. On se demandait si la manif prochaine n’allait pas être pire.

63V. : Tu vois, moi je n’aurais pas formulé des phrases du type « on n’est pas dans une démocratie » il y a six mois.

64M. : Que vous a appris votre implication ?

65T. : Sur le rapport à l’action politique traditionnelle, il me paraît désuet de continuer à se battre dans les cadres traditionnels à la fois pour l’organisation et les moyens d’actions. On est quand même allé manifester dans les quartiers bourgeois, près des lieux de pouvoir. La prise des ronds-points aussi.

66N. : Sur tout quoi ! Ma vie est Gilet jaune dans tout. Dans ma vie sociale surtout : j’ai rencontré des personnes que je ne connaissais pas et j’ai vu différemment les gens que je connaissais. Et puis t’as une image positive de soi, tu vois que tu n’es pas la seule à avoir des colères de base genre « je paye trop cher mon loyer ». On peut parler comme on veut, pas besoin de faire de belles phrases. Du coup ça libère, ça émancipe, ça créé des liens. Sur mes idées aussi, le municipalisme libertaire, le Rojava. Je ne connaissais pas et c’est une découverte incroyablement inspirante.

67V. : Moi aussi, c’est vraiment central. Faudrait voir dans quelques années si ça m’a vraiment marqué. Idéologiquement, je n’ai pas encore fini de digérer mais je pense que là où ça m’a fait avancer, évoluer et changer, c’est sur la prise du pouvoir central. Je commençais déjà à me pencher sur la question du municipalisme libertaire. Ça m’a définitivement fait basculer vers des idéologies plus libertaires, fédéralistes. Alors que je suis prof d’Histoire et que j’ai une grande tradition jacobine. Il semble, en fait, que le municipalisme libertaire soit la seule étiquette sur laquelle tout le monde se retrouve. Ça traduit une vraie volonté de trouver d’autres modèles d’organisation. Tu utilisais le mot « désuet » par rapport aux organisations très centralisées et c’est un truc qui touche beaucoup de gens.

68T. : Dans les Gilets jaunes, la différence avec ce que l’on a pu faire avant, c’est que le cadre on le construit nous-même. On ne suit pas un cadre préexistant, pré-imposé, avec quelques enrobages d’horizontalité qui sont cosmétiques. Ces expériences militantes passées vont être de plus en plus repoussantes.

69M. : Justement la suite comment vous la voyez ?

70N. : On parle beaucoup de ça. Mais on a déjà des sujets : contre la privatisation d’Aéroports de Paris avec le référendum d’initiative populaire, un départ de manif depuis Pantin à la rentrée. La campagne des municipales, je remarque que c’est un peu compliqué, un peu contradictoire et un peu schizophrénique parce que ça reste une élection représentative aux débouchées limités. En fait l’idée c’est de tenter, parce que Murray Bookchine dit qu’il faut tenter quelque chose aux élections municipales.

71V. : C’est assez difficile comme question je trouve. C’est très intéressant que des Gilets jaunes s’engagent dans la campagne municipale. En fait, ce qu’on essaie de faire c’est de créer des structures. Notre interconnaissance en est déjà une. Si le groupe pantinois fonctionne c’est aussi parce qu’il y avait Pantin Debout. Donc il y aura une suite locale sur Pantin. Dès qu’il y aura un embrasement, on va se retrouver très facilement. On a loupé le coche, lorsqu’on était plus fort, sur la « maison du peuple » [3]. Ce serait un endroit où l’on pourrait tous se retrouver, créer du lien et faire avancer des idées.

72M. : Vous pensez que le mouvement va continuer, va se transformer ?

73N. : On est en trêve, on se repose. C’est sûr que ça va continuer, avec le contre-G7 organisé par Attac, avec la prochaine ADA en septembre. Il y a des perspectives pour la rentrée.

74V. : La saison 2 !

75T. : La Marche pour Adama le 20 juillet aussi.

76N. : En face ils font quoi ? Ils continuent, ils continuent les réformes ! C’est de pire en pire ! On est dans une escalade où on est dépassé à la fois par les politiques qui sont menées et par la façon de gérer les mouvements sociaux par la répression physique. Des trucs ahurissants qui nous déconcertent parce qu’on n’a pas encore l’habitude d’un tel degré de violence. Donc je suis sûre que ça va continuer.

Notes

  • [1]
    L’ADA est une assemblée regroupant des mandatés de groupes Gilets jaunes de toute la France. Les délibérations sont structurées en thématiques, remontées en amont par les groupes locaux, et débouchent généralement sur un appel visant à porter des revendications communes et réaliser des actions coordonnées.
  • [2]
    La marche des solidarités était un moment de convergence entre militants antiracistes (comité Adama notamment) et Gilets jaunes, qui ont défilé ensemble depuis la place de l’Opéra. L’idée était de rejoindre la marche pour le Climat pour converger avec les militants écologistes, ce qui ne s’est que partiellement réalisé, du fait de la répression policière et de l’attitude de certains militants écologistes.
  • [3]
    La maison du peuple se définit comme un lieu « d’organisation, d’éducation et d’entraide populaire ». Il s’agit d’un lieu offrant un hébergement aux personnes précaires mais aussi la possibilité à des groupes militants de s’y réunir. Ces lieux se sont multipliés dès le début du mouvement des Gilets jaunes, en réaction à la difficulté de se réunir dans des salles municipales mais aussi par désir d’une plus grande autonomie.
Français

Beaucoup d’observateur·rices se sont interrogé·es sur « l’absence des jeunes des quartiers populaires » dans le mouvement des Gilets jaunes, la catégorie des « jeunes » renvoyant de fait à des populations racisées. Pour autant, le mouvement a bien existé dans les banlieues populaires, sous des formes sans doute spécifiques et ne regroupant pas les populations les plus précaires ou stigmatisées.

Organisée par 
Marie-Hélène Bacqué
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/11/2019
https://doi.org/10.3917/mouv.100.0024
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...